Elections générales - Chap. 6

luinel

Chapitre VI

Un maquignon, Luinel ?  Bien sûr que non. Ce n’est pas parce qu’on vit dans un patelin perdu sur les estives, que l’on est nécessairement un paysan arriéré. Un vieux cantalou resté derrière son troupeau de vaches n’aurait pas écrit ce genre de texte. Non ce pouvait être un solitaire, un parisien émigré, un ancien mondain, un neurasthénique ou même un notable local revenu de tout. Un anodin mais pas un maquignon !

Il fallait aller voir. Annabelle détenait une information qui allait dans le sens de son intuition – « de son intime conviction » comme elle avait dit. Elle allait s’y accrocher. Elle allait explorer, creuser, enquêter. Elle tirerait le fil. Qu’un type obscur produise un texte qui avait révolutionné le monde médiatique pendant la campagne de ces derniers mois représentait un paradoxe à exploiter.

Objectif : déterminer à qui on avait à faire. Une vraie plume ou pas. Une plume d’avenir ou non. Quel était le potentiel de cette affaire, au-delà même des droits récupérables sur le premier texte. Etait-ce une affaire à un coup – convaincre l’homme qu’il pouvait et devait récupérer ses droits d’auteurs sans pour autant révéler son identité au grand public – ou était-ce une affaire à suites ? Annabelle imaginait vite, imaginait loin. Elle se voyait presque transformée en agent littéraire. Mais il était trop tôt. Il fallait cerner le personnage, comprendre sa psychologie. Après, oui, on pourrait agir et  manœuvrer.

Elle se décida aussitôt. D’ailleurs elle se décidait toujours vite – au risque même de se précipiter, l’avertissaient parfois ses professeurs. Elle irait sur place et rencontrerait Christophe Martin. Pour convaincre un quidam, rien ne vaut le face à face. Elle avait foi en elle-même, en ses capacités de conviction et en son charme conquérant.

Annabelle se démena. Maître Duval la laissait faire. Il l’observait avec amusement. Elle ne lui disait pas tout. Mais ils échangeaient souvent. Ils avaient pris l’habitude d’aller boire un verre parfois vers 18h30 avant que l’avocat ne reprenne l’étude de ses dossiers ou n’aille en ville, à une conférence, une réunion, un dîner. Il le lui avait proposé, pour savoir ce qu’elle ferait de l’information obtenue. Une première fois s’était rapidement transformée en pratique régulière. Ils allaient jusqu’à Michel-Ange, s’asseyaient à la terrasse d’une brasserie, buvaient une bière pression.

-        Vous avez raison de ne pas tout me dire, Mademoiselle. C’est vous qui pilotez les choses. Si j’étais au courant de toutes vos intentions et de tous vos projets, je vous donnerais inévitablement des conseils comme en donnent les quinquagénaires. C’est-à-dire des conseils de prudence ; c’est-à-dire des conseils de dissuasion.

Elle souriait d’un sourire orange-sanguine, étrangement frais et aventureux. Leur pause à la terrasse durait une vingtaine de minutes. Luc-Henri Duval n’était pas devenu amoureux de cette jeune stagiaire, et même si elle l’émoustillait un peu, il ne s’attardait guère à cet aspect de leur relation. Ce qui lui plaisait chez elle, c’était cette inconscience bravache, cette volonté d’y aller et de se faire une place sous le soleil par ses propres moyens et de sa propre façon. Elle avait plus d’allant encore qu’il n’en avait eu à son âge et cela suscitait chez lui une tendre nostalgie. Il se voyait en elle mais comme un élève se voit en son maître. Etrange retournement des choses. Elle, la jeunette, lui en remontrait.

Comme il n’était pas question de lui avouer quoi que ce soit en ce domaine, Maître Duval quand ils étaient attablés face à leurs demis respectifs, restait dans un entre-deux. Entre une impossible amitié et la relation professionnelle traditionnelle, entre le conseil d’incitation et l’avertissement dissuasif, entre la confidence et le silence, entre la complicité et la séduction. Les paroles étaient peu nombreuses. Et il faut avouer que sur tous ces registres, Annabelle lui donnait bien la réplique.

