Elections générales - Chap.8

luinel

Chapitre VIII

Martin Valence n’était pas prêt d’oublier le sort qu’il avait subi. Quelques semaines après les élections, alors que son parti avait gagné et que l’euphorie dominait chez ses camarades, Martin Valence ruminait sa défaite. Tout le monde avait constaté qu’il avait sombré dans une humeur des plus dépressives. Cela s’exprimait par un silence obstiné, un regard vide, une mine obtuse. L’ambiance familiale n’était pas à la joie, encore moins à la légèreté. Personne dans la maisonnée ne savait comment s’y prendre face au visage renfrogné du père. Pas de commentaires, pas d’échanges possibles.

Le fils aîné avait bien tenté de faire une sortie, en laissant parler la raison :

-        C’est ça la démocratie. C’est dégueulasse, mais c’est la démocratie.

Il s’apprêtait à engager des études de droit et il faisait déjà preuve d’une bonne maturité. Mais sa réflexion était tombée à plat. Son père, sa mère l’avaient regardé d’un œil torve plutôt que de le rabrouer par des paroles. Il avait baissé le nez et s’était promis de ne plus jamais se mêler des affaires de ses parents. Chacun sa vie, se jura-t-il.

C’est vrai qu’il ne connaissait pas la vraie raison de cette noire humeur paternelle.

Martin Valence, on ne l’avait pas eu à la loyale. Voilà la vérité. L’homme se sentait humilié, lâché. Perdre une élection n’était pas forcément déshonorant, les hommes politiques ont des victoires et des revers. Ca vous sculpte votre profil dans l’imaginaire des peuples. Mais ne pas être élu en raison de basses manœuvres, d’insinuations malsaines que tout le monde connaît mais dont personne ne vous parle, c’est écœurant. C’est ça, cette affaire Luinel, qui ne passait pas.

La présence de sa femme ne lui apportait aucun secours, aucun réconfort malgré les mille efforts qu’elle faisait. Il se sentait trahi par le sort, par le monde, par les autres. Il n’avait pas repris contact avec la société des chemins de fer pour mettre fin à la disponibilité dont il avait bénéficié au titre de son mandat parlementaire. Il se sentait comme un type au chômage, un type en fin de droits que la société rejette sans le lui dire en face. Il s’abandonnait. Processus classique : il se levait tard, traînait, ne se rasait plus tous les jours, ne lisait plus les journaux. Il commençait des sodokus, des mots fléchés qu’il abandonnait aux trois quarts de leur réalisation. Il regardait la télé jusque tard dans la nuit alors que sa femme était couchée depuis longtemps.

Un jour elle constata qu’il avait bu de la vodka, alors qu’il avait toujours affiché son peu de goût pour cette boisson. Il n’avait pas cherché à cacher les preuves, n’avait pas lavé le verre. A voir le niveau restant dans la bouteille, Véronique compris qu’il avait d’ailleurs bu plus qu’un verre.

Véronique Valence aurait bien voulu que les choses soient autrement. Au fond d’elle-même, elle regrettait de ne pouvoir participer à l’allégresse générale qui entraînait ces temps-ci les gens de gauche. Elle était une socialiste convaincue, très engagée dans une vision plus collective de la société et probablement plus marquée à gauche que son mari. La victoire de leur camp avait été tant espérée, si impatiemment attendue ; elle aurait voulu la savourer. Mais voilà que son mari n’était pas de la fête. Comment aurait-elle pu l’abandonner, le laisser à ses noires idées, à ses rancunes ressassées ?

Elle cherchait comment agir, comment l’aider à surmonter la crise. Avait-il tort de s’enfoncer dans cette sorte de paranoïa obstinée ? Peu importait la réponse, l’essentiel était de lui permettre de réagir.

Quand elle apprit que Madeleine, l’amie de jeunesse, avait rappelé à plusieurs reprises et qu’une fois au moins Martin était venu au fil pour prendre la communication, elle se sentit offensée. Elle eut d’abord une réaction d’humeur. Elle sortit le soir avec quelques amis de ses cercles habituels et se laissa aller à fêter les premières mesures fortes du nouveau gouvernement : il s’agissait de décisions d’ordre fiscal qui plaçaient le marqueur loin à gauche et qui valaient bien que l’on sable le champagne. Ah qu’il était bon, se dit-elle, d’enfin extérioriser ses sentiments, d’enfin se laisser aller à l’euphorie des gens qui pensaient à l’unisson. La soirée fut longue, animée, bavarde. Mais en même temps Véronique ne pouvait s’empêcher de penser à Martin, au mal qui le rongeait.

