Elections générales - Chap. 1
luinel
Mystères - Chapitre I
Il existe des histoires à tout jamais ignorées de nous. Des histoires qui ne seraient mystérieuses que si elles étaient portées à notre connaissance. Mais l’affaire restant ignorée, le mystère n’a pas lieu d’être.
J’ai d’abord cru que c’était une amie de Mme Leaubrac. Je ne sais pas vraiment pourquoi. L’idée était un peu absurde, peut-être. Mais c’était le même genre de femme. Une quadragénaire à l’élégance naturelle, sans apprêt. Mme Leaubrac a les yeux bleus, c’est vrai. Celle-ci avait l’iris plus sombre. Mais le regard était droit et franc dans les deux cas. Des regards qui donnent envie d’entrer en contact.
Jean-Pierre Leaubrac était seul à ce moment là. Il revenait à son hôtel. Sa femme prolongeait sa visite au musée Correr en compagnie des enfants. C’est en traversant le campo Santa Margherita qu’il rencontra la femme.
Il arrive souvent qu’on rencontre quelqu’un par hasard, quand on se balade en touriste. On s’étonne des facéties du destin. De retour chez soi on raconte l’affaire à ses proches. « Savez-vous qui j’ai rencontré l’autre jour à Venise ? Je vous le donne en mille… » Mais en fait l’anecdote n’a pas plus d’importance que les autres menus faits du voyage. Là n’est pas l’essentiel.
Ces histoires ignorées, c’est dommage qu’elles le restent. Si elles émergeaient, elles pourraient peut-être changer la face du monde, modifier le cours des choses, infléchir les destins, influer sur des existences. Mais qui d’autre pourrait les raconter que ceux qui en sont les acteurs ? Acteurs ou témoins. Si pour une raison ou une autre, ils ne les racontent pas, alors elles tombent dans le puits sans fond de l’inexistence.
Pourtant rapidement, j’ai compris qu’il pouvait s’agir d’autre chose qu’un de ces menus faits. Aucune certitude, évidemment. Mais j’ai été alerté par quelques détails. Passée la première réaction de surprise des deux protagonistes, les comportements furent étranges. Surtout de la part de Jean-Pierre Leaubrac. Je ne sais pas si vous connaissez le campo Santa Margherita. C’est une grande place irrégulière dont le plan représenterait un trapèze en peu cassé. A l’une des extrémités, au nord je crois, il a une vieille tour médiévale incluse dans l’alignement des maisons. C’est à quelques pas de cette tour qu’ils se sont rencontrés. Moi, je suivais de près mon homme mais je me suis replié aussitôt. Au milieu de la place, là où se dressent quelques arbres et des bancs, les enfants viennent souvent jouer entre eux. Je me suis posté là. A l’époque en novembre, il y avait peu de monde.
Gestes d’étonnement, quelques hésitations, éclats de voix, éclats de rire. Jean-Pierre Leaubrac manifestait sa surprise de façon plus démonstrative que la femme. Puis emporté par l’élan, il lui fit la bise. Réaction bien française, ai-je pensé. Mais… comment dire … ce ne fut pas un simple contact de courtoisie. J’ai senti quelque chose de plus fort. Une bise plus appuyée, plus joyeuse, plus émotive peut-être que la simple rencontre avec une amie de sa femme ne l’aurait justifié.
J’ai regretté à ce moment là de ne pas l’avoir prise en photo. Je parle de la bise en question. Mais il était déjà trop tard. La rencontre, oui, j’avais tout loisir de la mitrailler. Mais cette embrassade, jamais je ne l’aurais. Je me suis consolé par la suite en pensant qu’une photo, même celle d’un professionnel comme moi, aurait eu du mal à rendre compte de la vibration du moment.
En permanence dans la rue, autour de nous s’enclenchent des histoires. D’autres se prolongent, ou se développent. D’autres également se finissent. Si tous ces faits étaient répertoriés, ce qu’à Dieu ne plaise, ils feraient beaucoup d’histoires. Mais dans leur grande majorité, ces faits sont anodins ; ils demeurent dans le petit cercle intime de Monsieur Tout le Monde et n’intéressent guère au-delà de ce cercle. Quelquefois peut-être l’un d’entre eux pourrait sortir du lot.
