Elections générales - chap. 4

luinel

Chapitre IV

Durant ce printemps de grande agitation politico-littéraire, la présidentielle avait été suivie des législatives. Quatre dimanches d’élections en l’espace de deux mois, c’est beaucoup, mais c’est la rançon de la démocratie représentative.

Martin Valence aurait dû aborder la campagne avec confiance. Labellisé socialiste, il était candidat à sa propre succession dans la quatrième circonscription du département de la Nièvre. Il avait pour adversaire principal, le trésorier de l’un des deux partis de la majorité sortante. L’élection ne serait peut-être pas aussi facile que lors du scrutin précédent car l’adversaire en question était coriace. On l’avait placé en face de Martin Valence pour rendre à ce dernier la vie difficile. L’homme était arrivé sur le terrain un an à l’avance, l’affrontement se préparait en sourdine depuis des mois. Mais aucune illusion ne berçait vraiment les adversaires de Martin Valence. Six mois auparavant on se doutait qu’il n’y aurait pas de surprise sur le résultat final. L’avenir du futur réélu au parlement était à peu près assuré. Pourtant tout n’était pas si simple car c’était un avenir trop connu. Martin Valence venait d’avoir 45 ans. La vie s’offrait encore à ses espérances, mais le temps courait. Il nourrissait d’autres ambitions que d’être éternellement député à l’Assemblée Nationale. Il avait fait preuve de ses talents depuis suffisamment d’années. Il s’était progressivement placé. Il s’était élevé dans la hiérarchie interne de son parti. Expert des questions de transport, il rêvait d’être…

C’était en effet souvent sous forme de rêve qu’il connaissait cette autre situation. La scène revenait fréquemment dans son sommeil. Il est devant un étalage, sur un marché, ou dans une foire au milieu de manèges et de boutiques de friandises. Lui, il s’est arrêté devant des marchands de jouets. Il y a un marchand de trains, un marchand de machines à vapeur, un marchand de jardins, un marchand de pelles et de seaux. Que va-t-il choisir ? Sa mère lui a donné son argent de poche hebdomadaire, 50 francs à l’époque, il a les moyens. D’autant qu’il est entré dans la fête en resquillant et qu’il n’a pas payé le billet d’accès. Les autres, la foule des autres est encore loin, arrêtée pour acheter des bons-becs ou occupée à rigoler. Lui, il ne rigole pas. Devant les marchands de jouets, il est le premier client. Les quatre marchands lui sourient. Ce n’est qu’une question de choix. Cela dépend uniquement de lui. Il hésite : le train, la pelle, ou bien la machine, ou plutôt le jardin ? Il hésite.

Mais les autres arrivent progressivement. Tonitruants. Derrière, ils s’amassent, ils s’agitent. Plus il hésite, plus dans son dos, c’est le charivari. On se presse, on se bouscule, on s’impatiente et on lance des mots pas vraiment aimables. Une vrai nef des fous, oui.

-        Alors ça vient, oui ou non ? P’tite tête, tu te décides !

Et alors, à chaque fois, il ne sait pas pourquoi, il s’entend répondre :

-        Encore un instant, Monsieur le Ministre !

Est-ce bien à lui de dire cette phrase, ce mot ? N’y a-t-il pas maldonne ?

**

Mais voilà : aux dernières élections Martin Valence n’avait pas été réélu. A la surprise de tous, la quatrième circonscription de la Nièvre n’avait pas reconduit son député sortant. Il s’en était fallu de peu : 76 voix sur 55 184 inscrits et 20 307 suffrages exprimés. Mais l’adversaire principal de Martin Valence, ce trésorier d’un des deux partis de la majorité sortante qu’on lui avait mis dans les pattes, l’avait devancé avec 10 115 suffrages. Il s’appelait Isidore de Mortfond. La Nièvre, traditionnellement terre de gauche, avait élu Isidore de Mortfond. Il fallait se pincer pour y croire.

Etait-ce dû à l’abstention massive du deuxième tour (63%), était-ce dû au fait qu’il y avait eu duel et non triangulaire ? Les commentateurs de La République Nivernaise, le grand journal local, s’étaient épuisés à comprendre, à disséquer les chiffres, à interpréter les résultats commune par commune, bureau de vote par bureau de vote. L’analyse n’était pas évidente. Quant aux politologues nationaux ils ne s’attardaient pas sur l’événement : la nette victoire de l’ancienne opposition avait tout emporté et l’on négligeait ce genre d’incident mineur.

