Elections générales - Chap. 7

luinel

Chapitre VII

Elle dormit mal. Pourtant tout était calme autour d’elle. Elle n’avait jamais entendu un tel calme, un tel silence. Elle avait beau être dans une chambre, une pièce mansardée et de faible superficie, elle croyait percevoir les vastes espaces entourant le hameau. Pourquoi ? Etait-ce à cause du vent qui soufflait, de l’air qui vibrait, de quelques bruits d’oiseaux nocturne, d’une fraîcheur naturelle ? Ou n’était-ce pas simplement parce qu’en arrivant dans cette maison on gardait en tête, présente de manière indélébile, la conscience de l’immensité du plateau ?

Elle se retourna toute la nuit sur son matelas, ne réussissant pas à trouver la bonne position, mal à l’aise, énervée. Sa jambe gauche était parcourue de flux nerveux, puis ce fut sa jambe droite. Les pensées passaient dans sa tête, tournoyaient, parfois l’une d’elles devenait subitement obsessionnelle – ainsi d’une question sur la manière dont la maîtresse de maison pouvait bien vivre ici dans une chaise roulante – puis se dissolvait, laissant place à d’autres idées, d’autres images.

Elle avait échoué. Cette sensation d’échec dans l’obscurité de la chambre prenait une ampleur maladive, presque douloureuse. Elle avait échoué à convaincre Christophe Martin de lui faire confiance. Elle avait échoué à comprendre la raison de son refus. Elle avait échoué à percer leur mystère. Elle avait pensé qu’en se rendant sur place, le contact direct lui permettrait de réussir, elle s’était trompée. Trompée du tout au tout.

Ca commençait donc comme ça ? La question surgit en elle tout à coup. Comme un mal au ventre. La question s’installa, se développa et bientôt elle fut là, dans la tête d’Annabelle, dans son corps, dans ses membres, comme si elle avait toujours existé. Question maléfique. Etait-ce donc ainsi ? Les débuts professionnels, la première initiative, les ambitions d’avocate devaient-ils être marquées par cet échec, ici, sur le plateau du Cézallier ? Cette incapacité à réussir face à un bonhomme obstiné et mystérieux marquerait-elle définitivement une pratique professionnelle qui en était au premier pas. Elle, Annabelle, irait-elle désormais d’échec en échec.

Alors, renoncer ?

Il faisait noir. Elle se sentait oppressée. Elle alluma sa lampe de poche. Elle fut étonnée : autour d’elle la chambre était encore plus petite que ce qu’elle croyait. Elle avait chaud. L’air était frais pourtant, mais elle avait chaud. Elle se redressa, puis se leva, faillit se cogner contre la pente de la mansarde. Elle étouffa un juron, jeta un coup par la vitre du velux. La nuit dehors resplendissait. L’orage était passé. Ce seul coup d’œil fit baisser la tension. Il réanimait les sensations de vastitude qu’Annabelle avait gardées en elle au moment où elle avait éteint puis qui s’étaient dissoutes dans la tisane de ses angoisses.

Elle se sentait réveillée désormais. Elle était sortie de l’ambiance glauque de l’insomnie nocturne. Elle avait retrouvé ses réactions, ses pensées habituelles, son tempérament diurne. Le sentiment de fatalité dans l’échec se dissipait. Elle regarda l’heure. Il était deux heures du matin. Ainsi donc elle était restée trois heures à gésir dans ses sombres pensées !

Elle décida d’aller boire un verre d’eau. Après elle pourrait se recoucher et réussit à s’endormir. Après tout, la vie continuait.