J’avais suivi Jean-Pierre Leaubrac depuis le matin. En fait je le suivais depuis trois jours. Depuis qu’il était arrivé à Venise. J’avais été alerté par mes collègues du journal, ceux qui ont l’accréditation. Ils m’avaient fait passer le message. « Jean-Pierre Leaubrac part en vacances pour cinq jours ». Bon. En novembre, pourquoi pas. Mais ils avaient ajouté cette deuxième phrase : « il va à Venise, avec femme et enfants ». Tiens ! Venise ! C’était bien la première fois que Jean-Pierre Leaubrac partait en vacances en dehors de la maison familiale de sa femme. Cet homme, comme tous ceux de son espèce, prend peu de vacances. Mais depuis le temps qu’on entendait parler de lui, il était de notoriété qu’il se rendait toujours dans la maison du sud de la Corrèze quand il prenait quelque repos. Le voilà qui brutalement changeait ses habitudes.
Je ne suis pas un paparazzi pour rien. La chose m’a alerté. J’ai voulu en savoir plus. Voilà pourquoi je me retrouvais depuis trois jours à arpenter les ruelles de Venise et à planquer devant l’hôtel où la famille Leaubrac était descendue. A suivre ses allées et venues. Et à surprendre le bon père de famille en train de rencontrer une femme sur la place Santa Margherita.
Après les embrassades, mes deux passants entamaient la conversation. La femme semblait sur la réserve. Sa silhouette, couverte d’un grand imperméable noir à capuche, était un peu figée face à celle de Jean-Pierre Leaubrac qui gesticulait. Je m’étais placé derrière un des trois arbres de la place, de là je les regardais à travers mon téléobjectif. Elle avait un joli visage cette femme. C’était une brune aux traits aigus, à la chevelure drue coupée court. Leaubrac semblait la contempler comme un objet rare, une statue antique exhumée d’on ne sait où. Il reculait d’un pas, ajustait le regard et du geste semblait faire la louange de cette aimable apparition. Une phrase devait accompagner le moment, du genre « vous êtes magnifique » ou « vous avez toujours la même élégance »…
Puis il lui prit la main pour l’entraîner vers un bar de la place. Ce fut le deuxième détail qui me mit la puce à l’oreille. La main. C’était un geste intime, complice, plutôt étonnant. La brunette se laissa entraîner. Ils disparurent dans le bar. Je passais devant et les vis assis autour d’une de ces petites tables rondes qu’on trouve en Italie, buvant lui un café, elle un capucino. Il la dévorait des yeux, toujours aussi volubile. Elle était encore sur la réserve, jetait des coups d’œil autour d’elle – un peu gênée peut-être, étonnée, ravie de se retrouver en présence de Jean-Pierre Leaubrac.
Après tout, pensais-je, quelle qu’elle fût, c’était plutôt flatteur pour elle d’être attablée ainsi avec cet homme. Dans quelques mois, après les élections, il serait l’un des personnages les plus importants du nouveau pouvoir.
L’histoire semble anodine et concerne deux quidam sans importance. Pourtant si on prenait la peine de la raconter, c’est qu’elle pourrait avoir quelque dimension. Il suffit par exemple, d’indiquer qu’elle concerne un homme politique de premier plan pour que l’oreille se fasse plus attentive.
J’attendais qu’ils ressortent. Il leur fallut bien quarante minutes. Quarante minutes en tête-à-tête dans un bar autour d’un café. Que se passait-il ? Retient-on quarante minutes une vieille connaissance qu’on rencontre par hasard quand on est Jean-Pierre Leaubrac ?
Je me suis dit : je tiens peut-être quelque chose.
Quand ils sont ressortis, c’était pour se séparer. Nouvelle bise. Cette fois, je l’ai prise dans ma boîte. Mais elle n’avait pas le peps, la spontanéité juvénile de la première. C’était devenu conventionnel – plus conventionnel. Ils se séparèrent, je les entendis se dire « alors, à demain ! »
Elle était donc française. Ils allaient se revoir. Je me suis demandé comment et où se ferait la nouvelle rencontre. A l’hôtel de Leaubrac pour une présentation à Madame ? Si c’était une vieille amie, pourquoi pas. On savait Leaubrac fidèle, sans aventure féminine. Il formait avec son épouse un couple exemplaire dans les milieux politiques. Alors ?
