ELISE (Roman complet)

peter-oroy

Romance dans le Haut-Doubs. La neige, les feux de bois, la tendresse, l'insouciance. À déguster comme un baiser...

 

 

 

 

 

I

 

Ce léger chuintement, ce silence qui n'en est pas un, cet imperceptible effleurement contre les lourds volets de bois cuits par le soleil d'été et par les pluies d'équinoxes, ce doigté presque immatériel couvrant les habituels murmures de l'éveil du monde… ce chuchotement… Elise l'avait reconnu.

Au-delà de la barrière des lourds rideaux, derrière les petites fenêtres où l'on avait, comme tous les ans à cette époque de l'année, monté les double vitrages, la neige tombait. D'abord diaphane, fine et aérienne, elle s'était métamorphosée en un lourd fardeau humide qui faisait ployer les branches des sapins, noyant le haut plateau du Risoux sous un linceul cotonneux, redessinant la campagne en ondulantes lignes courbes et arrondies épousant rochers et clôtures.

Elise avait le bout du nez tout froid. Elle remonta le lourd édredon de plumes au-dessus de son visage. Elle perçut la chaleur de son souffle contre son front. Elle ne bougeait pas, jouissant de l'instant, comme lorsque l'on suce un carré de chocolat onctueux, d'abord en croquant dedans pour en détacher quelques éclats que l'on fait ensuite fondre lentement en collant la langue au palais.

La chaleur lui recolora les joues, elle étouffait presque et se dégagea de son carcan moelleux en souriant. Toute petite dans ce grand lit de bois sombre orné d'un baldaquin de velours rouge, elle promena son regard dans la chambre. Les murs lambrissés de grossières planches de sapin donnaient ce charme rustique à la pièce. Quelques vieux tableaux représentant des scènes bucoliques agrémentaient le décor. Tout un pan de mur en pierres de taille abritait une cheminée où de grosses bûches odorantes achevaient de se consumer. Du plafond pendait une vieille lampe à abat-jour de porcelaine blanche en forme de cloche dont les bords étaient parés de petites chaînes de perles bleutées. La table ronde servait de bureau où s'entassaient pêle-mêle livres et vieilles photos. Un portrait ancien caché dans un cadre disloqué perdait son âme et ses couleurs, anonyme relique recluse dans l'angle d'un mur. De la fenêtre assombrie par les volets sourdait un halo de lumière vive et froide dessinant des reliefs dans les rideaux à motifs champêtres.

Elise alluma la petite lampe de chevet et se plongea dans la lecture d'un roman qu'elle avait commencé la veille. Comme elle avait soudain froid elle se leva pour glisser deux ou trois gros éclats de souche de sapin dans l'âtre. Aussitôt de petites flammèches vinrent lécher le bois sec qui commença à siffler sous l'effet de la chaleur. La bonne odeur de sapin brûlé emplit la pièce de ses effluves épicés. De longues flammes rougeoyantes montèrent dans le conduit, répandant une douce chaleur dans la chambre. Le bois craquait en se consumant. Elise se délectait de ce plaisir simple. Hypnotisée par la lueur incandescente, elle rêvait en regardant les flammes danser, onduler, partir en vrille, se couler l'une à l'autre pour, parfois ne plus faire qu'un brasier montant très haut et s'étiolant en quelques secondes pour reprendre indéfiniment ce bal hallucinant, tout de rouges et de jaunes lumineux. Parfois une braise claquait en sautant sur le sol devant le foyer et se dispersait en petits diamants colorés et brillants sur les dalles de vieilles pierres disposées en arc de cercle et protégeant le parquet des projections incandescentes. La grande pendule Comtoise trônant dans le couloir égrenait une à une les heures qui se répercutaient à l'infini dans les profondeurs de la bâtisse.

— Neuf heures! Déjà!, pensa Elise en se dégageant de sous son gros édredon. Elle étendit les bras au-dessus de la tête, poings fermés, et bailla en émettant un murmure de satisfaction. Un livre tomba à terre. Elle se retourna et s'enfouit dans le chaud refuge de son lit. La porte de la cuisine, probablement restée ouverte, laissait s'échapper une délicate senteur poivrée de café se faufilant sous les planches disjointes du vieux pas de porte. La maison était plongée dans le calme prolongeant la nuit. Les activités de l'été avaient fait place à la longue léthargie de l'hiver jurassien.

On gratta à la porte.

— Qui c'est?, demanda Elise.

Pour toute réponse, un miaulement vint troubler le silence, puis un autre et encore un autre.

— Viens mon gros!, lança-t-elle à son visiteur impatient.

Elle lui ouvrit la porte. Alors le gros chat se lança sur le lit en tournant en rond, puis il se coucha là où la chaleur du corps d'Elise avait laissé son empreinte parfumée. Il la regardait en ronronnant, les pattes rangées sous son poitrail, le regard interrogateur, semblant attendre quelque chose.

Quittant sa chemise de nuit, elle enfila un gros survêtement chaud et confortable.

— Tu viens! dit-elle au matou qui, les oreilles dressées, eut un moment d'hésitation.

Elle s'approcha et le prit dans ses bras en le caressant. La queue battante, il se remit à ronronner, puis il s'échappa en sautant prestement au sol. Il était habitué à la vie sauvage et son orgueil le poussait à rester indépendant. Seule Elise pouvait ainsi le choyer et le cajoler comme un enfant, pour un très court instant.

Elle ouvrit la fenêtre de manière à repousser les volets contre la façade pour laisser la lumière du jour inonder la chambre. Elle sentit tout d'abord une résistance. Elle força. En se dégageant, les lourds battants de bois firent tomber un gros paquet de neige qui s'était accumulée sur l'appui de fenêtre.

La lumière vive l'éblouit un instant.

Au-dehors, la campagne semblait avoir disparu sous un océan de coton. La neige continuait de noyer champs et forêts sous son manteau immaculé et silencieux. Au loin, il n'y avait plus d'horizon, le monde disparaissait dans le flou du brouillard.

Elle eut un frisson. Prestement elle referma la fenêtre et arrangea les petits rideaux blancs qui avaient glissé sur la tringle.

— Viens le chat!, dit-elle à son fidèle compagnon en plaçant le grillage ouvragé devant la cheminée.

Dans le long corridor, le froid avait soudain remplacé la quiétude de la chambre.

Elise et son chat se dirigèrent vers la grande cuisine de la ferme. L'arôme suave du café lui parvint maintenant très distinctement.

Sur la table de la cuisine, la cafetière fumait et  le divin nectar du matin embaumait la vieille maison. La grosse boule de pain poudrée de farine ouvrait l'appétit. Le pot de confiture où était plantée la cuillère de bois sentait bon la mûre cueillie l'été passé.

