Elections générales - Chap. 11

luinel

Chapitre XI

L’affaire concoctée par Martin Valence (ses lettres anonymes) fit boum, mais un petit boum. Pétard mouillé. Ce n’était qu’une bombinette, pas la bombe nucléaire que Martin Valence et sa femme avaient envisagée, pas la déflagration suprême qu’ils espéraient.

Les gens étaient fatigués de ces scandales politiciens, ils en avaient soupé pendant toute la campagne des derniers mois. Il y avait saturation. Une partie d’entre eux n’avaient plus guère d’illusions sur le personnel politique et ces petites histoires révélées tardivement n’apportaient guère d’éléments déterminants. Elles ne bouleversaient plus leur manière de voir le monde politique. L’abstention avait été majeure chez ces gens-là, elle n’était pas prête de se réduire aux prochaines échéances. Voilà tout. Les professeurs de vertu comprirent vite qu’ils ne pourraient pas tirer grand-chose de ces nouvelles informations. Quant au reste de l’opinion, ceux qui avaient espéré l’arrivée du nouveau pouvoir, ils étaient encore dans l’euphorie de la victoire. Malgré un réalisme marqué et une crainte parfois des déceptions à venir, ils étaient tentés de reprendre espoir. La mise en place des nouveaux dirigeants avait semblé convaincante à leurs yeux, les premières mesures leur apparaissaient comme annonciatrices d’une ère nouvelle. Un mouvement s’esquissait. Ils voulaient y croire.  La France était coupée en deux entre les pessimistes défaits et les vainqueurs prudents mais prêts à l’enthousiasme. Les petites lettres anonymes de Martin Valence tombaient à plat. La conjoncture n’était plus la même.

Il faut dire aussi que ses révélations étaient un peu mitées. Mme B… la ministre des Solidarités Sociales, avait côtoyé des groupuscules radicaux ? Elle n’était pas la seule, passant au fil des ans de l’extrémisme à la responsabilité du pouvoir et à la plus grande pondération qu’elle implique. Il n’y avait pas de preuve formelle qu’elle eut d’ailleurs participé elle-même aux coups terroristes dont étaient accusés ses anciens amis.

Le Secrétaire général de l’Elysée ? C’est son frère jumeau qui était marié à une ivoirienne. C’est vrai qu’entre Christian et Christophe, la confusion était fréquente, la ressemblance implacable et l’individualisation difficile. Christian le patron de l’appareil élyséen avait d’ailleurs vécu lui-même quelques années en Côte d’Ivoire et avait été fiancé à une coopérante. Il avait rompu avec difficulté la veille ou presque de son mariage. Pas de quoi fouetter un chat.

Tout était à l’avenant. Le Ministre de l’Ecole n’avait certes pas de doctorat en sciences éducatives, mais il avait un Dess de cette filière. Se pousser du col et forcer le trait n’est pas un crime.

Les journalistes destinataires des lettres anonymes avaient fait leur travail. Contrôle, enquête, recoupement. L’investigation est un métier. C’est par ricochet qu’on trouvait d’ailleurs une situation scabreuse. En approfondissant le cas quatrième de la liste (le président du groupe parlementaire censé avoir une maîtresse dans chaque port de France) un journaliste indépendant avait soulevé le cas de Florence Delhouit. Mme Delhouit était professeur de droit civil à l’université de Bordeaux La Boétie et depuis les dernières élections rapporteur de la Commission des Lois à l’Assemblée. Il s’avérait qu’elle sous-traitait l’instruction de ses dossiers à certains de ses jeunes étudiants qu’elle faisait ainsi marner la nuit, sans contrat, sans rémunération …et sans aucune reconnaissance. On citait en effet le cas d’un garçon auquel elle avait refusé une recommandation au moment où il postulait à un emploi de régleur de sinistres dans une compagnie d’assurances. Il s’avérait aussi que les pratiques de cette dame n’étaient pas nouvelles. Avant d’être élue, elle exploitait déjà des étudiants pour rédiger des articles dans des revues où seul apparaissait son nom. Florence Delhouit fut remplacée dans ses fonctions de rapporteur mais garda son mandat de député. L’histoire en resta là.

