ELISE

peter-oroy

Romance dans le Haut-Doubs

ELISE

  

Peter O'Roy

 

 

Synopsis « Projet » Elise

 

Cette romance se déroule dans une contrée de l'Est de la France, assez mal connue du grand public.

« Elise » relate la vie simple et gracieuse d'une jeune fille originaire des hauts plateaux du Haut-Doubs, aux confins du Mont Risoux.

Avec émotion et tendresse, nous allons revivre les heures d'un bonheur naissant entre cette petite Française et un jeune Suisse du canton de Neuchâtel.

 

Frais et juvénile, ce roman nous entraîne dans les méandres de la vie des jeunes de la région pontissalienne. On y retrouve beaucoup de coutumes et d'expressions pittoresques de ce Jura si attachant.

 

Tout au long de cette balade hivernale entre Pontarlier et cette magnifique province jurassienne, nous allons palpiter de tendresse envers Elise Besson, douce et belle coiffeuse d'un salon de Pontarlier, cueillie par un amour fou pendant les fêtes de fin d'année.

-

Invité à la ferme des Besson où Elise passe les fêtes de Noël, Dominique deviendra le seul amour d'Elise. La neige, le silence parfois coupé par la vie de la ferme du Cernois nous entraine dans le mystère des hauts plateaux du Jura, pays de légendes et de bonnes vieilles coutumes du terroir.

C'est à l'occasion d'un concert de chants liturgiques donné en la modeste église de La Chapelle-Des-Bois, charmant village jurassien, que la passion réunit Elise et Dominique.

 

Noël passe et les deux jeunes gens doivent reprendre le cours de leur vie. Elise dans le salon de coiffure de Pontarlier et pour Dominique et sa famille le chemin de la Suisse et la fin des études en micromécanique horlogère.

 

Un quiproquo s'installe pourtant entre Elise et un client du salon de coiffure. Tout son bel amour risque de basculer quand un soir elle se retrouve dans les bras du séduisant Julien Mairle, alors qu'elle est victime d'un malaise dans l'église Sainte Benigne de Pontarlier où l'on y donne concert.

Le doute semble planer. La petite bourgade jase…

 

Par un heureux hasard, Elise retrouve Dominique à Nouvel-An dans une discothèque des Hôpitaux-Neufs  près de la frontière Suisse.

 

Les deux jeunes amants ne peuvent déjà plus se quitter. Ils vivront une semaine de bonheur passionné, là-haut, perdus dans la neige, dans la ferme des Besson où ils décideront de faire revivre un monde désuet en créant un petit musée des us et coutumes du passé de la région.

 

L'amour est à son comble pour Elise lorsque Dominique vient s'installer à Pontarlier pour la retrouver.

Le fruit de leurs amours murit et Elise donnera naissance à une petite Ophélie.

 

Ce récit est un puits de douceur et de poésie pure où les paysages de neige, le pittoresque de la vie rurale, les saveurs et les fragrances des champs fraîchement moissonnés retransmettent ces effluves de vacances, de bonheurs oubliés, de tendresse partagée, de souvenirs qui réveilleront en quelques-uns un amour enfoui dans les bottes de pailles ou auprès des flammes d'un feu de bois crépitant dans l'âtre.

 

 

 

 

 

Personnages. « Projet ». Elise

 

Dans ce récit faisons la connaissance d'Elise, douce jeune fille native des Hauts plateaux du Haut-Doubs.

 

Elise est coiffeuse dans un salon de Pontarlier et sa vie heureuse se passe entre son appartement sous les toits que lui loue sa tante Laetitia et la ferme familiale du Cernois, hameau lové au creux d'un vallon du Haut-Doubs.

 

Là-haut vivent en harmonie Albert son papa, paysan horloger, et Amélie sa maman, brave montagnarde au grand cœur, avec comme satellites gravitant autour d'eux, tous les voisins du plateau : le douanier retraité Fernand et sa motoneige, les paysans alentours et le bon Père Magloire, peintre espiègle, merveilleux conteur et gardien des anecdotes de la région. Il habite un peu plus bas à Chaux-Neuve une maison aux plafonds bas, au pied de la colline où est érigée l'église témoin des heures sombres du passé de la région.

 

Son frère ainé Bertrand, instituteur à Morez, monte aussi de temps en temps retrouver sa famille et sa sœur qu'il adore.

 

Et puis, il y a cette famille Favre nous venant du canton de Neuchâtel en Suisse, plus précisément du Val-de-Ruz.

 

Patricia, la maman était l'épouse du frère d'Amélie jusqu'à ce terrible accident de voiture. Amélie la recueillit et lui redonna le goût de vivre. Sa nouvelle union avec Vincent, fondateur d'une petite entreprise d'horlogerie du Val-de-Ruz, lui donna deux beaux enfants. Frédérique, l'ainée des deux, fut conquise par l'amour simple et profond de Bertrand. Elle fut séduite par ce fier montagnard aux solides valeurs humaines.

Dominique, le cadet, vient de sortir de l'adolescence et, déjà, un avenir prometteur se dessine devant lui.  Bientôt diplômé d'une grande école d'horlogerie de la Chaux-de-Fonds il se démarque par son charisme déjà bien affirmé et un charme auquel Elise ne demeurera pas insensible.

 

Le salon de coiffure de Pontarlier orchestré par une Josiane proche de ses filles est le cadre de l'intrigue qui fera vaciller la réputation d'Elise. Un client, Julien Mairle, époux délaissé de Claire, quant à lui, dirigeant une agence bancaire du bourg tombera follement amoureux de la divine Elise qui, désemparée, cherchera le soutient de ses amies et de son grand amour Dominique.

 

 Véronique est une collègue d'Elise et saura lui prodiguer de bons conseils lors d'une invitation impromptue un soir de spleen. Son compagnon, Serge, se montrera très chaleureux avec Elise. Elise sera totalement conquise par le petit bout d'chou de Nathalie, la fille de ses amis.

 

Nous retrouverons les gendarmes de Mouthe qui lors d'une visite amicale à la ferme tentèrent de trouver une réponse à la disparition subite de Julien Mairle.

 

Truculente et tellement attachante, Jacqueline apportera la touche exotique de son Cameroun natal.

 

Amandine et son compagnon Frank achèvent de distiller une aura de bonheur sur le monde d'Elise.

 

 

 

 

 

ELISE

 

 

ROMAN

PETER O'ROY

 

 

I

 

 

 

Ce léger chuintement, ce silence qui n'en est pas un, cet imperceptible effleurement contre les lourds volets de bois cuits par le soleil d'été et par les pluies d'équinoxes, ce doigté presque immatériel couvrant les habituels murmures de l'éveil du monde… ce chuchotement… Elise l'avait reconnu.

Au-delà de la barrière des lourds rideaux, derrière les petites fenêtres où l'on avait, comme tous les ans à cette époque de l'année, monté les double vitrages, la neige tombait. D'abord diaphane, fine et aérienne, elle s'était métamorphosée en un lourd fardeau humide qui faisait ployer les branches des sapins, noyant le haut plateau du Risoux sous un linceul cotonneux, redessinant la campagne en ondulantes lignes courbes et arrondies épousant rochers et clôtures.

Elise avait le bout du nez tout froid. Elle remonta le lourd édredon de plumes au-dessus de son visage. Elle perçut la chaleur de son souffle contre son front. Elle ne bougeait pas, jouissant de l'instant, comme lorsque l'on suce un carré de chocolat onctueux, d'abord en croquant dedans pour en détacher quelques éclats que l'on fait ensuite fondre lentement en collant la langue au palais.

La chaleur lui recolora les joues, elle étouffait presque et se dégagea de son carcan moelleux en souriant. Toute petite dans ce grand lit de bois sombre orné d'un baldaquin de velours rouge, elle promena son regard dans la chambre. Les murs lambrissés de grossières planches de sapin donnaient ce charme rustique à la pièce. Quelques vieux tableaux représentant des scènes bucoliques agrémentaient le décor. Tout un pan de mur en pierres de taille abritait une cheminée où de grosses bûches odorantes achevaient de se consumer. Du plafond pendait une vieille lampe à abat-jour de porcelaine blanche en forme de cloche dont les bords étaient parés de petites chaînes de perles bleutées. La table ronde servait de bureau où s'entassaient pêle-mêle livres et vieilles photos. Un portrait ancien caché dans un cadre disloqué perdait son âme et ses couleurs, anonyme relique recluse dans l'angle d'un mur. De la fenêtre assombrie par les volets sourdait un halo de lumière vive et froide dessinant des reliefs dans les rideaux à motifs champêtres.

Elise alluma la petite lampe de chevet et se plongea dans la lecture d'un roman qu'elle avait commencé la veille. Comme elle avait soudain froid elle se leva pour glisser deux ou trois gros éclats de souche de sapin dans l'âtre. Aussitôt de petites flammèches vinrent lécher le bois sec qui commença à siffler sous l'effet de la chaleur. La bonne odeur de sapin brûlé emplit la pièce de ses effluves épicés. De longues flammes rougeoyantes montèrent dans le conduit, répandant une douce chaleur dans la chambre. Le bois craquait en se consumant. Elise se délectait de ce plaisir simple. Hypnotisée par la lueur incandescente, elle rêvait en regardant les flammes danser, onduler, partir en vrille, se couler l'une à l'autre pour, parfois ne plus faire qu'un brasier montant très haut et s'étiolant en quelques secondes pour reprendre indéfiniment ce bal hallucinant, tout de rouges et de jaunes lumineux. Parfois une braise claquait en sautant sur le sol devant le foyer et se dispersait en petits diamants colorés et brillants sur les dalles de vieilles pierres disposées en arc de cercle et protégeant le parquet des projections incandescentes. La grande pendule Comtoise trônant dans le couloir égrenait une à une les heures qui se répercutaient à l'infini dans les profondeurs de la bâtisse.

— Neuf heures! Déjà!, pensa Elise en se dégageant de sous son gros édredon. Elle étendit les bras au-dessus de la tête, poings fermés, et bailla en émettant un murmure de satisfaction. Un livre tomba à terre. Elle se retourna et s'enfouit dans le chaud refuge de son lit. La porte de la cuisine, probablement restée ouverte, laissait s'échapper une délicate senteur poivrée de café se faufilant sous les planches disjointes du vieux pas de porte. La maison était plongée dans le calme prolongeant la nuit. Les activités de l'été avaient fait place à la longue léthargie de l'hiver jurassien.

On gratta à la porte.

— Qui c'est?, demanda Elise.

Pour toute réponse, un miaulement vint troubler le silence, puis un autre et encore un autre.

— Viens mon gros!, lança-t-elle à son visiteur impatient.

Elle lui ouvrit la porte. Alors le gros chat se lança sur le lit en tournant en rond, puis il se coucha là où la chaleur du corps d'Elise avait laissé son empreinte parfumée. Il la regardait en ronronnant, les pattes rangées sous son poitrail, le regard interrogateur, semblant attendre quelque chose.

Quittant sa chemise de nuit, elle enfila un gros survêtement chaud et confortable.

— Tu viens! dit-elle au matou qui, les oreilles dressées, eut un moment d'hésitation.

Elle s'approcha et le prit dans ses bras en le caressant. La queue battante, il se remit à ronronner, puis il s'échappa en sautant prestement au sol. Il était habitué à la vie sauvage et son orgueil le poussait à rester indépendant. Seule Elise pouvait ainsi le choyer et le cajoler comme un enfant, pour un très court instant.

Elle ouvrit la fenêtre de manière à repousser les volets contre la façade pour laisser la lumière du jour inonder la chambre. Elle sentit tout d'abord une résistance. Elle força. En se dégageant, les lourds battants de bois firent tomber un gros paquet de neige qui s'était accumulée sur l'appui de fenêtre.

La lumière vive l'éblouit un instant.

Au-dehors, la campagne semblait avoir disparu sous un océan de coton. La neige continuait de noyer champs et forêts sous son manteau immaculé et silencieux. Au loin, il n'y avait plus d'horizon, le monde disparaissait dans le flou du brouillard.

Elle eut un frisson. Prestement elle referma la fenêtre et arrangea les petits rideaux blancs qui avaient glissé sur la tringle.

— Viens le chat!, dit-elle à son fidèle compagnon en plaçant le grillage ouvragé devant la cheminée.

Dans le long corridor, le froid avait soudain remplacé la quiétude de la chambre.

Elise et son chat se dirigèrent vers la grande cuisine de la ferme. L'arôme suave du café lui parvint maintenant très distinctement.

Sur la table de la cuisine, la cafetière fumait et  le divin nectar du matin embaumait la vieille maison. La grosse boule de pain poudrée de farine ouvrait l'appétit. Le pot de confiture où était plantée la cuillère de bois sentait bon la mûre cueillie l'été passé.

Elle avait faim. Elle déjeuna de bon cœur, son gros matou qui faisait pattes de velours sur ses genoux.

La maison semblait vide de ses occupants. Pas un bruit ne parvenait de l'intérieur, comme si la neige avait jeté un sortilège pour rendre tout silencieux et ouaté. Comme elle allait mordre dans une énorme tranche de pain qu'elle avait maçonné de confiture, le téléphone sonna. En se léchant les doigts enrobés de confiture dégoulinante, elle se dirigea vers la table du salon où la sonnerie stridente du vieux combiné noir faisait frémir le boîtier.

— Allô!, lança-t-elle dans le micro. Elle perçut d'abord un grésillement dû à l'obsolescence de l'appareil, puis la voix de Véronique sa copine se fit plus nette.

— Salut mon Elise!, je viens seulement prendre de tes nouvelles. Tu dois être coupée du monde là-haut! Pourras-tu redescendre après les fêtes?

— Oui, oui, ne t'inquiètes pas ma belle, Bertrand me redescendra à Chaux-Neuve avec la Jeep. Avec ça il passe partout. Après je prendrai le car des „Monts-Jura“ de Pontarlier. La départementale est toujours dégagée. Si tu pouvais voir comme c'est beau là-haut. La neige n'a pas cessé de tomber toute la nuit. Tout est blanc. Je pense que le soleil va se lever dans l'après-midi. Je ferai des photos! Et toi, comment vas-tu?

— On vient de se lever et Serge est à l'atelier en train de fabriquer ses petits jouets de bois. Il a bien vendu cette année. Il a même envoyé tout un conteneur pour un magasin de jouets de Paris. Tu te rends compte? Et toi pas de petit ami caché au fond des bois du Mont Risoux, pour te réchauffer la nuit de Noël?

— Non personne, tu vois, il n'y a que mon gros chat qui me ronronne des mots doux à l'oreille. Je t'appellerai la nuit de Noël avant la messe de minuit. Allez, bisous, à plus tard.

Elle retourna à la cuisine pour finir de savourer sa grosse tranche de pain. Le chat léchait les gouttes de confiture tombant sur la nappe de toile cirée.

Un bruit dans le couloir mit le chat en éveil. Des pas se rapprochaient. Bertrand, le frère aîné d'Elise entra dans la cuisine, imprégné de l'odeur doucereuse des vaches que l'on vient de soigner.

— Bonjour petite soeur!, lança-t-il en remontant les manches de sa vareuse pour se laver les mains. Bien dormi dans  ton petit palace? - C'est ainsi qu'ils appelaient la chambre d'Elise à cause du lit à baldaquin, conférant un luxe particulier à cette pièce -.

Quand il se fut lavé les mains, il embrassa sa soeur dans les cheveux, en lui caressant la nuque, comme il a toujours eu l'habitude de le faire.

Il se versa un bol de café et s'assit en face d'Elise. Les deux coudes plantés sur la table, il dégustait son breuvage avec délice, en admirant sa cadette.

— Dis donc petite soeur, tu deviens de plus en plus belle. La vie en ville te réussit à ce que je vois. Comment ça va au salon de coiffure?

Elise était depuis deux ans en apprentissage dans un des plus grands salons de Pontarlier.

— Très bien!. répondit-elle. Ça me plaît et les clients sont charmants, parfois un peu froids et réservés mais ils se dérident vite. Avec le temps on sait tout sur eux et leur famille. On connaît le nom de leur chien, la marque de leur voiture, rarement le prénom de leur femme. On sait où ils passent leurs vacances et où ils préféreraient les passer. Du côté des femmes c'est moins intimiste. On parle plus de mode et de maquillage, parfois des hommes,… pas toujours en bien d'ailleurs; enfin tu connais les femmes!

— Ouais!, ouais!, répondit-il en lui souriant par-dessus son bol de café qu'il tenait à deux mains.

— Et l'père, demanda Elise, où est-il?

— Sur la parcelle, répondit Bertrand en avalant sa gorgée de café. Il est avec les charpentiers de marine Nantais. Ils choisissent les plus beaux fûts, ceux qui supporteront la tempête et feront claquer les voiles des voiliers de Bretagne du sud. Eh oui, petite soeur, nos arbres ornent déjà les ponts du  Guérande  et de la Marie-Galante! Depuis Louis XIV nous fournissons la marine en troncs destinés à supporter les voiles des plus beaux voiliers de l'Atlantique!

— Oui, je le sais déjà monsieur l'instituteur, dit-t-elle en riant, faisant allusion à la profession de son frère. Je ne suis pas complètement idiote tu sais. Et elle lui lança le pain en criant: «  hop! attrape. »

Elle partit d'un grand éclat de rire juvénile. Il la rattrapa dans ses bras et l'embrassa sur la joue.