Elle ouvrit précautionneusement la porte de sa chambre après avoir enjambé son sac à dos et manqué se prendre un pied dans l’enchevêtrement des bretelles et des lanières. Elle écouta : aucun bruit. Elle avança, torche électrique en main, s’efforça de ne pas faire trop craquer porte, plancher, escalier. En arrivant en bas et passant devant une pièce fermée, elle entendit un ronflement. Pas très fort mais régulier et obstiné. Il paraît que dans les refuges… Elle pensa à des propos que des amis randonneurs lui avaient tenus et cela la fit légèrement sourire. Elle réussit à trouver la cuisine, cette pièce à vivre par laquelle elle était entrée au moment de l’orage. Tout était rangé, tout. Un ordre absolu régnait dans cette pièce. Pas une miette, pas un fruit, pas une casserole, pas un torchon. Une cuisine modèle. C’en était presque inquiétant. Il fallut ouvrir un placard, puis un autre pour trouver un verre. Elle ouvrit le robinet, tâta l’eau comme elle le faisait toujours chez elle ; l’eau était d’une fraîcheur de torrent.

-        Vous aviez soif ?

Une voix tout à coup. Des pulsations dans la poitrine d’Annabelle. « Je suis en petite tenue !» se dit-elle. Instinctivement, elle replia ses bras sur sa poitrine. Et resta figée.

-        Je vous ai surprise ?

C’était une voix féminine. Annabelle se retourna. Elle vit Mme Martin dans son fauteuil roulant se dessiner en ombre dans la pièce obscure. Elle n’avait entendu personne venir.

-        Excu… Excusez-moi. Vous étiez là ?

-        Oh je dors très peu. Et la nuit j’ai l’habitude de circuler, de me promener. Je poursuis mon travail souvent.

C’est à ce moment-là qu’elle aurait dû poser la question : « vous écrivez, aussi ? ». Mais Annabelle était trop sous le coup de la surprise. Et c’est bien plus tard qu’elle repensa à cet instant. La question aurait fait tilt.

Elles échangèrent quelques phrases. Des phrases conventionnelles. Mais Mme Martin n’en restait jamais à une politesse superficielle.  Elle était d’une gentillesse, d’une ouverture et d’une curiosité plus authentiques et qui la faisaient aller plus loin. Elle semblait vraiment aimer le contact. Mais étrangement elle continuait de parler dans l’obscurité. Seul le faisceau de la torche électrique d’Annabelle trouait l’obscurité. Femme des villes contre femme des champs.

-        On… on pourrait allumer… peut-être.

-        Ah mais oui ; pourquoi pas. Ca ne me dérange pas.

Mme Martin actionna l’interrupteur. Clignements des yeux.

-        Vous voulez une tartine ?

Annabelle hésita. Pourquoi pas, finalement. Une idée en elle commençait enfin à faire son chemin. Avoir une conversation, même en pleine nuit, pouvait être utile.

Ainsi les deux femmes se mirent à papoter. Mme Martin était charmante. Elle posait beaucoup de questions, elle faisait beaucoup de commentaires. Elle se révélait être une grande bavarde. Peut-être le contraste avec le calme de la nuit accentuait-il l’effet. Annabelle dut parfois improviser. Des questions appellent des réponses. Il ne fallait pas qu’elle oublie le personnage qu’elle était censée être. Une randonneuse. Une randonneuse solitaire.

A un certain moment, pour échapper aux questions difficiles (les mêmes qu’avec le mari la veille à propos de l’itinéraire suivi, des pays traversés, mais posées de manière plus attentive, avec plus d’acuité), elle se mit à son tour à poser des questions. Elle commença par celle qui l’avait tourmentée, une ou deux heures auparavant dans son lit et qui laissait une trace dans son esprit comme le pli d’un  drap laisse une marque sur la joue. Comment vivait-on dans un hameau isolé quand on est en fauteuil roulant ?

Elles parlèrent. Peu à peu, par glissement successifs, elles se rapprochaient du sujet sensible. Peu à peu un thème pointait le nez derrière leurs phrases. Une ou deux fois, il y eut fausse alerte. On allait y toucher, et puis un mot, un geste les en faisaient s’éloigner. Comme s’il y avait eu un trou, un fossé à franchir, même quand on fait l’essentiel du chemin. Annabelle mesurait parfaitement le phénomène. Sa « capacité à sentir » fonctionnait. Quant à Mme Martin était-elle consciente de cheminer vers ce thème, vers ce but ? Allez savoir.