Elle avait faim. Elle déjeuna de bon cœur, son gros matou qui faisait pattes de velours sur ses genoux.

La maison semblait vide de ses occupants. Pas un bruit ne parvenait de l'intérieur, comme si la neige avait jeté un sortilège pour rendre tout silencieux et ouaté. Comme elle allait mordre dans une énorme tranche de pain qu'elle avait maçonné de confiture, le téléphone sonna. En se léchant les doigts enrobés de confiture dégoulinante, elle se dirigea vers la table du salon où la sonnerie stridente du vieux combiné noir faisait frémir le boîtier.

— Allô!, lança-t-elle dans le micro. Elle perçut d'abord un grésillement dû à l'obsolescence de l'appareil, puis la voix de Véronique sa copine se fit plus nette.

— Salut mon Elise!, je viens seulement prendre de tes nouvelles. Tu dois être coupée du monde là-haut! Pourras-tu redescendre après les fêtes?

— Oui, oui, ne t'inquiètes pas ma belle, Bertrand me redescendra à Chaux-Neuve avec la Jeep. Avec ça il passe partout. Après je prendrai le car des „Monts-Jura“ de Pontarlier. La départementale est toujours dégagée. Si tu pouvais voir comme c'est beau là-haut. La neige n'a pas cessé de tomber toute la nuit. Tout est blanc. Je pense que le soleil va se lever dans l'après-midi. Je ferai des photos! Et toi, comment vas-tu?

— On vient de se lever et Serge est à l'atelier en train de fabriquer ses petits jouets de bois. Il a bien vendu cette année. Il a même envoyé tout un conteneur pour un magasin de jouets de Paris. Tu te rends compte? Et toi pas de petit ami caché au fond des bois du Mont Risoux, pour te réchauffer la nuit de Noël?

— Non personne, tu vois, il n'y a que mon gros chat qui me ronronne des mots doux à l'oreille. Je t'appellerai la nuit de Noël avant la messe de minuit. Allez, bisous, à plus tard.

Elle retourna à la cuisine pour finir de savourer sa grosse tranche de pain. Le chat léchait les gouttes de confiture tombant sur la nappe de toile cirée.

Un bruit dans le couloir mit le chat en éveil. Des pas se rapprochaient. Bertrand, le frère aîné d'Elise entra dans la cuisine, imprégné de l'odeur doucereuse des vaches que l'on vient de soigner.

— Bonjour petite soeur!, lança-t-il en remontant les manches de sa vareuse pour se laver les mains. Bien dormi dans  ton petit palace? - C'est ainsi qu'ils appelaient la chambre d'Elise à cause du lit à baldaquin, conférant un luxe particulier à cette pièce -.

Quand il se fut lavé les mains, il embrassa sa soeur dans les cheveux, en lui caressant la nuque, comme il a toujours eu l'habitude de le faire.

Il se versa un bol de café et s'assit en face d'Elise. Les deux coudes plantés sur la table, il dégustait son breuvage avec délice, en admirant sa cadette.

— Dis donc petite soeur, tu deviens de plus en plus belle. La vie en ville te réussit à ce que je vois. Comment ça va au salon de coiffure?

Elise était depuis deux ans en apprentissage dans un des plus grands salons de Pontarlier.

— Très bien!. répondit-elle. Ça me plaît et les clients sont charmants, parfois un peu froids et réservés mais ils se dérident vite. Avec le temps on sait tout sur eux et leur famille. On connaît le nom de leur chien, la marque de leur voiture, rarement le prénom de leur femme. On sait où ils passent leurs vacances et où ils préféreraient les passer. Du côté des femmes c'est moins intimiste. On parle plus de mode et de maquillage, parfois des hommes,… pas toujours en bien d'ailleurs; enfin tu connais les femmes!

— Ouais!, ouais!, répondit-il en lui souriant par-dessus son bol de café qu'il tenait à deux mains.

— Et l'père, demanda Elise, où est-il?

— Sur la parcelle, répondit Bertrand en avalant sa gorgée de café. Il est avec les charpentiers de marine Nantais. Ils choisissent les plus beaux fûts, ceux qui supporteront la tempête et feront claquer les voiles des voiliers de Bretagne du sud. Eh oui, petite soeur, nos arbres ornent déjà les ponts du  Guérande  et de la Marie-Galante! Depuis Louis XIV nous fournissons la marine en troncs destinés à supporter les voiles des plus beaux voiliers de l'Atlantique!

— Oui, je le sais déjà monsieur l'instituteur, dit-t-elle en riant, faisant allusion à la profession de son frère. Je ne suis pas complètement idiote tu sais. Et elle lui lança le pain en criant: «  hop! attrape. »

Elle partit d'un grand éclat de rire juvénile. Il la rattrapa dans ses bras et l'embrassa sur la joue.  

— Allez, p'tite soeur j'y r'tourne, mes femmes m'attendent, dit-il de ses vaches en plaisantant. Et toi, qu'est-ce que tu vas faire de ta longue matinée?

— D'abord me doucher, dit-elle en soulevant ses cheveux et cambrant ses reins, ce qui fit apparaître son nombril sous le chandail. Puis…      

— Tu vas encore transformer la salle de bain en sauna. Tiens!, avec la neige qu'il y a tu pourras même aller te fouetter le sang en te roulant dedans comme les scandinaves.

— Pourquoi pas?, minauda-t-elle en souriant, et elle disparut dans le long couloir.

Elle fredonnait une chanson à la mode tout en se dirigeant vers sa chambre. Elle choisit ses sous-vêtements avec délicatesse et prépara de vieux habits chauds et confortables pour la journée; paradoxale association entre l'affriolante finesse de sa lingerie et la rudesse du velours côtelé des pantalons d'hiver.

— Pourquoi pas?, répétait-elle en souriant.

Elle se souvint avec attendrissement de ce jeune apprenti charpentier de Nantes que le maître d'apprentissage n'arrêtait pas de poursuivre de ses éternelles remontrances et conseils prodigués sur un ton de commandement.

Elle revoyait en souvenir le jeune homme, blond, doux et encore frêle bien que plus âgé qu'elle. Elle venait d'avoir quatorze ans et s'était éprise de lui. Peut-être parce  qu'elle trouvait injuste de le voir traiter ainsi par son aîné. Elle l'avait pris ainsi sous sa protection, fière de ses quatorze ans, et peut-être aussi un peu par instinct maternel. Elle lui apportait du chocolat ou un bout de saucisse de Morteau en cachette, selon l'heure de la journée. Leur courte idylle faillit mal tourner lorsque le père d'Elise les surprit un jour dans les bras l'un de l'autre

— Ce n'était pourtant rien qu'un petit baiser, dit-elle dans un murmure, attendrie par cette tendre évocation.