Ce cas avait échappé à la vigilance de l’expéditeur des lettres. Les journalistes s’en étonnèrent. Mme Delhouit était une socialiste indépendante, non membre du parti. Mais qui s’intéressait encore à ce mystérieux personnage qui ne voulait pas se désigner même par un pseudonyme ? Tous les gens avertis avaient évidemment compris que le nom suggéré était celui de Luinel. Sa ruse était d’une kolossale finesse… Mais qu’il soit donné ou suggéré, le nom de Luinel ne faisait plus recette. On avait épuisé les charmes de cette mystérieuse signature. La mode avait changé. Tournez manèges.

Les révélations de Martin Valence ne bouleversèrent donc pas le nouvel ordre en train de s’établir ni la politique nouvelle qui s’esquissait.

Il y eut cependant des dommages collatéraux à cette affaire. Ce furent les projets littéraires de Jean-Marie Abelouf.

**

Impondérable, malheureuse coïncidence, on peut donner au phénomène un nom à sa guise. Il était là. Incontournable et désolant. Une semaine avant que ne sorte en librairie l’ouvrage de Jm’A, le jour même où étaient diffusés les exemplaires destinés à la presse, sortaient dans les média les informations issues des lettres anonymes. Entre les deux publications un point commun : Luinel.

« Nouvelles révélations sur le personnel politique, le corbeau serait le fameux Luinel ». Voilà  ce que lut Jean-Marie Abelouf le matin où tout se déclencha, alors qu’il traversait une nouvelle fois la place Saint-Sulpice. Quoi ? Encore des révélations ? Il en fut atterré. Il n’était plus si jeune, il dut s’asseoir sur un banc autour de la fontaine. Il lui fallait reprendre souffle. La tête lui tournait. Décidément, on ne s’y retrouvait plus.

Il lut les journaux, il écouta les radios, alla surfer sur la Toile. C’était un fait. Certains dirigeants politiques étaient bel et bien dénoncés par des lettres qu’on attribuait à l’auteur de la fameuse Nouvelle. Patatras, pour Jean-Marie Abelouf, tout s’effondrait.

Son texte à lui, ses réflexions n’auraient plus aucun crédit. Le jour même, les principaux média allaient recevoir un exemplaire de son ouvrage. Le plan de com’ avait été bien préparé. Des sites de librairies s’étaient engagés à parler de cette autobiographie annoncée comme étrange. Son éditeur avait bien fait les choses. Qui désormais s’y retrouverait ?

En matière de révélations, le vent cette fois-ci tourna vite. Au bout de deux jours, c’est vrai, le sujet avait quitté les manchettes. La presse avait d’autres chats à fouetter. Mais le mal était fait. La directrice qui chez RMV pilotait la collection « Témoignages et sagesse » était catastrophée. Elle connaissait Jean-Marie Abelouf de longue date. Le projet de ce dernier lui avait plu. Guère besoin d’épiloguer des heures, quand il lui avait apporté son manuscrit.  D’emblée, elle s’était  montrée enthousiaste.

–       Tu m’apportes enfin un écrit. Un écrit de toi !

–       Pas de moi, avait-il répliqué avec malice. Pas de moi, de Luinel.

–       Oui, oui, rassure toi je ne révèlerai rien. Je serai une tombe !

Elle ressemblait à Françoise Fabian, la Françoise Fabian des années 2000. Même pli des lèvres, mêmes beaux yeux sombres, même silhouette empâtée. Mais Jm’A la voyait comme la Françoise Fabian de « Ma nuit chez Maud » : mince et charmeuse.

Elle avait dû batailler ferme avec sa direction pour placer l’ouvrage dans le plan d’édition. Le budget était tendu, la rentabilité de cette publication un vrai pari. Mais elle avait trouvé les arguments. C’était une vraie pro. En quelques semaines, l’affaire avait été menée, l’ouvrage préparé, l’édition réalisée. 

-        Tu vas voir, ce sera un succès d’édition.

Elle l’avait rassuré sur la confidentialité relative à sa signature.

-        Ma direction me fait confiance. Ils ne savent pas qui se cache derrière Luinel. Ils ne savent pas s’il s’agit toujours du même personnage depuis le printemps dernier ou si c’est un autre. Mais ils pensent que cette signature est porteuse. D’autant qu’il y a changement de registre : on passe d’une nouvelle à des mémoires. Ton ouvrage les a convaincus.

Ils burent ensemble une coupe de champagne.