Il faut avouer aussi qu’elle avait besoin de lui. Il était évident que Maître Duval ne pouvait être juge et partie. Etant l’avocat de Jean-Marie Abelouf et de la Revue, il ne pourrait se permettre de s’avancer beaucoup dans la défense des  intérêts de l’auteur. Conseiller de l’un, conseiller de l’autre, il fallait choisir. Mais il pouvait l’aider à la marge, sur des aspects pratiques, pour recueillir des tuyaux ici ou là. Il possédait un large réseau de relations. C’était pour Annabelle un partenaire précieux

Quand elle lui fit part de sa décision d’aller sur place rencontrer Christophe Martin, Maitre Duval la regarda droit dans les yeux et perdit sur l’instant l’expression incertaine qu’il adoptait quand ils allaient boire ce boc de 18h30 et qui avait frappé la jeune femme dès la première fois. Maître Duval retrouva cet air pénétré et grave qu’il avait quand il commentait un dossier important.  Elle fut étonnée du changement et l’entendit lui dire tout simplement :

-        Oui, vous avez raison.

**

Elle avait décidé de jouer la randonneuse aguerrie qui traverse le Massif Central à pied, cherchant son gîte à chaque étape. On était en plein été, la saison touristique était commencée.

Le vendredi 6 juillet, elle arriva dans un gros bourg du canton de Condat, après un trajet en train jusqu’à Riom-ès-montagne, suivi d’une partie en taxi. Elle était grimée, attifée comme il le fallait mais toujours avec ce petit je-ne-sais-quoi qui faisait dire aux hommes : « jolie, la fillette ! ». A l’Office du tourisme du bourg, elle fut reçue par une femme un peu froide au début mais qui se dégela progressivement, tant la gentillesse d’Annabelle savait être  communicative.

Celle-ci parla de son itinéraire, de ce qui devait être l’étape de la journée : remontée vers le nord jusqu’au département suivant. Les gens du Puy de Dôme n’étaient pas des Cantalous, on le lui fit bien sentir. La femme lui conseilla donc de faire étape de ce côté-ci de la frontière départementale. Au-delà ce serait à ses risques et périls.

La remarque fut une aubaine. Ou pourrait-elle trouver un hébergement ? Y avait-il possibilité dans les hameaux du plateau ? Elle cita alors le nom de Banniard.

-        Banniard ? lui dit-on, étonné. Il n’y a personne.

-        Personne ? C’est donc un hameau en ruines ? D’après la carte, pourtant…

-        Non, pas en ruines. Personne, c’est façon de parler. Mais vous verrez, c’est pas la ville ! Il y a trois maisons. Pas plus. L’une d’elles est occupée par une vieille femme qui survit avec son poulailler et son potager ; mais ce n’est pas fait pour une jeune comme vous. C’est crasseux comme vous ne pouvez-pas imaginer. L’autre, celle d’en face, elle est occupée par le fils Carioux, un gars qui fait du transport, sauvage comme pas un. Rien de bon.

-        Et la troisième ?

Elle avait le cœur qui battait, la petite Annabelle, en posant la question. Tout se jouait avec la réponse qu’on lui ferait.

-        Les Martin ? Ah ne m’en parlez pas. Ce sont des parigots... Ils sont venus ici pour être tranquilles. Mais au bout du compte, je ne sais pas, je crois que l’isolement leur pèse. Tiens, c’est vrai ça, vous pourriez peut-être essayer chez eux.

Alors Annabelle donna tout son talent. Elle retrouva les airs un peu garçon manqué qu’elle avait perdus depuis qu’elle évoluait dans les milieux professionnels, depuis aussi qu’elle avait quitté sa quinzième année, une décennie déjà. Elle sentit que l’hameçon avait pris. Il fallait en savoir plus. Et avec cet air là et son savoir faire, elle enchaîna les échanges avec la femme de l’Office du tourisme. Cela l’amena bien loin des préoccupations d’itinéraire qu’elle était censé afficher. Mais c’est ce qu’elle recherchait.

Christophe Martin était un ancien ingénieur qui avait été licencié au début des années 2000. Il avait la quarantaine. C’était un inventeur né, un rêveur industrieux, qui n’avait pas les pieds sur terre. Probablement était-ce là la raison qui expliquait son divorce avec l’industrie et le monde de l’entreprise. Il bidouillait avec talent des machines étranges, accessoires de télé, de home cinéma, d’appareils photo numériques, machines qu’il essayait de faire breveter. Il était capable de tout faire dans la maison, dès lors qu’il ne s’agissait pas de manipuler du papier, de faire de l’administratif. A croire, disait-on, qu’il ne savait pas écrire.