Nul besoin de s’appesantir longtemps pour le principal intéressé, nul besoin de s’interroger. Martin Valence avait son interprétation qui lui semblait être une évidence. Le texte signé Luinel était responsable de sa défaite.

D’emblée quand il l’avait lu, il s’était senti visé. Sa femme, prof de lettres au lycée Jean Jaurès de Nevers, était abonnée à toutes sortes de revues littéraires. Celle dirigée par Jean-Marie Abelouf ne faisait pas exception. C’est donc Madame Valence qui avait été la source d’information. Martin Valence avait trouvé sur son bureau un exemplaire de la revue avec un signet à la page intérieure où commençait le fameux texte et un post-it avec ce commentaire : « fais gaffe ! »

Oui c’était lui que l’on évoquait à travers le personnage de Jean-Pierre Leaubrac. Pas de doute. Cet homme dans la force de l’âge et qui était une des principales étoiles montantes de son parti, cet homme qui vivait dans l’harmonie d’une cellule familiale épanouie, cet homme qui aimait régulièrement faire des escapades dans les belles villes européennes, tout lui ressemblait. Ses électeurs le connaissaient sous cette image et l’on appréciait chez lui ce bel équilibre entre l’épanouissement personnel et l’ambition politique. Il avait 45 ans, il était spécialiste des questions de transports publics, de l’aménagement du territoire et du développement durable. Depuis 5 ans il avait cessé d’exercer ses fonctions de cadre au sein du département de la SNCF en charge du réseau corail. Il était devenu député. Demain il serait ministre.

Oui, c’était bien lui, ce Jean-Pierre Leaubrac. Il ne cessait de se le répéter comme on ressasse un secret, une faute honteuse, un penchant pervers. Il pesait chaque phrase de la Nouvelle, analysait chaque paragraphe comme on analyse le contenu d’un discours pour savoir au-delà des mots ce que l’orateur a voulu dire ; quel message il avait en tête. Et face au texte de la Nouvelle, c’était clair : Leaubrac c’était Valence. Aucun journaliste, c’est vrai, n’était encore venu l’interpeler, aucun électeur non plus. Aucun camarade du parti. Mais il savait bien que ces idées couraient dans toutes les têtes, pas seulement dans la sienne. La preuve, sa femme Véronique, avait fait le même rapprochement.

L’âge, l’ambition, les voyages, oui, il reprenait chaque fois chaque élément. Et son analyse le convainquait un peu plus. Pas d’échappatoire. Et tiens, l’adultère : sur ce terrain aussi les rapprochements étaient évidents. Martin Valence était marié depuis près de 15 ans à Véronique, cette prof de littérature d’origine picarde, affectée depuis de longues années dans la préfecture de la Nièvre. Couple uni, façade impeccable. Mais Martin continuait de dîner de temps en temps quand il était à Paris avec une ancienne amie. Elle s’appelait Madeleine. Elle était chargée de la documentation au sein d’un groupe de presse économique. Ils n’avaient jamais partagé les mêmes opinions politiques, mais ils avaient été fiancés de longues années auparavant. Ils avaient renoué des relations amicales après s’être retrouvés par hasard lors d’un colloque sur la crise des subprimes. Ils se voyaient en tête-à-tête, toujours dans le même restaurant rue Sainte-Anne, près de l’avenue de l’Opéra.  Ni l’un ni l’autre ne cherchait à élargir le cercle, à présenter qui sa femme, qui son compagnon du moment. Ils se rencontraient sans se cacher, mais sans s’exposer. Le petit restaurant genre auberge des temps anciens était tenu par un couple qui approchait de la retraite. La dame avait un jour reconnu Martin Valence qu’elle avait vu à la télé lors d’une retransmission de séance à l’Assemblée. Depuis lors elle lui lançait du Monsieur le Député, qui faisait pouffer Madeleine. Evidemment le vieux couple prêtait à ces deux là des relations illégitimes.