C’est elle que j’ai suivie quand ils se sont quittés. Elle, la brunette. Il fallait que je sache qui elle était. Elle est rentrée par un itinéraire qui ramenait vers la Gare. Elle marchait vite, à la parisienne, sans hésiter sur l’itinéraire pourtant toujours difficile dans le réseau des ruelles de Venise. Avait-elle un train à prendre ? Non, c’était son allure naturelle. Car en chemin, elle a bifurqué et s’est arrêtée dans un immeuble donnant sur un canal et près d’une petite place, - comme l’on dit toujours quand on veut décrire un quelconque bâtiment à Venise. Cet immeuble abrite des petits appartements loués à des touristes.
Il était six heures du soir, la nuit tombait, le brouillard de nouveau envahissait la ville. Tout pouvait s’arrêter là. Pas pour moi, en tout cas. Je n’étais pas venu jusqu’ici pour m’arrêter. Je me suis débrouillé pour avoir le nom de cette femme. J’ai plus d’un tour dans mon sac pour obtenir ce que je veux. Dans mon métier, faire parler les gens anonymes pour se renseigner sur les people, c’est le b. a. ba.
Cette femme aurait pu être une femme ordinaire. Ce n’est pas péjoratif sous ma plume. Une femme sans histoire. Les informations que j’ai recueillies sur elle par mes correspondants à Paris dès que j’ai eu son identité, la rangeaient plutôt dans cette catégorie. Mais connaissant Jean-Pierre Leaubrac, c’était autre chose, elle devenait quelqu’un digne d’intérêt pour un type comme moi.
Elle s’appelait Evelyne Coignard. Elle avait 45 ans, elle était divorcée. Elle travaillait à l’Alliance Française à Paris, comme professeur de français pour étrangers. Mais ayant un petit contrat, c’est-à-dire un temps partiel assez réduit, elle avait d’autres activités professionnelles en indépendante. Elle était traductrice. Elle travaillait sur des textes italiens et espagnols pour les transposer en français. On imagine que tous les traducteurs exercent dans le domaine littéraire. C’est faux. Elle ne traduisait pas les derniers romans à la mode. Elle exerçait dans les domaines techniques pour traduire des notices explicatives, des comptes rendus, des plaquettes de sociétés… Un travail qui ne devait pas être folichon tous les jours, mais nécessaire pour faire bouillir la marmite. Bref. Ce qui était plus intéressant peut-être provenait d’un autre aspect de sa vie : Evelyne Coignard était connue dans les milieux associatifs mobilisés pour la régularisation des sans-papiers.
Ah, ah !
Qu’auraient pensé les camarades de Jean-Pierre Leaubrac de ce contact là ? Tout indiquait que la Gauche dans six mois allait gagner les élections. Elections présidentielles et législatives. L’alliance socialistes/verts avait le vent en poupe, de manière semblait-il irréversible. C’est tout au moins ce qui ressortait des enquêtes d’opinion. Leaubrac était un des hommes forts du Parti Socialiste. Un baron apprécié, un des proches de la candidate à la Présidence. On parlait de lui pour le poste de Garde des Sceaux, ministre de la justice, dans un futur gouvernement, ou à défaut de la présidence de l’Assemblée Nationale. Leaubrac était promis à un bel avenir.
Mais n’allait-on pas un peu vite ? Les élections n’étaient pas encore gagnées par ces gens-là. Nous n’avions pas dit notre dernier mot.
Ce n’est que le lendemain que j’eus quelque ouverture sur les relations qui pouvaient exister entre Evelyne Coignard et Jean-Pierre Leaubrac. Ou tout au moins sur la manière dont elles avaient dû débuter. On me rappela en effet de Paris pour me dire que la jeune femme avait fait ses études à l’IEP de Paris. L’IEP de Paris, c’est Sciences Po, la matrice de l’élite française. C’était dans les années 1984/86. Evelyne Coignard avait opté pour la filière EPS (Economie, politique et social), celle qui conduit dit-on aux carrières de journalistes. Elle avait suivi les conférences d’un certain Jean-Jacques Dupeyroux, un « ponte » à l’époque, de l’analyse des systèmes sociaux et de l’état providence. Elle avait eu son diplôme en 86. Après, elle avait changé d’orientation. Mais ce parcours à Sciences Po était strictement le même, en termes d’orientation et de timing, que celui de Jean-Pierre Leaubrac. C’était donc manifestement depuis cette époque qu’ils se connaissaient.