L’expression fit sourire Annabelle. Pas écrire ! Si la dame de l’Office du tourisme savait ce qu’il avait fait ! Tout ce ramdam au cours de la campagne électorale c’était lui ! Cette explosion des ventes d’une obscure Revue littéraire c’était lui ! Lui, cet homme perdu dans les estives.

Comme toujours Annabelle ne mit pas longtemps à se décider. Quand une opportunité se présentait il fallait savoir la saisir quels que fussent les risques. L’opportunité, elle la tenait. Elle était convaincue que s’il avait été là, au fait de ce contexte, son patron l’aurait encouragée. Inutile de tergiverser donc, elle avait les informations nécessaires. Cela lui brûlait les doigts d’aller maintenant frapper à la porte. De se confronter à Christophe Martin, de le mettre au pied du mur de ses contradictions et d’emporter le morceau. Seule.

Elle arriva à Banniard en fin d’après-midi ce vendredi 6 juillet. Le temps, comme souvent dans ce pays, avait changé. La belle lumière d’été avait disparu. Le ciel s’était chargé de  gros nuages noirs. Il faisait lourd. Un vent orageux commençait à souffler sur le Cézallier. Banniard était sur le plateau, perdu dans l’espace immense et vide. Une terre dénuée de toute limite. Une terre d’isolement aussi. Liberté ou prison ? Tout dépend de ce qu’on a en tête. Trois maisons en effet, s’étaient regroupées de part et d’autre de la petite route qui traversait le pays. Trois maisons avec un petit jardin de curé, des appentis, des dépendances, une cour. Pas de clôture, pas de portail.

Annabelle, sac au dos, pataugas aux pieds s’arrêta et écouta. Rien. Rien que le bruit du vent, le froissement d’ailes des derniers oiseaux qui volaient précipitamment pour s’abriter de l’orage menaçant et le craquement des branches sur les arbres du hameau. Elle s’approcha. La maison des Martin était la deuxième à gauche. Une fenêtre au rez-de-chaussée était entrouverte. Et Annabelle perçut alors le clapotement mécanique et sourd que font les doigts qui s’activent sur les touches d’un clavier. C’était à peine audible, imperceptible, si l’on ne faisait que passer. Mais Annabelle faisait plus que passer.

Elle marcha droit vers la porte et toqua d’un doigt. Une fois. Deux fois. A la deuxième fois, une voix de femme qui s’envola par la fenêtre entrouverte cria :

-        Christophe !

-        …

-        Descends voir, j’ai entendu du bruit. A la porte.

Et en même temps, elle demanda à destination de l’extérieur :

-        Y a quelqu’un ?

Annabelle ne répondit pas tout de suite. Elle continua d’écouter. Le bruit sur le clavier lui parvenait toujours comme si rien ne s’était passé, puis il y eut les craquements d’un escalier sous le poids de quelqu’un qui descend. Alors elle dit :

-        Oui. Excusez-moi !

-        Va voir, dit la femme à son mari qui arrivait.

La porte s’ouvrit. Un homme, Christophe Martin, apparut dans l’embrasure, barbu, un peu débraillé, s’essuyant encore les mains sur un vieux torchon. Il avait interrompu un travail manuel. Il était grand, costaud, plein d’énergie. Il eut l’air de se radoucir brutalement face à la silhouette gracile qui s’offrait à lui. Etonné, il se demandait ce que pouvait bien faire cette jeune fille devant sa porte. Elle joua son rôle à la perfection. D’ailleurs compte tenu du tonnerre qui commençait à gronder, ce n’était plus vraiment un rôle. La réalité rejoignait la fiction. Ne serait-ce que pour un moment, elle avait vraiment besoin d’un abri. Cela l’aida à trouver le ton juste.

Christophe Martin était un homme plutôt sympathique. C’était un rêveur comme le sont parfois les hommes de la technique absorbés par leurs machines, mais ce n’était pas un ours. Il l’accueillit, la fit entrer, lui offrit de la décharger. La porte donnait directement sur la cuisine qui faisait aussi office de salle de séjour. Là-bas la voix féminine continuait de s’élever :

-        Qui est-ce, Christophe ?