 

        

La salle de bain vaste et spacieuse était en fait une ancienne buanderie qu'ils avaient, avec beaucoup de goût, transformé en une accueillante salle d'eau. Elise vit avec plaisir que les plantes qu'elle avait, pendant des années, soignées avec amour avaient prospéré et atteignaient par endroit le plafond de bois sombre de la pièce, longeant les lourdes poutres de sapin, pour redescendre vers le grand miroir. Le sol recouvert de planches lissées par le temps sentait bon l'encaustique.

Elle ouvrit les volets protégeant la grande porte vitrée donnant directement sur le champ de neige derrière la maison. Le froid pénétra rapidement dans la pièce. Elle se dépêcha de refermer et tira les voilages effleurant le sol.

En attendant que la chaleur revienne dans la pièce, elle resta quelques minutes à  admirer l'étendue neigeuse enveloppant prairies et forêts.

Elle alluma la radio. Radio Sottens que l'on captait depuis la Suisse voisine donnait une émission appelée Kiosque à musique. Elle aimait ce charme si pittoresque de la musique paysanne remontant du fond des âges, ou les accents militaires d'un Brass-Band jouant des airs entraînants.

Elle se déshabilla et au passage, dans le grand miroir enchâssé dans un cadre de bois doré, elle admira ses dix-neuf ans qui lui avaient façonné ce corps de rêve. Ses longs cheveux blonds tombaient en cascade d'or sur ses seins menus et arrogants, ses hanches rondes accentuaient la finesses de sa taille. Elle n'était pas très grande, mais ses jambes étaient magnifiques et bien galbées. Elle sourit à son reflet et pénétra sous le filet d'eau tiède s'échappant du pommeau de la douche.

En quelques minutes, elle transforma la pièce en hammam. La vapeur avait troublé le grand miroir et la fenêtre ne laissait plus deviner du dehors qu'un paysage impressionniste.

Le rire aux lèvres, en pensant à la réflexion de son frère, elle ouvrit la petite fenêtre donnant sur la cabine de douche.

La neige poussée par le vent s'était accumulée sur le rebord comme une meringue coupée en deux, sur laquelle une main gourmande aurait déposé une coulée de crème fraîche.

Elle s'empara de la croûte froide et cassante. Elle déposa une boule de neige sur sa poitrine, juste au-dessus de ses seins. Le froid la fit frémir, mais la morsure était revigorante. Elle replongea sa main sur le bord de la fenêtre et courageusement frotta vigoureusement son torse avec cette neige qui fondait immédiatement au chaud contact de sa peau.

— Chiche!, dit-elle soudain, en repensant à la thérapie préconisée par Bertrand.

Enroulée dans sa serviette de bain, elle ouvrit la porte-fenêtre et, jetant un coup d'oeil à l'extérieur, Elise s'enhardit. « Personne à l'horizon, allons-y » murmura-t-elle.

Dans un élan, telle une naïade, elle se propulsa à l'extérieur. Elle ne perçut pas immédiatement le contact de l'air froid. Elle courait dans la neige profonde en riant comme une enfant. Après avoir parcouru quelques mètres dans une euphorie totale, elle se jeta à terre et se roula avec délice dans ces cristaux immaculés. Les lourds flocons tombant du ciel lui noyaient la vue. La peau rougie par le froid elle revint précipitamment vers la salle de bain d'où une fine vapeur s'échappait par la porte ouverte.

Aussitôt à l'intérieur, elle fut enveloppée par la douceur de l'air ambiant et par la quiétude régnant dans la pièce.

Elle se sécha vigoureusement tout le corps en regrettant soudain qu'aucun amoureux ne fût là pour la réchauffer en la prenant dans ses bras tout en lui frottant le dos.

Sa peau ayant retrouvé sa température, elle laissa glisser la serviette de bain et s'aspergea d'eau de Cologne à la lavande. La subtile brûlure de l'alcool sur sa peau acheva de la réchauffer. 

Elle brossa longuement sa douce chevelure et d'un geste ample elle repoussa ses cheveux en arrière. Elle se confectionna un joli petit chignon dont elle avait le secret, ce qui lui donnait un air angélique. Elise était tout simplement magnifique.

Même revêtue de son lourd pull-over rose à col roulé et de ses pantalons de velours épais, elle ne perdait rien de son charme et de sa féminité.

Elle finit de se maquiller et donna une légère touche de brillant à ses lèvres roses. Elle enfila ses baskets et pénétra dans le vaste salon tout en bois.

La pièce était chaude et agréable. Le plafond descendant en pente douce vers le fond de la pièce était percé en son centre par une large fenêtre qui propageait une douce clarté malgré la couleur sombre du verni recouvrant les lambris de sapin. Dans un coin, vers les lourdes portes bardées de fer forgé donnant sur le couloir, un étroit escalier montait presque à la verticale vers la galerie en soupente où étaient rangés une multitude de livres datant parfois d'il y a plusieurs siècles. Du poêle à bois noir trônant au centre de la pièce montait un conduit de cheminée rayonnant sa chaleur dans toute la pièce. Un vieux canapé recouvert d'un large drapé de laine blanche accueillait le visiteur auprès du feu. Les bûches empilées dans un antique berceau exhalaient leur odeur de bois de résineux et baignaient la pièce de senteurs épicées. Sur la table basse en verre, une bouteille de liqueur de sapin et deux verres attendaient en permanence un éventuel hôte. Sur une étagère, les nounours d'Elise avaient reçu une place d'honneur et souriaient à tous ceux qui passaient un instant dans ce havre de paix. Le parquet étonnamment riche pour une maison aussi rustique provenait des anciens sols de l'Ambassade de Suisse à Paris que l'on avait rénové à l'aide du bois de la région. Une grande lampe sur pied à abat-jour tressé achevait de donner un caractère chaleureux à la pièce.

Elise glissa un disque de musique douce sur la platine de l'électrophone et se plongea dans la lecture d'une revue qui traînait sur la table.

Elle laissa ainsi les heures s'échapper, comptabilisées par la régularité de la pendule du couloir.

Au-dehors, par-delà le rempart des baies vitrées donnant sur le balcon enluminé en été de toutes les couleurs des fleurs que sa maman plantait dans de gros bacs de bois maintenant recouverts d'un chapeau de neige, la vue se troublait sous les flocons qui tombaient toujours en abondance. Les hauteurs de la forêt du Risoux étaient happées par le brouillard. Disparu, le col de la Savine au-delà de La Chapelle-des-Bois. Noyé dans la ouate, le Mont Noir. On ne voyait plus la limite entre la départementale et les champs. La nature avait revêtu sa robe intemporelle.

Lascia ch'io piangia de Haendel mourait une fois de plus sous l'aiguille de l'électrophone qu'Elise rechargea en posant un vieux disque de chants de Noël américains qui devait bien dater des années soixante.