-        A tes débuts !

On n’en était plus vraiment là. Avec la sortie au même moment des lettres anonymes, le succès annoncé devenait un flop. Un flop qu’on ne pouvait arrêter. Car les choses étaient lancées, trop tard pour les rattraper. Une semaine avant, la veille encore, on aurait pu surseoir, tout reprendre à zéro ; il y aurait eu du bouillon, un coût important, mais on ressortait le texte sous un autre pseudo ou sous le nom réel de l’auteur. Après tout - s’était dit la fausse Françoise Fabian -  depuis le temps qu’il circulait dans les milieux littéraires, le nom de Jean-Marie Abelouf n’était pas inconnu. La notoriété auprès des professionnels et des milieux cultivés pouvait être une bonne base pour faire des ventes.

Mais aujourd’hui, impossible de revenir en arrière.

Jm’A se sentait piégé. Soit il se taisait et la confusion s’instaurait entre les lettres anonymes et son propre ouvrage : deux registres incompatibles, deux démarches qui n’avaient rien à voir l’une avec l’autre. Le public ne comprendrait pas. Dans ce cas, c’est simple, on se détourne. Soit il réagissait et mettait l’histoire sur la place publique. Cela supposait une stratégie de communication élaborée : il fallait dire en substance : Luinel n’est pas Luinel, Luinel c’est Jm’A. Mais alors en révélant maintenant son nom, tout le monde croirait que le Luinel de la Nouvelle, celui qui avait signé le premier texte serait également Abelouf. D’autant que la nouvelle avait été publiée dans sa revue. Tout le monde croirait que Jean-Marie Abelouf avait depuis le début mené son opération en sous-main. Pas facile d’expliquer le contraire. Pas facile du tout.

Quant à expliquer que cette révélation se faisait aujourd’hui pour clarifier les choses ; qu’elle était destinée à éviter une confusion entre le Luinel non déclaré des lettres anonymes et le Luinel affiché de l’ouvrage sorti en librairie : pari perdu d’avance. Les plus grands experts en  communication ne s’y frotteraient pas. 

La directrice de la collection « Témoignages et sagesse » était sur la sellette. Elle avait annoncé un succès, elle avait forcé la main de sa direction et voilà qu’au premier jour on découvrait une situation catastrophique. Malgré son talent, son expérience et son ancienneté dans la maison, elle se sentait menacée. Il fallait dare-dare qu’elle trouve une alternative, un projet qui permette de compenser la perte financière et la dégradation d’image que cette affaire occasionnait pour les éditions RMV. Sinon, à cinq ans de la retraite, elle irait pointer au chômage.

Jean-Marie Abelouf était navré pour elle. Pour lui, moins. Après un fort coup de déprime, sa nature fataliste reprenait le dessus. Ainsi va la vie, se disait-il. Il avait suffisamment joué dans son existence pour savoir qu’on ne gagne pas à tous les coups.

Et puis, il y eut l’intervention d’Annabelle.

**

Elle vint au rendez-vous avec des airs de jeune juriste sûre d’elle-même et dominatrice. A la fin de son stage pratique, elle allait recevoir le titre d’avocat. Elle s’inscrirait au barreau, elle pourrait avoir ses propres affaires. Elle s’y croyait déjà. Elle voulait réussir. Elle ne doutait de rien.

Elle avait appelé Jean-Marie Abelouf directement sur son portable et s’était toutefois recommandée de maître Duval. La formulation était ambigüe à dessein, Jm’A par facilité avait accepté de la recevoir. Mais c’est à la Revue qu’il lui avait fixé rendez-vous.