Qu’y avait-il eu entre eux deux durant cette année universitaire 1985/1986 ? Un simple compagnonnage d’étudiants ? Probablement plus. On ne retrouve pas 25 ans plus tard une simple condisciple avec l’émotion manifestée lors de la rencontre à laquelle j’avais assisté. Y avait-il une complicité politique nouée entre deux militants ? Cela semblait peu vraisemblable selon la chronologie acceptée. Car si dans les renseignements que j’obtins de mes correspondants parisiens, Evelyne Coignard militait à l’époque dans un groupe trotskiste, il n’en était pas de même de Jean-Pierre Leaubrac. Celui-ci rappelait souvent dans ses interviews que son engagement politique datait précisément de juin 86 – donc à la fin de la période qui m’intéressait. C’est en effet le retour de la droite au pouvoir, la nomination de Chirac comme Premier Ministre par Mitterrand et la première cohabitation qui avait déclenché en lui une prise de conscience et une volonté de s’engager. Il s’était d’emblée inscrit au Parti socialiste. Par la même occasion il avait changé de filière à Sciences Po, avait opté pour Services Publics, la voie royale qui mène à l’Ena et aux plus hautes carrières de l’état. Cela lui avait valu d’ailleurs de n’avoir son diplôme que l’année suivante en 87. A l’époque Evelyne Coignard était partie au Proche-Orient.
Alors ? Restait l’hypothèse que JPL ne disait pas tout dans ses interviews et son historiographie officielle. Cela, avec les hommes politiques, s’est déjà vu. Ou tout simplement qu’il y avait eu une histoire sentimentale, une romance entre les deux jeunes étudiants de la rue Saint Guillaume. Rien de plus.
Moi, en tout cas, et les gens avec lesquels je travaille, ceux pour lesquels je mène mes activités, nous sommes plutôt enclins à voir des implications politiques dans la plupart des faits qui concernent les hommes de pouvoir. Déformation professionnelle peut-être. Mais il se trouve que les faits nous ont souvent donné raison. Les hommes politiques de droite, je les laisse tranquilles. C’est à ceux de gauche que je m’intéresse.
Le lendemain de la rencontre fortuite entre Jean-Pierre Leaubrac et Evelyne Coignard, muni des informations que j’avais obtenues, je planquais de nouveau au pied de l’hôtel où résidaient le leader socialiste et sa petite famille. C’était un petit hôtel discret quoique de bon standing, établi loin des zones fréquentées par la masse des touristes et les gens qui veulent se faire voir. Si je vous dis qu’il a pour nom hôtel Basileus ça ne vous avancera guère. Il est à un quart d’heure à pied de la piazzale Roma d’où partent et arrivent les cars pour l’aéroport.
Le matin la famille Leaubrac se rendit au marché aux poissons sur le Grand Canal. C’est un des lieux hauts en couleurs de la ville, à la fois hyper touristique et pourtant toujours marqué d’un cachet authentique. Nos quatre touristes flânèrent avec un plaisir manifeste dans les travées du marché couvert, ils s’étonnèrent comme tout un chacun de l’abondance des poulpes, sèches et autres supions ; ils admirèrent les énormes espadons. Jean-Pierre Leaubrac était très disponible, il se donnait à plein dans le plaisir de l’instant. Ils allèrent déjeuner dans un restaurant près du Rialto, le pont couvert qui enjambe le grand canal. Le temps passait. Je m’impatientais. Dans la lumière grise, presque jaune digne d’un vieux manuscrit poussiéreux, qui régnait sur la lagune, j’avais froid pendant qu’ils prenaient du bon temps. Servitude du métier.
Quand ils sortirent du restaurant, Leaubrac passa un coup de fil à partir de son portable. J’étais trop loin pour entendre quoi que ce fût. Mais quelques instants plus tard, ayant franchi le pont, ils se séparèrent. La mère et les deux enfants prirent sur la droite, en direction de Saint-Marc. Jean-Pierre Leaubrac prit sur la gauche. Il avait à faire.
