Elise
Giorgio Buitoni
Chez Giuseppe, la pizzeria où travaille Élise, on cuisine des pizzas avec de la véritable mozzarella importée d'Aversa en Italie.
« Les pizzas saupoudrées avec du gruyère, c'est de la merde, chez Giuseppe on fait de la vraie pizza italienne.», affirme Elise, sérieuse, comme s'il elle m'annonçait une chute vertigineuse du CAC 40.
Et moi, je me demande comment elle se débrouille pour que ses lèvres aient l'air si désirables lorsqu'elles articulent le mot « mozzarella ».
La vie est un truc formidable.
Vous passez votre temps à renseigner des profils sur les sites de rencontre, à cumuler les rendez-vous décevants avec des nanas obèses qui ont triché sur leurs photos, et, un soir, vous vous appliquez à massacrer wish you were here au fond d'un bar miteux de votre quartier, et elle entre, perchée sur des bottes camel, l'oreille gauche reliée à un I-pod. Ses cheveux sont noirs comme la nuit, elle boit du punch et elle s'appelle Élise. Elle a vingt ans. Elle commence toutes ses phrases par « genre ». Et elle trouve "genre" que vous avez une belle voix. Et elle dit « mozzarella » comme on dit je t'aime. Et vous êtes amoureux. Et vous mettez des « et » partout tellement vous n'arrivez pas à exprimer l'effet qu'elle vous fait.
Ma théorie ?
Ce doit être l'espoir de vivre des moments de ce genre qui dissuade la moitié de la population de se pendre en rentrant du boulot.
« Hé ! Tu m'écoutes plus, Georges !»
Si, je t'écoute, Élise.
« Tu sais, je me suis plantée avec mon BTS hôtellerie. Moi, je voulais cuisiner, mais le BTS, c'était plutôt des trucs administratifs, genre, avec des chiffres et des jurisprudences. Ça s'appelait « BTS hôtellerie restauration option art culinaire », mais j'ai même pas appris à cuire un œuf sur le plat. »
Elle boit une gorgée de punch en se servant de ses deux mains comme une enfant.
« Du coup, j'ai plaqué le BTS pour faire serveuse. Au moins, je vois du monde et… Oh ! Attends.»
Son téléphone vibre sur le bar. Élise attrape sa machine à tumeur, puis tape un texto sans même regarder l'écran. Patrick, le barman, tranquillement saoul, m'observe du coin de l'œil derrière le zinc, l'air de se demander : « C'est qui, celle-là ? »
« Désolée.», dit Élise.
Elle caresse une dernière fois l'écran de son téléphone décoré d'un autocollant en feuille de cannabis et le repose sur le zinc.
Elle reprend :
« Ouais, tu sais, le boulot de serveuse, c'est pas si mal, j'aime bien parler aux gens. Ils m'apprennent plein de nouveaux trucs. A vingt ans, t'es à la traîne question culture, ça m'angoisse...»
Elle me jette un regard coupable par dessous ses cils noirs.
Elle veut griller les étapes, Élise. Remplir sa mémoire de savoir, de paysages, de beauté, et de rencontres, aussi vite que l'on télécharge deux gigas de mp3 sur un baladeur. Je m'abstiens de lui souffler qu'elle ne peut pas avoir tout ça d'un coup. Que sa peau est encore bien trop lisse. Tu sais, Élise, on ne peut comprendre véritablement le sens de la vie qu'après sa première majoration fiscale. Mais je te laisse rêver, mon chou... Ne vieillis pas trop vite. Après tu n'auras plus qu'une idée en tête me passer la bague au doigt, faire un môme, et acheter une baraque pour aller y attendre la mort tous les trois.
Élise a l'âge où l'on envisage sérieusement d'entamer un tour du monde à pédalo pour sauver la planète. L'âge où l'on croit que Marylin Manson a composé Sweet dreams. L'âge où l'expérience se convoite comme les billes chromées dans les cours d'écoles primaires. L'âge où l'on regarde les vieux dans mon genre - plus de trente ans, moins de cinquante - en se disant : « Hé ! Pourquoi pas ?»
Toute mon adolescence, j'ai rêvé de sortir avec une fille comme elle.
Et elle est là.
Elle m'interroge.
Elle veut savoir comment c'était les walkmans à cassettes : « Genre, fallait retourner la cassette pour tout écouter ? »
Et moi, je regarde en douce ses petits seins danser, libres, sous son chemisier, et je souris ; un peu parti.