Le chant glorieux emplit le salon de sérénité. Elle se cala dans le canapé et se réchauffa sous la lourde couverture de laine posée habituellement dans un coin du meuble.

Bientôt le fumet du rôti vint titiller ses narines. Elle se précipita à la cuisine pour proposer son aide à sa maman.

— Bonjour ma petite!, bien dormi?, s'enquit celle-ci. Tiens, mets la table s'il te plaît. Ton père et Bertrand ne devraient plus tarder. Alors tu es contente d'être ici pour les fêtes? C'est beau avec toute cette neige, pas! Tu vas voir ça va être un beau Noël.

Elise embrassa sa mère dans le cou en lui enserrant la taille de ses bras fins.

— Ça sent bon ce que tu cuisines maman!, dit-elle spontanément.

— Rôti et gratin de pommes de terres. Ton frère a apporté quelques bonnes bouteilles de vin pour fêter la Noël, vas donc voir au cellier et tu en choisis une pour midi, ils vont arriver. Cette après-midi tu iras avec Bertrand couper un sapin pour Noël.

Peu de temps après, la porte de la cuisine s'ouvrit sur les deux hommes au visage rougi par le froid. Une goutte perlait au bout du nez du père qui la chassa d'un revers de main.

L'Albert prit sa fille tout contre lui en disant: « Alors ma petite princesse, bien dormi dans c'te vieille ferme? Comment tu vas ma toute belle? Il l'embrassa et la tenant au bout de ses bras vigoureux, il l'admira comme seul un père peut admirer sa fille.

— Si t'es pas la plus belle de Pontarlier c'est qui sont tous aveugles les gars d'la ville.

Il lui caressa la joue de ses mains rêches.

— T'es fraîche comme une fleur de pommier dit-il en riant.

— C'est grâce à la neige, répondit-elle sur un ton espiègle en toisant son frère de son regard bleu.

— C'est pas vrai, tu l'as pas fait?, s'exclama Bertrand dans un grand éclat de rire.

— Fait quoi?, questionna le père incrédule.

Pendant qu'Elise, le regard plongé dans celui de son frère, faisait oui de la tête, celui-ci répondit à son père: « Rien papa, c'est un pari entre Elise et moi; et comme toujours elle l'a gagné »

— Allez, à table lança la maman en coinçant son torchon sous son bras.

Bertrand ouvrit la bouteille qu'Elise avait choisie.

— Bonne pioche petite soeur!, c'est une très bonne année.

 

Après la bonne cuisine, un peu grisée par le vin, Elise alla s'installer dans un coin du salon après avoir servi le café. A côté de la vieille cheminée donnant sur le tuyé 1, un banc de pierre avait été aménagé entre le mur de bois et l'âtre ouvert où une vieille marmite au cul éternellement noir pendait.

Elise y installa de moelleux coussins et oreillers aux taies colorées de motifs champêtres. Elle alluma la lampe confectionnée d'un moyeu de roue de char surmonté d'un abat-jour de tissus rouge et blanc. Elle sirota son café, les jambes relevées sous son menton, son chat dormant sur ses pieds. Elle refusa la liqueur de sapin que son père lui proposa argumentant de sa faiblesse à supporter l'alcool.

Confortablement installée près du feu qui pétait à chaque nouvelle bûche, elle s'assoupit. Son magazine glissa de ses mains et tomba sur le parquet pendant que les pages tournaient encore comme mues par une main invisible.

 

 

Elle sentit une caresse légère comme une plume sur son front. Les yeux à moitié ouverts elle chercha d'où venait ce fugitif effleurement quand une seconde caresse glissa sur sa joue. Le chat juché sur ses pattes de derrière tentait d'attraper un bouquet de fleurs sèches suspendues au mur et, chaque mouvement de la petite bête faisait glisser sa queue sur le visage d'Elise.

— Reposée?, demanda Bertrand. Ça fatigue la neige, hein!, dit-il en souriant.

— Tu devrais essayer répondit-elle, espiègle.

— Bon, on va le chercher ce sapin?

— J'arrive, dit-elle.     

 

Emmitouflés dans de grosses canadiennes achetées dans un surplus militaire, chaussés de lourds godillots lacés très hauts sur le mollet, ils sortirent dans le froid mordant.

— Le soleil ne se lèvera pas aujourd'hui, dit Bertrand en regardant le ciel chargé de neige.

La vieille Jeep se rebella, le démarreur hurlait sans que le moteur ne tourne.

— Elle a froid, expliqua-t-il. Je la rentrerai au garage ce soir.

Dans un dernier soubresaut le moteur toussa. D'abord incertain puis, de plus en plus régulier, le gros Diesel crachant des nuages de fumée noire tournait maintenant bien rond.

Le grossier véhicule démuni de tout confort enjambait les névés 2 qui s'étaient formés dans les endroits balayés par le vent. Sautillant, parfois hésitant, devant réunir la force de ses quatre vingt dix chevaux, le tout terrain brinquebalait dans les champs enneigés. Elise devait se tenir pour ne pas être éjectée.

Pourquoi ne prends-tu pas la route?, demanda Elise d'une voie entrecoupée par les sauts de la voiture.

— Parce que les sapins de Noël ne poussent pas sur la route, petite soeur.

— Oh, la belle logique professorale que voilà!, ironisa Elise en se moquant de son frère.

— Tiens, regarde là-bas, comme il est beau celui-là.! On le prend?

— Magnifique, renchérit-elle

La tronçonneuse facilita le travail. On accrocha le trophée sur le toit du véhicule qui reparti en direction de la ferme.

Le soir tombait. Au loin, un coin de ciel se colorait de rose.

— Regarde Elise, regarde, le Bon Dieu nous fait un sourire, il a allumé la torche de la paix, regarde la lueur là-bas vers l'ouest!

Il arrêta la voiture pour jouir de la magnificence du coucher de soleil. Un rayon darda furtivement son trait de lumière pâle vers le sol et s'évanouit aussitôt. Le froid et la pénombre se réinstallèrent. Elise frissonna.

— On rentre!, sinon la nuit va nous surprendre, proposa Bertrand.

Ils chantèrent à tue-tête des chants de Noël tout le long du chemin de retour, en riant d'eux-mêmes.

Il faisait presque nuit, lorsque Bertrand coupa le moteur de la Jeep qui s'étouffa dans un dernier hoquet. Ils déchargèrent le sapin et, après avoir dégagé la neige gelée sur ses branches, ils le laissèrent sécher dans l'appentis servant de réserve à bois.

Bertrand alla ensuite s'occuper des bêtes. Elise le suivit. Elle prépara le fourrage odorant, d'où se dégageaient des effluves de fleurs séchées. Bertrand s'occupa ensuite de la traite pendant qu'Elise partait à la recherche des décorations pour le sapin.

