Elections générales - Chap. 5

luinel

Chapitre V

La jeune femme qui faisait son stage de Capa chez lui, avait demandé à le voir. Maître Duval n’avait guère le temps, ses dossiers l’accaparaient, il suffisait de voir son bureau : des colonnes de papiers qui montaient au ciel. Une certaine vision du temple de la loi ! Mais elle avait insisté.  Comme elle savait le faire, avec un sourire enjôleur et un front obstiné. Il était distant avec ses collaborateurs, mais il n’aimait pas les conflits. D’ailleurs son métier n’était-il pas de régler les conflits de ses semblables ? Il avait dit oui. 19h30. Il lui accorderait cinq minutes. Il avait encore une affaire de droit à l’image à étudier. Si elle voulait partir avant la fin de son stage, qu’elle s’en aille. Les jeunes sont instables, ils ne cessent de zapper, se disait le bon maître quinquagénaire.

Maitre Duval, spécialisé dans les droits de la propriété intellectuelle, avait de gros clients. Des sociétés cotées en bourse, des personnalités influentes. Il en avait aussi de plus modestes, comme la fameuse Revue. Il connaissait l’affaire de Jean-Marie Abelouf mieux que la plupart des gens, mieux même que les lecteurs abonnés. 

En 2006 il y avait eu un contentieux qui avait justifié son intervention. La Revue avait été accusée de complicité de plagiat à l’occasion de la publication d’un texte. Abelouf en tant que directeur de la revue, ainsi que l’auteur du texte, avaient été assignés par une femme, Mme Saint-Gil. La plaignante était connue dans les milieux de l’édition pour engager des procès à tout va. Elle les perdait d’ailleurs avec une certaine application, femme obstinément acariâtre elle ne se décourageait pas. L’auteur de l’article incriminé avait proposé à Jean-Marie Abelouf de recourir à un même défenseur, un avocat qu’il connaissait. C’était Luc-Henri Duval, avocat du barreau de Paris. L’affaire avait pris du temps, les procédures sont toujours longues ; mais en première instance la plaignante avait été déboutée. Malgré son prurit chicanier, elle s’était bien gardée d’aller en appel. La Revue avait perçu 2500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, correspondant en quelque sorte à des dommages et intérêts en plus du remboursement des dépens.

Jean-Marie Abelouf du coup avait gardé une opinion plutôt positive sur l’homme qui l’avait aidé à laver l’honneur de sa publication. Grâce à Dieu, il n’y avait plus eu d’autres contentieux justifiant le recours à cet as du barreau. Mais quand, pour une raison ou une autre, se posait une question juridique absconse aux yeux de l’homme de lettres qu’était Jm’A, un coup de fil à Maître Duval permettait de la résoudre facilement. Le droit de la propriété intellectuelle est plein de chausse trappes et Duval savait, avec pédagogie, expliquer droits et devoirs à l’éditeur. Il faisait ainsi figure de conseil juridique de la Revue.

Il s’était attendu plus d’une fois ces derniers mois à être sollicité par Jm’A. Les événements autour de la publication de la nouvelle Mystères avaient été violents et l’histoire avait pris toutes sortes de dimensions. Les enjeux juridiques n’étaient pas absents. La mise en cause à peine voilée de personnalités publiques au travers d’une narration prétendument de fiction aurait pu entraîner des conséquences judiciaires. Maitre Duval se tenait prêt. Mais il n’en avait rien été. Les personnes visées avaient préféré ne pas engager de poursuites. Réagir eut été se placer en position de faiblesse. Un ou deux coups de fil pendant la période la plus chaude, passés au directeur de la Revue avait informé Maître Duval qu’aucun développement contentieux ne s’annonçait.

A 19h29, Maître Duval qui se faisait un point d’honneur à toujours être ponctuel contrairement à la plupart de ses confrères, appela la jeune stagiaire.

-        Vous pouvez venir me voir, dit-il à Annabelle.

Annabelle entra dans le bureau de Luc-Henri Duval plus gracieuse que jamais dans sa légère robe d’été. On était en juin, le temps était au beau fixe depuis des jours. La lumière de ce début de soirée auréolait la jeune femme comme une sainte Madeleine.

-        Elle est ravissante, ne put s’empêcher de penser Maître Duval qui à 50 ans passés retrouvait parfois ses émotions de jeune homme.