Rentrant chez elle, elle se dit à elle-même : « C’est à moi de l’aider. Martin m’appartient ! » Elle pensait à l’autre, l’amie parisienne, à cette femme qui sans honte profitait du malheur pour empiéter sur ses plates-bandes. « Non, se dit-elle, comme dans un serment à elle-même. Cela ne sera pas. »

Madeleine en effet intervenait. Elle fit venir Martin à Paris et il y consentit. C’était un premier pas. Il sortait ainsi de l’ambiance trop domestique dans laquelle il était plongé depuis son revers et qui ne favorisait pas une réaction de sa part. Il s’était laissé aller à cette passivité malsaine et le voyage à Paris était une première brèche. Madeleine crut qu’elle tenait ainsi un  remède. Il fallait qu’il s’en sorte en se changeant les idées. Il prendrait ainsi peu à peu du recul par rapport à son échec, par rapport à cette idée obsessionnelle qui le taraudait concernant l’identification à Jean-Pierre Leaubrac, le héros de la Nouvelle. Madeleine prit bien garde à ne pas évoquer la politique, ni de près ni de loin afin de ne pas réveiller les démons qui avaient tant de peine à s’assoupir. Martin revint plusieurs fois à Paris pour partager un déjeuner, faire une balade, aller même au cinéma. Ils avaient négligé leur petite auberge de la rue Sainte-Anne : Madeleine pensait à tout. Elle retenait dans des établissements où rien ne pouvait ramener Martin à l’époque antérieure.

Véronique Valence comprit rapidement ce qui se passait. « Il est à moi » se répétait-elle. Mais à chaque fois qu’il restait quelques jours à Nevers, Martin Valence retombait dans une espèce de neurasthénie. Comme un adepte des drogues fortes, il lui fallait sa dose de sorties parisiennes, une dose qui devrait être de plus en plus fréquente, de plus en plus intense pour un effet de plus en plus bref. « Il est à moi, s’obstinait Véronique. C’est à moi de lui trouver le vrai remède ; c’est à moi de le régénérer. L’autre se trompe. »

Elle se confia à un cousin psychothérapeute. Etourdiment, il commença par cette remarque :

-        Tu as raison de te préoccuper. Le premier risque est qu’il prenne une maîtresse. Vieux remède pour changer d’air.

-        Oh, je t’en prie tu n’es pas drôle !

-        Mais je ne plaisante pas. Pour oublier, la première réaction est de fuir. Avoir une aventure est un moyen de sortir de son cercle.

Elle allait le planter là, le cousin, s’il continuait sur ce registre ! Heureusement, il poursuivit son propos en évoquant une autre perspective. De son ton docte et pensif, il ajouta :

-        Evidemment une telle fuite ne sert à rien. Prendre une maîtresse dans ces cas-là abîme tout sans rien soigner. Il vaudrait mieux le mettre sur une autre voie. Laquelle ? S’il n’est pas à même de surmonter l’épreuve par ses ressources propres, il faut qu’il extériorise. Le silence, le laisser aller sont les pires des façons de faire. Qu’il transfère ce qu’il ressent comme une fatale injustice en actes de colère. Oui, c’est ça. En actes de colère. Il faut qu’il exporte le conflit qu’il ressent entre lui et son destin en un conflit entre lui et les autres.

Mais la phase de colère, il l’avait bel et bien eue. Le soir même du résultat, quand la préfecture lui avait annoncé son sort, il s’était mis à hurler comme une bête déchaînée. Cet homme pondéré et raisonnable avait sorti des torrents de jurons et d’imprécations. D’un revers de main il avait balayé son bureau. Il avait brisé une tasse et sa coupelle qui venait de belle-maman.

-        Négligeable, répondit le cousin. C’était un orage, pas de la colère. Quelques gestes de violence, quelques mots de dépit. Mais ces mots, ces gestes n’évacuaient rien. Il n’y avait pas eu renversement de vapeur.

Qu’est-ce que le cousin entendait par colère ? Aller casser la gueule à l’auteur de la Nouvelle ? Oui, peut-être. Encore faudrait-il connaître son identité. Mauvaise pioche ! Jeter sa carte du PS et passer à droite ? D’autres lors de la précédente législature l’avaient fait : indigne !

Véronique réfléchit longuement. Evacuer le mal par la colère était l’exact contrepoint de ce que l’amie parisienne tentait auprès de Martin Valence. Madeleine essayait de lui faire oublier, digérer, accepter ce qu’il avait subi. C’était voué à l’échec. Véronique serait celle qui aiderait Martin à expulser le mal qui le rongeait.  