De retour dans le salon de la ferme, elle eut soudain trop chaud. Elle dut quitter son chandail. Son maillot moulant laissait deviner deux petites pointes de seins fermes et biens dessinés.

Elle alluma la radio pour suivre le journal parlé. Jacques Amez-Droz commentait les événements de la journée de sa voix chaude au timbre agréable. La classe et la noble aisance de certains journalistes l'enthousiasmaient.

 

 

Elle partit en quête des décorations de Noël que l'on utilisait depuis des années et que l'on agrémentait d'une année à l'autre de petits personnages découpés dans du bois. La petite crèche reflétait tout l'art et le savoir-faire des artisans de la région. Elle monta au galetas à la recherche de ces trésors enfouis au fond d'une vieille caisse en bois râpeux qui sentait encore la résine de sapin. Chaque passage dans les combles de la grande maison était pour elle comme une expédition à la gloire de toutes ces petites richesses oubliées là. Petite, elle aimait venir s'y réfugier quand le temps qui passe occupait les longues journées de vacances d'été, lui offrant ces lénifiantes heures d'oisiveté.

Que de trésors n'a-t-elle pas découverts, combien de souvenirs oubliés là, figés par l'existence ont repris vie entre ses doigts habiles; poupées de son, jouets de bois, berceaux, même un vieil accordéon sur lequel elle s'était acharnée pendant des semaines avant de le rendre à l'oubli des choses inanimées?

Elle redescendit, sa merveilleuse boîte à reliques à la main. Tous les ans, lui revenait l'honneur de parer le sapin de verroterie et de décorations brillantes. Elle passait beaucoup de temps à parachever son oeuvre qui, chaque année, resplendissait de fraîcheur et de clinquant.

Cette fois encore, elle se surpasserait certainement.

Dans un coin un peu plus frais du salon, vers une des grandes fenêtres, elle installa le pied destiné à recevoir l'hôte éphémère de la fête.

L'arbre encore tout humide de froid, une fois à l'intérieur, paraissait énorme. Sa cime altière touchait presque le plafond. Pendant près d'une heure, elle plaça minutieusement tous les petits éléments donnant un cachet sans cesse renouvelé à son oeuvre. Elle y accrocha enfin des pommes et des pains d'épices.

Satisfaite, elle admira son travail. Elle fit deux pas en arrière et resta émerveillée devant sa réussite.

Sa maman entrant dans le salon lança un « Oh! » d'admiration.

— Tu es merveilleuse, mon enfant. Il est superbe comme tous les ans. Tu es une véritable magicienne!, s'exclama-t-elle encore, au comble du ravissement.

Elle ajouta, « Les cousins de Suisse ont appelé. Ils arriveront demain dans la journée, nous préparerons les lits demain matin. Ils seront enchantés.» Puis elle disparut dans les profondeurs de la grande ferme, vaquant à une des innombrables et impératives occupations qui semblaient constituer l'essentiel de ses journées.

Elise profita du peu de répit que lui laissait la fin de la journée, juste avant la préparation du dîner, pour reprendre son occupation favorite quand elle se retrouvait pour les vacances à la ferme. Lire était sa grande passion. Elle dévorait romans et livres avec avidité.

Elle s'installa à sa place privilégiée, près de la cheminée, là où la lampe découpait une ellipse de clarté contre le mur de bois couleur de miel.

Plongée dans la lecture d'un roman d'amour elle s'identifiait à l'héroïne et rêvait du Prince Charmant. Elle avait éteint la radio. Elle trouvait fastidieux d'écouter les nouvelles. En fouillant dans le bas du meuble de l'électrophone, elle avait découvert un vieux disque de twist - relique de  jeunesse de ses parents - qu'elle avait placé sur la platine avec délicatesse. Elle fut émerveillée par ces mélodies entraînantes et poussa le bouton du son presque à fond. Le vieil électrophone se transforma en juke-box et le salon en café des années soixante. La poussière accumulée par les haut-parleurs se dégageait au rythme des guitares et de la batterie. Tenant la pochette à bout de bras, elle exécuta quelques pas de twist que sa mère lui avait appris, il y a bien longtemps.

Sa croupe se balançait en cadence, ses déhanchements suivaient la musique, éparpillant ses cheveux de droite à gauche. Puis vint un slow, torride et langoureux. Elle suivait la musique, les yeux fermés. Elle avait lâché l'enveloppe du disque et ses mains posées de chaque côtés de ses épaules, elle simulait la chaude étreinte d'un partenaire fictif, dans les bras duquel elle aurait aimer se réfugier. Elle pensa soudain à son jeune charpentier de marine aux yeux clairs.

— Ah, si c'était maintenant!, …pensa-t-elle avec un nuage de nostalgie au fond du cœur. « Comment s'appelait-il déjà? …Gwanel… non, Gan…, Gaël!, il s'appelait Gaël. Mon Dieu comme il était gentil, Gaël, et si doux. Je pourrais l'aimer encore, oui, oui, certainement, …enfin, il est loin maintenant. »

Elle baissa le son de l'appareil et resta quelques instants songeuse, morose, perdue dans de vagues pensées. Elle retrouva lentement ses esprits et s'assit sur ses coussins tiédis par la chaleur du feu.

Quand son frère entra, il la trouva le regard perdu, le dos au mur, le menton posé sur ses genoux relevés qu'elle retenait de ses mains aux doigts croisés. A son entrée, elle ne bougea pas.

Inquiet de la prostration de sa petite soeur, il lui demanda si tout allait bien. Le oui évasif qu'il reçut ne le convainquit pas.

Il s'assit alors près d'elle et, tendre et taquin, la poussa de ses larges épaules, une, deux, trois fois, jusqu'à ce qu'un sourire revienne illuminer le beau visage d'Elise.

— Tu te languis de ton petit ami?, demanda-t-il avec mansuétude.

— Oui, non … enfin, j'ai pas de p'tit ami, répondit-elle sans bouger.

— Allez, p'tite soeur, belle comme tu es ça ne vas pas être bien difficile à Pontarlier.

— Non, je pensais à Gaël.

— Gaël?… Ah!, oui le jeune Breton. C'est vrai, il t'aimait comme un fou celui-là. T'as pas son adresse? Non?, …moi non plus. Allez!, oublie-le. Des jolis garçons il y en a à la pelle en bas1 .

— Oui, mais pas aussi sensibles et tendres que lui était.

Elle se leva et replaça l'aiguille sur le disque que dans un geste de défi elle relança. La musique remplit de nouveau l'espace en faisant trembler les breloques du sapin.