Jean-Marie-Abelouf avait un bureau semblable à sa vie. Un bureau qui n’était pas seulement à lui mais où passaient toutes sortes de gens et que squattaient régulièrement ses amis du comité de lecture. La pièce comprenait plusieurs tables, plusieurs meubles, tous couronnés de piles de papiers : dossiers, bouquins, revues et journaux, feuilles volantes, carnets. Ces papiers divers appartenaient aux uns et aux autres. Parfois ils restaient là à tout jamais, oubliés de ceux qui les avaient apportés. Mais comme ils étaient entreposés dans son bureau, Jm’A les feuilletait ou les utilisait à sa guise. Pas une propriété de titre mais une propriété d’usage. Les textes, les mots que contenaient ces papiers étaient de tous genres, poétiques, techniques, journalistiques, français ou étrangers, extraits de romans, esquisses de traité, notes de lecture etc. Si bien que cette pièce ressemblait à un étal de marchand d’épices dont les produits seraient issus de tous horizons.  Il y avait toutes les senteurs de la littérature. Ce n’était pourtant pas un souk refermé sur lui-même, ce bureau, ni un lieu abstrait. Une fenêtre donnait sur la cour et comme l’on était de plain-pied dans cet immeuble de la rue Guisarde à deux pas du marché Saint-Germain, on pouvait voir à la belle saison, l’herbe verte pousser entre les pavés. Mélange des genres.

Jm’A avait un fauteuil à bascule comme on en faisait pour les Pdg des années cinquante. C’est trônant sur ce siège, le buste renversé qu’il accueillit la jeune femme. Une fois de plus Annabelle était pimpante, d’un peps savamment travaillé. Mais elle avait une raideur nouvelle qui se remarqu.ait d’emblée. C’était le genre de silhouette qui dénotait un peu dans les rues germanopratines. Elle affichait un sourire enjôleur qui contrastait avec son regard volontaire et droit.

Jm’A ne sut pas très bien à qui il avait à faire. Une enquiquineuse, une aguicheuse, une pétroleuse ? Une lueur d’intérêt s’alluma dans son œil toujours aux aguets.

-        Monsieur, j’ai lu votre ouvrage, attaqua-t-elle.

Il en fut soufflé. Comment pouvait-elle… qu’est-ce qui … ? Mais elle ne lui laissa aucun répit, pas même celui de poser des questions.

-        Je suis maître Marchand, collaboratrice de maître Duval. C’est avec lui que j’ai travaillé au contrat d’édition que vous avez passé avec la maison RMV. Je suis donc au courant de tout.

Quel aplomb, se dit-il.

-        Je vois que votre situation est pour le moins délicate. Vous pouvez jouer franc jeu avec moi. C’est comme si vous vous adressiez à Maître Duval, directement. Est-ce vous qui avez diffusé, en même temps que vous sortiez ce livre, des lettres dénonciatrices aux principaux medias ? Non, n’est-ce pas. Vous n’auriez pas hésité à signer, à écrire le nom de Luinel, au bas de ces courriers. Or celui qui les a diffusés n’a pas osé le faire. Assurément c’est quelqu’un d’autre.

Elle parlait comme parlent souvent les jeunes, avec un débit rapide, une élocution qui restait en surface. « Il faut ar-ti-cu-ler Mademoiselle », avait-on envie de lui dire. Un étranger, un individu dur d’oreille aurait eu peine à la comprendre. Mais le ton y était. Elle employait des tournures et des mots qui dénotaient une assurance certaine. Elle pérorait plutôt bien.

-        Or cet individu vous cause préjudice.

C’est vrai, pensa-t-il. Elle touche juste.

-        En ayant par un subterfuge facile à lever, laissé entendre qu’il était Luinel, le Luinel de la première Nouvelle, il vous a doublé. Le savait-il. L’a-t-il fait intentionnellement ? Peut-être pas. Mais peu importe. Le mal est là. Attendu que vous-même avez employé le pseudonyme de Luinel, manifestement libre de droits, pour signer votre ouvrage, la confusion qui s’instaure entre vous et l’autre crée une situation  qui vous est défavorable.

-        Mademoiselle, vous ne m’apprenez rien que je ne sache déjà.

-        Je voulais simplement situer les éléments de l’affaire.

-        Allons, allons, vous n’êtes ni au prétoire, ni devant un jury d’examen. Venez-en au fait comme on dit dans votre profession. Puis-je vous offrir quelque chose à boire ? Que diriez-vous d’un café. Moi à cette heure, j’ai coutume de boire un café aux épices : clou de girofle, cardamome et noix muscade. Subtil mélange découvert en Jordanie.

Il avait une cafetière italienne, des pots de poudre, du sucre, tout ce qu’il fallait. Un parfum étrange flotta soudainement dans la pièce et cacha l’odeur de papier qu’il y avait à demeure. Annabelle avait suspendu ses paroles, attendant le moment où elle pourrait mettre fin à l’opération de diversion.