En fait il revint sur ses pas. Au bout de cinquante mètres en effet, il fit volte face, je faillis me retrouver nez-à-nez avec lui. Il traversa le pont en sens inverse. Manifestement il n’avait pas voulu faire connaître à sa femme la vraie direction où l’appelaient ses affaires. Pour un homme réputé loyal, fidèle et honnête, ce n’était pas très joli – me dis-je. Car telle était sa réputation. Non seulement sur le plan privé mais dans son comportement d’homme public. Il se plaçait dans la grande tradition des Mendès-France et des Michel Rocard, de ces hommes qui se font une haute idée de la politique ; de ces élus qui honorent la vie démocratique, de ces gens de gauche qui croient à ce qu’ils disent et disent ce qu’ils font. De ceux qui sont les plus redoutables.
Se livrer à une petite manœuvre minable comme celle à laquelle je venais d’assister, pour un tel monsieur, quelle faute. Un tel fait ne justifiait-il pas, à lui seul, ma propre mission ? Non, cet homme n’était pas si clair que sa légende le laissait entendre. Il avait des choses à cacher. Il fallait que je parvienne à savoir quoi. Mes amis, les gens auxquels je suis lié, y gagneraient beaucoup. Peut-être.
Leaubrac retrouva son amie Evelyne sur le parvis d’une grande église qu’on appelle les Frari. J’étais prêt, je n’ai rien raté. J’ai toutes les photos, cette fois. Je les ai transférées sur mon ordinateur, une fois rentré dans ma chambre d’hôtel. En en gardant une copie bien sûr sur ma clef USB. J’ai zoomé les visages. Etonnant ! Lui, un vrai collégien. Rien à voir avec le Jean-Pierre Leaubrac qu’on connait dans la vie publique. On sait que c’est un homme courtois, mesuré. Tel Laurent Fabius dont il est d’ailleurs un proche, il sait sortir des pointes d’humour affinées, des mots qui font tilt et qui sont redoutables. Mais cette légèreté, ce sourire ravi, cet air de bonheur, rien de tout cela n’était soupçonnable. En tout homme dort toujours un gamin. C’était ce gamin qui se révélait !
Elle ? Tout autre chose. Elle gardait sa maîtrise. Elle avait moins de réserve que la veille, le choc de la surprise était passé, surmonté, elle semblait mieux se laisser aller au plaisir des retrouvailles. Mais elle conservait ses défenses. Dans son grand imper noir, le même que la veille, elle s’agitait moins. Elle se contenait plus. Pourquoi ? Pour la raison qu’il s’agissait de Jean-Pierre Leaubrac, le peut-être prochain Garde des sceaux ou président de l’Assemblée Nationale ? Allez savoir.
La rencontre était bel et bien à l’abri des regards de la famille. Pas de présentation de la vieille amie du temps des études à Madame Leaubrac. Pas de thé ni d’apéritif pris en commun au lounge de l’hôtel. Pas de jonction entre les deux registres. Jean-Pierre Leaubrac gardait cachés ses secrets.
Ils firent quelques pas, remontant vers l’abside de l’église. Il parlait beaucoup. Elle écoutait, le regardait, secouait la tête. Désaccord, refus ? Pas toujours facile d’interpréter les gestes, les attitudes quand on les voit de l’extérieur. Ils n’étaient pas très loin de l’endroit où ils s’étaient rencontrés la veille. Instinctivement peut-être ils se dirigeaient vers cette même place. Peut-être aussi Leaubrac prenait-il garde à demeurer dans les coins tranquilles pour éviter de se montrer en compagnie d’une inconnue. C’était le plein après-midi, le temps s’était dégagé, un pâle soleil faisait même son apparition. Ils déambulaient à pas tranquilles comme n’importe quel couple qui se balade à Venise. J’ai tout en images dans ma clef USB. Ils retournèrent prendre un café, pas dans le même bar que la veille. D’après les gestes, j’ai cru comprendre qu’elle lui proposait de s’asseoir en terrasse. Le temps clair le permettait. Mais il refusa. Ils entrèrent dans le bistrot. Je les perdis de vue.
Quand ils ressortirent, une demi-heure plus tard environ, la rencontre finissait. Ils s’embrassèrent. Il lui mit la main sur l’épaule, la regarda et de son autre main lui donna une légère caresse sur la joue. Elle sourit. Elle était belle. La photo en témoigne.
J’en savais assez. Enfin, non ; tout commençait en fait. Mais je me suis dit « ils se séparent, pour aujourd’hui je ne recueillerai rien d’autre ». Un vieux réflexe de prudence me recommanda cependant d’attendre jusqu’à la fin réelle, jusqu’à ce qu’ils s’éloignent l’un de l’autre. Objectif prêt. J’ai bien fait.