-        Une jeune randonneuse qui cherche à s’abriter.

-        Fais-la entrer, propose-lui à boire.

Que faisait cette femme, que faisait-elle d’autre que tapoter sur un clavier et donner des directives, au loin ?

-        C’est ma femme, chuchota Christophe en direction d’Annabelle.

Les choses se passèrent assez vite, plus vite peut-être qu’il ne l’aurait fallu. La jeune fille et l’homme qui l’avait faite entrer papotèrent un peu malhabilement. Ils étaient autour de la table centrale qui servait probablement pour les repas ; elle, assise parce qu’on l’en avait invité, lui demeuré debout. « D’où venez-vous ?», « où allez-vous ?», « par où êtes-vous passée ?» les expressions toutes faites, des questions dont les réponses vous indiffèrent. Et puis tout de même une question qui parue saugrenue à Annabelle : « vous êtes passée par le Limon ? ». Elle ne savait pas ce qu’était le Limon. Elle comprit qu’elle n’avait pas assez potassé la carte. Mais elle s’en tira par un commentaire général : « vous avez un beau pays ».

Et puis après une légère pause, alors qu’elle avait terminé son verre d’eau et que le vide menaçait dans le face à face qui s’était improvisé, elle passa à l’offensive. Elle décida de jouer le tout pour le tout, trop impatiente, trop malhabile malgré sa préparation. Au fond, n’était-elle pas venue ici pour les quelques mots qui sortaient de ses lèvres ?

-        Je ne suis pas une randonneuse, Monsieur.

-        Vous allez où ?

-        Non, je ne suis pas une randonneuse. Je ne vais nulle part. Je venais simplement vous voir.

Sans savoir pourquoi, elle parlait bas, comme si d’instinct elle n’avait pas voulu que la femme dans la pièce d’à côté entende ses propos. L’homme qu’elle avait en face d’elle ne comprenait pas. Il la regardait toujours du même regard réservé mais plutôt bienveillant. Il restait debout, près de la table couverte de toile cirée.

-        Si je peux vous renseigner. Je connais bien le pays, vous savez, les chemins…

-        Vous m’avez mal entendue, Monsieur. Je suis… je viens de Paris pour vous parler.

Au même moment, la voix s’éleva encore une fois :

-        Si elle veut qu’on l’héberge, dis-lui qu’il n’y a pas de problème.

Mais Christophe avait changé d’expression. Il ne répondit rien, ni à l’une, ni à l’autre. Il s’était crispé et attendait la suite.

-        Tu m’as entendu, Christophe ? cria la femme.

Mais au même moment, Annabelle insistait :

-        Je suis venue de Paris pour rencontrer Luinel.

Aussitôt il y eut un « chut !», précipité, impératif. Christophe Martin avait mis un doigt sur ses lèvres. Il en oubliait de rassurer sa femme de l’autre côté de la cloison.

-        Hein ? dit-elle

-        Oui, oui. je le lui dis.

Puis mezza voce, en direction d’Annabelle :

-        Que me voulez-vous ?

-        C’est bien vous Luinel, n’est-ce pas, affirma Annabelle.

-        Oui… Non… enfin… Quoi, qu’est-ce que vous voulez ?

Le dialogue s’enclenchait difficilement, mais ce n’était pas fait pour arrêter Annabelle. Elle s’était jetée à l’eau il fallait aller jusqu’au bout. Elle essaya de lui expliquer par des phrases courtes et percutantes ce qu’elle venait faire. C’était en quelque sorte sa première plaidoirie – ou tout comme. Convaincre. Taper, cogner, trouver les mots pour gagner celui d’en face. Elle venait parce que le texte qu’il avait rédigé avait eu un succès incroyable. Inespéré. Il avait des droits. De l’argent qui lui revenait. Elle était là pour l’aider.

Lui, il réagissait avec un temps de retard. A la phrase suivante de la jeune femme, il pensait encore à la phrase précédente. C’est le mot « succès » qui le fit répondre.

-        Du succès, je le sais. On ne vit pas en reclus. Qu’est-ce que vous croyez ? Ici. Mais…

Mais elle continuait. Elle avait fait les calculs. Elle allait sortir ses feuilles. Le mot « droits » revenait sans cesse. Elle citait les articles du code de la propriété intellectuelle. Des exemples de jurisprudence où l’éditeur avait omis de verser le dû, avait été condamné, même en l’absence de contrat. La Cour d’appel, la Cour de Cass. Il fallait seulement une preuve pour aider les juges.