Il s’efforça de n’en faire rien paraître. Mais probablement la jeune femme perçut-elle l’hommage qu’involontairement son vieux patron lui rendait par un regard un peu trop brillant. On dit que les femmes comprennent le silence et même l’atonie la plus totale, dans ces cas-là. La femelle face au mâle.

-        Maître, je crois qu’il y a une affaire à saisir ! dit-elle tout à trac.

Elle lui parla de la Revue, de la Nouvelle, de l’auteur inconnu, Luinel. L’entretien ne dura pas cinq minutes. Il dura trois quarts d’heure. Annabelle était obstinée. L’avocat était pressé, n’avait guère de temps à perdre avec des dossiers subalternes et des affaires  qui n’en étaient pas. Celles qui arrivaient sur son bureau étaient suffisamment nombreuses et complexes.  Mais avec Annabelle, il était face à un phénomène étonnant : à la fois une machine intellectuelle qui raisonnait bien, une voix et un ton qui savaient se faire convaincants, une présence qui jouait d’un charme évident et efficace. Difficile de résister au plaisir du moment, même quand un dossier vous attendait et que l’heure tournait. Difficile de ne pas se dire qu’il voyait naître devant lui quelqu’un qui serait peut-être demain un grand avocat. Histoire classique de la chrysalide qui se fait papillon. Voilà à quoi il assistait. Et il savourait le spectacle.

Annabelle avait préparé son intervention comme on bûche un dossier et qu’on prépare une plaidoirie. Son objectif était de convaincre qu’une affaire s’esquissait. Il fallait susciter suffisamment d’intérêt, que l’accroche soit suffisamment forte pour donner envie à son patron d’aller plus loin. Elle n’avait encore que peu d’éléments, elle voulait son aval pour continuer les recherches. Elle était impatiente, s’efforçait de ne pas le faire paraître. La rapidité de son débit verbal ne prouvait rien : tous les jeunes aujourd’hui parlent vite et sans bonne élocution. Mais une certaine fébrilité était sous-jacente. Cela amusa fort Luc-Henri Duval et lui rappela ses propres débuts.

**

Annabelle était une jeune femme qui terminait ses études juridiques. Elle avait fait Sciences Po, puis un master 2 en droit des affaires à Paris I Panthéon-Sorbonne, elle avait passé le concours du Capa qui donne accès au barreau moyennant un stage pratique. Elle en était à ce stade. Elle était brillante, lettrée, bonne juriste. Elle savait raisonner. Elle avait envie de réussir.

Elle avait été parmi les premières lectrices de la nouvelle Mystère. Chaque numéro de la Revue arrivait au cabinet de maître Duval et figurait sur le présentoir de la salle d’attente. La publication dénotait quelque peu parmi les documents juridiques ou les journaux du jour. Elle était souvent négligée par les visiteurs qui n’osaient pas s’adonner à la lecture de textes littéraires et légers dans l’enceinte d’un cabinet sérieux. Toujours à l’affût de l’insolite, Annabelle, elle, l’avait repérée. Chaque mois, elle empruntait deux ou trois jours le dernier numéro arrivé et le feuilletait tranquillement. Elle avait ainsi découvert dès l’origine le texte qui avait suscité un tel émoi médiatique, celui signé Luinel. D’emblée cette lecture avait fait tilt. D’ailleurs, avec l’arrogance juvénile qui la caractérisait souvent, Annabelle n’avait pu s’empêcher de laisser un commentaire sur le blog de la Revue.

Annabelle s’appelait bel et bien Annabelle et jugeait indigne d’adopter des pseudos pour intervenir dans la blogosphère. Elle était audacieuse et sans complexe. Elle était de bonne famille. Son père financier avait eu des mandats politiques locaux dans un département de l’ouest sous une étiquette apolitique, c’est-à-dire de droite. Il ne rejetait pas l’appellation désuète de « modéré ». Sa mère tenait une boutique de fanfreluches réputée, rue de Passy à Paris. Les deux époux ne se voyaient plus guère. Mais ils avaient choyé leur fille unique. Gentil minois, silhouette devenue gracile depuis l’adolescence, vivacité d’esprit, appétit de la vie constituaient, à leurs dires, les principales caractéristiques de leur future héritière. Il n’est pas certain qu’Annabelle ait eu sur elle-même une image aussi convenue. Elle avait d’ailleurs adopté un rouge à lèvre de couleur orange-sanguine qui lui donnait certes un air pétillant mais qui apportait des nuances très particulières sur un visage aussi vierge. On eut dit d’une jeune anglaise du siècle dernier, exploratrice de contrées lointaines.