Élise se penche vers moi avec un air de conspiratrice : « J'ai rompu avec mon mec y'a trois semaines après six ans de relation, je suis dans ma phase, genre, je-sors-toute-seule-dans-les-bars-et-je-vois-ce-que-ça-donne, tu vois ? »
Je vois. Et mon cœur bat un peu trop vite, je trouve. Elle rit. Sa bouche s'ouvre, rose comme l'intérieur d'un berlingot. Ça sent le rhum agricole et les fruits exotiques.
« T'es con, Georges ! Tu me fais rire avec ton p'tit air, genre… »
Autour de nous, les derniers clients vident leur verre et ramassent leur manteau. D'autres filent aux toilettes suivant une trajectoire curieusement compliquée. « Bon concert, ce soir » me lancent certain avant de sortir et de disparaître dans la nuit. Patrick, le barman, baisse la musique ; la rotonde va fermer. Élise va filer et me laisser là plus vieux qu'avant.
Embrasse-moi, Élise.
Je n'aime pas les promesses non tenues quand j'ai bu. Les lendemains sont trop difficiles. Je me réveille seul et la réalité me rattrape, aussi brutale qu'un coup de pelle derrière la tête.
Le bar est vide.
« Je vais fermer... Un dernier verre, Georges ?» propose Patrick.
Élise siffle tranquillement la fin de son punch, tandis que j'invoque mentalement des sortilèges vaudous pour la river à son tabouret.
Patrick demande :
« La demoiselle reste avec nous ? »
Le vieux barman déballe son sourire canaille en porcelaine - ses vraies dents sont tombées lors de son ultime round en prison, à Saumur. Le temps s'arrête comme dans cet épisode de The Twilight Zone où le type bloque la pendule au moment où une tête nucléaire va s'écraser sur la ville ; je retiens mon souffle.
« T'as le temps, toi, Georges ?
J'ai toute la vie, Élise.
« Je reste ! »
La trotteuse de la pendule reprend sa course effrénée. D'un coup, j'ai une vision du futur : Élise et moi sommes mariés, nos deux enfants ressemblent à leur mère, et ma prostate fonctionne comme au premier jour. Je commence à être légèrement entamé.
« Ok, les enfants, je vous enferme.»
Patrick allume une cigarette - sa collection de bagues à têtes de morts scintille un instant à la flamme de son Zippo -, puis il titube jusqu'à l'entrée du bar. Le vieux barman verrouille les portes de la rotonde, tire une pile de chaises devant les carreaux, et reviens derrière le comptoir pour éteindre les lumières dans la salle. Nous sommes seuls dans la pénombre autour du zinc à peine éclairé par le néon pâle au-dessus de la caisse. L'enseigne Budweiser rose clignote, solitaire, près de la tireuse à bière. Bob Marley chante I shot the sheriff tout bas dans les haut-parleurs. Et Patrick dit : « Qu'est-ce que je vous offre, les enfants ? »
Les verres se remplissent et se vident comme par magie. Un nuage de fumée bleu plane au-dessus de nos têtes. Élise et Patrick enchainent les toasts et les cigarettes comme des vieux potes de régiment.
Je suis jaloux.
Elle le rejoint derrière le bar, le prend par le cou, murmure à son oreille en me narguant du regard, l'embrasse sur sa barbe grisonnante, le défi de boire cul sec avec elle : « Hé ! Tu dois me regarder en même temps que tu descends ton verre, Patrick ! Sinon, ça compte pas ! » Elle nous embobine avec sa jeunesse, son bagout, son ivresse un peu feinte, et, entre deux rires, envoie des textos à de mystérieux contacts. Patrick et moi, les yeux plissés, nous l'observons nous donner une leçon de vitalité, attendris et nostalgiques comme devant un pot de Nutella ouvert, fleurant bon l'enfance et la noisette.
Patrick est aux anges. Il rit, remplit nos verres gratos, dit qu'il est amoureux d'Élise, et répète en boucle que s'il avait trente ans de moins…
Nos verres sont vides, il sort un bout de shit d'une petite boite dorée,
les yeux d'Élise s'allument façon vampire à la vue d'une carotide :
« Hé ! Tu fumes Pat ? C'est de la beuh au moins ?
Pat montre son bout de résine.
« Oh, non ! C'est nul, Pat. C'est plein de saloperie le shit. Je peux t'avoir de la bonne herbe si tu veux. J'ai un plan pas cher. »
Patrick me regarde d'un air entendu.
« Je l'adore... »
On se marre.
Je suis bourré, je l'entends à mon rire de cartoon pour enfants.
« Genre, vous vous foutez de ma gueule là ? demande Élise.
- Mais non, ma puce… »
Patrick lui tapote la main. Je ris de plus belle.