Elle s’aperçut qu’elle allait trop loin. Il faisait une mine renfrognée. Ne disait plus un mot. N’écoutait peut-être plus. Elle l’avait effrayé, c’était probable, à vouloir tout déballer pour le mettre k.o. Elle devait rétropédaler. Calmer le jeu. Elle s’arrêta, presque essoufflée par ses envolées brouillonnes.

-        Vous… vous pouvez réfléchir… Je…

-        Réfléchir à quoi ?

-        Ben… à ma proposition… à ce que je viens de vous dire.

Alors à voix haute, reprenant son ton du départ, comme s’il renouait avec la situation d’origine, tant pour lui que pour la galerie, il dit :

-        Venez, Mademoiselle, je vais vous présenter à ma femme.

Elle se leva, il l’entraîna vers la pièce d’à côté. Etrangement il y avait une différence de niveau entre les deux sols, comme s’il s’agissait de deux bâtiments distincts, raccordés depuis longtemps. Un plan incliné venait corriger ce décalage. La pièce d’à côté n’était pas un salon comme Annabelle s’y attendait, avec canapé, télévision et table basse. C’était un bureau, une salle de travail. Il y avait une table de dessin, comme chez les architectes, un petit chevalet, vide à cet instant, et un bureau avec ordinateur. Partout des grands cartons, des feuilles, des esquisses, des calques, des toiles. A l’ordinateur, une femme. La femme à la voix annonciatrice.

-        Camille, je te présente…

-        A vous voilà !  Bienvenue Mademoiselle.

La femme, une brune aux cheveux libres, se retournait mais ne se levait pas.

-        Je vous laisse venir à moi… Je suis en plein travail, comme vous pouvez le constater.

Elle était assise dans un fauteuil d’infirme. Elle ne marchait plus. Elle travaillait en effet, face à son écran s’activant sur un logiciel graphique. Elle commenta. Elle était dessinatrice. Elle travaillait aussi bien sur des projets de dessins animés, des BD ou l’illustration pour livres d’enfants.

-        Ah, vous écrivez des livres pour les enfants ?

La phrase avait jailli de la bouche de la visiteuse.

-        Non, non. Je les illustre. Les écrire, écrire des scénarios, des histoires, j’en serais bien incapable.

Annabelle passa la soirée avec ses deux hôtes, dans cette pièce. L’orage avait fini par éclater. Il n’était pas question qu’elle reparte. D’ailleurs la moindre maison prochaine était à des kilomètres. Camille, la dessinatrice, lui répéta de vive voix qu’elle pouvait bien sûr rester pour la nuit. Christophe ne commenta pas. Ils parlèrent de la région, de leurs activités. C’était surtout Camille qui intervenait. Annabelle ne pensait qu’à une chose : se dégager.

-        Comment me dépêtrer de cette situation, comment faire pour me retrouver seule, en tête-à-tête avec l’homme. Il n’a pas voulu me répondre. Pourquoi ? Je perds mon temps avec toutes ces civilités, ces bavardages.

Mais elle entendit mentalement son patron, Luc-Henri Duval, lui dire : non tu ne perds pas ton temps, tu gagnes leur confiance ; c’est un  point de passage obligé. Ne sois pas si pressée, ma petite.

La soirée se prolongea. Annabelle ne savait plus très bien quel rôle jouer : celui de la randonneuse ? Vis-à-vis de la femme c’est ce qui était le plus évident. Vis-à-vis de l’homme ça ne convenait plus guère. Celui de la croqueuse de sous, de la chasseresse de contrat ? Il semblait que le mari ne voulait pas évoquer devant sa femme l’activité tenue sous le nom de Luinel. Alors ? Avant d’aller plus loin, elle devait vraiment lui parler de nouveau.

Il fallut bien après la soupe et le fromage qu’on lui montre là où elle coucherait. C’était dans un réduit à l’étage. La maison pour l’essentiel était de plain pied. Normal, compte tenu de l’état de Mme Martin. Mais il y avait cependant un étage, en fait des combles aménagés, où Christophe Martin avait installé ses ateliers. Dans les espaces restants, on pouvait loger des gens de passage. C’est donc à ce moment-là qu’ils se retrouvèrent de nouveau tous les deux.