— Allez, p'tite soeur j'y r'tourne, mes femmes m'attendent, dit-il de ses vaches en plaisantant. Et toi, qu'est-ce que tu vas faire de ta longue matinée?

— D'abord me doucher, dit-elle en soulevant ses cheveux et cambrant ses reins, ce qui fit apparaître son nombril sous le chandail. Puis…    

— Tu vas encore transformer la salle de bain en sauna. Tiens!, avec la neige qu'il y a tu pourras même aller te fouetter le sang en te roulant dedans comme les scandinaves.

— Pourquoi pas?, minauda-t-elle en souriant, et elle disparut dans le long couloir.

Elle fredonnait une chanson à la mode tout en se dirigeant vers sa chambre. Elle choisit ses sous-vêtements avec délicatesse et prépara de vieux habits chauds et confortables pour la journée; paradoxale association entre l'affriolante finesse de sa lingerie et la rudesse du velours côtelé des pantalons d'hiver.

— Pourquoi pas?, répétait-elle en souriant.

Elle se souvint avec attendrissement de ce jeune apprenti charpentier de Nantes que le maître d'apprentissage n'arrêtait pas de poursuivre de ses éternelles remontrances et conseils prodigués sur un ton de commandement.

Elle revoyait en souvenir le jeune homme, blond, doux et encore frêle bien que plus âgé qu'elle. Elle venait d'avoir quatorze ans et s'était éprise de lui. Peut-être parce  qu'elle trouvait injuste de le voir traiter ainsi par son aîné. Elle l'avait pris ainsi sous sa protection, fière de ses quatorze ans, et peut-être aussi un peu par instinct maternel. Elle lui apportait du chocolat ou un bout de saucisse de Morteau en cachette, selon l'heure de la journée. Leur courte idylle faillit mal tourner lorsque le père d'Elise les surprit un jour dans les bras l'un de l'autre

— Ce n'était pourtant rien qu'un petit baiser, dit-elle dans un murmure, attendrie par cette tendre évocation.

 

           

La salle de bain vaste et spacieuse était en fait une ancienne buanderie qu'ils avaient, avec beaucoup de goût, transformé en une accueillante salle d'eau. Elise vit avec plaisir que les plantes qu'elle avait, pendant des années, soignées avec amour avaient prospéré et atteignaient par endroit le plafond de bois sombre de la pièce, longeant les lourdes poutres de sapin, pour redescendre vers le grand miroir. Le sol recouvert de planches lissées par le temps  sentait bon l'encaustique.

Elle ouvrit les volets protégeant la grande porte vitrée donnant directement sur le champ de neige derrière la maison. Le froid pénétra rapidement dans la pièce. Elle se dépêcha de refermer et tira les voilages effleurant le sol.

En attendant que la chaleur revienne dans la pièce, elle resta quelques minutes à  admirer l'étendue neigeuse enveloppant prairies et forêts.

Elle alluma la radio. Radio Sottens que l'on captait depuis la Suisse voisine donnait une émission appelée Kiosque à musique. Elle aimait ce charme si pittoresque de la musique paysanne remontant du fond des âges, ou les accents militaires d'un Brass-Band  jouant des airs entraînants.

Elle se déshabilla et au passage, dans le grand miroir enchâssé dans un cadre de bois doré, elle admira ses dix-neuf ans qui lui avaient façonné ce corps de rêve. Ses longs cheveux blonds tombaient en cascade d'or sur ses seins menus et arrogants, ses hanches rondes accentuaient la finesses de sa taille. Elle n'était pas très grande, mais ses jambes étaient magnifiques et bien galbées. Elle sourit à son reflet et pénétra sous le filet d'eau tiède s'échappant du pommeau de la douche.

En quelques minutes, elle transforma la pièce en hammam. La vapeur avait troublé le grand miroir et la fenêtre ne laissait plus deviner du dehors qu'un paysage impressionniste.

Le rire aux lèvres, en pensant à la réflexion de son frère, elle ouvrit la petite fenêtre donnant sur la cabine de douche.

La neige poussée par le vent s'était accumulée sur le rebord comme une meringue coupée en deux, sur laquelle une main gourmande aurait déposé une coulée de crème fraîche.

Elle s'empara de la croûte froide et cassante. Elle déposa une boule de neige sur sa poitrine, juste au-dessus de ses seins. Le froid la fit frémir, mais la morsure était revigorante. Elle replongea sa main sur le bord de la fenêtre et courageusement frotta vigoureusement son torse avec cette neige qui fondait immédiatement au chaud contact de sa peau.

— Chiche!, dit-elle soudain, en repensant à la thérapie préconisée par Bertrand.

Enroulée dans sa serviette de bain, elle ouvrit la porte-fenêtre et, jetant un coup d'oeil à l'extérieur, Elise s'enhardit. « Personne à l'horizon, allons-y » murmura-t-elle.

Dans un élan, telle une naïade, elle se propulsa à l'extérieur. Elle ne perçut pas immédiatement le contact de l'air froid. Elle courait dans la neige profonde en riant comme une enfant. Après avoir parcouru quelques mètres dans une euphorie totale, elle se jeta à terre et se roula avec délice dans ces cristaux immaculés. Les lourds flocons tombant du ciel lui noyaient la vue. La peau rougie par le froid elle revint précipitamment vers la salle de bain d'où une fine vapeur s'échappait par la porte ouverte.

Aussitôt à l'intérieur, elle fut enveloppée par la douceur de l'air ambiant et par la quiétude régnant dans la pièce.

Elle se sécha vigoureusement tout le corps en regrettant soudain qu'aucun amoureux ne fût là pour la réchauffer en la prenant dans ses bras tout en lui frottant le dos.

Sa peau ayant retrouvé sa température, elle laissa glisser la serviette de bain et s'aspergea d'eau de Cologne à la lavande. La subtile brûlure de l'alcool sur sa peau acheva de la réchauffer.  

Elle brossa longuement sa douce chevelure et d'un geste ample elle repoussa ses  cheveux en arrière. Elle se confectionna un joli petit chignon dont elle avait le secret, ce qui lui donnait un air angélique. Elise était tout simplement magnifique.

Même revêtue de son lourd pull-over rose à col roulé et de ses pantalons de velours épais, elle ne perdait rien de son charme et de sa féminité.

Elle finit de se maquiller et donna une légère touche de brillant à ses lèvres roses. Elle enfila ses baskets et pénétra dans le vaste salon tout en bois.

La pièce était chaude et agréable. Le plafond descendant en pente douce vers le fond de la pièce était percé en son centre par une large fenêtre qui propageait une douce clarté malgré la couleur sombre du verni recouvrant les lambris de sapin. Dans un coin, vers les lourdes portes bardées de fer forgé donnant sur le couloir, un étroit escalier montait presque à la verticale vers la galerie en soupente où étaient rangés une multitude de livres datant parfois d'il y a plusieurs siècles. Du poêle à bois noir trônant au centre de la pièce montait un conduit de cheminée rayonnant sa chaleur dans toute la pièce. Un vieux canapé recouvert d'un large drapé de laine blanche accueillait le visiteur auprès du feu. Les bûches empilées dans un antique berceau exhalaient leur odeur de bois de résineux et baignaient la pièce de senteurs épicées. Sur la table basse en verre, une bouteille de liqueur de sapin et deux verres attendaient en permanence un éventuel hôte. Sur une étagère, les nounours d'Elise avaient reçu une place d'honneur et souriaient à tous ceux qui passaient un instant dans ce havre de paix. Le parquet étonnamment riche pour une maison aussi rustique provenait des anciens sols de l'Ambassade de Suisse à Paris que l'on avait rénové à l'aide du bois de la région. Une grande lampe sur pied à abat-jour tressé achevait de donner un caractère chaleureux à la pièce.

Elise glissa un disque de musique douce sur la platine de l'électrophone et se plongea dans la lecture d'une revue qui traînait sur la table.

Elle laissa ainsi les heures s'échapper, comptabilisées par la régularité de la pendule du couloir.

Au-dehors, par-delà le rempart des baies vitrées donnant sur le balcon enluminé en été de toutes les couleurs des fleurs que sa maman plantait dans de gros bacs de bois maintenant recouverts d'un chapeau de neige, la vue se troublait sous les flocons qui tombaient toujours en abondance. Les hauteurs de la forêt du Risoux étaient happées par le brouillard. Disparu, le col de la Savine au-delà de La Chapelle-des-Bois. Noyé dans la ouate, le Mont Noir. On ne voyait plus la limite entre la départementale et les champs. La nature avait revêtu sa robe intemporelle.

Lascia ch'io piangia de Haendel mourait une fois de plus sous l'aiguille de l'électrophone qu'Elise rechargea en posant un vieux disque de chants de Noël américains qui devait bien dater des années soixante.

Le chant glorieux emplit le salon de sérénité. Elle se cala dans le canapé et se réchauffa sous la lourde couverture de laine posée habituellement dans un coin du meuble.

Bientôt le fumet du rôti vint titiller ses narines. Elle se précipita à la cuisine pour proposer son aide à sa maman.

— Bonjour ma petite!, bien dormi?, s'enquit celle-ci. Tiens, mets la table s'il te plaît. Ton père et Bertrand ne devraient plus tarder. Alors tu es contente d'être ici pour les fêtes? C'est beau avec toute cette neige, pas! Tu vas voir ça va être un beau Noël.

Elise embrassa sa mère dans le cou en lui enserrant la taille de ses bras fins.

— Ça sent bon ce que tu cuisines maman!, dit-elle spontanément.

— Rôti et gratin de pommes de terres. Ton frère a apporté quelques bonnes bouteilles de vin pour fêter la Noël, vas donc voir au cellier et tu en choisis une pour midi, ils vont arriver. Cette après-midi tu iras avec Bertrand couper un sapin pour Noël.

Peu de temps après, la porte de la cuisine s'ouvrit sur les deux hommes au visage rougi par le froid. Une goutte perlait au bout du nez du père qui la chassa d'un revers de main.

L'Albert prit sa fille tout contre lui en disant: « Alors ma petite princesse, bien dormi dans c'te vieille ferme? Comment tu vas ma toute belle? Il l'embrassa et la tenant au bout de ses bras vigoureux, il l'admira comme seul un père peut admirer sa fille.

— Si t'es pas la plus belle de Pontarlier c'est qui sont tous aveugles les gars d'la ville.

Il lui caressa la joue de ses mains rêches.

— T'es fraîche comme une fleur de pommier dit-il en riant.

— C'est grâce à la neige, répondit-elle sur un ton espiègle en toisant son frère de son regard bleu.

— C'est pas vrai, tu l'as pas fait?, s'exclama Bertrand dans un grand éclat de rire.

— Fait quoi?, questionna le père incrédule.

Pendant qu'Elise, le regard plongé dans celui de son frère, faisait oui de la tête, celui-ci répondit à son père: « Rien papa, c'est un pari entre Elise et moi; et comme toujours elle l'a gagné »

— Allez, à table lança la maman en coinçant son torchon sous son bras.

Bertrand ouvrit la bouteille qu'Elise avait choisie.

— Bonne pioche petite soeur!, c'est une très bonne année.

 

Après la bonne cuisine, un peu grisée par le vin, Elise alla s'installer dans un coin du salon après avoir servi le café. A côté de la vieille cheminée donnant sur le tuyé 1, un banc de pierre avait été aménagé entre le mur de bois et l'âtre ouvert où une vieille marmite au cul éternellement noir pendait.

Elise y installa de moelleux coussins et oreillers aux taies colorées de motifs champêtres. Elle alluma la lampe confectionnée d'un moyeu de roue de char surmonté d'un abat-jour de tissus rouge et blanc. Elle sirota son café, les jambes relevées sous son menton, son chat dormant sur ses pieds. Elle refusa la liqueur de sapin que son père lui proposa argumentant de sa faiblesse à supporter l'alcool.

Confortablement installée près du feu qui pétait à chaque nouvelle bûche, elle s'assoupit. Son magazine glissa de ses mains et tomba sur le parquet pendant que les pages tournaient encore comme mues par une main invisible.

 

 

Elle sentit une caresse légère comme une plume sur son front. Les yeux à moitié ouverts elle chercha d'où venait ce fugitif effleurement quand une seconde caresse glissa sur sa joue. Le chat juché sur ses pattes de derrière tentait d'attraper un bouquet de fleurs sèches suspendues au mur et, chaque mouvement de la petite bête faisait glisser sa queue sur le visage d'Elise.

— Reposée?, demanda Bertrand. Ça fatigue la neige, hein!, dit-il en souriant.

— Tu devrais essayer répondit-elle, espiègle.

— Bon, on va le chercher ce sapin?

— J'arrive, dit-elle. 

 

Emmitouflés dans de grosses canadiennes achetées dans un surplus militaire, chaussés de lourds godillots lacés très hauts sur le mollet, ils sortirent dans le froid mordant.

— Le soleil ne se lèvera pas aujourd'hui, dit Bertrand en regardant le ciel chargé de neige.

La vieille Jeep se rebella, le démarreur hurlait sans que le moteur ne tourne.

— Elle a froid, expliqua-t-il. Je la rentrerai au garage ce soir.

Dans un dernier soubresaut le moteur toussa. D'abord incertain puis, de plus en plus régulier, le gros Diesel crachant des nuages de fumée noire tournait maintenant bien rond.

Le grossier véhicule démuni de tout confort enjambait les névés 2 qui s'étaient formés dans les endroits balayés par le vent. Sautillant, parfois hésitant, devant réunir la force de ses quatre vingt dix chevaux, le tout terrain brinquebalait dans les champs enneigés. Elise devait se tenir pour ne pas être éjectée.

Pourquoi ne prends-tu pas la route?, demanda Elise d'une voie entrecoupée par les sauts de la voiture.

— Parce que les sapins de Noël ne poussent pas sur la route, petite soeur.

— Oh, la belle logique professorale que voilà!, ironisa Elise en se moquant de son frère.

— Tiens, regarde là-bas, comme il est beau celui-là.! On le prend?

— Magnifique, renchérit-elle

La tronçonneuse facilita le travail. On accrocha le trophée sur le toit du véhicule qui reparti en direction de la ferme.

Le soir tombait. Au loin, un coin de ciel se colorait de rose.

— Regarde Elise, regarde, le Bon Dieu nous fait un sourire, il a allumé la torche de la paix, regarde la lueur là-bas vers l'ouest!

Il arrêta la voiture pour jouir de la magnificence du coucher de soleil. Un rayon darda furtivement son trait de lumière pâle vers le sol et s'évanouit aussitôt. Le froid et la pénombre se réinstallèrent. Elise frissonna.

— On rentre!, sinon la nuit va nous surprendre, proposa Bertrand.

Ils chantèrent à tue-tête des chants de Noël tout le long du chemin de retour, en riant d'eux-mêmes.

Il faisait presque nuit, lorsque Bertrand coupa le moteur de la Jeep qui s'étouffa dans un dernier hoquet. Ils déchargèrent le sapin et, après avoir dégagé la neige gelée sur ses branches, ils le laissèrent sécher dans l'appentis servant de réserve à bois.

Bertrand alla ensuite s'occuper des bêtes. Elise le suivit. Elle prépara le fourrage odorant, d'où se dégageaient des effluves de fleurs séchées. Bertrand s'occupa ensuite de la traite pendant qu'Elise partait à la recherche des décorations pour le sapin.

De retour dans le salon de la ferme, elle eut soudain trop chaud. Elle dut quitter son chandail. Son maillot moulant laissait deviner deux petites pointes de seins fermes et biens dessinés.

Elle alluma la radio pour suivre le journal parlé. Jacques Amez-Droz commentait les événements de la journée de sa voix chaude au timbre agréable. La classe et la noble aisance de certains journalistes l'enthousiasmaient.

 

 

Elle partit en quête des décorations de Noël que l'on utilisait depuis des années et que l'on agrémentait d'une année à l'autre de petits personnages découpés dans du bois. La petite crèche reflétait tout l'art et le savoir-faire des artisans de la région. Elle monta au galetas à la recherche de ces trésors enfouis au fond d'une vieille caisse en bois râpeux qui sentait encore la résine de sapin. Chaque passage dans les combles de la grande maison était pour elle comme une expédition à la gloire de toutes ces petites richesses oubliées là. Petite, elle aimait venir s'y réfugier quand le temps qui passe occupait les longues journées de vacances d'été, lui offrant ces lénifiantes heures d'oisiveté.

Que de trésors n'a-t-elle pas découverts, combien de souvenirs oubliés là, figés par l'existence ont repris vie entre ses doigts habiles; poupées de son, jouets de bois, berceaux, même un vieil accordéon sur lequel elle s'était acharnée pendant des semaines avant de le rendre à l'oubli des choses inanimées?

Elle redescendit, sa merveilleuse boîte à reliques à la main. Tous les ans, lui revenait l'honneur de parer le sapin de verroterie et de décorations brillantes. Elle passait beaucoup de temps à parachever son oeuvre qui, chaque année, resplendissait de fraîcheur et de clinquant.

Cette fois encore, elle se surpasserait certainement.

Dans un coin un peu plus frais du salon, vers une des grandes fenêtres, elle installa le pied destiné à recevoir l'hôte éphémère de la fête.