Le joint tourne de bouche en bouche, tandis que Patrick nous raconte l'histoire - mille fois entendue - de son voyage de Saumur vers Nantes après sa sortie de prison :
« Mon frangin m'attendait à la gare de Saumur pour me filer un sachet de champis mexicains. Ces trucs étaient si gros qu'on aurait dit des champignons de Paris. "Pat, pas plus de trois, sinon…" qu'il m'avait dit… J'en ai gobé trois. Et, la dernière chose dont je me souvienne, je le jure, c'est que j'étais assis dans le compartiment avec les autres voyageurs, et que je matais leur tête. Et, putain, je voyais tous leurs défauts, tous leurs tics multipliés par mille. Comme des caricatures vivantes. Je me rappelle que je me marrais à me pisser dessus, et après, c'est le trou noir jusqu'à mon « réveil »… Et là, surprise! Je n'étais pas à Nantes…»
« Où t'étais ? » demande Élise, penchée au-dessus du bar, suspendue à ses lèvres.
« A Gussago, en Italie. Le pire c'est que j'avais tous mes billets de train en règle sur moi, j'ai passé la frontière avec la dope planquée dans mon sac.»
Et la grosse voix rocailleuse se tait.
Patrick s'accoude au comptoir. Son visage creusé par l'âge et les excès, flouté derrière des serpentins de fumée opaques, ressemble à celui d'un vieux Shaman. Élise l'observe, fascinée, en tirant de grosses bouffées sur le joint. Sous nos yeux brillants se dessinent quelques cernes brunes. Et, moi, je regrette de n'avoir rien d'équivalent à raconter.
« Je vais pisser, les enfants… »
Patrick prend le chemin des toilettes d'un pas presque assuré malgré les litres d'alcool ingurgités.
Je suis seul avec Élise.
« T'as des petits yeux Georges, t'as pas l'habitude ou quoi ? » lance-t-elle en me titillant la jambe avec sa botte. Le temps s'accélère. Nos langues se mêlent, ma main passe sous sa jupe, son chemisier… Je ne sais plus. Je touche tout ce que je peux. Ses cheveux, ses seins, son cul... Elle me plaque contre le comptoir, se retourne, et se frotte contre mon entrejambe boursoufflée. Je vois des couleurs, des lumières, pas son visage. Je sens le gout du rhum, la salive sur mes lèvres, une mèche de cheveux perdue dans mon cou aussi. La porte des toilettes grince... Élise est de nouveau assise en face de moi, la crinière emmêlée.
Belle.
Un clin d'œil furtif m'assure que je n'ai pas rêvé.
Patrick, repasse derrière le comptoir, hésitant, mais souriant ; il n'a rien remarqué. On s'observe du coin de l'œil en silence, comme trois fêtards en fin de partie.
Dehors, entre les assemblages de chaises empilées, j'aperçois les premières bagnoles remplies de gamins éméchés qui foncent sur le carrefour, direction le Totem - la discothèque du coin. Quelques coups de klaxon festifs retentissent. Patrick ramasse des chopines vides derrière le bar. Je ne veux pas rentrer.
Dis quelque chose, Élise.
Son portable vibre une nouvelle fois sur le comptoir.
« Hé ! C'est mon plan cul, faut que j'y aille, les garçons ! »
Le mystérieux contact.
« Gnen a quion de la veine. », marmonne Patrick, qui a soudain du mal avec les consonnes.
Ne part pas, Élise.
Trop tard...
Elle siffle la fin de son rhum, se lève, dépose une bise parfumée au sucre de canne sur nos joues poisseuses de nicotine. Encore pimpante, elle semble prête pour un after sexuel enflammé, la supériorité physique écœurante de la jeunesse.
« Je t'ouvre gna puce», marmonne Patrick
Il se traine vers l'entrée et déverrouille la porte du café. Élise me lance un dernier clin d'œil qui m'atteint comme un javelot. Elle sort. Le vieux barman et moi suivons de nos yeux troubles la trajectoire de sa petite jupe noire jusqu'au coin de la rue.
Je pense à courir.
Je pense à l'amant qui l'attend.
Je me dégonfle.
Au revoir, Élise...
une petite réussite...
· Il y a plus de 9 ans ·un texte où se distingue aussi la patte (ou plutôt la griffe) du grand Georges...
wic
Merci l'artiste, ça faisait un bail.
· Il y a plus de 9 ans ·Giorgio Buitoni
je depile les textes en retard...
· Il y a plus de 9 ans ·wic
une autre fois peut-être ...
· Il y a plus de 9 ans ·https://www.youtube.com/watch?v=3p1FnOPtSJY
Sophie Marchand