Au moment où elle esquissait un pas pour s’éloigner de lui, elle a eu un mouvement arrière. Il la regardait partir comme un homme amoureux. Elle est revenue face à lui et le prenant par surprise lui a remis un document. Elle l’avait juste sorti de la poche de son grand imper noir. Il a pris l’objet sans sembler comprendre, embarrassé. Oui, embarrassé. Tout à coup les rapports étaient inversés. C’est elle qui agissait avec assurance et de manière programmée. Car manifestement le document était prêt pour être donné. Et c’est lui qui semblait surpris, si ce n’est sur la réserve. Elle a eu un geste pour lui indiquer de ranger le document, de le mettre en poche. « Tu en prendras connaissance plus tard » semblait-elle dire. Elle a reculé de quelques pas, esquissant de nouveau un départ. Mais elle était toujours tournée vers lui. D’une main, avec l’index barrant sa bouche, elle lui a fait signe « chut ! » et de son autre main, imitant un combiné téléphonique, elle a semblé lui dire qu’elle l’appellerait. Puis elle s’est éloignée. Leaubrac est resté indécis, a mis le document dans sa poche et s’est enfin à son tour éloigné. Sur les agrandissements de la photo, j’ai pu voir sur mon écran qu’il s’agissait d’une feuille pliée en quatre. On semble y voir par transparence des alignements de mots. De noms ?
***
Que penserait Nora de tout cela ? Je la voyais déjà prendre son air sérieux, sa voix posée d’institutrice et me dire avec les accents de la raison : « Tu n’as rien, mon chéri. Rien. Ce ne sont pas des intuitions qui font des preuves. » Je sais depuis longtemps que lorsqu’elle m’appelle « mon chéri » c’est que le moment est solennel. Habituellement c’est de mon prénom qu’elle use. Jamais de petits mots ou de diminutifs.
Que lui répondrais-je alors ? « Nora, c’est la chance de ma vie. Je ne vais pas abandonner comme ça. » Moi, c’est le contraire. Depuis dix ans que nous vivons ensemble, je lui ai donné mille et un surnoms tendres, moqueurs et farfelus. Mais quand je veux lui répondre sur le ton grave qu’elle affectionne parfois, je lui donne de son prénom. Nora.
La chance de ma vie. J’exagérerais un peu. Mais l’emphase n’est pas inutile quand on sait qu’une confrontation va commencer.
Car confrontation, il y aurait bel et bien. Après les prémices, où nous reprendrions les éléments factuels, le débat évoluerait sur le terrain des enjeux. Moi, je m’en tiendrais à ce qui est notre but : traquer ce qui ne va pas, dénoncer ce qui pêche chez nos opposants et au bout du compte ruiner leurs efforts pour succéder au pouvoir actuel. Pour eux, rien n’est gagné encore. Ce ne sont pas les sondages qui font une élection et nous avions encore quelques mois pour inverser les choses. Je ne suis membre d’aucun parti, mais j’ai des convictions. Ceux pour lesquels je travaille, aussi. Et ces convictions ne sont pas de gauche.
Nora partage la même façon de voir le monde comme il doit être – sinon comment pourrait-elle partager ma vie ? Mais elle se place souvent sur le terrain moral. Elle estime que nous n’avons pas besoin de recourir à des moyens comme la dénonciation des comportements privés – ce qu’elle appelle la calomnie. Elle aussi elle emploie parfois des mots excessifs. Elle pense que nos idées sont suffisamment fortes pour faire pièce à ceux qui les critiquent. « La liberté, dit-elle, est plus puissante que l’étatisme. Ce que nous offrons est meilleur que ce qu’ils nous promettent ». Elle a des phrases qui pourraient servir de slogans.
Mais elle oublie une chose. Il y a urgence. Ce ne sont pas les sondages qui font une élection, certes. Mais si on ne réagit pas rapidement, ils peuvent l’annoncer. Et les sondages étaient mauvais. Très mauvais.