L'arbre encore tout humide de froid, une fois à l'intérieur, paraissait énorme. Sa cime altière touchait presque le plafond. Pendant près d'une heure, elle plaça minutieusement tous les petits éléments donnant un cachet sans cesse renouvelé à son oeuvre. Elle y accrocha enfin des pommes et des pains d'épices.

Satisfaite, elle admira son travail. Elle fit deux pas en arrière et resta émerveillée devant sa réussite.

Sa maman entrant dans le salon lança un « Oh! » d'admiration.

— Tu es merveilleuse, mon enfant. Il est superbe comme tous les ans. Tu es une véritable magicienne!, s'exclama-t-elle encore, au comble du ravissement.

Elle ajouta, « Les cousins de Suisse ont appelé. Ils arriveront demain dans la journée, nous préparerons les lits demain matin. Ils seront enchantés.» Puis elle disparut dans les profondeurs de la grande ferme, vaquant à une des innombrables et impératives occupations qui semblaient constituer l'essentiel de ses journées.

Elise profita du peu de répit que lui laissait la fin de la journée, juste avant la préparation du dîner, pour reprendre son occupation favorite quand elle se retrouvait pour les vacances à la ferme. Lire était sa grande passion. Elle dévorait romans et livres avec avidité.

Elle s'installa à sa place privilégiée, près de la cheminée, là où la lampe découpait une ellipse de clarté contre le mur de bois couleur de miel.

Plongée dans la lecture d'un roman d'amour elle s'identifiait à l'héroïne et rêvait du Prince Charmant. Elle avait éteint la radio. Elle trouvait fastidieux d'écouter les nouvelles. En fouillant dans le bas du meuble de l'électrophone, elle avait découvert un vieux disque de twist - relique de  jeunesse de ses parents - qu'elle avait placé sur la platine avec délicatesse. Elle fut émerveillée par ces mélodies entraînantes et poussa le bouton du son presque à fond. Le vieil électrophone se transforma en juke-box et le salon en café des années soixante. La poussière accumulée par les haut-parleurs se dégageait au rythme des guitares et de la batterie. Tenant la pochette à bout de bras, elle exécuta quelques pas de twist que sa mère lui avait appris, il y a bien longtemps.

Sa croupe se balançait en cadence, ses déhanchements suivaient la musique, éparpillant ses cheveux de droite à gauche. Puis vint un slow, torride et langoureux. Elle suivait la musique, les yeux fermés. Elle avait lâché l'enveloppe du disque et ses mains posées de chaque côtés de ses épaules, elle simulait la chaude étreinte d'un partenaire fictif, dans les bras duquel elle aurait aimer se réfugier. Elle pensa soudain à son jeune charpentier de marine aux yeux clairs.

— Ah, si c'était maintenant!, …pensa-t-elle avec un nuage de nostalgie au fond du cœur. « Comment s'appelait-il déjà? …Gwanel… non, Gan…, Gaël!, il s'appelait Gaël. Mon Dieu comme il était gentil, Gaël, et si doux. Je pourrais l'aimer encore, oui, oui, certainement, …enfin, il est loin maintenant. »

Elle baissa le son de l'appareil et resta quelques instants songeuse, morose, perdue dans de vagues pensées. Elle retrouva lentement ses esprits et s'assit sur ses coussins tiédis par la chaleur du feu.

Quand son frère entra, il la trouva le regard perdu, le dos au mur, le menton posé sur ses genoux relevés qu'elle retenait de ses mains aux doigts croisés. A son entrée, elle ne bougea pas.

Inquiet de la prostration de sa petite soeur, il lui demanda si tout allait bien. Le oui évasif qu'il reçut ne le convainquit pas.

Il s'assit alors près d'elle et, tendre et taquin, la poussa de ses larges épaules, une, deux, trois fois, jusqu'à ce qu'un sourire revienne illuminer le beau visage d'Elise.

— Tu te languis de ton petit ami?, demanda-t-il avec mansuétude.

— Oui, non … enfin, j'ai pas de p'tit ami, répondit-elle sans bouger.

— Allez, p'tite soeur, belle comme tu es ça ne vas pas être bien difficile à Pontarlier.

— Non, je pensais à Gaël.

— Gaël?… Ah!, oui le jeune Breton. C'est vrai, il t'aimait comme un fou celui-là. T'as pas son adresse? Non?, …moi non plus. Allez!, oublie-le. Des jolis garçons il y en a à la pelle en bas1 .

— Oui, mais pas aussi sensibles et tendres que lui était.

Elle se leva et replaça l'aiguille sur le disque que dans un geste de défi elle relança. La musique remplit de nouveau l'espace en faisant trembler les breloques du sapin.

Bertrand n'aimait pas voir souffrir sa cadette. Mais cette fois, il ne pouvait rien faire que prier pour elle. Prier pour sanctifier l'amour qui lui manquait. Prier pour la tendresse. Prier pour ce sentiment sublime de partage et de don de soi.

— Viens!, dit-il, allons préparer le dîner. Apprends-moi tes petits trucs! Il parait que tu cuisines très bien les pâtes aux champignons. Il y a justement un bocal de ceps dans le cellier.

Et il l'entraîna doucement vers la cuisine.

Devant les fourneaux, ils retrouvèrent les gestes du passé, quand Elise n'était encore qu'une toute petite fille, il n'y a pas si longtemps de cela.

Frère et soeur préparèrent le repas et s'amusèrent comme au bon vieux temps, quand ils se chamaillaient pour un rien.

— On devrait ne pas grandir, philosopha Elise. Ça fait tellement mal de devenir adulte!

— Non!, … pas de ton avis petite soeur. La vie, quelle qu'elle soit, vaut la peine d'être vécue à tout moment de l'existence. Plus tu avances dans la grande aventure, plus tes joies sont intenses…

— Et plus les peines sont profondes, coupa Elise.

— C'est ce qui fait que le bonheur prenne tant de place dans l'histoire d'un homme, d'une femme, prophétisa Bertrand.

— Oui m'sieur l'instit!, dit-elle d'une petite voix.

Puis ils éclatèrent de rire, comme deux enfants après un bon mot.

Ils mirent la table en attendant les parents.

— Où sont-ils de nouveau?, maugréa Bertrand, puis il fit tinter la cloche fondue chez Obertino à Labergement-Ste-Marie et qui servait autrefois à appeler les employés de ferme quand l'exploitation s'étendait presque jusqu'à La Chapelle-des-Bois.

Ce  furent le chat et le chien qui, à l'appel de leur instinct, retrouvèrent les vieilles habitudes et se précipitèrent les premiers devant la cuisine. On leur servit à boire et à manger.

 

 

Après le dîner, Bertrand et le père allèrent une dernière fois s'occuper des bêtes avant la nuit. Le camion de lait de la coopérative de Chaux-Neuve passera tôt demain matin. Tout devra être prêt.

Elise et sa maman se retrouvèrent au salon. La maman tricotait, Elise somnolait, l'électrophone haute-fidélité  les berçait en laissant couler, comme un ruisseau murmurant, la fluide harmonie d'un disque classique. La télévision était souvent en repos chez les Besson.

Un peu plus tard dans la soirée, Elise souhaita la bonne nuit à tout le monde. En parcourant le long couloir où flottaient des parfums d'essences de bois et de cire, elle chantonnait, la Comtoise battait vingt-deux heures.

Le feu, qu'elle avait rallumé avant de passer à la salle de bain, rougeoyait dans la cheminée de pierre. Il régnait une douce chaleur dans la pièce. Elle se lança sur le lit qui grinça de toutes ses boiseries, pour se plonger dans son passionnant roman.

Bien emmitouflée sous sa couette, rêvassant à quelque amour impossible, elle finit par s'endormir.

Au-dehors, la neige avait cessé son ballet et la lune jouait à cache-cache avec les gros nuages dans un ciel jaunâtre.

 

II

 

Le tintement métallique des bidons de lait que l'on charge sur le camion la réveilla aux aurores. Dehors, il faisait encore nuit. Elise ne bougea pas. Elle jouissait de ces indéfinissables secondes où le cerveau hésite entre veille et sommeil; instant ensorcelant de semi-réalité et de fiction, ambivalence de deux mondes qui se côtoient. Le sommeil gagna la partie et l'on perçut à nouveau le souffle lent et régulier d'Elise. La vie s'écoulait tendre et heureuse dans cette ferme entre Le Cernois et la Combe des Cives. Le cocon était toujours resté préservé, tel un port d'attache où l'on aime se réfugier pendant la tempête.

Le camion alourdi par le précieux liquide avait peine à avancer dans la neige épaisse qui avait gelé sur le chemin pendant la nuit. Les roues faisaient craquer la croûte figée, friable comme une meringue. Le bruit du moteur s'éloigna peu à peu et le calme revint, ce calme d'un jour de neige où les bruits ne sont plus que murmures, quand la nature semble se taire pour mieux imposer son silence. On n'entendait plus le doux clapotis de l'eau de la fontaine. Dans un dernier sursaut le filet d'eau avait gelé, prolongeant le robinet de bronze par un arc de glace tourmentée et transparente, rejoignant le miroir trouble du bassin. Les poteaux de la clôture disparaissaient dans un sol instable et sans limite. Pas une voiture sur la route!, les chasse-neige n'étaient pas encore passés. Les hautes falaises du Mont Risoux se dressaient dans toute leur majesté, la tête coiffée d'un drôle de chapeau cotonneux. Une étrange lueur rose pointait imperceptiblement depuis l'est, découpant la silhouette des sapins sur un ciel de carte postale.

Elise dormait, ses longs cheveux blonds éparpillés sur l'oreiller. Le gros édredon se soulevait au rythme lent de sa respiration.

Il faisait déjà jour lorsqu'elle ouvrit les yeux et que son regard passa au- dessus de la montagne de plumes, en direction de la fenêtre illuminée par les premiers rayons d'un soleil généreux.

Elle bailla en étendant les bras au-dessus de sa tête. Elle se raidit comme une chatte qui reprend ses esprits après un sommeil récupérateur. Tout son corps en extension, les jambes écartées et, les bras tendus, elle s'étira jusqu'à sentir la crampe arriver.  Elle remonta son oreiller et cala son dos dans le moelleux du coussin, elle tira son duvet jusque sous son menton et resta ainsi sans bouger, le regard fixé sur le carré de lumière de la fenêtre.

— Chéri, tu mets une bûche dans le feu!, susurra-t-elle, ensorceleuse… Oh!, si seulement… dit-elle sur un ton incantatoire.

Elle se replongea au plus profond de son lit, l'édredon par-dessus la tête. Elle resta encore quelques instants à guetter les bruits de la maison déjà réveillée depuis longtemps: le lent tic-tac de la pendule qui semblait retenir son souffle entre chaque cliquetis du balancier, des voix venues des profondeurs du bâtiment, un moteur de tronçonneuse pétaradant au lointain, le beuglement d'une vache, la Jeep qui craque quand on passe les vitesses, le lit qui grince.

Elise se leva et poussa un rondin dans l'âtre. Elle revint rapidement se glisser dans les draps encore tout chauds. Finalement, elle décida d'aller déjeuner.

Comme à l'accoutumée, la saveur chaleureuse du café matinal lui ouvrit l'appétit. Le chat rôdant autour d'elle, Elise buvait le liquide fumant à petites gorgées, en rajoutant de temps en temps un carré de sucre coupé en deux ou en quatre. Le chat jouait avec ses pieds qu'elle balançait sous la chaise. Elle se baissa pour parler à minet qui attrapa ses cheveux entre ses pattes de devant.

— Aïe, tu me fais mal!, dit-elle en tirant sur ses longs cheveux que le petit fauve ne voulait pas lâcher. Puis, soudain, il s'enfuit dans un coin de la cuisine pour, la seconde d'après, avec le plus grand flegme possible, miauler devant la porte en fouettant l'air de sa queue. Elle le fit sortir et mit de l'ordre dans la cuisine.

 

Remontant ses cheveux au-dessus de sa tête, les reins cambrés, la poitrine fièrement tendue en avant, traînant légèrement les pieds, elle marcha d'un pas lent et léger vers la salle de bain. Au passage, elle choisit avec goût les sous-vêtements qui épouseront les plus belles courbes de son corps tout au long de cette féerique veille de Noël.

Après la douche, suivit le rituel du plongeon au goût d'interdit dans cette neige si blanche, glacée et brûlante à la fois.

Elle se confectionna un chignon placé très haut sur la tête, laissant de longues anglaises descendre en cascade de part et d'autre de son fin minois. En quelques gestes habiles, elle donna tout l'éclat de sa jeunesse à son visage aux traits harmonieux. Elle embrassa son reflet dans le miroir et sortit laissant l'évanescente et subtile fragrance de son parfum dans le long corridor.

 

Revêtue de sa canadienne, elle alla humer l'air de ce beau matin. Le froid mordait les joues et le bout du nez. Le soleil resplendissait et caressait la peau d'un imperceptible effleurement. Appuyée contre la balustrade de bois, elle admirait cette campagne jurassienne si chère à son cœur.

Un groupe de skieurs longeait le pied  du Mont Risoux en direction de Morez. On pouvait deviner leur lente progression à la cadence de leurs mouvements. Adossée à une des grosses poutres du balcon, elle se laissa envahir par l'agréable chaleur des rayons du soleil. L'air léger embaumait le frais et le feu de bois. Elle repoussa une mèche de cheveux en arrière, ferma les yeux et offrit la délicate blancheur de sa gorge à la tiède caresse de la lumière.

Chacun de ses gestes était empreint d'élégance et de raffinement. Elle était douce et voluptueuse, promue à un bel avenir, aimée de ses collègues et de sa patronne. Elle jouissait de ce don de savoir créer avec style et délicatesse, de toujours trouver la coiffure qui mettra en valeur tel trait de caractère positif, gommant, par de simples artifices esthétiques, les petits défauts tellement importants que ses clientes cherchaient désespérément à faire disparaître depuis des semaines, voire des mois.

Ces quelques jours de vacances et de délassement au sein même du cocon familial avaient un parfum d'enfance, inoubliable et intemporel.

 

Les arbustes du parc séparant la maison du chemin montant à la forêt, recouverts d'inflorescences de cristaux neigeux brillaient comme du diamant. Les échos chaloupés d'une valse viennoise s'échappaient en vague légères par la porte du salon restée ouverte.

Les gros engins des Ponts et chaussées avaient dégagé la route. Le long ruban noir de l'asphalte luisait sous le soleil.

Elise eut un frisson. Elle rentra, retrouvant la tiédeur du living.

Elle se débarrassa de ses lourds vêtements, dévoilant ainsi quelques trésors de sa garde-robe. Pour l'occasion elle portait un pantalon noir cassé sur des chaussures vernies à hauts-talons. Sa poitrine moulée sous un chandail de mohair à col roulé rose pointait avantageusement. Comme toujours, elle était resplendissante et sa démarche coulée ajoutait à son attractive beauté ce côté sensuel qui la rendait si envoûtante.

Montant de Chaux-Neuve, un gros véhicule de couleur foncée gravissait les derniers mètres entre la route et le chemin enneigé menant à la ferme. L'inégalité du sol damé par les allées et venues des engins de la ferme, imposait à la voiture une marche ralentie et hésitante qui la faisait balancer de droite à gauche, comme un gros transatlantique sur une mer déchaînée.

Elise entendit le Klaxon et vit la lueur intense et furtive des phares que l'on actionne avec rapidité. Elle se précipita sur le balcon. Bras croisés sous la poitrine, elle regardait arriver ses cousins suisses. En agitant ses bras levés au-dessus de la tête, elle leur fit de grands signes de bienvenue.

— Zut!, les lits pensa-t-elle soudain. Ils arrivent trop tôt. Tant pis on fera ça ensemble.

Les chambres qui devaient les accueillir étaient prêtes. Les cheminées ou les poêles à bois ronronnaient déjà comme de gros chats ; pour l'ambiance, car le chauffage central tempérait la grande maison.

Enfin la voiture stoppa et les occupants en descendirent. Tout d'abord, elle vit Frédérique, sa cousine, puis sa maman Patricia. Vincent, le père arborait une magnifique toque sibérienne. Tout d'abord, elle ne reconnut pas son cousin Dominique. Le jeune homme qui venait de plonger un pied dans un trou de neige avait tellement changé. La dernière fois qu'ils s'étaient vus, il était encore un gamin et aujourd'hui il lui apparaissait comme un homme.

Elle se précipita vers eux et tomba dans les bras de Frédérique, magnifique brunette légèrement plus âgée qu'elle. Elle embrassa chaleureusement Patricia et Vincent, se réservant Dominique pour la fin.

Quand il lui prit la taille pour déposer un baiser sur sa joue elle sentit une vague de chaleur l'envahir, son corps se raidit et frémit. Il avait des gestes doux et attentionnés. Il la tint un bon moment à bout de bras et, figé d'admiration, il ne prononça aucune parole jusqu'à ce que, Frédérique s'approchant de lui, fasse claquer ses doigts comme pour réveiller une personne en hypnose.

Alors Dominique sortit de sa léthargie et balbutia à l'intention d'Elise: « Mon Dieu, cousine tu es la plus belle des fées de la neige que l'on rencontre dans ses montagnes! »

Elise rougit légèrement. Elle était peu habituée à entendre ce genre de compliment, totalement inattendu de la part de son jeune cousin.