-        Ainsi vous travaillez pour Maître Duval ! Il aurait pu me prévenir de votre arrivée chez lui, si c’est vous qui suivez désormais mes affaires.

-        Je ne suis pas toutes vos affaires, Monsieur. Mais celle-ci je suis prête à le prendre en charge, en effet.

-        Je comprends, je comprends. Mais de quoi me parlez-vous au juste. Vous venez de m’exposer une situation. Et alors ?

-        Alors Monsieur, voici en quoi je peux vous aider.

Elle proposait rien de moins que d’attaquer l’expéditeur des lettres anonymes pour abus de signature. Audacieuse, la petite ! Attaquer en justice un homme dont on ignorait l’identité était déjà un joli plan. Mais attaquer en outre pour abus de signature quelqu’un qui avait délibérément omis de signer ses textes, voilà qui allait loin.

Elle voulait réussir, c’est un fait, elle voulait démarrer sa carrière d’avocat par un coup marquant. Elle ne reculerait devant rien. Et elle avait cru percevoir dans la situation de Jean-Marie Abelouf une occasion qui lui était présentée par le destin. Elle se disait qu’une telle opportunité ne se refuse pas, mais au contraire qu’il faut l’aider à se concrétiser. Annabelle n’était plus la jeune fille ambivalente qui s’était confronté sur le plateau cantalien au couple des Martin. Elle partait toujours à l’assaut de forteresse, mais avec plus de sérieux, plus de méthode. Elle allait être sur le haut du podium, aurait son titre d’avocat dans quelques jours et se sentait invincible.

Elle avait préparé ses arguments et elle les déversait avec un professionnalisme manifeste devant un Jean-Marie Abelouf médusé.

Il fallait porter plainte contre X. Voilà pour l’action judiciaire à engager. Il fallait que le Luinel que tous les journaux avait cru discerner dans l’expéditeur des lettres anonymes soit reconnu comme usurpateur de ce nom suggéré et en tout état de cause soit déclaré comme n’ayant rien à voir avec le Luinel emprunté par Jm’A - ni avec celui de la Nouvelle d’origine. Voilà pour la finalité. Il fallait démontrer que le style, la démarche et l’univers mental de l’un n’avait rien à voir avec le style, la démarche et le monde intellectuel de l’autre, voilà pour la méthode.

Elle se sentait d’attaque pour mener une telle action.

Jean-Marie Abelouf devrait-il alors se révéler derrière sa signature ? Devrait-il procéder à l’aveu qu’il avait voulu écarter de crainte des conséquences qu’il entraînait et dire : c’est moi, Jean-Marie Abelouf qui ai emprunté ce pseudonyme pour diffuser mon ouvrage ? Quel intérêt alors de mener cette action judiciaire s’il devait en arriver à cela ?

La discussion s’était engagée, spontanément. Sans y prendre garde Jm’A était entré dans le jeu de son interlocutrice. Elle avait réussi cette partie de l’offensive. Elle répliquait à ses craintes, le rassurait.

-        Non, inutile de révéler votre vraie identité. Vous aurez tout loisir de garder l’anonymat de votre pseudonyme. Vous défendrez vos droits sur ce terrain là, l’authenticité de ce pseudonyme.

-        Et si l’autre, le troisième.. enfin celui de la Nouvelle se réveille… je veux dire… Je commence moi-même à m’y perdre. Quand je dis le troisième c’est en fait le premier, celui qui a tout déclenché. Mais peut-être est-ce le même que le dernier… enfin quoi, celui des lettres anonymes. Le dernier en fait c’est moi… Vraiment c’est indémêlable votre histoire…

« Votre histoire ». Annabelle fut étonnée d’une telle interpellation et prit le mot comme un compliment, une reconnaissance du fait qu’elle était pleinement partie prenante. Il avait dit « votre » histoire. C’est donc qu’il commençait à croire en elle ! Mais au même moment Jm’A éclatait d’un grand rire.

-        Qu’y a-t-il, Monsieur ? Qu’est-ce qui vous fait rire ?

Elle ne s’attendait guère à ce qu’un homme de cet âge rigole comme un gamin ayant commis une pitrerie.