Elles y arrivèrent, il devait bien être 3h moins le quart. Le creux le plus secret de la nuit. Le moment le plus inactif, celui où deux fois par an on change d’heure. C’est l’heure où l’on est libre, loin des conventions, des contraintes, des simagrées. L’heure où l’on peut se livrer.

**

Camille et Christophe Martin n’étaient pas le moins du monde des écrivains. C’était clair. Lui bricolait les automatismes  électroniques, elle faisait du graphisme assisté par ordinateur. Ils s’étaient réfugiés à Banniard après un double coup dur que leur avait infligé la vie. Christophe avait perdu son job. Accident économique. Quelques mois auparavant Camille avait perdu l’usage de ses jambes. Accident de voiture. Les deux accidents résumaient assez bien les risques dans la vie moderne.

D’un commun accord, ils avaient voulu changer d’air. Jadis, ils avaient… enfin peu importe, ils avaient pu acheter cette maison dans ce hameau perdu, isolé, à l’envers de l’univers qu’ils avaient connu jusqu’alors. Ni leur fils, ni leurs parents, enfin ceux qui étaient encore en vie, ni la plupart de leurs amis n’avaient compris. Aller se perdre dans le Cantal quand l’un des deux est en fauteuil roulant, c’était vraiment chercher les ennuis. Non, s’étaient-ils dit. Les ennuis ils sont déjà survenus.

Mme Martin avait du mal à dire depuis combien de temps ils étaient installés. Il fallait qu’elle calcule. Trois ans et demi environ. Ils se plaisaient ici. Ils avaient réussi à transformer leur vie. Quelques contraintes matérielles, peut-être, mais une telle ouverture sur le monde ! Elle n’avait jamais senti le risque de se fermer sur elle-même. La disponibilité était plus grande ici qu’en ville ; elle pouvait s’intéresser à des tas de choses, tenter des expériences, avancer, revenir, repartir. Si on se trompait dans ses choix, ce n’était pas bien difficile de corriger le tir. Là bas à Paris, tout est tellement compliqué ! Et elle résumait le tout avec cette formule lapidaire : «  à Paris on zappe, ici on change ! »

Son mari confiait-elle était un peu plus sujet au repliement. Moins accueillant aux événements extérieurs. « Peut-être l’avez-vous remarqué » ajoutait-elle avec malice en regardant Annabelle droit dans les yeux.  Quant aux contacts, aux contacts avec les autres s’entend, ils n’étaient pas si rares qu’on aurait pu le penser. Pas en hiver certes. Mais dès les beaux jours les gens circulent de nouveau, les gens du crû, les gens d’ailleurs pour les affaires, les touristes. Les randonneurs. Quand on parle avec quelqu’un ici, ce n’est pas seulement « bonjour, bonsoir ».

Son mari et elle, ils aimaient bien observer les autres. Non pas épier en soulevant le coin d’un rideau derrière la vitre d’une fenêtre. Non, d’ailleurs ici, il n’y avait guère matière aux indiscrétions de voisinage. Ils aimaient observer « la comédie humaine » comme on dit. Et pour cela il faut s’en être un peu retiré. Au milieu de la foule, on ne voit pas la foule. A Banniard avec les mille et une connections modernes qui existent on pouvait observer le monde. C’est si drôle.

« S’il y a une chose qui me manque ici, c’est d’être à une terrasse de café et d’observer le va et vient. On repère quelqu’un de loin, une simple silhouette, et on la suit du regard. On se raconte des histoires, on se fait son cinéma. Parfois on a tout faux. La personne n’est pas du tout… ne fait absolument pas ce qu’on a imaginé… Je dis cela, mais en fait… quand j’étais à Paris, je n’allais jamais au café. Ou juste pour avaler un verre d’eau et un sandwich. Christophe, pareil. On se fait des idées fausses ! »

Bref, à Banniard leur sens de l’observation, de la dérision aussi avouait-elle, avait pu s’épanouir librement. La télé, la radio, internet, quelques journaux, le téléphone, les contacts avec les uns et les autres, le tout pratiqué dans le calme et la sérénité du Cézallier ça vous donne une acuité de perception incomparable. C’est ainsi qu’ils ont commencé leurs chroniques.