            A regret, il relâcha son étreinte. Elle lui caressa la joue et, folle de joie, le gratifia d'un chaud baiser dans le cou et d'un : « Merci gentil poète! »

Elle se réjouit soudain de la suite de ses vacances de Noël à la ferme. Elle accompagna Frédérique et Patricia jusqu'au balcon pendant que Vincent et Dominique s'occupaient des bagages.

Bertrand arrivait au volant de la vieille Jeep. Amélie, la maman d'Elise, les bras ouverts enlaçait sa cousine et dispensait force gentillesses et paroles de bienvenue. Affairée, surprise par leur arrivée hâtive, elle tournait en rond, ne sachant plus donner de sens à ses priorités.

Le secours d'Elise arriva bien à propos. Elle s'occupa de l'installation des nouveaux arrivants. Frédérique aurait droit aux honneurs de la chambre d'Elise. Elle se vit octroyé le magnifique lit ancien à plafond, haut sur pieds, tout entouré d'un cadre de bois couleur de miel, donnant directement sur une petite fenêtre agrémentée de rideaux de toile écrue. La vue, quand on était allongé, plongeait directement dans les profondeurs de la vallée en direction du contrefort du Mont Risoux.

Les parents reçurent la grande chambre à l'étage avec son étrange plafond de larges bardages arrondis en plein cintre, suivant la courbe du toit.

La chambre de Dominique était la plus intime. Petite et chaleureuse elle convenait parfaitement au jeune homme qui ne put s'empêcher d'y retenir sa cousine en la questionnant sur les loisirs dans la région. Pratiquait-elle le ski? Allait-elle souvent se promener dans la campagne enneigée? Que faisait-elle le soir toute seule dans la grande maison? Serait-il possible qu'ils aillent tous les deux conduire des attelages de traîneaux chez Adam's?

Elise s'était assise dans le  vieux canapé vert au tissu élimé pour répondre aux innombrables questions de son cousin qui s'était rapproché d'elle.

Les deux jeunes gens élaboraient des projets pour les prochains jours à passer ensemble. Ils riaient de  joie de s'être retrouvés. Ils se promettaient de bien profiter du répit que les fêtes leur offraient. Ils parlaient de tu et de moi en oubliant Frédérique qu'ils associèrent pourtant bien vite à leurs projets.

Dominique prit enfin les mains d'Elise dans les siennes et, le regard plongé dans l'azur des yeux d'Elise, il la remercia d'être là et d'être tout simplement elle. Il se réjouissait de pouvoir l'accompagner ce soir à la petite église de La Chapelle-des-Bois qui, exceptionnellement, sera lieu de culte pour la messe de minuit. La visite annoncée de longue date d'un maître de chapelle Russe du nom de Vladimir Koslow avait mis toute la région en émoi. Les choristes étaient logés au petit hôtel des Bruyères. Le concert, ou plutôt la messe revêtait ce caractère puriste des messes d'antan proche de l'oraison originelle.

Les yeux brillants de joie, elle le remercia. Il la prit dans ses bras et la serra très fort. Elle le soupçonnait d'être amoureux d'elle. Elle ne laissa rien transparaître, tant ce sentiment l'honorait.  Il était charmant Dominique.

« Quels jours heureux nous allons passer ensemble! », dit-elle machinalement, accréditant le doux émoi de Dominique.

Elle quitta la chambre, presque à regret, mais il ne fallait pas troubler cette émotion et, surtout ne pas faire naître dans l'esprit de Dominique des sentiments  passionnels les entraînant vers un avenir qu'ils ne pourraient, ni l'un ni l'autre, maîtriser. 

Câline et racée, elle s'enfuit presque de la chambre du jeune homme en lui décochant pourtant un regard enflammé par-dessus son épaule.

— A bientôt, dit-elle simplement. Installe-toi!, on se retrouve plus tard.

Dominique resta seul avec la trace du parfum d'Elise qu'il respirait profondément pour s'en imprégner totalement.

En entrant dans le salon, elle retrouva Bertrand et Frédérique en pleine conversation animée. Bertrand enthousiaste ne lui laissa pas le temps de parler.

— Ecoute, petite soeur, pour demain Frédérique et moi avons décidé de…

— …faire du ski de randonnée ou mieux participer à une course d'attelage avec les traîneaux de chez Adam's, enchaîna Elise avec une joie non dissimulée.

Bertrand et Frédérique surpris par tant de perspicacité ne surent quoi dire et restèrent muets.

Bertrand rompit le silence: «  Comment, diable, ma sorcière de petite soeur a-t-elle deviné?, s'enquit-il.

— Simple, répondit-elle, nous avons fait les mêmes projets avec Dominique.

 

Peu de temps après, ils se retrouvèrent tous pour un apéritif très animé qui mettait le feu aux joues de Frédérique et d'Elise.

Le déjeuner se passa dans une franche bonne humeur. On était heureux de se retrouver là tous, de partager ces moments magiques avec ceux que l'on aime.

 

Après le repas, la vaisselle rangée, Elise vint s'asseoir auprès de Dominique tout ému de recevoir la tête d'Elise tout contre sa poitrine lorsque, grisée par l'apéritif et le vin, ses yeux se fermèrent et qu'elle s'endormit.

Dans le grand canapé, Bertrand et Frédérique lovés l'un contre l'autre écoutaient religieusement un morceau de musique classique.

Dominique subissant de plus en plus le poids du corps d'Elise n'osait bouger un cil, de peur de la réveiller. Il finit par dégager un bras qu'il passa dans le dos d'Elise et machinalement il lui caressa longuement les cheveux, avec douceur et d'infinies précautions. Elise savourait le léger effleurement de la main de Dominique. Ce toucher délicat et amoureux la remplissait de joie. Elle se laissa longtemps cajoler: « Mon Dieu, que c'est bon! », pensait-elle sans rien laisser paraître de sa jouissance. Imperturbable, son cousin de plus en plus fou d'amour lui prodiguait caresses et tendresse. Elle usa même de ses prérogatives de femme et se coucha sur ses jambes écrasant sa poitrine contre les cuisses de Dominique, le mettant ainsi mal à l'aise; « Et lui qui n'ose toujours pas bouger!, pensait-elle un peu cabotine et machiavélique à la fois.» Puis elle s'endormit tranquillement.

A son réveil elle reçut un baiser dans le cou. Elle se retourna et, ses cheveux dégringolant sur le Jeans de Dominique, elle plongea son regard dans le sien. Elle lui sourit et s'étira comme une chatte, consciente du feu qu'elle allumait. Elle n'alla pas plus loin.

— Quelle heure est-il?, demanda-t-elle d'un voix endormie.

— Trois heures de l'après-midi, répondit Dominique tout ankylosé par cette longue inactivité forcée.

— Viens, on va faire un tour!, proposa-t-elle à la plus grande joie de son cousin.

Elle alla se changer pour affronter la neige et, chaudement vêtus, ils sortirent dans l'air frais de l'après-midi.

Elle gambadait devant lui, ses cheveux volant au vent. Lui, la suivait les mains dans les poches de sa canadienne, un éternel sourire aux lèvres.

Alors elle s'empara d'un paquet de neige, confectionna une belle boule bien ronde et, au moment où il s'y attendait le moins, projeta son missile en direction de Dominique qui le reçut en pleine poitrine.

Surpris, il n'eut aucune réaction puis, se baissant promptement, envoya une énorme vague de poudre blanche en direction d'Elise qui riait comme une enfant.

Elle lui décocha une seconde boule qui vint s'écraser dans les cheveux de son cousin.

— Attends si je t'attrape!, menaça-t-il, et il se rua sur elle. Au passage il prit une grosse poignée de neige qu'il jura de lui glisser dans le cou. En riant comme une folle, elle se débattit. Tous deux roulèrent à terre, Dominique sur elle. Alors dans la folie de leur insouciance, enivrés par le feu de l'adolescence, il effleura sa bouche de ses lèvres enfiévrées. Elle lui rendit son baiser en murmurant, « Non, Dominique. il, ne faut pas! », pendant qu'il tentait à nouveau de l'embrasser.  Elle put se défaire de son poids et se releva prestement.

— Non Dominique!, répéta-t-elle, on ne doit pas. Elle s'élança contre lui et enfouit son visage contre sa lourde veste.

— Je… je ne veux pas!, ce ne serait pas sage et même dommage. 

Il la tint longtemps fort serrée contre lui et lui murmura.

— Pardonne-moi Elise, je t'aime,… je n'aurais pas dû. Je ne recommencerai pas. Viens!, donne-moi la main.

Il l'entraîna dans un course effrénée qui les laissa sans souffle, la poitrine brûlée par l'air  vif qui emplissait leurs poumons. Les mots qu'ils échangeaient se transformaient en petits nuages de vapeur. Alors ils se laissèrent tomber à la renverse dans la profondeur de la neige. Leurs rires étouffés parvenaient à la ferme, hachés par la bise qui se levait.

— Ils ne s'ennuient pas les petits jeunes!, s'amusa Bertrand.

— Ils ont bien raison! ajouta Frédérique.

 

Elise et  Dominique rentraient en se tenant par la taille, réconciliés et heureux d'être ensemble, cousin-cousine par alliance.

Le soir tombait vite à cette saison et l'on se préparait à la fête de la Nativité. Le traditionnel jambon frémissait depuis longtemps dans l'énorme casserole et le gratin de pommes de terre était prêt à enfourner.

Tout le monde s'était retrouvé dans le chaleureux salon et les discussions allaient bon train.

Elise et Dominique étaient plus proches que jamais. Cet interdit qu'elle lui imposait ne faisait que renforcer sa passion. Il l'aimait et en souffrait. Elle l'aimait et en souffrait. Tout semblait plus facile pour Bertrand et Frédérique. Ils ont toujours été proches et aucune équivoque ne troublait leur amitié, même si c'était plus que de l'amitié.

Le soir baignant  la campagne de son étrange lueur bleue avait envahi les abords de la ferme. Le chaud éclairage diffusé par les lampes du salon jetait des carrés d'or sur les planches du balcon. La neige, par endroits gelée sur la balustrade éclaboussée de lumière, prenait une belle couleur d'ambre. Le bruit des conversations couvrait les chants de Noël sourdant des haut-parleurs de la stéréo.

Elise, qui dans l'après-midi avait endossé ses vieux habits, se laissait gentiment chahuter pour sa tenue vestimentaire peu élégante. Elle promit même, « d'enfiler, après la messe de minuit, une robe d'enfer à vous couper le souffle! »

Bertrand siffla d'admiration car il connaissait certains spécimens de la garde-robe sexy de sa jeune soeur.

— Avant le défilé de mode, à table!, lança la maman déjà endimanchée.

Ils prirent place autour de l'incroyable table. Le lourd meuble, magnifique de rusticité, façonné dans un beau bois marron foncé, du plus pur style franc-comtois, accueillait facilement une tablée de seize personnes. Ce joyau de la maison, trônait dans la vaste salle à manger attenante à la cuisine aux dimensions impressionnantes.

Le dîner fut joyeux et plein de rires, de regards de braises vite échangés. Elise, poussée par sa féminité et le brasier de l'adolescence s'amusait et jouait un peu avec le feu; ce qui ne déplaisait pas le moins du monde à Dominique.

A la fin du repas, en attendant le dessert glacé, elle s'excusa. Elle devait passer un coup de fil à Véronique, son amie, restée à Pontarlier.

Pour préserver l'intimité de la communication, elle téléphona depuis le bureau de son papa. Elle conversait depuis quelques minutes, lorsque Dominique frappa contre le lourd battant de la porte. Il avait été désigné pour quérir les cigares qui allaient, pour les hommes, conclure le repas, dans la réprobation générale de ces dames.

Il fit le tour du meuble ou s'étalaient pêle-mêle feuilles et documents, livres et prospectus. Elise était penchée au-dessus de la table, accoudée sur le tas de papier. Au passage de Dominique, elle sentit ses mains entourer sa taille. Il lui glissa un léger baiser derrière l'oreille, ce qui lui arracha un petit gémissement de volupté, alors qu'il s'éloignait déjà, de peur d'être trop importun et de la cabrer.

— Tu es un chou, dit-elle à son cousin en couvrant le microphone de sa main droite.

— Qui, est un chou?, questionna une Véronique piquée au vif par la curiosité.

— Dominique, mon jeune cousin, expliqua Elise. Il vient de me faire un bisou dans le cou…

— Whaou!, ma fille… une touche?

— C'est mon cousin!, s'offusqua Elise.

— Petit!, ajouta Véronique, assez éloigné tout de même.

— Que veux-tu dire, ou me faire dire? Coquine!, rétorqua Elise, amusée par cette réflexion libertine.

Puis la conversation dévia et Elise souhaita en conclusion, un joyeux Noël à son amie en y associant des vœux pour Serge, son mari.

La soirée était bien entamée et semblait défiler à toute vitesse. Déjà la maison se préparait à partir pour assister à l'office religieux chanté par le choeur Paresnaia conduit par Vladimir Koslow. C'était par pur hasard que le groupe se retrouvait à La Chapelle-des-Bois. C'est au retour d'un tour de chant en Suisse que le quatuor était passé en été par la terrasse du petit hôtel. Mus par leur passion, attendris par le cadre merveilleux de la vue de la petite église nichée au pied du Mont Risoux, ils avaient soudain, pour la plus grande joie des consommateurs et du propriétaire, entonné quelques chants de leur répertoire. Ils sympathisèrent très vite avec les clients, le directeur de l'hôtel, le maire et un mécène extrêmement intéressé par leur prestation. Rendez-vous fut pris, comme une gageure, pour Noël.

Lorsque, un jour d'octobre, la confirmation de leur venue arriva, ce fut comme une explosion dans la vallée. Le grand rendez-vous était pour ce soir. 

— Il ne faut pas trop tarder!, dit sagement le père. Il y aura certainement beaucoup de monde et l'église est si petite pour contenir un tel événement. Les jeunes iront avec Bertrand et nous avec Patricia et Vincent.

— On prend la Jeep proposa immédiatement Bertrand?

— Vous allez geler là-dedans, prenez plutôt la vieille Rover.

— Non, non!, on veut la Jeep, c'est plus marrant. On se serra si on a froid, coupa Elise, allez on y va!, dit-elle à Bertrand en tirant Dominique par la manche.

Recouverts de leurs lourds manteaux, bottés, gantés et coiffés de toques de fourrures, les jeunes gens prirent d'assaut le vieux véhicule militaire qui grinça.

Bertrand était un maître de la conduite dans cette région dangereuse et, chacun lui faisait confiance.

Bertrand et Frédérique à l'avant, Elise et Dominique serrés l'un contre l'autre sous la grosse couverture militaire  à l'arrière, le gros diesel ronflant, la lourde voiture ouvrit la route. La nuit était étonnamment claire, la lune brillait sur une campagne endormie sous sa croûte de neige glacée. Les phares de la vieille voiture lançaient parfois des éclairs fulgurants lorsque leur rayon lumineux accrochait quelque bloc de glace transparente sur le bord de la route. En penchant la tête on pouvait voir une coupole d'étoiles illuminant le ciel indigo.

Elise indiquait à Dominique les étoiles en les appelant par leur nom. Penchée sur lui, le doigt tendu au-dehors de la capote, la main appuyée sur sa cuisse,  elle décrivait la voûte céleste avec une étonnante connaissance. Ses cheveux volaient au vent et aveuglaient Dominique qui s'imprégnait de leur parfum. Bertrand sifflait un air de Noël, la tête de Frédérique sur son épaule.       Un soubresaut de la route, fit perdre l'équilibre à Elise qui se retrouva tout contre Dominique. Leurs souffles s'accélérèrent. Il la tenait dans ses bras, son visage tout près du sien. Chaque virage les éloignait ou les plaquait à nouveau l'un contre l'autre. Il y eut quelques petits baisers échangés furtivement. Enormément de tendresse passa entre les deux jeunes gens. Leurs mains curieuses et avides se retrouvaient parfois sous un pull-over ou en haut d'une cuisse que les chocs de la voiture faisait tressauter.

Après le virage de la maison du coin, on arriva sur la minuscule place où les petits hôtels tout décorés de guirlandes lumineuses resplendissaient dans le froid de la nuit. Les véhicules étaient déjà détournés vers le parking de la mairie.

Bertrand déchargea ses passagers devant l'hôtel des Mélèzes et alla garer la voiture.

Aussitôt, les regards se tournèrent vers les nouveaux venus. Elise salua quelques voisins venus en curieux. Les messieurs la serraient un peu plus fort que d'habitude, la bonne chère et le vin avaient un peu grisé les esprits… c'était Noël après tout…!

Ils avancèrent vers l'entrée de la chapelle illuminée pour la circonstance. La neige qui avait fondu dans la journée s'était, sous l'effet de la bise venue de la vallée de la Brévine en Suisse, métamorphosée en longues stalactites transparentes qui dégringolaient du toit comme les pendeloques d'un lustre. La clarté des bougies déposées dans le petit cimetière par quelques mains pieuses se reflétait dans les cristaux de glace ; gracieuses lucioles vacillantes dans cette belle et féerique nuit d'hiver.