Annabelle avait suivi l’affaire de la Nouvelle avec grande attention. « Je sens les choses » disait-elle un peu bêtement et parce qu’on avait dû le lui en faire compliment une ou deux fois. Elle sentait les choses en effet, percevait facilement la dimension politique des événements. Avec ses copines, elle s’amusait beaucoup des petits histoires des gens de pouvoir, des people célébrés par les journaux. Les affaires de cœur avaient la préférence des quelques amies avec lesquelles Annabelle commentait ces ragots. Elles croyaient retrouver chez ces stars du jour  les mécanismes affectifs et sentimentaux qu’elles connaissaient dans leurs propres vies. Tel président qui à peine séparé convole de nouveau, tel chef de parti qui s’acoquine avec une journaliste rencontrée sur une plage, autant de sujets qui leur permettaient d’aborder entre elles leurs propres parcours sur la Carte du tendre. Le tendre est parfois trash de nos jours. Mais Annabelle savait lire au-delà de l’écume des choses. Dans sa bande de trois ou quatre nanas polissonnes, elle passait pour l’intellectuelle qui ne pouvait s’empêcher de donner une dimension sociologique aux basses intrigues sentimentales ou aux manœuvres de cour. La nouvelle Mystère avait été pain béni pour elle. Elle avait compris d’emblée qu’un tel texte publié dans un tel moment n’était pas innocent. Les autres n’y avaient vu qu’un charmant épisode qui leur rappelait inévitablement des épisodes identiques de leur jeune existence : retrouver un ex- dans une ville étrangère quand on s’y balade avec son copain du jour, quelle excitation !

Annabelle n’était pas de ce genre de sauterelle. L’histoire pour elle, revêtait une autre dimension. C’était comme une expérience in vitro : sous ses yeux attentifs l’expérience s’était déroulée, enchaînant les effets les uns aux autres dans une logique imparable. Un texte anonyme évoquant obscurément la double vie d’un personnage fictif avait plus d’effet dans l’univers politique  et au sein de l’opinion publique que l’introduction d’une molécule d’hydrogène dans un bain d’oxygène. Texte, publication, étonnement sur l’anonymat de l’auteur, première interrogation sur la signification de l’histoire, rapprochement avec l’actualité, recherches confuses d’identités et jeu des comparaisons, violentes invectives échangées entre les camps partisans, forfait déclaré de certaines personnalités bien placées, récupération par des forces marginales, confusion la plus totale, dégoût de l’opinion et au bout du compte fort pourcentage d’abstention au scrutin majeur de la vie politique française. Jolie réaction chimique !

Il y avait une lecture évidente à faire de ce phénomène, celle que feraient les politologues de l’IEP : stat’, données sociologiques, références idéologiques, tout le toutim de ces messieurs de la rue Saint-Guillaume. Mais ce n’est pas ce qui intéressait Annabelle. Elle voyait autre chose.

Une conclusion restait dans son esprit : la signature de la nouvelle avait acquis en soi une puissance incroyable. L’affaire était désormais passée, classée. On ne savait toujours pas qui était l’auteur de ce texte, qui se cachait derrière le nom de Luinel. La question était restée sans suite. Mais, se disait Annabelle, il suffirait que le fameux Luinel propose un nouveau texte, les journaux, les revues, les éditeurs se battraient pour en assurer la diffusion.

Elle voulait convaincre son patron de se lancer dans une manœuvre. Le bruit avait été émis qu’aucun droit d’auteur n’avait été versé. Quelqu’un de la Revue ne s’en était pas caché. Comment aurait-il pu en être autrement puisque l’auteur était inconnu ? Or les énormes tirages que la revue avait effectués, la vente des numéros qui avait explosé par rapport aux chiffres habituels, le nombre impressionnant de tirés-à-part qui avaient été mis sur le marché tout cela représentait des « sommes impressionnantes ».