Entre eux, grande complicité, grande solidarité. Christophe manifestement ne changeait pas d’avis facilement, c’est vrai. Elle, peu importe, quand elle avait une idée qui s’avérait erronée, ou simplement mal adaptée, elle n’avait aucune susceptibilité, elle en changeait facilement. Lui plus réservé, plus secret, elle plus ouverte. Voilà leurs différences. Pour le reste ils se ressemblaient.

C’est sur Monsieur le Maire qu’ils ont fait leur première histoire. C’est parti un soir d’une discussion en dînant. La rumeur courait que le voisin, celui qui est dans les transports, allait se marier. Alors tous les deux, Camille et Christophe, ils ont imaginé une scène, puis une suite, puis… un enchaînement. Ca devenait un feuilleton. Le mariage avait lieu à bord du camion. La voiture du Maire, un vieux tube Citroën, ouvrait le cortège avec un gyrophare et une sirène sur les routes verglacées et désertées du massif. La fiancée suivait en ski de fond… L’histoire était délirante, absurde, comme dans les films de Buñuel. Ils en ajoutaient une couche. Et ça les faisait rire.

Voilà c’est peut-être ainsi que se révèle une vocation. Disait-elle. Puis aussitôt elle corrigeait. « Non, non, c’est entre nous. Uniquement entre nous. Nous ne savons pas écrire. Enfin, je veux dire que nous n’avons aucun style, aucune faculté littéraire. Mais à force de se raconter des histoires, on a voulu les coucher sur le papier. »

Une pause. Elle parlait beaucoup mais elle réfléchissait aussi.

« Là, parfois on s’est engueulé. Nous n’étions pas d’accord sur la manière de traduire en mots ce que nous avions dit en paroles. C’est un sacré travail de passer du propos spontané à la phrase figée. Terminer ses phrases, éviter les répétitions, enchaîner les idées de manière logique. Ecrire c’est un autre monde. Voilà pourquoi je dis que nous ne sommes pas écrivains. Nous avons tâtonné… »

Il n’empêche que ça leur a plu. Ils ont continué. Ils ont inventé d’autres histoires. Ils partaient toujours du monde observé, de leur regard sur les gens, sur l’époque. Et puis ils imaginaient des scénarios. C’est Camille probablement qui avait le plus de facilité à concevoir des histoires, elle était plus rêveuse, plus libérée que son mari ; à partir d’une image, elle créait une situation, un individu elle le transformait en personnage. Mais c’est plutôt Christophe, avec sa rigueur technique, son esprit scientifique, qui s’efforçait de construire l’histoire, de trouver les bonnes articulations.

Un jour, à l’été de l’année précédente, ils s’étaient raconté une histoire de revenants. Ils avaient vu un film évoquant le rapt d’un grand patron. L’homme était resté des semaines enfermé dans une tente dressée dans un garage. Puis il avait été libéré. La scène se passait dans une banlieue peu reluisante, un des quartiers sensibles de la région parisienne, comme on dit aujourd’hui. Le grand patron éjecté d’une voiture, repérait un bar, y entrait. Il était barbu, mal en point, vêtu d’un vieux survêtement dégoûtant. Il ne dénotait guère dans le décor – sauf qu’il n’y était pas connu. « Je veux passer un coup de fil » disait-il d’une voix blanche. Ils avaient fantasmé des heures sur cette scène : le retour d’un homme célèbre oublié de tous. Imaginez l’ancien secrétaire général du PCUS ou l’ancien président de la république des années 70, débraillés, surgissant de nulle part, sans un sou et disant dans un vieux rade minable: « Je suis Gorbatchev, je suis Giscard… je veux téléphoner. Passez-moi le Kremlin, passez-moi l’Elysée ! » Ils arrivaient ensemble d’ailleurs. Que s’était-il passé ? Boule de billard et tête d’œuf : d’où surgissaient-ils ?