Frédérique et Bertrand marchaient devant. Elise et Dominique se glissèrent derrière une colonne de l'édifice pour jouir de la beauté épurée de la petite église. L'autel de bois clair accueillait le livre sacré. L'abside éclairée par un simple lustre antique concédait tout son caractère mystique à la petite maison de Dieu.

Les curieux se pressaient sur les bancs de bois brut et, bientôt il ne resta plus aucune place de libre. Bertrand et Frédérique, placés quelques rangs devant Elise et Dominique, se retournaient de temps  en temps pour envoyer un sourire ou un petit baiser esquissé des lèvres aux deux jeunes serrés l'un contre l'autre.

Elise glissa sa main dans la main de Dominique. Leurs doigts se croisèrent. Elle le regarda et, un tendre sourire vint illuminer son doux visage de fée de la neige, comme il l'avait nommée.

Elle était heureuse de cette tendre complicité qui l'unissait à son -petit- cousin, comme l'avait si bien souligné Véronique.

Comme dans un rêve, elle se laissa emporter par le merveilleux de l'ambiance. Elle posa délicatement sa tête sur l'épaule de Dominique  qui resserra ses doigts sur les doigts d'Elise.

Le parfum de l'encens se propageant en volutes bleutées hors de l'antique encensoir pendu au plafond, accentuait la féerie de cette fantastique nuit jurassienne.

Soudain les murmures s'estompèrent. On entendit un froissement de vêtements, quand l'assemblée se retourna à l'arrivée des choristes. Dans le léger bruissement de leurs longues aubes pourpres, ils gagnèrent le chœur. Puis, vint ce moment irréel où le temps retient sa respiration, quand le silence total s'installe malgré la présence d'une si grande audience. Les regards tournés vers le public, les choristes semblaient se recueillir avant de faire resplendir les chants liturgiques. On retenait son souffle. On attendait, pétri de curiosité.

Le jeune vicaire de la paroisse de Montbenoît qui avait accepté d'officier ce soir commença sa messe que chacun suivait selon son degré de croyance. Elle fut courte, spéciale et empreinte de chaleur humaine.

Venue de nulle part, une note claire et divine monta dans la voûte de l'édifice, se dissipant dans les robustes ogives romanes, pour retomber en une kyrielle de vibrato, en totale symbiose avec la flûte traversière. Puis éclata la pureté des voix ascensionnelles induisant une onde sensible électrisant les chairs. Ce Kyrie presque a cappella, authentique et cristallin, venu du fond du Moyen Âge bouleversait les sens. Dévote et intemporelle, portée par cette onde impalpable et pourtant si présente, cette ode brisait les frontières du réel, palpitait comme un cœur à l'unisson d'un monde mystérieux et spirituel qu'elle semblait entrouvrir sur les portes virtuelles de l'au-delà.  

Sous ses pieds, Elise sentait le sol trembler ou, était-ce ce sublime sentiment de pureté qui la transcendait dans un firmament de joie et d'allégresse? Elle était transportée par un flot, une vague purificatrice ou son cerveau n'était plus à elle. Son visage était brûlant, fiévreux. Le froid engourdissait ses pieds et envahissait ses mains. Elle percevait la pression des doigts de Dominique qui, lui aussi vibrait de solennité et semblait planer à ses côtés, ne plus appartenir à ce monde. En le regardant, le cœur d'Elise était en lévitation.

L'Agnus Dei, somptueux et mirifique lançait à tous ce message de paix et de fraternité, où chacun devrait reconnaître sa foi et ses passions. La note suprême du dona nobis pacem1 vibra longtemps dans les profondeurs du vieux bâtiment. Chacun voulait pouvoir, par la pensée, dans un recueillement impressionnant, la prolonger, la ressusciter, la vouer à l'éternel. Le vibrato léger et fluet s'évanouissait inexorablement et rappelait à l'assemblée que rien n'est éternel sur cette terre, que seuls, la bonté, l'humilité, le don de soi, l'amour, devraient faire loi sur ce monde où tous les hommes sont loin d'être égaux.

Sur ces merveilleuses paroles, prononcées d'une voix douce, le jeune vicaire, par son rituel conclut sa messe en un Vade in pace2, et bénit l'assemblée.

Un instant suspendu, le temps s'arrêta dans ces montagnes du sud du Jura, puis, un tonnerre d'applaudissements déferla de la salle, emplit l'air qui vibrait, satura les volumes de la modeste église, n'en finit plus de venir et de revenir scandé par les quelques dizaines de fidèles que le modeste édifice pouvait contenir. De dehors, les ovations venaient couvrir le crépitement des mains qui acclamaient les choristes avec tant de ferveur.

Une larme de bonheur et d'émotion glissa sur la joue d'Elise qui ne put retenir le flot de son émoi devant tant de pure beauté. Elle resta encore un instant assise, à fixer la lueur des bougies qui vacillait sous le courant d'air. Dominique était comme prostré, touché par tant de grâce.

Frédérique et Bertrand avaient déjà franchi le porche, lorsque Dominique tenant toujours la main d'Elise entre ses doigts serrés, posa son autre main sur la joue en feu d'Elise.

— Tu viens?, lui murmura-t-il à l'oreille, comme pour ne pas la sortir brutalement du rêve où elle errait.

L'air grave, elle sembla sortir d'un long sommeil. Elle se leva lentement, le regardant dans les yeux. Une lueur humide brillait dans son regard.. Il entoura gentiment sa taille et la guida vers la sortie. Il voulut lui dire: « C'était beau! », mais sa voix s'étrangla tant l'émotion le chavirait. Elle comprit qu'il était ému et s'accrocha à son bras, collée contre lui, parce qu'elle en ressentait l'envie et parce qu'elle avait froid.

Ce lent parcours symbolique dans l'allée de la petite église était émouvant. Certains regardaient ces deux adolescents avec attendrissement, tant la grâce émanait d'eux. Il semblait que plus rien au monde ne comptait pour les deux jeunes gens. Au bout de la rangée de bancs, à la hauteur de la chapelle latérale, Elise s'arrêta, se retourna et fit le signe de croix en prononçant ce « Merci! » presque inaudible qui arracha une larme à Dominique.

Passé le portail, une foule incroyable s'était massée dans le cimetière jouxtant l'église: ce qui expliquait les applaudissements de tout à l'heure venant de dehors.  Le chemin menant aux grilles gelées du parc était bouché par les spectateurs venus, pour beaucoup, de très  loin. Les deux petits hôtels, des Bruyères et des Mélèzes affichaient complet. Sur la terrasse, on avait dressé des tables et, le vin chaud servit dans des petits pichets réchauffait les mains et l'âme. D'appétissantes pâtisseries aidaient à garder l'équilibre. Dominique s'empara d'un gobelet fumant et le tendit à Elise qui, soufflant dessus, humait l'entêtante odeur de vin chaud, de cannelle et d'orange. Elle but une gorgée, puis une autre et glissa l'enivrant breuvage dans la main de Dominique qui finit le verre par petits coups en laissant l'honneur de la dernière gorgée à Elise qui sentait ses jambes la trahir.

— Pfou!, ça saoule dit-elle en se retenant au bras de son cousin. Elle se sentait si bien qu'elle aurait voulu être seule avec lui.

Sur la route, l'interminable convoi de voiture avançait au pas. La Jeep apparut au bas de la petite côte et les deux adolescents se préparèrent à grimper dans la drôle de voiture.

Elise s'installa bien au fond du siège en serrant les jambes et se frottant les mains, recroquevillée comme une enfant qui a froid.

Plein d'attentions, Dominique la couvrit de deux épaisseurs de couverture et lança un: « Fouette cocher! », mal assuré, à Bertrand qui sourit de voir l'effet de l'alcool sur les deux petits.

Complètement frigorifié et tremblant comme une feuille au vent, Dominique entoura les épaules d'Elise qui le voyant ainsi grelotter, passa ses jambes par dessus les jambes de son cousin pour qu'il puisse, lui aussi, profiter d'un morceau de couverture.

Dominique chantait l'Ave Maria d'une voix étonnamment bien placée qui ravit tout le monde.  

Le chemin du retour était placé sous le signe de la tendresse. Frédérique semblait somnoler sur l'épaule de Bertrand et, on ne voyait presque plus Elise et Dominique tant ils étaient soudés l'un à l'autre au fond de la voiture.

A l'arrivée à la ferme, Bertrand et Frédérique descendirent les premiers pendant que les deux jeunes restaient au fond du véhicule.

— Nous on reste là!, plaisanta Elise.

— Alors bonne nuit les amoureux!, murmura Bertrand amusé par cette amourette. Il avait bien remarqué qu'Elise et Dominique s'embrassaient au moment où il recula pour garer la Jeep.

— Venez, vous allez geler dehors comme des petits oiseaux de paradis, ajouta Frédérique, penchée à l'intérieur de la voiture, les bras croisés sous sa poitrine pour se protéger du froid.

A regret, ils s'extirpèrent de la voiture et rejoignirent les parents qui venaient eux aussi d'arriver.

— Vite, tout le monde au chaud!, s'écria l'Albert un peu ragaillardi par la boisson revigorante de tout à l'heure.

La famille se retrouva dans le vestibule prolongé par le long couloir où l'immuable pendule Comtoise comptait vingt-trois-heures-trente.

— Ah!, Elise tu as tout juste le temps de passer un robe, s'exclama Bertrand, c'est valable pour toi aussi Frédérique. Moi j'enfile un costard1 .

Les deux filles prirent le chemin de la chambre d'Elise en roulant des hanches dans leurs inélégants pantalons de velours. Pourtant elles offraient un spectacle charmant, ce qui fit rire les parents.

L'armoire baillait, et les trésors vestimentaires se répandaient sur le lit. Frédérique qui était un peu plus grande qu'Elise enfila une magnifique robe noire qui, sur elle, était indécente tant elle paraissait courte.

— Tiens, Elise ça c'est pour toi, elle doit t'aller comme un gant.

Effectivement, le court morceau de tissu moulait divinement le corps d'Elise. Elle paraissait un peu plus âgée. Pour parachever ce hasard, elle alla se maquiller et élaborer un chignon romantique qui faisait éclater son insolente beauté.

Pendant ce temps, Frédérique avait trouvé son bonheur et resplendissait, elle aussi, dans un fourreau noir lamé qui lui seyait à merveille. Elle adapta son maquillage et confia sa coiffure aux mains expertes d'Elise qui, comme à son habitude sut tirer profit du fin visage de Frédérique pour lui confectionner en peu de temps une coiffure de rêve.

Du salon, les valses de Vienne parvenaient par vagues successives au gré du rythme de la musique. Elles esquissèrent quelques pas de danse en riant comme deux collégiennes. Un dernier regard au miroir, une retouche dans le tombé de la robe, une mèche rebelle replacée avec doigté: les deux filles étaient fin prêtes pour affronter la famille et quelques amis venus pour la dernière heure.

En longeant le couloir elles s'amusaient à rouler des hanches et à défiler de façon provocante. La petite robe noire au décolleté romantique à volants épousait chaque mouvement du corps d'Elise. Le dos ajouré à croisillons dévoilait une croupe de reine. Frédérique, étant plus réservée, faisait très vamp dans son fourreau moulant.

Lorsqu'elles passèrent la porte du salon, les conversations se muèrent en un Oh!, d'admiration. Un peu rougissantes d'être ainsi la cible de tous les regards, les deux superbes cousines firent quelques pas dans la pièce, puis elles éclatèrent de rire.

— C'est pas un peu provocant?, demanda soudain Elise.

Sa maman fit un peu la moue, mais esquissa un sourire d'admiration devant sa fille.

Bertrand prenant la main de sa soeur la fit pivoter sur elle-même.

— Ravissant!, acquiesça-t-il. N'est-ce pas?, demanda-t-il à un Dominique muet qui n'avait d'yeux que pour Elise.

L'énorme bûche de Noël était sur la table, le champagne pétillait dans les verres, Elise valsait dans les bras de Dominique, lorsque la fidèle gardienne du temps commença à frapper les douze coups de minuit. Le silence se fit peu à peu. On compta huit, neuf, dix, onze, douze! Alors chacun leva sa coupe et souhaita un joyeux Noël à chacun. Un furtif petit baiser vint brûler les lèvres d'Elise… «Dominique!», murmura-t-elle dans un souffle. Et puis l'on distribua les cadeaux, petites attentions pour perpétuer, avec cet habituel décalage chronologique, la coutume des Rois Mages.

Elise tendit sa nuque à Dominique qui tentait, de ses doigts tremblants, d'accrocher la fine chaîne d'or à son cou.

Sur la pointe des pieds, elle alla déposer un léger baiser sur la bouche de Dominique, sous les « Oh! » de surprise de l'assemblée.

— Comme ils sont charmants!, s'exclama un voisin.

La grosse bûche rapetissait au fur et à mesure des parts que la maman distribuait. L'ambiance était joyeuse et bon enfant. Dans leur coin, près de la cheminée, Elise et Dominique dégustaient leur pâtisserie en croisant de temps en temps leurs regards. Bertrand et Frédérique avaient pris place, tout serrés dans un profond fauteuil de cuir, elle, sur les genoux de son cousin.

Noël passait au-dessus de la maison, dispensant amour et convivialité. Il faisait bon chez les Besson.

 

 

Plus tard dans la nuit, quand les voisins furent rentrés et que les parents eurent souhaité une bonne nuit aux jeunes gens, les lumières s'éteignirent une à une. Seule la grande lampe vers la cheminée éclairait le mur de pierre brute, brisant son cône de lumière dans les aspérités de la matière.

La musique douce presque inaudible, susurrée par les vieux disques qu'Elise avait découverts dans une armoire, propageait une onde de tendresse dans le salon. On parlait à voix basse; parfois un murmure… un petit gémissement de bien-être… le frémissement d'une caresse… un petit rire étouffé par quelque baiser… le craquement du bois dans la cheminée. Tant d'émotions submergeaient le cœur des jeunes gens incapables de se quitter en cette soirée magnifique.

Encore plus tard dans la nuit, la lueur du foyer s'estompa. Seules quelques braises luisaient dans l'amas de cendres rougeoyantes. Frédérique dormait paisiblement dans les bras de Bertrand. Elise s'était lovée tout contre Dominique et jouissait de ses caresses pleines d'émotions et troublantes à la fois.

Ils avaient dansé, serrés l'un contre l'autre à en perdre le souffle, à sentir leurs corps palpiter et se désirer, et puis, la fatigue les surprit au bout de la nuit. Ils dormaient en silence dans les fauteuils du salon.

 

 

 

III

 

 

Elise avait sombré dans un sommeil agité. Elle avait rêvé. Elle se rappelait la caresse de Frédérique, ses paroles apaisantes: « Dors, mon Elise, ce n'est qu'un mauvais rêve ». Elle se souvenait lui avoir répondu: «Mais je l'aime!», et puis plus rien. Elle s'était rendormie en pensant à lui. Plusieurs fois elle avait prononcé son nom puis… de nouveau le néant.

Une douleur lancinante la réveilla. Elle avait mal à la tête, la bouche pâteuse, le corps endolori. Frédérique avait déjà quitté la chambre, le lit était resté défait. Les volets de la petite fenêtre entrouverts laissaient poindre un soupçon de clarté dans la pièce. Le feu dans l'âtre ronronnait joyeusement. Elle avait dû remettre une bûche avant de sortir. Comme à son habitude, Elise ne bougea pas, guettant les bruits de la maison.

Elle se recroquevilla dans son lit, ses cheveux répandus comme un champ de blé sur l'oreiller. Elle prononça plusieurs fois le prénom de Dominique sur plusieurs tons. Puis le silence revint. Enfin elle s'étira comme une chatte, laissant pendre un pied hors du lit. Elle sortit les bras de dessous le lourd édredon. Elle avait chaud. elle se découvrit jusqu'à la taille. Elle avait dormi nue. Les petits globes laiteux de ses seins frémissaient à chaque mouvement. Elle croisa les bras sous sa nuque et regarda le plafond. Elle sentait la persistante bonne odeur de café toute proche. Un bruit métallique la fit se retourner vers le canapé près de la porte. En bougeant, elle fit glisser l'édredon qui roula à terre, dévoilant la merveilleuse plastique de son corps entièrement nu. Elle poussa un cri en devinant dans la pénombre Dominique assis, un plateau surmonté d'une cafetière fumante sur ses genoux tremblants serrés l'un contre l'autre. Elle ne put plus rattraper la lourde couette pour cacher sa nudité, alors elle se retourna sur le ventre offrant aux regards de son cousin les merveilleuses courbes de ses fesses rebondies.

— Que… que fais-tu là?, questionna-t-elle soudain.

Gêné, et rougissant, Dominique, le regard fixé sur le corps de la jeune fille, s'excusa et expliqua sur un ton monocorde que Frédérique lui avait permis d'entrer pour apporter le café, mais qu'Elise s'était rendormie au moment qu'il s'approchait et il n'avait plus osé ni parler, ni faire de bruit. « Tu es si belle! », avait-il ajouté spontanément.

— T'es vraiment un gentil garçon Dominique!, couvre-moi dit-elle j'ai un peu froid!