-        C’est qu’en la considérant, toute cette histoire est complètement loufoque. Frapadingue, même. Luinel par ci, Luinel par là, il court, il court le furet… Depuis le début on n’a affaire qu’à des ombres. Et moi-même j’en suis une, c’est le sujet même de mon ouvrage. Des ombres, des fantômes… La main se tend, pfuit, plus rien. Rien de substantiel, rien de réel. C’est amusant, non.  Je ne sais pas pourquoi, ça me fait penser aux danses carnavalesques.

Il continuait de rire. Qu’avait-il donc mis dans son café épicé pour se secouer de la sorte ? Annabelle restait figée, droite sur son siège et se répétait in peto « il faut que je m’en sorte, il faut que je m’en sorte ». Une faille dans son armure toute neuve. Elle savait que dans sa carrière elle aurait affaire à toutes sortes de personnages, à des réactions surprenantes, des caractères difficiles. Le rôle d’un conseil juridique était de garder la tête froide. Dans certains cas il fallait jouer de la séduction, de la persuasion, dans d’autres cas il fallait jouer de la raison. « Il faut que je m’en sorte, il faut que je m’en sorte ». Mais face à ce vieux bonhomme qui dérapait complètement dans le registre canularesque, elle ne savait quelle attitude prendre.

-        Porter plainte contre X n’est pas porter plainte contre un fantôme, c’est porter plainte contre un individu qui se cache. Les dénonciateurs, les traitres, les salauds qui livrent à la police leurs voisins parce qu’ils ne pensent pas comme eux ou qu’ils n’ont pas la même religion, tous ces gens là ne sont pas des fantômes. Ce sont des gens en chair et en os, mais qui se cachent. Ce ne sont pas des ombres, mais des lâches.

Cela calma Jean-Marie Abelouf. Il regarda son interlocutrice avec cette acuité qu’il savait soudain prendre quand quelqu’un lui faisait une remarque pertinente.

-        Vous avez raison Mademoiselle. En général c’est bien cela. Mais dans le cas présent, j’ai le sentiment que vous voulez porter de la rationalité, du juridisme, dans une affaire qui n’a ni queue ni tête.

-        Cela n’a ni queue ni tête tant que l’on n’y a pas réintroduit de la rationalité. Mais laissez-moi faire mon travail et vous verrez que l’ensemble reprendra tête et queue. Tout est matière juridique, il suffit de savoir s’y prendre.

Sûre d’elle la petite. Sûre d’elle et accrocheuse. Elle avait surmonté l’épisode difficile, évité le piège tendu par le rire abeloufien, et elle repartait en trombe. Elle ne doutait de rien, elle s’était lancée et ne voulait rien lâcher.

-        Je vous comprends bien. Mais il y a un problème ; malgré tout ce qu’on m’a dit au fil de ma vie - et j’inclus dans ce « on » des dizaines, peut-être  des centaines de personnes – j’ai toujours eu tendance à préférer les histoires sans queue ni tête aux histoires rationnelles. Comme disait un de mes amis vigneron : « j’aime l’ordre, mais j’aime aussi un peu le désordre… »

Alors elle tenta le tout pour le tout, comme un vieux cabotin inscrit au barreau depuis des lustres. Elle se leva solennellement. Regard droit, mèches impeccables, bouche close. Elle fit venir sur ses traits une sérénité indéfectible, inatteignable, celle qu’ont les gens sûrs de leur but et de la voie qui y mène. Elle ne cherchait plus à jouer des arguments techniques, ni à susciter un mouvement de sympathie. Au contraire. Une fois debout, d’une voix  posée, énonçant chaque mot avec clarté et pesanteur, elle fit cette déclaration.

-        Monsieur, c’est à vous de choisir en effet. Vous avez écrit un ouvrage pour livrer vos souvenirs et par le fait d’un imbroglio malheureux votre parole ne porte pas. De deux choses l’une : ou cette parole n’avait aucune importance et ces pages que vous avez écrites ne sont que des mots, vous auriez pu écrire autre chose, qu’importe. Alors je vous comprends, riez et passez à une autre blague. Ou cette parole vient des tréfonds de vous. Et vous voulez qu’elle soit entendue. Alors il faut vous défendre. Et je peux vous y aider. Réfléchissez.