Camille et Christophe en avaient fait une de leurs petites chroniques. Et Camille Martin en évoquant cette nouvelle semblait prête à se laisser de nouveau emporter par l’histoire, son mystère, sa puissance imaginaire.

Le texte de « Mystère » ils l’avaient écrit entre Noël et le Jour de l’an. Pas pire, pas mieux qu’un autre. Des histoires de ce genre, ils en avaient déjà produites auparavant. Elle ne voulait pas tout dire, tout révéler. Mais par exemple, ils avaient mis en scène le secrétaire général de l’Onu accusé de tentative de viol dans une chambre d’hôtel auprès d’une femme de ménage. C’était un homme réputé pour être un grand séducteur, comme on disait pudiquement. Ils en avaient fait un violent, un violeur. Amour ancillaire ? Non, sordide affaire de pulsion virile. C’est arrivé depuis toujours à n’importe quel type de bonhomme. Sauf que cette fois, il s’agissait d’un des maîtres du monde, un homme qui avait annoncé d’ailleurs qu’il serait candidat à la présidence de son pays. Quelle affaire.

Camille racontait cela en toute candeur. Voilà le type d’histoires qu’avec son mari elle imaginait. Mais ces histoires absurdes, excessives, mal fagotées, explosives restaient dans leur tiroir. Comme lorsqu’on s’amuse à dire du mal de son voisin, de son prochain - entre soi. Les pires calomnies ne portent pas à conséquence. Il y a un fossé entre le privé et le public, entre ce qui reste au foyer et ce qui circule au forum.

Comment ce fossé avait-il été franchi, on ne le saurait jamais. Camille ne savait dire. Elle pouvait simplement constater que le secret avait été violé. Qu’une main s’était emparés d’un de leurs manuscrits et l’avait fait publier. Etait-ce pour leur causer du tort ? Etait-ce pour utiliser leur texte comme d’une arme et susciter délibérément la pagaille qu’il y avait eu lors de la campagne électorale ? Ou, autre hypothèse encore, était-ce pour rendre hommage à leur talent de conteur en les forçant à publier ? Tout cela resterait question sans réponse.

L’affaire suscitait encore l’effroi chez Camille Martin. Ils s’étaient sentis à ce point trahis qu’ils s’en étaient rendus malades et qu’aujourd’hui encore, alors que tout était retombé, ils sentaient la plaie mal refermée. Une sorte de brûlure demeurait en eux. Que leur écrit modeste et humble suscite un tel émoi dans les affaires du pays les avait bouleversés. Ils s’étaient sentis dépassés. Comme s’ils avaient enfanté un monstre.

Personne autour d’eux n’était assez indigne pour avoir commis une telle trahison. Quelques proches connaissaient leurs textes : le kiné qui venait une fois par mois pour des séances de massage auprès de Camille, leur fils qui avait renoué avec eux voici quelques années, une amie de Condat, une ou deux autres personnes encore. A l’un ou à l’autre ils avaient lu leur dernière histoire. C’était comme ça, entre soi. Mais pourquoi un des ces cinq ou six individus aurait-il fait un coup pareil ?

Il n’y avait pas eu d’effraction, pas de cambriolage. Quant à savoir si le placard où étaient rangés ces papiers avait été fouillé, comment le dire ? Les feuilles de papier ne sont pas alignées comme des boîtes de sardines sur une gondole de supermarché.