Le pauvre jeune homme ne savait plus comment réagir. L'insolente beauté d'Elise agissait sur lui et il n'arrivait plus à maîtriser ses émotions. Alors il posa le plateau sur le guéridon et s'approchant d'Elise, se baissa pour ramener l'édredon sur elle. Elle le regardait faire, un espiègle sourire accroché aux lèvres. Quand elle sentit la masse de plume se poser sur elle, elle tendit les bras et enserrant le cou de Dominique le tira vers elle. Sans résistance, il s'enfonça dans la couette moelleuse et se retrouva sur Elise qu'il couvrit de baisers.

— On va se faire surprendre et ça va être un scandale, dit-il soudain. Mais Elise n'entendait plus rien. Elle avait tant attendu ce moment, tant rêvé cette folie, tant idéalisé l'amour, qu'elle voulait à tout prix goûter au fruit défendu. Elle referma ses jambes sur le dos de Dominique qui, les mains de part et d'autre du visage d'Elise la noyait de baisers. Un bruit dans le couloir les fit sursauter. Dominique s'éjecta du lit comme un diable hors de sa boîte et  Elise fit semblant de dormir. La poignée de la porte tourna et le battant s'ouvrit très légèrement. Le visage de Frédérique apparut dans l'entrebâillement.

— Elle dort encore?, s'enquit-elle avec une infinie gentillesse.

— Elle…elle a bougé, balbutia Dominique qui avait repris sa place sur le canapé.

Elise se retourna et, tout endormie dit, « Bonjour, Frédérique, bonjour Dominique. Hum!, ça sent bon le café. »

Comme Dominique ne réagissait pas, sa soeur lui dit: « Vas-y! »

— Ah!, Bonjour Elise, je t'ai apporté le café, tiens.

— Merci, t'es chou!, répondit-elle en se remontant sur l'oreiller. Elle tira en même temps la couette qui devait cacher son intimité. En tendant les bras vers le plateau, un sein s'échappa de la protection du lit. « Tant pis, pensa-t-elle! », et elle installa le plateau sur ses genoux pendant que Dominique l'admirait, le cœur battant.

— Merci, répéta-t-elle à l'adresse de Dominique.

— Bon, ben j'vous laisse bredouilla-t-il en tirant la porte derrière lui.

— Qu'est-ce qu'il a?, demanda Frédérique intriguée par le comportement bizarre de son frère.

— Rien, rien!, répondit évasivement Elise.

Frédérique resta un instant songeuse. Puis soudain elle demanda, « Je… je ne vous ai pas dérangés j'espère. Oh! suis-je bête », ajouta-t-elle, « vous… »

— On allait faire l'amour!, lança soudain Elise. Oui j'allais me donner à lui parce que je l'aime Frédérique. Je l'aime! Et elle fondit en larmes.

— Ne pleures pas ma douce. C'est tellement beau!, rassura Frédérique en la prenant dans ses bras. Mais n'es-tu pas un peu jeune et lui aussi?

— Et toi Frédérique, quand as-tu fait l'amour la première fois avec Bertrand?, répliqua Elise presque fâchée.

Frédérique prise au dépourvu ne répondit pas. Elle serra plus fort sa petite cousine dans ses bras et lui murmura à l'oreille: « Tu as raison Elise, tu as raison, pardonne-moi, tu es une vraie femme après tout, pardonne-moi ! Mais promets-moi de faire attention. Vous êtes trop jeunes pour avoir des enfants. Ç'est ça que je veux dire. »

— Oh!, Frédérique tu es merveilleuse. Dis, tu l'aimes Bertrand?

Frédérique prit un temps de réflexion, puis déclara: « Autant que toi tu aimes Dominique, ma chérie »

— C'est magnifique!, ajouta Elise dans un sanglot de bonheur.

Frédérique se leva pour ouvrir les volets de la grande fenêtre. L'air vif du dehors pénétra dans la chambre, apportant ses parfums hivernaux de bois brûlé et de sapin. Elise huma en profondes inspirations la campagne humide. La tête lui tourna. Elle se renversa sur son oreiller et admira, au travers des rideaux, le panorama grandiose du Mont Risoux bouchant l'horizon. Au loin des cloches sonnaient.

— Allez, debout là-dedans plaisanta Frédérique. On va déjeuner. Mais tu t'habille, sinon Dominique…!

La banale plaisanterie de sa cousine mit Elise en émoi.

— J'en crève Frédérique. J'ai envie de lui, si tu savais!

— Bon, pour l'instant pain et beurre ma fille. Non mais!, ordonna Frédérique, enserrant sa cadette par la taille.

— Comme je te comprends, Elise! Quand tu y auras goûté, tu verras c'est comme une drogue, sauf que tu peux en user et en abuser autant que tu veux.

Les deux filles enlacées comme deux sœurs lambinaient dans le couloir en se confiant leurs petits secrets de femmes, ponctués de petits rires enfantins. Le gros chat vint à leur rencontre en miaulant. Il se faufila rapidement entre les jambes d'Elise et disparut derrière la grande pendule de parquet.

A la cuisine, Bertrand et Dominique déjeunaient en tirant des mines de conspirateurs. Peut-être avaient-ils partagé les mêmes secrets que les deux jeunes filles?

— Qu'est-ce que vous avez?, demanda Frédérique. On dirait des partisans de la dernière guerre en train de préparer un  mauvais coup.

— Justement!, on a l'intention de faire péter la ligne de chemin de fer qui descend sur Morez, répondit Bertrand en gardant son sérieux.

Les deux garçons éclatèrent de rire en voyant l'expression de totale perplexité assombrir une fraction de seconde le visage des deux filles.

Après ce moment de stupeur, Elise prise d'un rire communicatif, lança à son frère:

— Con, il n'y a pas de train qui descend dans la vallée!

La cuisine résonna longtemps des éclats de rire des jeunes gens. La bonne humeur toujours présente les unissait dans la joie.

— Bon, je vais passer mes troupes en revue, déclara Bertrand en se levant pour aller aider le père à s'occuper des bêtes.

Dominique qui avait fini de déjeuner tint compagnie aux deux jeunes filles, pour rester le plus longtemps possible avec Elise.

 

Après avoir débarrassé la table et fait la vaisselle, elles décidèrent d'aller se doucher. La salle de bain étant vaste comme une chambre, elles pouvaient sans problème en profiter à deux.

Pendant que Frédérique jouissait du ruissellement de l'eau tiède sur son beau corps, Elise lui racontait que tous les matins elle allait nue, se rouler dans la neige comme en Scandinavie.

Frédérique trouva l'idée excellente et courageuse. Elise la mit au défi. Aura-t-elle, elle aussi le courage?

— Et si les garçons nous voient!, opposa-t-elle.

— Tant pis, je crois que maintenant ils savent comment on est faite, non?

— OK!, douche-toi vite et on y va.

Frédérique, d'abord réticente, trouva la thérapie excellente et revigorante.

Elles plongeaient dans la neige froide en riant silencieusement de peur d'attirer l'attention de quelqu'un.

— Ouha!, ça fait du bien!, commenta Frédérique lorsqu'elles furent de nouveau au chaud. « T'es complètement dingue comme fille mais tu as de bonnes idées. C'est vachement sensuel ton truc. Et si tu te fais piquer…»

— C'est pas interdit que je sache, alors… Il faut seulement pas attraper froid.

En riant, elles se séchèrent.

Elise se brossa les cheveux tandis que Frédérique commençait à se maquiller.

 

 

Lorsqu'elles sortirent de la salle de bain, c'était un émerveillement de les voir.

Complices, coquines et conspiratrices, elles défilaient dans le couloir. La sensualité émanait de leur attitude.

En poussant la lourde porte du salon, elles lancèrent un très mélodieux: « Bonjour les garçons ». Taquines, elles vinrent les embrasser. En se baissant sur eux, elles dévoilèrent la vaporeuse trace de leur envoûtant parfum.

Frédérique alla s'asseoir sur les genoux de Bertrand et Elise vint se pelotonner tout contre Dominique et lui parla à voix basse: « Cette nuit, Dominique, cette nuit je viendrais,… je t'aime! »

Il la serra dans ses bras en lui embrassant les cheveux et le cou. Elle échappa à cette caresse en secouant son abondante chevelure et, prenant un peu de recul, le regarda droit dans les yeux avec un regard prometteur et déterminé.

Elise percevait au travers de son fin corsage de soie, l'étonnante et apaisante chaleur des mains de Dominique la rassurer, la protéger. Il était tendre et délicat. Le léger tremblement de ses doigts accentuait son charme. Elle percevait le violent battement de son cœur affolé. Un long soupir lui gonfla la poitrine. Son léger sourire était porteur d'émotions. Son regard si doux la faisait fondre de bonheur.

 

 

Bertrand, qui avait décroché la guitare, depuis longtemps clouée au pilori de l'oubli, égrena quelques accords du concert de Johann-Ludwig Prebs. Il jouait encore avec beaucoup d'aisance. Son métier d'instituteur à Morez lui laissait toujours un peu de loisir qu'il occupait à la musique.

Patricia et Vincent firent une entrée très discrète dans cette chapelle du bonheur. Pendant que Bertrand, les yeux fermés, jouait, Frédérique contre son épaule, Elise et Dominique semblaient dormir tant ils étaient paisibles coulés l'un à l'autre dans la profondeur du fauteuil un peu avachi.

Patricia s'allongea sur les genoux de son mari et profita de ce moment de pure extase où plus rien  ne compte ou n'a d'importance. Il fallait laisser ruisseler le temps au-delà de toute pensée, l'esprit libre et vide, et, sans contrainte, se laisser porter par le courant limpide de la tendresse.

Dans le recueillement le plus total s'acheva le récital impromptu. Chacun retenait son souffle, guettant la dernière note claire et vibrante pour s'en imprégner et la prolonger au fond de soi-même comme une ode à la joie.

— …Merci Bertrand pour ce moment magique que nous venons de vivre ensemble, c'était divin!, prononça à voix basse Patricia. De Frédérique il reçut un chaude caresse qui lui laissa une trace de rouge à lèvres dans le cou, pendant que les plus jeunes lui demandaient de continuer tant il les avait fait rêver.

Il s'exécuta de bonne grâce et, chacun s'enivra des derniers accords emplissant l'espace pendant que les bûches craquaient dans la cheminée.

Le silence était total quand Bertrand reposa délicatement l'instrument sur le tapis. Personne ne bougeait. Puis, peu à peu, la vie chassa le rêve. Patricia se rendit à la cuisine pour aider Amélie, Vincent alla fumer une cigarette sur le balcon.

Ce fut Bertrand qui rompit le charme.

— Eh!, n'oubliez pas que cette après-midi nous allons faire une course de traîneaux chez Adam's.

— Par ce froid?, demanda Frédérique d'une voix plaintive.

— La neige fait pourtant des miracles!, ajouta ironiquement Elise.

Ce qui déclencha l'hilarité des deux filles.

— Qu'est-ce qu'il y a de drôle?, questionna Dominique.

— Rien, je t'expliquerai répondit Bertrand.

— Ben, vas-y. Tu en as déjà trop dit.

— Bon, ben… figures-toi que nos deux douces…

— Non!, coupa Elise en riant. Moi je vais le dire.

— Dominique, as-tu déjà essayé le bain scandinave?… Non, bon! Quand tu t'es douché, tu te frottes bien et tu sors te plonger nu dans la neige pendant une à deux minutes. Ça fait un bien inouï!

Dominique resta un instant interloqué, puis il demanda à Elise: « La prochaine fois, Elise, fais-moi signe! »

— Eh!, rétorqua-t-elle en lui frappant la poitrine. Macho, voyeur!

Puis elle entoura sou cou de ses bras graciles. « Chiche! », murmura-t-elle, le regard plongé dans le vert des yeux de Dominique.

Au moment où leurs lèvres se touchèrent, Patricia leur annonça l'imminence du repas. Heureusement, elle n'avait pas remarqué cette marque de tendresse entre les deux jeunes gens. Peut-être n'aurait-elle pas apprécié car, ils le savaient, leurs trop grande jeunesse…les conséquences… le qu'en dira-t-on…?

Frédérique et Bertrand sortirent les premiers du salon, Vincent ayant depuis quelques secondes regagné la cuisine en passant par la galerie. Au moment de quitter la pièce, Elise retint Dominique par la manche et lui susurra: « Embrasse-moi! », et, joignant le geste à la parole, plaqua son corps contre Dominique qui la prit dans ses bras. Leurs lèvres s'unirent. Ce fut le plus long baiser qu'ils n'avaient encore jamais échangé. Le cœur d'Elise chavirait.

Main dans la main, le regard brillant, ils entrèrent dans la salle à manger.

           

Pendant le repas, ils ne burent pas de vin, laissant cette faiblesse aux anciens, - comme ils disaient en plaisantant -, arguant de leurs qualités de sportifs de haut niveau.  « La conduite d'un traîneau ne souffre aucune défaillance! », continuaient-ils sur le ton de la dérision.

 

 

Vêtus et chaussés comme des trappeurs, ils s'entassèrent dans la Jeep et parcoururent les quelques hectomètres séparant la ferme du relais de La Combe des Cives. Prenant le chemin à gauche de la D46, ils accédèrent au relais. Ils furent aussitôt accueillis par le propriétaire et son épouse que Bertrand et Elise connaissaient bien.

Ils rendirent visite aux chiens: une meute de Husquies aux magnifiques yeux bleus que, par prudence et par nécessité, Adam mélangeait avec d'autres races. Puis Adam prépara les traîneaux pendant que son épouse prodiguait les cours de théorie pour les  nouveaux arrivants.

Les équipes se formèrent. Bertrand et Frédérique, suivis d'Elise et Dominique lancèrent le « Yapp! » » qui fit démarrer la colonne. Adam et une visiteuse venue s'initier partirent en tête. Aussitôt, les attelages prirent la direction de la forêt du Risoux, au pied de la haute falaise formant frontière naturelle avec la Suisse.

La tiède clarté du soleil inondait la campagne enneigée, resplendissante et brillante. Le relief, les rochers, les aspérités du terrain, scintillaient comme un parterre de diamant. Des immenses sapins dégringolait soudain la neige fondue en une pluie d'argent miroitante sous la lumière vive. Le calme régnait. Parfois l'écho d'un ordre donné aux chiens par le traîneau de tête déchirait le silence, puis mourait, vite happé par la profondeur de la forêt. On n'entendait plus alors que le crissement des patins des traîneaux et le halètement des chiens. De temps en temps, un virage déséquilibrait l'attelage et Elise priait Dominique de la serrer encore plus fort. Elle, conduisant, lui, en retrait sur les patins, agrippé à sa taille, ils filaient en direction de Bellefontaine.

Bientôt, apparurent les miroirs gelés des petits lacs Des Mortes et de Bellefontaine. La frontière était toute proche, à quelques mètres sur la gauche. L'air vif mordait les pommettes, seul endroit non protégé du corps. Dominique étouffait presque Elise. La pression de son corps plaqué contre elle était si envoûtante qu'elle en oubliait même de respirer.

Plein sud-ouest, ils longèrent la barrière fictive séparant les deux pays pour cingler vers Bois d'Amont. Arrivés sur les hauteurs du village, ils firent une halte pour faire souffler les chiens et pour déguster un verre de liqueur de sapin, suave et chaude. Le panorama qui s'ouvrait sur la Suisse était féerique. On y découvrait la plaine de l'Orbe, là où la rivière volage s'échappe du Lac de Joux. Un peu plus loin, au nord, se découpait la pointe du Mont Tendre éclaboussée de soleil. A perte de vue, la neige recouvrait vallons et collines. Elise reprenait son souffle, appuyée contre Dominique qui, la maintenant plaquée contre lui, avait croisé ses bras sur son ventre. Les yeux dans le lointain, ils roucoulaient comme deux tourterelles. Les cheveux d'Elise volant sous la bise venaient recouvrir le visage de Dominique et restaient parfois prisonniers des grosses lunettes de protection pareilles à celles des explorateurs du Grand Nord.

— Encore un schlöckele1 demanda Bertrand en patois alsacien.

— Qu'est-ce que tu dis?, questionna Frédérique en riant.

— C'est de l'alsacien et ça veut dire: encore une gorgée?

Tout le monde tendit son verre, principalement la touriste accompagnant Adam: elle était Alsacienne. Alors on apprit quelques mots de cette langue si mystérieuse.

C'est en patois que l'on donna l'ordre du départ, ce qui ne perturba en rien les chiens qui semblaient être totalement polyglottes.

Vorwärts die Hünde2 , lança l'Alsacienne.

Le convoi reprit la direction de Bois d'Amont, bifurqua sur le Lac des Rousses que l'on longea rive droite, laissant le Fort du Risoux encore plus au nord. Par le Gros Cretet, on domina Morez, puis retour sur le Crêt à La Dame.

La vertigineuse descente sur Bellefontaine était grisante. On devait freiner du pied. Dans un grand virage le traîneau d'Elise et Dominique versa, jetant ses occupants dans la neige profonde tandis que les chiens, pris par leur élan continuèrent leur course avant de s'arrêter un peu plus loin.

Les bras en croix Dominique riait à gorge déployée. Elise se relevant courut au devant de lui. Elle fut rassurée de l'entendre rire. Elle se jeta sur lui en riant, elle aussi.

— Je t'aime, lança-t-elle soudain, je t'aime. Fais-moi l'amour ici Domi.

Ils roulèrent dans la poudreuse, enlacés l'un à l'autre, pendant que leurs rires retentissaient dans la combe.