Bertrand n'aimait pas voir souffrir sa cadette. Mais cette fois, il ne pouvait rien faire que prier pour elle. Prier pour sanctifier l'amour qui lui manquait. Prier pour la tendresse. Prier pour ce sentiment sublime de partage et de don de soi.

— Viens!, dit-il, allons préparer le dîner. Apprends-moi tes petits trucs! Il parait que tu cuisines très bien les pâtes aux champignons. Il y a justement un bocal de ceps dans le cellier.

Et il l'entraîna doucement vers la cuisine.

Devant les fourneaux, ils retrouvèrent les gestes du passé, quand Elise n'était encore qu'une toute petite fille, il n'y a pas si longtemps de cela.

Frère et soeur préparèrent le repas et s'amusèrent comme au bon vieux temps, quand ils se chamaillaient pour un rien.

— On devrait ne pas grandir, philosopha Elise. Ça fait tellement mal de devenir adulte!

— Non!, … pas de ton avis petite soeur. La vie, quelle qu'elle soit, vaut la peine d'être vécue à tout moment de l'existence. Plus tu avances dans la grande aventure, plus tes joies sont intenses…

— Et plus les peines sont profondes, coupa Elise.

— C'est ce qui fait que le bonheur prenne tant de place dans l'histoire d'un homme, d'une femme, prophétisa Bertrand.

— Oui m'sieur l'instit!, dit-elle d'une petite voix.

Puis ils éclatèrent de rire, comme deux enfants après un bon mot.

Ils mirent la table en attendant les parents.

— Où sont-ils de nouveau?, maugréa Bertrand, puis il fit tinter la cloche fondue chez Obertino à Labergement-Ste-Marie et qui servait autrefois à appeler les employés de ferme quand l'exploitation s'étendait presque jusqu'à La Chapelle-des-Bois.

Ce furent le chat et le chien qui, à l'appel de leur instinct, retrouvèrent les vieilles habitudes et se précipitèrent les premiers devant la cuisine. On leur servit à boire et à manger.

 

 

Après le dîner, Bertrand et le père allèrent une dernière fois s'occuper des bêtes avant la nuit. Le camion de lait de la coopérative de Chaux-Neuve passera tôt demain matin. Tout devra être prêt.

Elise et sa maman se retrouvèrent au salon. La maman tricotait, Elise somnolait, l'électrophone haute-fidélité les berçait en laissant couler, comme un ruisseau murmurant, la fluide harmonie d'un disque classique. La télévision était souvent en repos chez les Besson.

Un peu plus tard dans la soirée, Elise souhaita la bonne nuit à tout le monde. En parcourant le long couloir où flottaient des parfums d'essences de bois et de cire, elle chantonnait, la Comtoise battait vingt-deux heures.

Le feu, qu'elle avait rallumé avant de passer à la salle de bain, rougeoyait dans la cheminée de pierre. Il régnait une douce chaleur dans la pièce. Elle se lança sur le lit qui grinça de toutes ses boiseries, pour se plonger dans son passionnant roman.

Bien emmitouflée sous sa couette, rêvassant à quelque amour impossible, elle finit par s'endormir.

Au-dehors, la neige avait cessé son ballet et la lune jouait à cache-cache avec les gros nuages dans un ciel jaunâtre.

 

 

 

II

 

 

Le tintement métallique des bidons de lait que l'on charge sur le camion la réveilla aux aurores. Dehors, il faisait encore nuit. Elise ne bougea pas. Elle jouissait de ces indéfinissables secondes où le cerveau hésite entre veille et sommeil; instant ensorcelant de semi-réalité et de fiction, ambivalence de deux mondes qui se côtoient. Le sommeil gagna la partie et l'on perçut à nouveau le souffle lent et régulier d'Elise. La vie s'écoulait tendre et heureuse dans cette ferme entre Le Cernois et la Combe des Cives. Le cocon était toujours resté préservé, tel un port d'attache où l'on aime se réfugier pendant la tempête.

Le camion alourdi par le précieux liquide avait peine à avancer dans la neige épaisse qui avait gelé sur le chemin pendant la nuit. Les roues faisaient craquer la croûte figée, friable comme une meringue. Le bruit du moteur s'éloigna peu à peu et le calme revint, ce calme d'un jour de neige où les bruits ne sont plus que murmures, quand la nature semble se taire pour mieux imposer son silence. On n'entendait plus le doux clapotis de l'eau de la fontaine. Dans un dernier sursaut le filet d'eau avait gelé, prolongeant le robinet de bronze par un arc de glace tourmentée et transparente, rejoignant le miroir trouble du bassin. Les poteaux de la clôture disparaissaient dans un sol instable et sans limite. Pas une voiture sur la route!, les chasse-neige n'étaient pas encore passés. Les hautes falaises du Mont Risoux se dressaient dans toute leur majesté, la tête coiffée d'un drôle de chapeau cotonneux. Une étrange lueur rose pointait imperceptiblement depuis l'est, découpant la silhouette des sapins sur un ciel de carte postale.

Elise dormait, ses longs cheveux blonds éparpillés sur l'oreiller. Le gros édredon se soulevait au rythme lent de sa respiration.

Il faisait déjà jour lorsqu'elle ouvrit les yeux et que son regard passa au- dessus de la montagne de plumes, en direction de la fenêtre illuminée par les premiers rayons d'un soleil généreux.

Elle bailla en étendant les bras au-dessus de sa tête. Elle se raidit comme une chatte qui reprend ses esprits après un sommeil récupérateur. Tout son corps en extension, les jambes écartées et, les bras tendus, elle s'étira jusqu'à sentir la crampe arriver.  Elle remonta son oreiller et cala son dos dans le moelleux du coussin, elle tira son duvet jusque sous son menton et resta ainsi sans bouger, le regard fixé sur le carré de lumière de la fenêtre.

— Chéri, tu mets une bûche dans le feu!, susurra-t-elle, ensorceleuse… Oh!, si seulement… dit-elle sur un ton incantatoire.

Elle se replongea au plus profond de son lit, l'édredon par-dessus la tête. Elle resta encore quelques instants à guetter les bruits de la maison déjà réveillée depuis longtemps: le lent tic-tac de la pendule qui semblait retenir son souffle entre chaque cliquetis du balancier, des voix venues des profondeurs du bâtiment, un moteur de tronçonneuse pétaradant au lointain, le beuglement d'une vache, la Jeep qui craque quand on passe les vitesses, le lit qui grince.

Elise se leva et poussa un rondin dans l'âtre. Elle revint rapidement se glisser dans les draps encore tout chauds. Finalement, elle décida d'aller déjeuner.

Comme à l'accoutumée, la saveur chaleureuse du café matinal lui ouvrit l'appétit. Le chat rôdant autour d'elle, Elise buvait le liquide fumant à petites gorgées, en rajoutant de temps en temps un carré de sucre coupé en deux ou en quatre. Le chat jouait avec ses pieds qu'elle balançait sous la chaise. Elle se baissa pour parler à minet qui attrapa ses cheveux entre ses pattes de devant.