Véronique Valence avait connaissance de ces dîners réguliers. Elle n’en prenait pas vraiment ombrage. Elle essayait d’en parler avec une certaine ironie – un peu forcée parfois. Ainsi la formule « Fais gaffe ! » dont elle avait accompagné le texte de la Nouvelle donnait-elle le ton dont elle usait. Un ton faussement bourru, qui se voulait dégagé. N’avait-elle pas elle-même, Véronique, ses propres réseaux d’amis à Nevers ? Rien à voir, répliquait-elle dans un dialogue mental. Rien à voir : je n’ai été fiancée à aucun des hommes que je fréquente et que je vois rarement en tête-à-tête. Mes amitiés sont mixtes et collectives. Il n’y a dans mes fréquentations aucune ambiguïté.

Il n’y avait donc rien d’autre qu’un certain agacement secret dans ce que ressentait Véronique à propos des relations spéciales que son mari entretenait avec son ancienne compagne. Il n’en était pas forcément de même pour tout le monde. Pas besoin de chercher bien loin d’ailleurs. L’une des premières cibles qui venait à l’esprit était l’entourage de Madeleine. Madeleine n’avait pas une vie sentimentale très stable, elle évoluait dans des cercles qui nourrissaient peu de sympathie pour la gauche socialiste : autant de facteurs qui ne jouaient pas en la faveur de sa fréquentation avec Martin Valence.

Fallait-il chercher ailleurs ? Du côté des fameux amis de Véronique Valence, au sein de la belle famille, du côté des collaborateurs ou des camarades du parti ? La rivalité des courants internes prend parfois des cheminements obscurs.

En tout état de cause, la chose était claire aux yeux de Martin Valence : il y avait eu des fuites, des cancans mal intentionnés et l’auteur de la Nouvelle s’était inspiré de son cas pour construire un personnage très ressemblant. Le député de la 4è circonscription de la Nièvre s’était ainsi trouvé doté d’un double, d’une ombre qui lui avait bouché les horizons.

La campagne électorale avait été lourde, fastidieuse. La marche triomphale que Martin Valence avait imaginée s’était transformée en parcours pénible. Il s’était senti entravé, alourdi par la présence permanente de ce mauvais génie, de ce double menaçant. A tout instant quand vint le plus fort de la crise, il redoutait d’être reconnu, identifié, pourchassé. Il ne pouvait plus serrer une main sur les marchés ni intervenir auprès d’un officiel sans craindre un mot, une allusion. Cela ne venait pas et c’était parfois pire. Il avait été tenté de demander à son attaché parlementaire, un jeune juriste très branché, de faire une recherche sur Internet, de plonger dans la blogosphère : faire le point, établir l’état de la situation. Mais il n’avait pas eu le courage. Il redoutait que ce qu’il découvrirait soit pire que la pire de ses craintes. Et d’ailleurs le résultat d’une telle recherche ne serait que la partie émergée de l’iceberg.

Pas arrivé en tête au premier tour. Sidérant ? Non, même pas. Il s’y était attendu. Mais sa femme qui n’avait pas oublié sa formule d’origine, lâcha pourtant : «  jamais je n’aurais cru qu’il y aurait un tel effet ! » Elle semblait atterrée et il comprit à cet instant là que tout au long de la campagne elle avait également senti l’ombre malfaisante planer sur leur avenir. C’est du moins ainsi qu’il interpréta ses propos.

Pour gagner au 2è tour, il aurait fallu que tous les candidats de la nouvelle majorité présidentielle, l’écolo, le coco, le trotskyste, le chevènementiste, le radical de gauche, le gaulliste social se rallient à lui sans l’ombre d’une restriction. Seule l’écolo l’avait fait. Cette femme réputée un tantinet anar s’était montrée loyale. La franchise de ses poignées de mains ou de ses bises amicales n’avait pas faibli. Les autres…

Résultat : Martin Valence n’avait pas été réélu.

Le lundi suivant le scrutin, le téléphone sonnait sur le portable personnel de Martin ou sur le fixe familial. Il ne répondait pas. Les appels se succédaient. Agacée Véronique Valence finit par se lever et par décrocher. Au bout du fil, une voix de femme.

-        Je voudrais parler à Martin…

-        Il n’est pas disponible. C’est de la part… ?

-        De la part de Madeleine.

Silence soudain. L’une et l’autre comprenaient. Véronique avala sa salive.

-        Puis-je prendre un message ?

-        Faut-il y mettre des mots ? Vous lui direz…

-        Que vous avez appelé. Comptez sur moi.

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