— Tout va bien, s'écria Bertrand, je les entend rire comme des fous!, on peut continuer.

Les chiens, sans guide, du traîneau d'Elise s'impatientaient et commençaient à se battre.

— Vite les chiens!, ordonna-t-elle soudain. Viens Domi, on doit continuer, ce sera encore plus beau ce soir, je n'en peux plus d'attendre! Je te désire comme une folle. Je t'aime Domi, je t'aime!

Après un long baiser, ils repartirent en direction de Bellefontaine qu'ils dépassèrent pour continuer sur la Combe de Morbier avant de s'enfoncer dans la forêt du Mont-Noir. Ils poussèrent jusqu'au Lac des Rouges-Truites où ils rejoignirent les autres à la terrasse d'une ferme auberge.

Le soleil déclinant jetait de grandes ombres sur la neige bleutée. Le froid se faisait plus intense et, par moments Elise frissonnait. Alors Dominique la prenait dans ses bras et la serrait contre lui pour la réchauffer.

— On y va?, finit-il par dire.« Elise à froid.»

Elle frotta sa nuque contre son visage et, la tête renversée en arrière lui murmura, « je t'aime!»

La petite troupe prit le chemin du retour. On n'était plus très loin de La Combe des Cives. A vive allure on traversa la forêt du Mont-Noir et déjà, apparut la dernière clairière avant la combe tout juste plongée dans l'ombre du crépuscule naissant.

Les chiens sentant la proximité du refuge propulsèrent les attelages vers le relais.

Arrivé au chalet, les chiens soignés, les traîneaux rangés, les premières gorgées du chocolat bouillant bues en soufflant dessus, tout le monde se reposa dans la confortable pièce d'accueil de l'ancienne ferme. Les conversations allaient bon train. Plusieurs attelages étant rentrés en même temps, on s'échangeait impressions et péripéties de la journée.

La nuit bleuissait le ciel lorsque tous quatre reprirent le chemin de la vieille maison des Besson.

Harassés mais ravis de cette journée, ils se précipitèrent à l'intérieur du salon chaud et accueillant. Ils avaient encore tant de choses à raconter!

Elise décida d'aller se doucher pour se réchauffer, « Sans neige cette fois!», ajouta-t-elle. Dominique monta à la galerie choisir un bon livre et, s'installa dans l'amas de coussins sous la large verrière en attendant Elise.

La radio diffusait un concert de musique douce et, la fatigue aidant, il commençait à sombrer dans le sommeil. Il n'entendit pas Elise entrer; une adorable Elise habillée de la mini-robe d'hier. Silencieusement elle gravit les degrés de l'escalier donnant sur la mezzanine et, toujours sans le moindre bruit, elle s'allongea près de lui. Il ne lui fallut aussi que très peu de temps pour tomber à son tour dans les bras de Morphée1 .

Au moment du repas on n'osa pas déranger les petits jeunes, tellement attendrissants, qui dormaient là-haut. « On ne va pas les réveiller, ils dîneront plus tard! Allez Bertrand remets-leur une bonne bûche qu'ils n'attrapent pas froid», décida sagement Amélie.

Le silence total réveilla Dominique, qui s'aperçut alors de la présence d'Elise à ses côtés. Elle avait bougé et sa robe, si courte, était remontée très haut dévoilant la finesse et la perfection de ses cuisses. Il glissa sa main à quelques millimètres de sa peau sans se permettre de la toucher. Il la caressa ainsi en l'effleurant à peine. Elle bougea de nouveau et, dans son mouvement les doigts de Dominique frôlèrent son genou. Elle ouvrit les yeux et le vit penché sur elle.

— C'est toi Domi?, balbutia-t-elle en lui tendant les bras. « Viens!», ajouta-t-elle d'une voix douce.

— Non pas ici, on va se faire prendre!, dit-il avec de la crainte dans la voix.

— On ne va pas le faire ici… bien que…

Pourtant, incapable de résister à sa jolie cousine, Dominique la prit dans ses bras et l'embrassa tout doucement sur le visage, puis le cou, la gorge. Elle ouvrit la bouche au moment de recevoir le long baiser de Dominique. Elle croisa les jambes en percevant la montée de son désir.

— On est complètement fous!, dit-elle dans un soupir.

— Fou de toi!, ajouta-t-il.

Ils se cherchaient, se découvraient, se rejoignaient. Elle sentit la pression de ses doigts sur ses seins qu'elle avait protégés de ses mains.

De petits coups frappés à la porte du salon les firent s'éloigner. Frédérique, sur la pointe des pieds, entra dans la pièce. Elle referma la porte avec précautions. Elle leva alors les yeux vers la mezzanine où ils étaient censé dormir. Elle comprit, mais ne dit mot.

— Finies les roucoulades, dit-elle gentiment. Voulez-vous passer à table?

— On arrive, répondit Dominique. Eh!, on n'a pas l'air trop défait, enfin … j'veux dire… heu?

— Non, tout va bien! Je suis arrivée à temps non, ou peut-être bêtement trop tôt?, dit-elle doucement.

Ils la rejoignirent et se présentèrent dans la grande salle à manger en s'excusant de s'être endormis.

Bien sûr, on plaisanta sur le peu d'endurance de la jeunesse, mais ce n'était que par pure galéjade.

 

 

La soirée s'éternisait pour les amoureux. Ils auraient aimé que la pendule accélère la marche du temps. Ils bouillaient du désir de se retrouver dans l'intimité. Ils étaient pourtant très proches l'un de l'autre. Ils avaient de nouveau élu domicile en haut, dans le galerie, et faisaient semblant de lire, alors que la situation était très propice pour échanger caresses et baisers furtifs.

La nuit se déclinait en minutes. Ils avaient décidé de prendre l'air sur le balcon et jouissaient du panorama mystérieux et féerique de la lune glissant lentement sur la neige, éclairant soudain des creux ou des bosses suivant les saillies du terrain. Au loin, on entendait les chiens saluer l'astre froid de la nuit. Dominique mit Elise au courant de son départ prochain pour la Suisse alémanique. Il poursuivrait ses études à Berne à la nouvelle année. Il avait gardé ce secret pour le dernier jour tant il éprouvait de la peine à la quitter et, à plus forte raison de partir si loin.

Elle en fut extrêmement troublée. Un voile de tristesse assombrit son beau regard. Une larme coula. Elle se rapprocha de lui et lui offrit sa tendresse.

— Ne m'oublie pas, Domi! Jure-moi que tu ne m'oublieras pas quand tu seras là-bas!

Seuls sur ce refuge de bois parcourant le devant de la maison, ils échangèrent d'inoubliables serments, plus forts que la vie, plus profonds que le ravin, plus clairs que la lune.

Le froid les fit rentrer. Il était tard et chacun aspirait à aller se reposer.

Comme de coutume, Elise et Frédérique allèrent ensemble à la salle de bain après avoir souhaité une bonne nuit à la ronde.

Elles se retrouvèrent ensuite dans l'intimité de la chambre d'Elise et bavardèrent de choses et d'autres un bon bout de la nuit et le moment d'éteindre arriva.

Elise ne voulait pas et ne pouvait pas dormir tant elle était nerveuse. Elle ferma les yeux et tenta de penser à autre chose.

La nuit était claire et la lueur de la lune apparaissait comme une aurore au travers des volets. Les gros morceaux de sapin brûlant dans l'âtre diffusaient une lueur rougeâtre dans la pièce. Elise sombrait lentement dans le sommeil.

Frédérique semblait, elle aussi ne pas pouvoir dormir. Elle se leva et, sans bruit, quitta la pièce. Elise attendit son retour pour tenter d'aller rejoindre Dominique qui devait l'attendre, mais de longues minutes s'écoulèrent, que suivirent de plus longues minutes et Frédérique ne revint pas. Elise s'enhardit et arrangea son lit pour simuler un corps allongé.

Avec d'infinies précautions elle ouvrit la porte donnant sur le couloir. Les larges fenêtres à petits carreaux découpaient le reflet de la lune en carrés de lumière vive illuminant le parquet ciré. Le lent tic-tac de la pendule n'arrivait plus à suivre le rythme de son cœur qui lui défonçait la poitrine. Elle respirait superficiellement et manquait d'air. Sans bruit, elle gravit les larges degrés de l'escalier de bois grinçant. Elle s'arrêta au moins dix fois, épiant le moindre bruit dans la maison. Chaque marche constituait un danger et un piège en grinçant. Elle s'appliqua à poser son pied le plus possible au bord de chaque latte de bois. Arrivée en haut, elle resta encore quelques secondes à l'affût. Elle n'arrivait pas à juguler cette montée d'adrénaline qui la faisait haleter, qui l'étouffait et animait ses mains d'un tremblement inconnu. Elle appuya sur l'antique poignée de porte de la chambre de Dominique. Dans un claquement sec le pêne quitta la gâche et la porte s'ouvrit sur une pièce plongée dans une demi pénombre chaude et accueillante. Dominique semblait dormir. Elle resta contre le battant de la porte qu'elle avait refermée avec précaution. Le cœur battant dans les tempes, elle se sentit faible et ses jambes ne la portaient plus. Elle le regardait somnoler comme un enfant. Elle tentait de reprendre son souffle. Dominique se réveilla et quand il la vit se précipita hors du lit. Il s'approcha d'elle et lui prit les mains qu'il porta à ses lèvres.

— Viens ma douce amie, dit-il simplement en l'entraînant vers le chaud et doux refuge des draps. Aérienne, elle avançait vers son désir. Elle semblait ne pas toucher le sol tant elle était frêle et légère. Elle ferma les yeux en sentant ses bras lui enlacer la taille. Son corps plaqué contre le sien elle entendait battre le cœur de Dominique. Présentant son cou à la tendre caresse de ses lèvres, elle murmura: « O!, Domi, Domi, je suis à toi, Domi ». Elle tomba à la renverse dans l'épaisseur de l'édredon qui, un instant, l'engloutit dans la protection de ses plumes. Le poids de Domi sur elle augmenta son désir. Elle lança ses bras autour du cou de Dominique en l'embrassant fiévreusement. Les mains chaudes de Dominique parcouraient sa peau douce et frémissante. Il était attentionné et patient, tendre et volontaire tout à la fois. Elle l'encourageait lorsque parfois sa timidité le freinait, elle le guidait, le provoquait. Elle se laissait aller au jeu de l'amour. Lentement elle se cabra et imperceptiblement devança ses attouchements et son désir fou de l'aimer, pour finir par accéder à ce moment divin où elle n'offrit plus aucune résistance, où le corps est le plus fort et que l'esprit perd la maîtrise de la raison. Ses profonds soupirs s'étouffèrent dans un gémissement de bonheur qu'elle partagea avec lui.

 

Sans un mot elle le dévisageait avec une félicité non dissimulée. Comme annihilée par un fluide de sérénité, la tension accumulée ses dernières heures se dissipa et plongea les deux amants dans une aurore de douceur, comme lorsque le soleil quitte l'ombre des nuages après l'orage et que la paix revient.

Bien sûr leur passion enflammée les vit s'unir encore et encore au cours de cette nuit de pleine lune. Puis, épuisés par tant d'amour, ruisselants de leurs ébats, le sommeil vint les surprendre et les emporta, enlacés au bout de la nuit.

Au petit jour, Elise se réveilla dans les bras de Dominique.

— Domi, Domi! Quelle heure est-il?, demanda-t-elle soudain.

Lorgnant vers sa montre, il lui répondit: « Dors, ma douce, dors il n'est que sept heures. »

— Et si Frédérique s'aperçoit de mon absence…

— Elle comprendra tout, mon Elise. Que je t'aime, que toi et moi … dors!

Il la serra alors fort dans ses bras où elle s'était réfugiée; elle se rendormit.

 

 

L'inexpugnable marche du temps faisait sonner huit heures trente à la pendule du couloir lorsque Elise se réveilla en sursaut.

— Domi!, Domi, je dois y aller cette fois sinon…

Elle l'embrassa et, récupérant ses sous-vêtements éparpillés s'enfuit de la chambre, s'élança dans le grand escalier et parcourut le long couloir dans la crainte de se faire surprendre.

Prudemment elle ouvrit la porte de la chambre et se glissa à l'intérieur. Elle remarqua immédiatement que Frédérique était absente. Les volets de la petite fenêtre étaient ouverts. Elle devait déjà être levée. Elle aura bien sûr constaté qu'Elise n'était pas dans son lit. « Qu'allait-elle penser d'elle? Tant pis, j'assumerai par un pieux mensonge! »

Elle enfila sa robe de chambre et se dirigea vers la cuisine. Des bruits de voix lui parvenaient au travers de la porte. Courageusement elle entra. Frédérique et Bertrand étaient en train de déjeuner les yeux dans les yeux.

— Bonjour Elise!, lancèrent-ils en même temps. Bien dormi?

— Viens, je te sers!, proposa Frédérique en l'embrassant dans le cou. «Ç'était bien?», lui glissa-t-elle à l'oreille pendant que Bertrand se levait pour aller chercher un nouveau pot de confiture.

— Délicieusement merveilleux!, répondit Elise dans un murmure.

Frédérique se rassit et, tout en buvant son café les coudes sur la table, elle regardait sa jeune cousine rayonnante de bonheur et cela lui faisait immensément plaisir.

 

Les deux filles se retrouvèrent comme de coutume à la salle de bain et s'échangèrent des secrets de filles. Elles en oublièrent même la séance dans la neige tant elles s'impliquaient dans leur discussion. « Ça va être dur de les quitter maintenant. Pourquoi ne viendrais-tu pas un jour chez nous au Val-de-Ruz1 avec Bertrand? »

— Oh!, oui ce serait magnifique de se retrouver un jour en Suisse. Nous irions faire une grande randonnée sur cette montagne, comment s'appelle-t-elle… Ah oui!, le Chasseral.

Rassérénées par cette promesse mutuelle, forgée de l'espoir de se revoir réunis tous les quatre, elles se sentirent plus sereines pour affronter la séparation.

Les heures passaient et le moment du retour était arrivé pour les Favre. La voiture chargée attendait ses occupants par une grise et morne matinée commençant sous la menace de nouvelles chutes de neige.

Dominique et Elise volaient au hasard chaque seconde où ils pouvaient se retrouver seuls dans l'imminence du départ. Ils avaient mal de se faire déchirer par la vie.

Vincent et Patricia avaient déjà pris congé. Frédérique et Dominique, on le voyait, tentaient de retarder le moment fatidique. Inexorablement l'avancée du temps les éloignait. Dominique ayant attiré Elise derrière la voiture, le cœur torturé par la douleur, réussit à lui voler un long baiser qu'elle lui rendit en dépit de toute prudence.

 

Un petit nuage de vapeur blanche s'échappa de l'arrière du quatre-quatre et, lentement la lourde voiture commença à descendre le chemin cahoteux menant à la route de Chaux-Neuve.

Elise s'était avancée et agitait son bras en signe d'adieu. De grosses larmes roulaient sur ses joues. De longs sanglots lui nouaient la gorge. Elle resta au milieu du chemin jusqu'à ce que le véhicule eut disparu derrière une avancée de la forêt. Elle resta là sans bouger, le regard fixé sur la route maintenant désespérément vide.

Des bras vigoureux entourèrent ses épaules. En pleurs, elle se blottit dans la chaude fourrure de la canadienne de Bertrand.

— Ç'est pas juste, ç'est pas juste!, pleurait-elle entre deux sanglots.

Bertrand lui caressait les cheveux et la rassurait comme lorsqu'elle était petite et qu'elle faisait des cauchemars.

— Pleure, petite Elise, pleure ça renforce ton amour pour lui. Ô! Elise…

A sa voix cassée et au tremblement de ses mains elle comprit que lui aussi souffrait d'être séparé de Frédérique. Alors elle se calma et ils rentrèrent enlacés comme deux amoureux vers la maison.

— Voilà, sèche tes larmes maintenant. Viens m'aider à soigner les bêtes. Le travail, il n'y a rien que ça pour faire oublier.

Ils allèrent préparer le fourrage, finirent de désinfecter les trayeuses automatiques et nettoyèrent l'étable.

Midi arriva bien vite. La neige avait refait son apparition et couvrait à nouveau les montagnes de son brouillard laiteux.

Le téléphone retentissait dans la maison vide. Elise se précipita pour aller décrocher. Son cœur battait.

— Allô! Elise?

Elle reconnut la voix de Dominique. « On est bien arrivés ma chérie. Tu sais Frédérique sait tout, elle est à côté de moi, elle aimerait parler à Bertrand, je t'aime mon Elise, je n'ai pas cessé de penser à toi depuis notre départ. C'est dur, ça fait mal Elise. Je t'aime. »

Sa voix s'étrangla et Frédérique reprit le combiné. Les deux filles parlèrent encore un peu et Elise tendit l'appareil à Bertrand qui attendait impatiemment.

Elise, éperdue, courut dans la chambre qu'avait occupé Dominique. Le lit était défait. Elle se jeta sur les draps  encore imprégnés de l'empreinte de l'eau de toilette de Dominique. Ses mains se refermèrent sur la toile que ses doigts bleuis par le froid agrippèrent avec violence; ce geste qu'inconsciemment elle fit quand le plaisir vint la cueillir cette nuit au paroxysme de la jouissance. Elle pleurait sa rage: contre la vie, sur son désespoir de devoir attendre pour revoir Dominique.