— Aïe, tu me fais mal!, dit-elle en tirant sur ses longs cheveux que le petit fauve ne voulait pas lâcher. Puis, soudain, il s'enfuit dans un coin de la cuisine pour, la seconde d'après, avec le plus grand flegme possible, miauler devant la porte en fouettant l'air de sa queue. Elle le fit sortir et mit de l'ordre dans la cuisine.

 

Remontant ses cheveux au-dessus de sa tête, les reins cambrés, la poitrine fièrement tendue en avant, traînant légèrement les pieds, elle marcha d'un pas lent et léger vers la salle de bain. Au passage, elle choisit avec goût les sous-vêtements qui épouseront les plus belles courbes de son corps tout au long de cette féerique veille de Noël.

Après la douche, suivit le rituel du plongeon au goût d'interdit dans cette neige si blanche, glacée et brûlante à la fois.

Elle se confectionna un chignon placé très haut sur la tête, laissant de longues anglaises descendre en cascade de part et d'autre de son fin minois. En quelques gestes habiles, elle donna tout l'éclat de sa jeunesse à son visage aux traits harmonieux. Elle embrassa son reflet dans le miroir et sortit laissant l'évanescente et subtile fragrance de son parfum dans le long corridor.

 

Revêtue de sa canadienne, elle alla humer l'air de ce beau matin. Le froid mordait les joues et le bout du nez. Le soleil resplendissait et caressait la peau d'un imperceptible effleurement. Appuyée contre la balustrade de bois, elle admirait cette campagne jurassienne si chère à son cœur.

Un groupe de skieurs longeait le pied  du Mont Risoux en direction de Morez. On pouvait deviner leur lente progression à la cadence de leurs mouvements. Adossée à une des grosses poutres du balcon, elle se laissa envahir par l'agréable chaleur des rayons du soleil. L'air léger embaumait le frais et le feu de bois. Elle repoussa une mèche de cheveux en arrière, ferma les yeux et offrit la délicate blancheur de sa gorge à la tiède caresse de la lumière.

Chacun de ses gestes était empreint d'élégance et de raffinement. Elle était douce et voluptueuse, promue à un bel avenir, aimée de ses collègues et de sa patronne. Elle jouissait de ce don de savoir créer avec style et délicatesse, de toujours trouver la coiffure qui mettra en valeur tel trait de caractère positif, gommant, par de simples artifices esthétiques, les petits défauts tellement importants que ses clientes cherchaient désespérément à faire disparaître depuis des semaines, voire des mois.

Ces quelques jours de vacances et de délassement au sein même du cocon familial avaient un parfum d'enfance, inoubliable et intemporel.

 

Les arbustes du parc séparant la maison du chemin montant à la forêt, recouverts d'inflorescences de cristaux neigeux brillaient comme du diamant. Les échos chaloupés d'une valse viennoise s'échappaient en vague légères par la porte du salon restée ouverte.

Les gros engins des Ponts et chaussées avaient dégagé la route. Le long ruban noir de l'asphalte luisait sous le soleil.

Elise eut un frisson. Elle rentra, retrouvant la tiédeur du living.

Elle se débarrassa de ses lourds vêtements, dévoilant ainsi quelques trésors de sa garde-robe. Pour l'occasion elle portait un pantalon noir cassé sur des chaussures vernies à hauts-talons. Sa poitrine moulée sous un chandail de mohair à col roulé rose pointait avantageusement. Comme toujours, elle était resplendissante et sa démarche coulée ajoutait à son attractive beauté ce côté sensuel qui la rendait si envoûtante.

Montant de Chaux-Neuve, un gros véhicule de couleur foncée gravissait les derniers mètres entre la route et le chemin enneigé menant à la ferme. L'inégalité du sol damé par les allées et venues des engins de la ferme, imposait à la voiture une marche ralentie et hésitante qui la faisait balancer de droite à gauche, comme un gros transatlantique sur une mer déchaînée.

Elise entendit le Klaxon et vit la lueur intense et furtive des phares que l'on actionne avec rapidité. Elle se précipita sur le balcon. Bras croisés sous la poitrine, elle regardait arriver ses cousins suisses. En agitant ses bras levés au-dessus de la tête, elle leur fit de grands signes de bienvenue.

— Zut!, les lits pensa-t-elle soudain. Ils arrivent trop tôt. Tant pis on fera ça ensemble.

Les chambres qui devaient les accueillir étaient prêtes. Les cheminées ou les poêles à bois ronronnaient déjà comme de gros chats ; pour l'ambiance, car le chauffage central tempérait la grande maison.

Enfin la voiture stoppa et les occupants en descendirent. Tout d'abord, elle vit Frédérique, sa cousine, puis sa maman Patricia. Vincent, le père arborait une magnifique toque sibérienne. Tout d'abord, elle ne reconnut pas son cousin Dominique. Le jeune homme qui venait de plonger un pied dans un trou de neige avait tellement changé. La dernière fois qu'ils s'étaient vus, il était encore un gamin et aujourd'hui il lui apparaissait comme un homme.

Elle se précipita vers eux et tomba dans les bras de Frédérique, magnifique brunette légèrement plus âgée qu'elle. Elle embrassa chaleureusement Patricia et Vincent, se réservant Dominique pour la fin.

Quand il lui prit la taille pour déposer un baiser sur sa joue elle sentit une vague de chaleur l'envahir, son corps se raidit et frémit. Il avait des gestes doux et attentionnés. Il la tint un bon moment à bout de bras et, figé d'admiration, il ne prononça aucune parole jusqu'à ce que, Frédérique s'approchant de lui, fasse claquer ses doigts comme pour réveiller une personne en hypnose.

Alors Dominique sortit de sa léthargie et balbutia à l'intention d'Elise: « Mon Dieu, cousine tu es la plus belle des fées de la neige que l'on rencontre dans ses montagnes! »

Elise rougit légèrement. Elle était peu habituée à entendre ce genre de compliment, totalement inattendu de la part de son jeune cousin.

         A regret, il relâcha son étreinte. Elle lui caressa la joue et, folle de joie, le gratifia d'un chaud baiser dans le cou et d'un : « Merci gentil poète! »

Elle se réjouit soudain de la suite de ses vacances de Noël à la ferme. Elle accompagna Frédérique et Patricia jusqu'au balcon pendant que Vincent et Dominique s'occupaient des bagages.

Bertrand arrivait au volant de la vieille Jeep. Amélie, la maman d'Elise, les bras ouverts enlaçait sa cousine et dispensait force gentillesses et paroles de bienvenue. Affairée, surprise par leur arrivée hâtive, elle tournait en rond, ne sachant plus donner de sens à ses priorités.