-        Impressionnantes ? Avait interrompu Maître Duval. Le mot est quelque peu exagéré, me semble-t-il. Détrompez-vous Mademoiselle, les droits d’auteur pour être impressionnants nécessitent une notoriété et des tirages autrement plus importants que ce qui concerne cette affaire. Parlez-moi du « da Vinci Code », là, oui, les sommes sont impressionnantes. Mais ici….

Annabelle voulait bien en convenir. Le mot ne collait pas. Il n’empêche que les sommes étaient là. Il semblait injuste, disait-elle, que ces sommes ne soient pas attribuées à celui auquel elles revenaient de plein droit.

-        C’est son affaire, commenta Duval.

-        Ce peut-être la nôtre, répliqua-t-elle du tac au tac. Si nous connaissions la personne qui se cache derrière le nom de Luinel, nous pourrions en devenir les conseillers juridiques pour qu’elle rentre dans ses droits. Je me fais fort de le convaincre d’accepter mm… , d’accepter notre aide.

Le lapsus avait failli surgir, elle s’était reprise à temps. Elle sollicitait l’aide de son patron, mais elle s’appropriait la question. Elle n’était pas naïve. Elle savait bien que les droits ne représentaient pas des montants colossaux. A fortiori les honoraires qu’un conseil juridique aidant à recouvrer ces droits ne seraient guère conséquentes. Mais l’affaire serait marquante. Se saisir d’une histoire qui avait fait un tel bruit, ce serait générer encore quelque belle rumeur. Et pour elle, Annabelle, ce serait bien démarrer.

Elle ne se dévoila pas si clairement à son patron. C’était inutile d’ailleurs. Pas besoin de lui mettre les points sur les i. Il avait compris. Il se souvenait de sa première affaire. L’affaire Coluche, cela vous dit quelque chose ? En 1981 le comique s’était fourvoyé dans une candidature à la Présidence de la République. De canular au début, l’histoire était devenue sérieuse, Coluche s’étant pris au jeu si ce n’est au sérieux. Or les bons mots de l’artiste faisaient florès et d’autres candidats les récupéraient pour ridiculiser leur adversaire. Rançon du succès. Duval qui débutait dans la carrière d’avocat, avait appelé Michel Colucci : « Vous vous faites plumer sans rien dire : laissez-moi vous défendre, vous récupérez des sous qui financeront votre campagne ». Coluche avait semblé être sensible à l’argument, mais instituer une appellation contrôlée des blagues de bistrot n’était-ce pas aller à l’encontre de son image ? Sur ces entrefaites, la campagne politique s’était poursuivie entre Giscard et Mitterrand - et sans lui.

Il avait eu du culot, Maitre Duval ! Aujourd’hui c’était au tour de la jeune génération.

Aidez-moi à identifier qui se cache derrière Luinel, demandait Annabelle. Elle sentait que Maître Duval faisait preuve d’une certaine bienveillance. Il n’avait pas mis fin à l’entretien et se montrait beaucoup moins distant qu’à l’habitude. Elle poussait ses avantages. C’était le moment où jamais.

-        Vous aider ? Rien que cela ! Me prenez-vous pour superman ? Si durant les longs mois de la campagne électorale, personne n’a réussi à percer le mystère, comment pensez-vous que j’y arriverais ? par quels moyens ? Décidément jeune femme, vous êtes bien naïve.

« Jeune femme ». Il avait employé cette appellation légère et désinvolte où perçait une nuance de sympathie, presque de tendresse paternelle. Annabelle perçut ce nouvel indice. A la question posée, elle avait de quoi répondre. Sa préparation était solide.

-        Vous êtes bien introduit auprès de la Société des Auteurs Littéraires, je crois. Vos affaires depuis longtemps vous ont fait nouer des liens étroits avec toutes sortes de personnes au sein de la SAL.

Société des Auteurs Littéraires, la SAL. C’est auprès d’elle, institution séculaire,  que tout auteur dépose ses manuscrits pour en sauvegarder ses droits. Un joli vieil hôtel du XVIIIème siècle jouxtant la Maternité du boulevard de Port-Royal abrite la Société. On ne peut que fantasmer sur ce que doit être cette caverne d’Ali Baba littéraire : un conservatoire inimaginable de mots, de projets et d’œuvres les plus rocambolesques. Un vrai foutoir ! C’est elle qui contient le dépôt sacré, pour ne pas dire le dépotoir, de tous les amours-propres littéraires. Vanité et grandeur !