Je n’avais pas encore de dossier complet, c’est vrai. Mais j’avais des charges. L’un des pontes de l’opposition de gauche avait des choses à cacher. Qui était cette femme qu’il avait connue vingt cinq ans plus tôt ? Quelle était cette liste qu’elle lui avait remise ? Quel rapport existait-il entre ce social-démocrate réaliste et incorruptible et cette petite main crypto-trotskiste qui militait pour la régularisation de tous les sans-papiers. Quelle était la signification du sourire juvénile apparu sur les traits de Monsieur Leaubrac qui avait l’habitude de présenter une expression parfaitement maîtrisée ?
Affaire de mœurs ? Affaire politique ? Poser la question publiquement à partir de trois ou quatre photos non truquées, c’était lancer la campagne. C’était établir les moyens d’obtenir une réponse.
« Tu n’as pas le droit de salir un homme » me dirait Nora. « Ce n’est pas moi qui cache à ma femme des contacts avec une autre femme » lui répondrais-je.
« M’as-tu toujours dit ce que tu faisais ici ou là ? » répliquerait-elle alors. Le terrain serait glissant. Mais je n’en démordrais pas. Au fond de moi, je saurais que trois ou quatre des photos choisies, parmi les dizaines que j’avais désormais, seraient publiées.
La figure de Jean-Pierre Leaubrac allait se fissurer. Une pièce de base de la pyramide allait rompre. Que deviendrait l’édifice ?
Nous avions une chance encore de gagner.
***
Le jour suivant était le dernier jour de la famille Leaubrac à Venise. Des places étaient réservées sur le vol de 17h40 pour Paris. Ils quittèrent leur hôtel à 15h30. Un taxiboat les attendait sur le petit canal qui jouxtait leur résidence. Mouvements, affairement, transfert des bagages, attribution des pourboires, c’était la valse habituelle. La petite troupe des deux parents et deux enfants s’en allait avec les regrets d’usage. Je surveillais l’affaire du coin de l’œil, comme un homme consciencieux qui mène son travail jusqu’au bout.
C’est alors que je l’ai aperçue, elle, Evelyne Coignard. Elle passait devant moi, toujours habillées de sa grande houppelande imperméable. Nos regards d’ailleurs se croisèrent comme se croisent le regard de deux quidam dans la rue. Elle ne se doutait pas que dans quelques jours, l’opinion parlerait d’elle.
En la voyant s’approcher de la famille Leaubrac, j’eus tout à coup un doute. Tout ce que j’avais échafaudé s’écroulait. Peut-être avais-je sauté des épisodes. Peut-être Madame Leaubrac connaissait-elle Evelyne Coignard. Cette dernière venait les saluer au moment où ils quittaient la ville. Elle n’aurait donc pas sa photo dans les journaux.
Dans ces cas-là les idées se bousculent, elles surgissent toutes seules en vrac. Une sensation d’irréalité s’empare de vous. On a changé d’univers. Il faut tout reconsidérer, tout réécrire.
Histoire d’un instant. Car ce n’est pas ainsi que les choses se passèrent.
Evelyne Coignard prit les allures d’une passante anodine. Une passante qui passait. Elle put ainsi s’approcher suffisamment près du taxiboat, au moment où la famille Leaubrac embarquait. Au dernier instant alors qu’en bon père de famille il clôturait la marche et qu’il allait monter à bord, Jean-Pierre Leaubrac la vit. Il fut saisi. Un bref instant son visage se figea. Mais ces hommes-là ont du répondant face aux imprévus de la vie. Il eut le front d’esquisser un sourire. A trois pas de lui, Evelyne passa, sans dire un mot. Mais elle eut de nouveau le geste qu’elle avait fait la veille après lui avoir remis la liste pliée en quatre. D’une main imitant un combiné téléphonique, elle transmis le message « on s’appelle… ». Et en même temps de son autre main, l’index se mit en travers de ses lèvres « chut ! »
J’ai la photo dans ma clef USB. Elle pourra être en bonne place dans le reportage.
***
La famille Leaubrac repartie, je ne me suis pas, moi, immédiatement mis en route pour rentrer en France. J’étais allé la veille réserver une voiture de location pour quatre jours plus tard. Je voulais rester un peu. En savoir plus sur Evelyne Coignard.
Pourquoi était-elle à Venise ? Qu’y faisait-elle ? Qui voyait-elle ?