Elle déposa sa carte sur le bureau de Jean-Marie Abelouf, le salua et s’apprêta à sortir. Il ne disait rien, troublé, énervé par le ton à la fois caricatural et plein d’audace qu’elle venait de prendre. Elle eut alors une dernière idée, une inspiration géniale. Arrivée à la porte, elle se retourna, retrouvant une vibration féminine et d’une voix fluette presque fragile, elle dit cette phrase étonnante qui sortait elle ne savait d’où :

-        Pensez à votre père, Monsieur.

Il y pensa longuement. Il pensa à sa mère aussi. A la terre des Aurès, si lointaine. Il vit défiler sa vie. Il ne riait plus. Il téléphona à Maître Duval. Maître Duval n’était pas là mais le rappela une demi-heure plus tard.

-        Je me doutais bien que vous alliez me contacter. Sale affaire n’est-ce pas.

-        Que pouvez-vous faire.

-        Que pouvons-nous faire ? Mais rien, Cher Ami. Rien malheureusement. C’est la raison pour laquelle je vous dis « sale affaire ».

Ils discutèrent. Vint un moment où Jean-Marie Abelouf cita l’expression qu’il avait en tête :

-        Et une plainte contre X, ce ne serait pas envisageable ?

-        Contre X ? Une plainte ? mais mon pauvre ami, de quelle infraction se plaindre ? Pour déposer une plainte, il faut pouvoir invoquer une infraction à une règle, nous sommes au pénal dans ce cas-là. Vous avez écrit sous un pseudonyme, vous ne voulez pas révéler votre identité, et vous voudriez faire état d’un préjudice en raison d’une infraction. Allons, allons, je vous savais un peu rêveur, mais cette fois…

Jean-Marie Abelouf ne voulait pas citer le nom d’Annabelle. Il ne voulait pas non plus évoquer les arcanes juridiques qu’elle lui avait expliqués brièvement et avec une agilité manifeste. Ne lui avait-elle pas indiqué que la plainte contre X pourrait s’envisager au titre de la Revue puisque le texte originel de Luinel avait été publié dans cet ouvrage et que de ce fait la Revue avait un intérêt à ne pas laisser dévoyer le pseudonyme ainsi rendu célèbre ? Complexe et délicat mais pas absurde. Mais il ne souffla mot de ces idées. car entre l’audace offensive de la jeune fille et les prudences timorées du vieil avocat en titre, il sentait le fossé s’élargir de plus en plus au fur et à mesure que se prolongeait la conversation.

-        Tout cela me parait insaisissable, ajouta maître Duval. D’ailleurs imaginez un instant que nous trouvions une voie de procédure, en bidouillant un peu par ci, un peu par là ; plainte déposée, nous nous portons partie civile, nous engageons l’action. Très bien. Et voilà que tout à coup le vrai Luinel, celui de votre revue, celui de la nouvelle, voilà que le vrai Luinel se réveille. Il révèle son identité  et demande à faire valoir ses droits. Nous aurions l’air malin : avoir attaqué un faux Luinel qui ne dit pas son nom pour se retrouver avec le vrai sur les bras, quel succès…

Duval ne disait pas tout. Il ne disait pas que l’état civil de Luinel lui était connu. Il ne disait pas que cet homme s’appelait Christophe Martin et habitait dans un hameau du plateau cantalien. Il ne disait pas que jamais, jamais cet homme ne se manifesterait. Mais Jean-Marie Abelouf le savait, Annabelle le lui avait expliqué. Et Jean-Marie Abelouf comprit alors que son affaire n’intéressait guère maitre Duval. L’avocat en titre faisait tout pour dissuader Jm’A de s’engager dans une procédure judiciaire.

Ils mirent fin à leur conversation téléphonique sur ce silence partagé.

Puis Jean-Marie Abelouf qui n’était pourtant pas un homme de chicane mais un homme de lettres, un homme de mots, prit une décision qui l’étonna lui-même. Il rappela Annabelle et lui dit :

-        On y va !

Elle répliqua sobrement :

-        Ok.

Alors de nouveau, Jm’A éclata de rire. Ce serait le procès de don Quichotte contre les moulins à vent.

Il suffisait d’attendre encore sept jours. Dans sept jours Annabelle Marchand aurait le titre d’avocat. Elle prendrait l’affaire en mains. Il s’en remettait à elle.

Sept jours, c’est à la fois un instant et une éternité. Ce chiffre et cette dimension convenaient bien à Jean-Marie Abelouf.

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