C’est ainsi que naquit l’idée des lettres anonymes. C’est ainsi qu’eut lieu le retour en scène du fameux pseudonyme : Luinel.

**

Le secrétaire national aux affaires éducatives était devenu Ministre de l’Ecole. Il côtoyait le Ministre des Universités sous la houlette de la Ministre d’Etat en charge de l’Education, de la Formation et du Développement Culturel.  Ce ministre de l’Ecole n’était qu’un guignolo. Il avait un faux diplôme. Il avait eu recours aux filières chinoises bien connues dans certaines académies pour obtenir, moyennant finances, la peau d’âne qu’il convoitait mais qu’il n’avait pas eu le courage d’obtenir par le travail. Il était faussement doté d’un doctorat des sciences éducatives.

Le nouveau secrétaire général de l’Elysée passait pour un as de l’organisation. Il venait de la préfectorale. C’était un homme dévoué, sérieux, austère, un vrai janséniste. Il était admiré et craint. C’était un militant engagé, un homme de conviction, dont les options socialistes  n’étaient mises en doute par personne. Au sein du parti, il avait longtemps été en charge de l’organisation des congrès et des consultations internes. Il y avait excellé. Mais qui savait qu’il avait une seconde femme en Côte d’Ivoire ? Pas une maîtresse : une seconde épouse. Passer deux fois devant M’sieur le Maire sans attendre d’être veuf ni divorcé, il fallait le faire.

La Ministre des Solidarités Sociales, qui coiffait la santé, la Sécu, les aides sociales, les personnes âgées, la politique de la ville et des quartiers, elle, n’était pas une encartée du PS. On s’était étonné d’ailleurs de la voir nommée à un poste aussi important. Car tout au long de son parcours politique, les crises entre elle et le parti n’avaient pas manqué. Elle était une marginale et une agitée. Elle avait une pensée originale sur les questions sociales et ayant fait partie de tout un ensemble d’ONG engagées, elle savait faire preuve d’indépendance d’esprit. Oui mais voilà. Dans sa lointaine jeunesse, elle avait milité avec des groupements révolutionnaires sud-américains. Une agitée, vous disait-on. Son compagnonnage avec le « Chemin des Lumières » une organisation bolivienne, l’avait amenée à des activités de guérilla para-urbaine. Elle avait participé à des opérations commando, à des prises d’otages, à des assassinats politiques. C’était il y a trente ans mais c’était avéré.

Quoi d’autre ?

Ils avaient pu constituer six dossiers sérieux. Tout était consigné, les preuves étaient là. Photos, copies de documents, témoignages. Il y avait encore deux ou trois autres cas, mais moins bien documentés, pas tout à fait au point.

Le cas de Mme B… la Ministre des Solidarités Sociales était une exception. En dehors d’elle, les informations regroupées concernaient des camarades du parti. Les organisations partenaires au sein du nouveau gouvernement et de la nouvelle majorité n’avaient peut-être pas de représentants exempts de tout reproche. Mais Martin Valence n’avait pas eu accès aux dossiers. Au sein du parti, c’était autre chose. Les choses se savaient, se détectaient. Après, il suffisait de compléter en enquêtant.

Ca fonctionnait comme ça, au sein du Conseil National. On se surveillait. Les courants rivalisaient, les écuries présidentielles se contrôlaient les unes les autres. Et plus encore au sein d’un même courant, au sein d’une même écurie on agissait de la sorte. Toujours méfiant, le camarade devait accumuler des éléments sur ses semblables pour avoir prise sur eux avant qu’ils n’aient prise sur lui. On se tenait tous par la barbichette… Il suffisait parfois d’un bruit, d’un mot, d’une rumeur, pour que l’on ait un  atout en réserve. On plaçait l’info au secret, dans un coffre blindé de sa mémoire. On le ressortirait le moment venu, s’il le fallait.

Martin Valence avait fait comme les autres.

Mais aujourd’hui il était dans une situation bien différente des autres. Il ne craignait plus rien car il avait déjà tout subi. Il n’avait plus rien à perdre, il avait déjà tout perdu. Il pouvait donc activer l’ensemble des dossiers qu’ils avaient mis en réserve. C’est ce qu’il avait fait.

Il avait fallu un peu de temps. Car on se devait d’être précis et concret. A partir d’éléments tangibles, on pouvait alors extrapoler. La base étant crédible, le reste suivait.