Bertrand qui avait compris l'immense tristesse de sa petite soeur vint la rejoindre sans bruit. Planté devant la porte entrouverte, désarçonné par les sanglots d'Elise, il ne savait plus comment la consoler sans être importun. Il la laissa pleurer un bon moment avant de s'approcher d'elle et de poser ses mains sur les épaules de sa cadette encore secouée par les sanglots. Il s'assit près d'elle et la prit dans ses bras. Elle se blottit contre lui en essuyant ses larmes de la paume de ses mains. Il réussit à la calmer et lui murmura: « Elise, dès que nous le pourrons nous irons en Suisse pour les rejoindre. La Suisse alémanique n'est pas loin, nous rendrons visite à Dominique. Je te le jure petite soeur! Viens, cache tes larmes, je suis avec toi. »

— Merci, souffla-t-elle d'une petite voix et elle déposa un baiser sur la joue mal rasée de son frère.

 

Elle se glissa à la salle de bain pour retoucher son maquillage qui avait coulé et, main dans la main, ils se rendirent à la salle à manger où la soupière fumait sur la table.

 

 

Elle passa une bonne partie de ce début d'après-midi repliée sur elle-même dans son coin près de la cheminée en compagnie de son chat qui jouait avec ses pieds qu'elle bougeait de temps en temps pour attirer l'attention de la petite bête.

Bertrand entra dans la pièce un sourire radieux illuminant son visage.

— Habille-toi soeurette!, nous allons rendre visite au vieux Magloire, il a peint de nouveaux tableaux et nous invite à les voir. On prend la Rover on aura moins froid.

 

Ils embarquèrent à bord de la digne limousine surannée mais toujours aussi confortable et spacieuse. Le gros six cylindres, témoin d'une époque révolue, émit son feulement de bête fauve et commença sa reptation sur le chemin mal aisé de la ferme. L'admirable suspension de la lourde voiture étouffait littéralement les ornières creusées dans la neige.

La radio de bord à gros boutons lumineux laissait couler le flot d'un valse de Vienne et Elise avait retrouvé sa bonne humeur.

Arrivé sur la route, Bertrand lança le moteur avec douceur. Le véhicule s'engagea vers la descente de Chaux-Neuve avec un léger ronron de gros chat. La neige tombait doucement, faisant ployer les longues branches de sapins jusque sur la route. Les remparts de neige de chaque côté de la départementale emprisonnaient les fossés derrière un mur presque immaculé.

Passés Le Cernois, ils entamèrent la longue descente aux virages en épingles à cheveux. Le village de Chaux-Neuve ouvrait sa route principale au visiteurs venus de là-haut. Arrivés au carrefour de l'hôtel, ils s'engagèrent dans la montée de l'église au toit recouvert de tôles rouillées. Bertrand gara la voiture le long de la grille du jardin du vieux Magloire.

— Viens, Bertrand on entre vite à l'église?, demanda Elise.

Ils pénétrèrent à l'intérieur du bâtiment, illuminé par les seules bougies que de pieuses mains avaient allumées devant la Vierge au regard immuable de douceur et de compassion.

Elle semblait veiller sur les lieux  avec sérénité, comme pour protéger les merveilleuses toiles criblées de coups de baïonnettes rageurs par les occupants de la France durant les heures sombres de l'histoire. Tel le Christ en croix, elles restaient là, pendues à ce mur avec leurs blessures aux flancs parfois encore béantes. La petite lumière rouge de l'autel était le guide, la présence, la flamme de tous les espoirs. Elise déambulait sans bruit devant les magistrales peintures pieuses et semblait ne plus vouloir quitter ce sanctuaire tellement le magnétisme de ces lieux agissait sur elle. Bertrand vint glisser la main de sa soeur dans la sienne et l'entraîna au dehors. La soudaine clarté les éblouit.

Foulant la neige du petit cimetière, ils contournèrent l'édifice et se rendirent chez le vieil artiste-peintre qui devait les attendre en ayant préparé un bon chocolat chaud qu'il servait dans de gros bols marrons, accompagné de tartines de brioche sur lesquelles on étalait la confiture sans beurre tellement elle était onctueuse et fruitée.

En passant par le jardin, Elise risqua un regard au travers des fenêtres très basses et profondes. Le peintre était là, la pipe au bec, le pinceau levé au-dessus de la toile qu'il était en train de peindre. En profonde réflexion, il cherchait le petit détail infime à retoucher pour avoir le sentiment de la perfection. Il se parlait à lui-même, échangeant ses propres commentaires. Ses lunettes tombant sur le bout de son nez lui conféraient l'apparence d'un vieux savant; apparence accentuée par sa chevelure hirsute éclairée par la lampe à suspension accrochée au plafond bas.

Elise frappa deux petits coups au carreau. Il s'anima et, comme un diable sorti de sa boîte, il laissa tomber pipe et pinceau pour lever les bras en guise de bienvenue. Il fit signe d'entrer et engouffra prestement une bûche dans le poêle déjà rougeoyant.

Bertrand dut se courber pour passer la porte basse de la petite maison. L'entrée voûtée, en pierre du jura, était fraîche et sombre et sentait la sève de sapin, puis on pénétrait directement dans l'atelier du peintre. Il y régnait un désordre d'un autre siècle. Les vieux bibelots côtoyaient les tableaux parfois très anciens. Les meubles patinés par des générations de mains supportaient une ribambelle de petites choses que l'on garde par manie ou par habitude. Les dessins et croquis remplissaient l'espace, les murs disparaissaient sous les toiles que le maître des lieux avait peintes il y a déjà bien longtemps. La faible ampoule de la suspension du plafond dessinait un cône de lumière jaune sur le parquet noirci par les émanations du poêle de faïence trônant dans la pièce. Le miroir au-dessus d'une cheminée aveugle renvoyait une image toute piquée de taches grises. Le poste de TSF avec son gros oeil vert, ayant certainement diffusé dans sa jeunesse les messages venus de Londres, crachotait un air d'accordéon venu de la Suisse toute proche. La pièce était vaste et de grandes zones d'ombre gardaient le mystère de leurs ténèbres. Le plafond bas était soutenu par de grosses poutres de sapin brut. Le Christ taillé dans un bloc de bois clair semblait contempler tout ce capharnaüm avec bienveillance. Il faisait chaud chez le Père Magloire, Bertrand et Elise durent se dévêtir.

Une suave odeur de chocolat envahissait la pièce et, sur la table la belle brioche fraîche attisait la gourmandise. Le pot de confiture coiffé d'un linge à carreaux rouges et blancs attendait les invités. Le vieil artiste invita Bertrand et Elise à prendre place autour de la grande table ronde bien cirée, seul meuble de la pièce à ne pas ressembler à un champ de bataille de la guerre 14. Le vieil homme s'affairait et Bertrand dut le rassurer.

— Asseyez-vous donc Père Magloire, le chocolat va refroidir!

— Oh, y a pas de danger! Il a chanté longtemps sur le poêle et ça reste chaud longtemps. Servez-vous les enfants, servez-vous, c'est que du bon tout ça! Quand on est jeune il faut manger. Qu'est-ce que tu es belle ma petite!, dit-il à Elise en la couvant de son regard doux et sincère.

Le vieil homme commença à parler de sa peinture, d'abord par petites touches techniques, puis son enthousiasme s'emballa et l'on crut voir et entendre le grand maître Espagnol de Cadaquès. Ses gestes emblématiques dessinaient avec folie la passion qui l'habitait. Plusieurs fois, l'abat-jour de la suspension tinta en se balançant de gauche à droite. Il n'en avait cure et continuait ses explications accompagnées de grands moulinets de ses bras décharnés. Il se leva et projeta un regard acéré sur sa toile qu'il observa soudain d'un air critique.

— Non, c'est bien!, dit-il, je déteste la perfection car elle engendre l'ennui. Elle est monochrome et sans devenir.

Puis il se rassit affichant un sourire satisfait. Il se releva, alla fouiner au fond de son atelier, là où la lumière du plafond n'atteignait pas les choses. Puis il revint avec une minuscule toile sombre et vieille.

— Celle-là je l'ai peinte en quarante. Tiens petite c'est pour toi!

Il tendit le tableau à Elise qui tout d'abord refusa, mais dut accepter sur l'insistance du vieil homme.

Il s'agissait d'une étrange peinture tout en ombres et subtiles lumières. Elle représentait un sous-bois étonnamment romantique.

— Reconnais-tu l'endroit petite fille?, demanda soudain le père Magloire.

A la réponse d'Elise, ses yeux s'illuminèrent.

— C'est bien ça, jeune fille: la Source Bleue dans la forêt de Chaudron. C'est là que l'on cachait les armes. La Wehrmacht et les SS n'ont jamais découvert la cachette, ah ah!, on les a bien eu ceux-là. Garde-le ce tableau! Il représente de la joie et de la souffrance. Il est le symbole de la bêtise humaine, car ceux qui ont caché les armes ne les ont jamais retrouvées. Enfin c'est du passé tout ça, c'est du passé! On dit même qu'il y avait un trésor enfoui avec. Mais va donc savoir! Ils sont tous partis ceux qui savaient. Ah, je vous embête avec mes histoires de vieux fou!

— Mais pas du tout père Magloire, c'est passionnant!, s'exclamèrent en chœur Elise et Bertrand.

— Vous êtes bien indulgents pour des jeunes! Tiens, je vais vous raconter une histoire. Là-haut,… en poursuivant la route derrière votre ferme… oui, celle qui mène à la frontière Suisse au travers de la forêt… à un endroit, il y a un bout de terrain où poussent quatre arbres aux essences étrangères à cette hauteur. Là, se trouvait une maison. On l'appelait la maison du passeur. C'était en effet la dernière étape pour ceux qui voulaient gagner la Suisse. On dit que le jour où les SS l'incendièrent, un réfugié fit un carnage en vengeant sa femme que les boches avaient violée et exécutée comme une bête. Il y sont tous restés. Oh! il s'en est passé par ici. Pas toujours des belles choses. On dit même que, devant les yeux de gens purs et bons, la jeune femme réapparaît la nuit sur les hauteurs. Mais on n'en parle pas volontiers. Parait qu'un notable de Paris serait à l'origine du malheur de la pauvre jeune femme et qu'il habiterait toujours par-là autour…

Faites un monde nouveau de l'héritage que nous vous avons légué! Ne cédez jamais devant la force, mais n'employez jamais la violence pour vous défendre. Vivez et aimez! La vie en vaut la peine. Ah!, je radote de nouveau. Allez, venez voir mes dernières peintures.

Devant les yeux émerveillés des jeunes gens s'étalaient pêle-mêle les plus belles oeuvres que l'artiste n'eut jamais peintes. Il émanait de ses tableaux toute la grâce et la douceur de son caractère passionné, doux et plein d'amour.

Bertrand le conseilla pour son exposition et lui promit de faire le nécessaire à Morez: « Comme d'habitude, hein!, père Magloire! », s'exclama-t-il.

Les jeunes gens se délectaient des histoires et anecdotes que racontait le père Magloire en prenant un ton de conspirateur, comme si à tout moment les sbires de Vichy allaient faire irruption dans la pièce.

Ils l'écoutaient, attentivement, absorbés par le beau discours, presque religieusement, comme le dimanche matin à la messe, lorsque le prêtre du haut de sa chaire harangue les quelques fidèles éparpillés dans son humble église et que, chacun, par association d'idées, pense que le sermon lui est destiné personnellement.

L'après-midi s'était dissoute dans l'espace intemporel de la tendresse. Les fenêtres se teintaient du bleu du soir tombant où virevoltaient encore quelques flocons de neige épars.

— Allez père Magloire, on va devoir y aller, les vaches m'attendent à la ferme.

— Ah!, oui allez, allez jeunes gens! Je ne veux pas vous retarder. Vous devez remonter. Merci pour la visite.  Ça me fait toujours du bien de vous revoir.

Il embrassa Bertrand et serra sa petite Elise tout contre lui.

— Que tu es belle ma gentiane. Garde ta fraîcheur et ta gentillesse… Allez, filez mes amours. Il glissa un gros morceau de brioche dans la main d'Elise en la poussant au dehors. « J'mangerai pas tout ça! », dit-il en guise d'excuse.

Courbé dans le cadre de la porte, le vieil homme les regardait marcher le long de la grille rouillée du jardin. « Que Dieu vous garde et vous protège mes petits ! », murmura-t-il en se signant.

Son regard protecteur les suivit dans la nuit naissante. Il entendit le moteur tousser. La lourde limousine passa devant l'église et disparut en direction du carrefour de l'hôtel de Chaux-Neuve.

 

— Quel charmant vieillard!, soliloqua Elise.

— Un délicieux bonhomme, renchérit Bertrand.

— Père Magloire, est-ce son vrai nom?, demanda-t-elle soudain à son frère.

— Non. Il parait que vers la fin de la guerre, alors qu'il était aumônier d'une compagnie de chasseurs à pieds du côté de Bischwiller en Alsace, il protégea trois vieux soldats Allemands, désarmés, épuisés tentant de fuir la folie vengeresse de certaines franges de groupes de libération. Aucun camion, aucune voiture flanquée de la croix noire ne s'était arrêté pour les rapatrier. Il réussit, par une nuit sans lune, à bloquer une voiture allemande chargée de blessés. A la grande stupeur du conducteur sur lequel il braquait une imposante mitrailleuse, il fit monter les trois hommes dans le véhicule qui repartit vers l'est. Les trois soldats hébétés de fatigue et de désespoir eurent la force de lui crier quelque chose que quelques braves religieuses, ayant vu son geste, traduisirent plus tard par « père ma gloire… ». Une légende de plus quoi! Ainsi il est devenu notre père Magloire. Je crois que son vrai nom est: Vogt, patronyme bien Alsacien.

           

Le silence se réinstalla dans la voiture grimpant la route en direction des virages du Cernois. Par moments les roues arrières perdaient leur adhérence et déportaient le véhicule qui, une fraction de seconde, échappait à la maîtrise de son chauffeur. Bertrand le remettait dans la bonne trajectoire par une habile manœuvre. Elise serrait entre ses mains la peinture du vieil homme comme un trophée ayant défié les hommes et l'histoire. Quelques gros flocons venaient s'écraser sur le pare-brise en faisant un bruit mat. Les phares jaunes de la voiture éclairaient les bords de la route, par endroits luisante sous l'effet du gel. Des paquets de poudre blanche dégringolaient comme une aurore de diamants des branches de sapins surchargés par le poids de la neige. La grosse berline avalait les congères avec aisance. C'était à peine si l'on percevait les bosses de la route.

Le ciel écartelé entre la nuit et le jour s'effilochait en de lourds nuages glissant sur un firmament indigo. Seul le ronronnement du moteur accompagnait cette paisible fin de journée. Noël s'achevait et Elise pensait à demain. Elle rentrerait à Pontarlier par le car de dix heures. Le salon de coiffure n'ouvrait qu'à quatorze heures. Elle pensait à tous ces événements qui s'étaient succédés en si peu de temps. Elle pensait à son amour né en un jour comme une fleur de lotus. Elle pensait à la première nuit d'amour de sa naissante vie de femme. Elle se remémorait la tendresse et la douceur de Dominique lorsqu'il la prit dans ses bras. Elle revivait en songe ce merveilleux et profond sentiment de néant et de bonheur immense quand, emportée par la vague de la jouissance elle perdit la maîtrise d'elle-même et que, dans l'extase la plus totale, son cri de joie perça la nuit. Elle était devenue femme.

Une larme brûlante troubla sa vue. Comme elle était heureuse, Elise, et comme elle l'aimait son Dominique!

 

Un dernier virage et déjà la forêt  laissait la place à la vaste prairie où dormait la ferme des Besson. Seuls quelques carrés lumineux des fenêtres brillaient dans la nuit, ce qui dessinait comme un visage au sourire édenté sur la façade du bâtiment. Elise en fit la remarque à Bertrand qui arrêta la voiture sur le grand parking pour jouir du spectacle impromptu dû au hasard.

— Elise, je te sens heureuse et ton bonheur me remplit de joie. Puisse l'année nouvelle te combler !

Puis, comme à son habitude, il la serra contre lui en lui donnant un léger baiser dans le cou. Elle se pencha tout contre son frère et ferma les yeux, laissant la joie couler au fond de son cœur.

— Oh, oui Bertrand, je suis pleinement heureuse!, dit-elle.

Il remit le moteur en marche et engagea la voiture dans le chemin montant à la ferme.

 

 

A suivre…….

 

 

1 Tuyé: Vaste cheminée centrale d'une ferme ou viandes et charcuterie sont mises à fumer (Franche-Comté).

2 Névés: Amas de neige en cours de transformation en glace. (Suisse: Valais)

1 en bas: Elliptique: La ville en pays de montagne est toujours située en bas de la vallée.

1 Dona nabis pacem: Donne-nous la paix

2 Vade in pace: Va en paix

1 Costard: Costume (argot)

1 Schlöckele: Gorgée

2 Vorwärts die Hunde: En avant les chiens

1 Morphée: Dieu des songes (Grèce ancienne)

1 Val de Ruz: Vallon transversal du canton de Neuchâtel. (Suisse)

Signaler ce texte