Luinel avait-il envoyé une version de son texte à ce conservatoire ? Annabelle avait réfléchi. C’était possible mais pas certain. Il fallait imaginer l’état psychologique de celui qui avait rédigé la Nouvelle. S’il n’était qu’un fantaisiste de passage, il n’y avait aucune raison pour lui de déposer son texte. Mais le fait de se couvrir derrière un pseudonyme prouvait que l’approche était plus complexe. L’homme voulait se cacher, il avait une raison à cela. Laquelle ? Un auteur, même anonyme, qui rédige un texte du genre poil-à-gratter et qui l’adresse à une revue pour qu’il soit publié, n’agit pas n’importe comment. Voir la paternité de son œuvre récupérée à des fins différentes de ce qu’on a imaginé, n’est pas un risque que l’on accepte de courir. Ce serait humiliant, intolérable pour son ego.

Annabelle était prête à parier sur le fait qu’il existait un double du texte, oblitéré, daté, soigneusement conservé dans les archives de la SAL.

Il fallait faire jouer les réseaux. Manœuvrer. Pas évident de réussir à percer le mystère, à forcer les portes de la vénérable institution.  C’était un vrai Fort Knox. Mais il fallait y arriver. Car si dépôt il y avait bel et bien eu, alors on pouvait savoir qui l’avait effectué : nom, prénom, adresse. L’anonymat serait surmonté.

Seul Maître Duval était à même d’y parvenir. C’est pourquoi elle avait besoin de lui. C’est pourquoi, elle s’appliquait tant à le convaincre.

-        Vous avez une idée ? lui demanda-t-il. Une idée sur l’identité de cette personne. Vous avez déjà enquêté, fait jouer vos propres réseaux ? Vous êtes allée voir vos copains de Sciences Po, ceux qui œuvrent dans les agences d’intelligence économiques, les agents secrets de l’ère moderne. Vous avez mobilisé les underground de votre jeunesse ?

Cette façon d’énumérer toutes les autres possibilités, tous les autres chemins qu’elle aurait pu en effet emprunter, était-ce une fin de non recevoir qui s’esquissait ? Elle le craint brutalement. Le cœur se mit à battre, et comme toujours dans ces cas-là elle sentit le flux sanguin picoter son œil gauche au fil des veinules qui tapissaient la choroïde. Ce petit phénomène était habituel quand elle ressentait un stress. C’était une sensation très désagréable. Elle se leva. Ce fut un mouvement spontané, destiné à lui restituer une certaine confiance. Mais elle sut cacher son émoi grâce à une formule à l’emporte-pièce.

-        Maitre, je n’ai pas d’idée, j’ai une intime conviction.

Il apprécia le mot. Et d’un ton goguenard, il demanda :

-        Et quelle est-elle cette conviction ?

-        Luinel est un anodin. Il mérite qu’on le défende.

**

Maître Duval avait oublié depuis longtemps ces basses manœuvres. Il intervenait désormais dans un univers où les enjeux étaient importants, les querelles souvent de grande ampleur et les acteurs des gens de belle notoriété. Non pas qu’il se cantonnât qu’au niveau des grands principes et des nobles démonstrations. Quand on défend un client, on est bien obligé de descendre dans l’arène, de se colleter à des adversaires pas toujours très loyaux et de manœuvrer avec habileté. On a recours aux subtilités de la procédure pour faire tomber sans gloire mais avec efficacité, celui auquel on se confronte. Etre avocat c’est avoir affaire à la vraie vie, comme disent les politiciens, c’est connaître les turpitudes humaines. Maître Duval n’avait pas la réputation d’un petit saint. Il avait la réputation d’un homme qui faisait en général gagner ses clients.

Quand il lui fallait traiter des détails connexes, quand il lui fallait avoir recours à des démarches border line il en laissait le soin à certains de ses collaborateurs. L’accueil d’ailleurs de jeunes étudiants du Capa dans son cabinet n’était pas innocent. Il s’en servait sans scrupules pour certains de ces agissements, prétextant qu’il les formait ainsi aux réalités de la profession.

Or voilà que le jeu était inversé. C’est lui qui cette fois était employé à pourchasser de manière peu déontologique une vérité fuyante. Oui, il avait des contacts au sein de la SAL, oui, il pourrait se débrouiller pour… Il pourrait essayer, tout au moins.