Martin Valence s’y était mis avec fièvre. Le cousin psy avait eu raison. Martin avait trouvé avec cet exercice un moyen de canaliser sa rancœur. Il se préparait à la vengeance. Il n’allait plus à Paris pour des distractions factices. Il travaillait. Désormais tous les soirs, il retrouvait sa femme Véronique et assis autour d’une table, une tasse de thé à la main, elle thé au jasmin, lui thé vert des Touaregs, il faisait le point auprès d’elle. Il lui expliquait en long et en large, ce qu’il avait constitué, le nouveau cas retenu, celui qu’il estimait ne pas être pertinent, comment il présentait l’affaire. Il lui lisait ses brouillons de lettres.

Véronique elle, n’apportait guère d’éléments. Elle était là non pas comme un coach, à donner des conseils, à alerter, à corriger ; depuis qu’elle avait lancé l’idée de base et l’avait rallié à un tel projet, elle jouait le rôle de miroir. Par sa présence, elle lui permettait de faire le point, la synthèse de la journée et en s’expliquant d’ajuster le travail. Etait-elle contente ? Satisfaite en tout cas d’avoir joué son rôle, d’avoir trouvé la voie pour aider son mari. Elle le regardait agir avec admiration. Elle constatait combien les qualités professionnelles qu’on reconnaissait généralement à Martin étaient réelles: la rigueur, la précision, l’organisation, la perception des enjeux et des risques. Elle découvrait combien la colère ranimée de son mari était créatrice et active.

Sur la manière de procéder, il y avait eu discussion. Egrainer les révélations ou tout balancer au même moment ? C’était un choix stratégique lourd. Il lui demanda son avis. Elle en fut secrètement flattée, atteignant ainsi le comble de la satisfaction dans ce qu’elle avait entrepris. Véronique défendit plutôt la première solution, celle de l’échelonnement dans le temps. Un envoi massif serait peut-être plus fort mais aussi plus passager. Les choses vont si vite – disait-elle. Echelonner les envois de lettres maintiendrait la pression. Dès la seconde, on ne saurait jamais quand le processus s’arrêterait. On tiendrait tout ce petit monde en haleine. Supplice chinois de la goutte d’eau. Terrible, redoutable…

Martin, lui, était favorable à l’autre solution. L’effet de masse aurait des avantages. Aucun media ne pourrait passer l’information sous silence. Faire comme si ça n’existait pas. Le concurrent, le journal d’à-côté le ramènerait à l’affaire. Il y aurait émulation dans la publication, rivalité dans l’approfondissement des révélations. Effet d’affichage garanti. Ca ferait un grand Boum ! Et le grand Boum, n’était-ce pas ce qu’il recherchait ?

Alors va, pour la solution massive – concéda-t-elle. L’essentiel, de son point de vue, était que l’opération se réalise. Et que Martin en soit le maître d’œuvre. C’est ainsi qu’elle-même Véronique gagnerait sa bataille. Echelonné ou massif, qu’importe. L’essentiel était que ça pète ! Que Martin exprime sa colère, qu’il aille jusqu’au bout du processus – et qu’il échappe à l’émasculation psychique que l’amie parisienne s’ingéniait à promouvoir. Alors va pour un lâcher massif. Tout au même moment et à tous les journaux. Boum !

On prépara les lettres, les enveloppes avec soin. Calligraphie spéciale. Il fallait voir les quatre mains gantées tels les monte-en-l’air des temps glorieux s’activer avec ciseaux, stylos banalisés, Lettraset d’il y a vingt ans et pots de colle. Toutes les précautions étaient prises. On irait poster chaque pli à un bureau de poste différent. Trois à Paris, les trois autres respectivement en banlieue Nord, Est et Sud.

C’est au moment de signer que Martin Valence eut une idée géniale. Signer ? Faudrait-il donc signer des lettres de dénonciations ? Ne plus en faire des lettres anonymes ? Non bien sûr. Mais il était évident dans la tête des deux époux qu’un nom viendrait conclure les lettres. Luinel. Nul besoin de discussion en la matière, l’évidence s’imposait.

C’est en pensant à ce mot, évidence, que Martin Valence eut son idée. Il regarda sa femme droit dans les yeux et pour la première fois depuis des semaines elle vit une lueur amusée passer dans son regard.

-        « La signature est évidente, n’est-ce pas ». Voila ce qu’il faut mettre. Ils comprendront. Ils sauront que derrière cette formule se cache Luinel. Et quoi qu’il arrive, je ne pourrais jamais être attaqué.

Elle lui sourit, heureuse de cette trouvaille qui lui rendait son mari. Presque joyeuse.

-        Au fond lui dit-elle, le vrai littéraire, c’est toi. C’est toi qui a plus de don pour mettre au point des scénarios.

Martin Valence était un type doué, un type fort. Pas fait pour les distractions légères et émollientes. Mais destiné aux combats, à la lutte. Véronique Valence était fière de son homme.

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