Ils en restaient là. Quelqu’un avait envoyé leur texte sous un pseudonyme. Ils ne sauraient jamais qui. Ils avaient brûlé toutes les autres histoires, toutes les nouvelles accumulées depuis qu’ils s’étaient lancés sur cette piste. Qu’importait ? Ils avaient écrit pour le plaisir de raconter, pas pour être lu. Surtout pas pour être lu. Ils ne voulaient pas que recommence un jour, peut-être même après leur mort, une publication intempestive de ces petits racontars qu’ils s’amusaient à faire. Ils ne voulaient pas courir le risque de voir donner à ces histoires plus de portée que ce qu’ils en avaient fait.

Pourtant… Pourtant, elle le confessait, Camille savait bien qu’ils recommenceraient. Un soir d’hiver quand la nuit serait lourde et profonde, après une longue chaîne de brèves journées vécues dans le mauvais temps, Christophe et Camille se tiendraient recroquevillés autour de la table à boire leur infusion brûlante. Le silence régnerait, le silence de l’hiver cantalien, mais aussi un silence méditatif où s’agiteraient des pensées. Puis, pour sortir de cette atmosphère un peu terne – pas lugubre, insistait-elle, mais il y a des jours où c’est un peu terne -  l’un des deux lancerait une phrase, Camille probablement. Le ton serait forcé, faussement guilleret peut-être. Il y aurait un nom, un verbe à l’imparfait de narration, un ou deux compléments de lieu et de temps. Le verbe serait un verbe d’action. Il s’agirait de sortir de l’ankylose. Ca donnerait : « Le Gouverneur de la Banque de France traversait en courant la rue des Mauvais Garçons, à deux pas de la place du Châtelet ». Ou « Jean-François était en train de tomber de son balcon. » C’est ainsi que tout recommencerait. Les ténèbres se feraient moins épaisses. Ils se raconteraient une histoire, ils ne se coucheraient pas de la nuit, ils la mettraient par écrit. Ils la reliraient, l’amélioreraient inventant de nouveaux détails, complétant le déroulement du scénario. Cela durerait quelques jours. Et peut-être quand ils en seraient satisfaits, qu’il n’y aurait plus rien à ajouter, peut-être alors décideraient-ils de la détruire.

**

Pourquoi Annabelle aurait-elle poursuivi son enquête ? Qu’y avait-il encore à apprendre ? Savoir qui avait fait le coup n’avait aucune importance. Puisque le texte avait été déposé à la Société des Auteurs Littéraires avec les coordonnées de Christophe Martin, c’est que la main secrète n’avait pas voulu s’attribuer abusivement un texte qui n’était pas d’elle. Il y avait au moins cette part de loyauté dans cette affaire, cette part d’authenticité préservée. Pour le reste, qu’importaient les motivations de cette main secrète. On pouvait faire toutes sortes de conjectures, ça n’avançait pas à grand-chose.

Car l’objectif poursuivi par Annabelle n’avait plus de raison d’être. Moins que jamais les vrais auteurs revendiquaient paternité, publicité et notoriété. Inutile de leur suggérer quoi que ce fût en matière de droits d’auteurs, de défense de la propriété littéraire. L’histoire les avait suffisamment meurtris pour qu’ils s’attachent encore à ces droits. Ils n’attendaient rien, ne voulaient rien. Leur histoire n’aurait pas dû être connue, leur texte n’aurait pas dû passer de l’ombre à la lumière. Seul le creux de la nuit avait pu permettre de lâcher quelques confidences. Seul un tel moment du temps, où tout est en suspens pouvait inciter une femme comme Camille à se libérer du poids d’un tel secret. Car un tel moment est une parenthèse dans la vie des gens, dans la vie du monde. Ce que l’on y dit est hors contexte. Parti se recoucher et retrouvant le lendemain matin le monde dans son cours habituel, on oublie ce qui a été livré, dit ou entendu, quelques heures auparavant. Ou l’on fait semblant.

Ce ne sont pas les insomniaques qui livrent des secrets.

Annabelle repartit comme elle était venue, par le même chemin, au même rythme de la marche. Elle n’avait pas trouvé le bon passage et aller au-delà de chez les Martins n’aurait eu aucun sens.

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