-        Excusez-moi Monsieur, mais je suis bel et bien venue pour ce que j’ai évoqué tout à l’heure. Je vous le répète, il y a de l’argent à gagner.

Ils se trouvaient dans le petit couloir qui permettait l’accès aux ateliers. Il la fit entrer précipitamment dans un de ces espaces, referma la porte pour mieux s’isoler.

-        Arrêtez avec vos histoires. Je ne veux rien entendre. Ni argent, ni contrat, encore moins procès et tutti quanti. C’est clair ?

-        Mais c’est bien vous, Luinel. C’est bien vous qui avez écrit cette Nouvelle qui a mis le pays sans dessus dessous. Pourquoi l’avoir publiée ? Pourquoi l’avoir produite si c’est pour tout renier maintenant ?

-        Je ne renie rien, mais je me moque de votre argent. Tout cela ne vous regarde pas. C’est un défi avec ma femme, une histoire entre elle et moi. C’est tout. Je ne vous en dirai pas plus. Ce n’était pas pour gagner de l’argent.

-        Non mais il n’empêche que…

Il était dur, avait pris un ton ferme et décidé en décalage flagrant avec l’image flottante qu’il donnait au premier abord. Elle, elle sentait que les choses commençaient à lui échapper ; et du coup une sourde colère montait en elle. Se heurter à un tel mur la confrontait à son impuissance, ou à un manque d’habileté qu’elle ne pouvait s’avouer.

Elle s’enferrait :

-        Je suis avocate ! Vous pourrez vous reposer totalement sur moi. Vous n’aurez rien à faire, qu’à signer.  Je préparerai tous les papiers.

-        Vous ne comprenez donc pas ?

Non, elle n’arrivait pas à comprendre son refus. Elle persistait. En vain. La seule chose qu’elle obtenait c’était un aveu. Il s’était laissé dépasser par les conséquences. Jamais il n’aurait songé à un tel effet. Mais le plus étrange c’est qu’il parlait toujours à la première personne du pluriel. Nous. Nous. Qui donc avait écrit le texte. Lui, qui avait une réputation de technicien incapable d’écrire trois mots ? Elle, qui s’adonnait au dessin et se disait inapte à l’écriture de scénarios ? Eux deux, ensemble ? Eux deux qui auraient cherché à…

-        Cela ne vous regarde pas. Vous ne pensez pas qu’il existe des affaires qui doivent rester secrètes ? Intimes. C’est une histoire entre ma femme et moi.

On retournait au point de départ. Des mots revinrent en mémoire dans la tête d’Annabelle, des mots qui constituaient les premières phrases de la Nouvelle : Il existe des histoires à tout jamais ignorées de nous. Des histoires qui ne seraient mystérieuses que si elles étaient portées à notre connaissance. Mais l’affaire restant ignorée, le mystère n’existe pas. Elle les lui cita. Il en fut surpris. Elle savait donc ce texte par cœur ? Pourquoi ?

-        Vous voyez ajouta-t-elle. Il est trop tard. Cette affaire a été portée à ma connaissance. Je sais qui a écrit le texte. Vous et votre femme. Tous deux. Vous ne dites pas le contraire. Le mystère existe car l’affaire a été portée à la connaissance d’une personne, moi, et que je peux rendre cette affaire publique. Vous ne pouvez plus reculer.

Il la regarda d’un air peiné, presque paternel. Elle ne comprenait donc pas ?

-        Ce qu’on écrit n’est pas forcément ce qu’on vit, mademoiselle. Pour la dernière fois, je vous dis que la fabrication de cette nouvelle ne regarde que ma femme et moi.

Elle tenta une ultime passe :

-        Alors pourquoi n’en pas parler devant elle ?

-        Vous n’aurez pas la réponse à cette question.

C’était dit sur un tel ton, avec une telle autorité qu’enfin, enfin, elle baissa la garde. Cela dut se traduire dans son attitude physique, son expression, son maintien car Christophe Martin, sans un mot, rouvrit la porte de l’atelier, la conduisit à la petite chambre et lui montra l’endroit où elle pouvait s’installer.

En partant il lui dit :

-        Bonne nuit Mademoiselle.

-        Bonne nuit, Monsieur.

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