Je l’ai suivie, épiée, croisée. A deux ou trois reprises nos regards de nouveau se sont rencontrés. J’ai cru la dernière fois qu’elle reconnaissait mon visage. Son regard n’était plus celui d’une femme qui croise un inconnu. Ni même celui d’une femme qui croise un homme qui la regarde. Elle m’identifiait comme quelqu’un déjà vu. Elle n’a pas esquissé de sourire porteur d’une complicité légère (« tiens, encore vous ! Ne vous ai-je pas croisé hier à l’Académie ? »), elle m’a regardé d’un air profond. D’un air sombre. J’allais écrire : d’un air dur. Peut-être alors ai-je eu tort de fuir ce regard. Je devenais ainsi d’autant plus énigmatique, d’autant plus louche.
Mes filatures m’ont permis de comprendre une chose : elle était venue seule à Venise. Cela ne l’empêchait pas de voir du monde, au contraire. Bien sûr, elle se rendait dans les lieux où vont les touristes, les églises abritant les chefs d’œuvres des grands maîtres, les palais du dix-sept ou dix-huitième siècle, les jolies boutiques. Mais ce n’était pas tout. Elle avait aussi des rendez-vous.
Le lendemain du départ des Leaubrac, elle retrouva à déjeuner un couple sur les Zattere, ce quai le long de la lagune qu’aiment fréquenter les gens biens qui cherchent le soleil. Les retrouvailles furent enjouées, Evelyne semblait joyeuse. Je la découvris rayonnante. Ces deux personnes n’étaient peut-être que de simples amis. Mais je réussis à en savoir plus. Renseignements pris j’appris que l’homme en question était actif dans des associations dites citoyennes et qu’il s’était signalé dans les manifestations tournantes organisées trois ans auparavant par l’acteur Nanni Moretti. Décidément chez cette femme, rien n’était innocent.
Le jour suivant, elle partit pour la journée à Vicence, une ville située à 60 kms de Venise en direction de Vérone. Elle y rejoignit d’autres correspondants. A la gare elle fut accueillie par une femme d’une soixantaine d’années aux cheveux blancs laissés dans toute leur longueur en chevelure libre. Elles se rendirent toutes deux en centre vile. Il faisait beau ce jour là. Sur la place communale on flânait. Incorrigibles, des tas de gens dégustaient encore des glaces. Mais les retrouvailles de ces deux femmes avec trois autres de leurs homologues ne semblaient pas avoir une vocation d’agrément. La bande portait sacoches, consultait les montres et se rendit à travers les ruelles vénitiennes de la ville à un local d’association. Je lus sur la plaque : syndicat des femmes. C’était du militantisme ou je ne m’y connais guère !
J’avais accumulé du matériau, il restait à l’exploiter. Demeurer sur place ne m’apporterait plus guère. Le soir même, j’appelais Nora. « Je rentre demain » lui dis-je. « Tu es content ? » « Je te raconterai. »
Je n’avais pas envie de me lancer dans le dialogue, le débat que je savais inévitable avec elle. Ce serait pour mon arrivée à Paris. J’aurais le temps d’ici là de préparer mes arguments. Je saurais résister à ses pressions morales.
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Le lendemain, vendredi 9 novembre, le photographe alla chercher la voiture qu’il avait retenue chez Avis. C’était une CX diesel. Il mit son bagage dans le coffre et la sacoche avec quelques papiers, un journal, son matériel photo et sa clef USB sur le siège à côté de lui. Il partit de Venise, piazzale Roma, à 9h10 du matin. Il prit le pont de la Liberté qui relie Venise à la terre ferme, puis l’autostrade, direction Milan. Il contourna Milan vers 11h un quart. Il lui restait encore mille kilomètres à parcourir avant d’être rendu.
Dans la vallée d’Aoste, il eut un accident. Il voulut doubler un camion qui arrivait par une bretelle d’accès et qui forçait le passage. Mais au moment où il s’engageait sur la voie de gauche, une Maserati arrivait à vive allure. Il freina, il braqua pour revenir sur sa voie, il dérapa, fit une tête-à-queue qui se prolongea par un tonneau. Il alla s’encastrer dans la glissière de la bande d’arrêt d’urgence. La voiture s’enflamma. Il mourut en quelques secondes. La clef USB ainsi que le reste des objets qu’il y avait dans sa sacoche disparurent à tout jamais.
Aucune affaire ne fut jamais évoquée concernant Jean-Pierre Leaubrac. Ainsi disparaissent des histoires avant même que d’exister. Ainsi s’éteignent les mystères avant même qu’ils ne naissent.