Essayer ? Le mot le fit sursauter. Il était 20h30, il se retrouvait seul dans son vaste bureau de la rue La Fontaine, le dossier Patrick Desmores contre Sarl Caprixe déposé devant lui et il gambergeait. Essayer ? Quelle résonnance avait ce mot soudainement. Certes il l’employait à l’occasion, quand une affaire semblait aléatoire mais qu’elle présentait une certaine probabilité de succès : « nous allons essayer d’obtenir… » disait-il à son client. La plupart du temps il réussissait, quelques fois il avait échoué. « Je vous avais prévenu, ce n’était pas gagné d’avance… » Mais ce soir le mot « essayer » disait autre chose. Il venait à son esprit comme à l’esprit du jeune homme audacieux mais incertain qu’il avait été. Il avait la tonalité de l’hésitation et de l’aveuglement. C’était un mot désespéré. Un mot de la Fureur de vivre. Je vais essayer et puis tant pis…

S’il ne réussissait pas, quelle claque. Quelle honte vis-à-vis de la jeune Annabelle. Son prestige de vieil as du barreau, d’avocat brillant et d’homme arrivé ne s’en remettrait pas.

Cela lui fit l’effet d’un coup de fouet.

Peu importe comment il s’y prendrait, quelles ruses, quels stratagèmes il emploierait, mais ses correspondants, il les ferait parler. Et cette information, l’identité du dénommé Luinel à laquelle tenait tant sa jeune stagiaire, il la lui trouverait. Foi de Duval.

Une semaine plus tard il avait l’information.

**

Il lui rendait un dossier sur lequel elle avait planché. Elle avait respecté la commande, une recherche jurisprudentielle sur une querelle de marque entre deux groupes industriels. Qui avait l’antécédent ? Contrairement à ce qu’on pense la question n’est pas si simple. De nombreux cas posent le problème et il était bon de faire le point en la matière. La recherche était substantielle, mais une affaire demandait encore à être explicitée. Elle allait compléter.

Neuf jours étaient passés depuis leur entretien du soir. Ils avaient eu l’occasion de se revoir, de se croiser. Pas une interrogation n’avait surgi, mais à chaque fois un regard fervent se posait sur lui une fraction de seconde. Puis se reprenait et retrouvait ses expressions de réserve professionnelle. Ce jour-là, à la fin du bref échange professionnel, la jeune stagiaire se levait une nouvelle fois sans ajouter quoi que ce soit. Elle ramassait ses affaires et s’apprêtait à partir. Un dernier regard toutefois, de grands yeux silencieux qui insistaient. Maître Duval avait le vrai nom de Luinel depuis 48 heures. Il n’avait rien dit encore. Aucune raison de se précipiter, n’est-ce pas. Il laissa passer le regard, se replongeait déjà dans ses autres papier quand elle se levait et se dirigeait vers la porte du bureau. Le parquet craquait dans la vénérable pièce.

-        Dites !

Elle tressaillit, se retourna et aussitôt s’en voulut d’avoir réagi si vite. « Faut que tu te maîtrises, ma vieille », se dit-elle au même instant. Lui gardait la tête baissée, laissait de nouveau le silence s’instaurer. Il jouait au chat et à la souris. C’était dérisoire, il le savait bien, c’était puéril, mais il ne pouvait s’empêcher d’agir de la sorte. S’être soumis aux desiderata de la jeune stagiaire l’agaçait lui-même et appelait une compensation.

-        Le complément que je vous demande, il me le faut pour demain soir.

C’était une dernière banderille, plus dérisoire encore que les autres. Car aussitôt, avant même qu’elle eut le temps de ressentir de la déception, il ajoutait :

-        Ah, et puis j’oubliais : il s’appelle Christophe Martin.

-        Christophe Martin ? Mais il doit y en avoir des millions de Christophe Martin !...

-        Lui, il habite à Banniard dans le département du Cantal.

Elle n’ajouta qu’un modeste « Merci Monsieur » au lieu du « Merci, Maître » habituel, mais quel regard éperdu elle lui jeta ! Il le garda longtemps sur la rétine.

Il avait conclu par cette phrase qui devait marquer l’histoire

-        Vous aviez raison, votre homme est un anodin. Ce n’est qu’un maquignon.

Signaler ce texte