Le secours d'Elise arriva bien à propos. Elle s'occupa de l'installation des nouveaux arrivants. Frédérique aurait droit aux honneurs de la chambre d'Elise. Elle se vit octroyé le magnifique lit ancien à plafond, haut sur pieds, tout entouré d'un cadre de bois couleur de miel, donnant directement sur une petite fenêtre agrémentée de rideaux de toile écrue. La vue, quand on était allongé, plongeait directement dans les profondeurs de la vallée en direction du contrefort du Mont Risoux.

Les parents reçurent la grande chambre à l'étage avec son étrange plafond de larges bardages arrondis en plein cintre, suivant la courbe du toit.

La chambre de Dominique était la plus intime. Petite et chaleureuse elle convenait parfaitement au jeune homme qui ne put s'empêcher d'y retenir sa cousine en la questionnant sur les loisirs dans la région. Pratiquait-elle le ski? Allait-elle souvent se promener dans la campagne enneigée? Que faisait-elle le soir toute seule dans la grande maison? Serait-il possible qu'ils aillent tous les deux conduire des attelages de traîneaux chez Adam's?

Elise s'était assise dans le  vieux canapé vert au tissu élimé pour répondre aux innombrables questions de son cousin qui s'était rapproché d'elle.

Les deux jeunes gens élaboraient des projets pour les prochains jours à passer ensemble. Ils riaient de  joie de s'être retrouvés. Ils se promettaient de bien profiter du répit que les fêtes leur offraient. Ils parlaient de tu et de moi en oubliant Frédérique qu'ils associèrent pourtant bien vite à leurs projets.

Dominique prit enfin les mains d'Elise dans les siennes et, le regard plongé dans l'azur des yeux d'Elise, il la remercia d'être là et d'être tout simplement elle. Il se réjouissait de pouvoir l'accompagner ce soir à la petite église de La Chapelle-des-Bois qui, exceptionnellement, sera lieu de culte pour la messe de minuit. La visite annoncée de longue date d'un maître de chapelle Russe du nom de Vladimir Koslow avait mis toute la région en émoi. Les choristes étaient logés au petit hôtel des Bruyères. Le concert, ou plutôt la messe revêtait ce caractère puriste des messes d'antan proche de l'oraison originelle.

Les yeux brillants de joie, elle le remercia. Il la prit dans ses bras et la serra très fort. Elle le soupçonnait d'être amoureux d'elle. Elle ne laissa rien transparaître, tant ce sentiment l'honorait.  Il était charmant Dominique.

« Quels jours heureux nous allons passer ensemble! », dit-elle machinalement, accréditant le doux émoi de Dominique.

Elle quitta la chambre, presque à regret, mais il ne fallait pas troubler cette émotion et, surtout ne pas faire naître dans l'esprit de Dominique des sentiments  passionnels les entraînant vers un avenir qu'ils ne pourraient, ni l'un ni l'autre, maîtriser. 

Câline et racée, elle s'enfuit presque de la chambre du jeune homme en lui décochant pourtant un regard enflammé par-dessus son épaule.

— A bientôt, dit-elle simplement. Installe-toi!, on se retrouve plus tard.

Dominique resta seul avec la trace du parfum d'Elise qu'il respirait profondément pour s'en imprégner totalement.

En entrant dans le salon, elle retrouva Bertrand et Frédérique en pleine conversation animée. Bertrand enthousiaste ne lui laissa pas le temps de parler.

— Ecoute, petite soeur, pour demain Frédérique et moi avons décidé de…

— …faire du ski de randonnée ou mieux participer à une course d'attelage avec les traîneaux de chez Adam's, enchaîna Elise avec une joie non dissimulée.

Bertrand et Frédérique surpris par tant de perspicacité ne surent quoi dire et restèrent muets.

Bertrand rompit le silence: «  Comment, diable, ma sorcière de petite soeur a-t-elle deviné?, s'enquit-il.

— Simple, répondit-elle, nous avons fait les mêmes projets avec Dominique.

 

Peu de temps après, ils se retrouvèrent tous pour un apéritif très animé qui mettait le feu aux joues de Frédérique et d'Elise.

Le déjeuner se passa dans une franche bonne humeur. On était heureux de se retrouver là tous, de partager ces moments magiques avec ceux que l'on aime.

 

Après le repas, la vaisselle rangée, Elise vint s'asseoir auprès de Dominique tout ému de recevoir la tête d'Elise tout contre sa poitrine lorsque, grisée par l'apéritif et le vin, ses yeux se fermèrent et qu'elle s'endormit.

Dans le grand canapé, Bertrand et Frédérique lovés l'un contre l'autre écoutaient religieusement un morceau de musique classique.

Dominique subissant de plus en plus le poids du corps d'Elise n'osait bouger un cil, de peur de la réveiller. Il finit par dégager un bras qu'il passa dans le dos d'Elise et machinalement il lui caressa longuement les cheveux, avec douceur et d'infinies précautions. Elise savourait le léger effleurement de la main de Dominique. Ce toucher délicat et amoureux la remplissait de joie. Elle se laissa longtemps cajoler: « Mon Dieu, que c'est bon! », pensait-elle sans rien laisser paraître de sa jouissance. Imperturbable, son cousin de plus en plus fou d'amour lui prodiguait caresses et tendresse. Elle usa même de ses prérogatives de femme et se coucha sur ses jambes écrasant sa poitrine contre les cuisses de Dominique, le mettant ainsi mal à l'aise; « Et lui qui n'ose toujours pas bouger!, pensait-elle un peu cabotine et machiavélique à la fois.» Puis elle s'endormit tranquillement.

A son réveil elle reçut un baiser dans le cou. Elle se retourna et, ses cheveux dégringolant sur le Jeans de Dominique, elle plongea son regard dans le sien. Elle lui sourit et s'étira comme une chatte, consciente du feu qu'elle allumait. Elle n'alla pas plus loin.

— Quelle heure est-il?, demanda-t-elle d'un voix endormie.

— Trois heures de l'après-midi, répondit Dominique tout ankylosé par cette longue inactivité forcée.

— Viens, on va faire un tour!, proposa-t-elle à la plus grande joie de son cousin.

Elle alla se changer pour affronter la neige et, chaudement vêtus, ils sortirent dans l'air frais de l'après-midi.

Elle gambadait devant lui, ses cheveux volant au vent. Lui, la suivait les mains dans les poches de sa canadienne, un éternel sourire aux lèvres.

Alors elle s'empara d'un paquet de neige, confectionna une belle boule bien ronde et, au moment où il s'y attendait le moins, projeta son missile en direction de Dominique qui le reçut en pleine poitrine.

Surpris, il n'eut aucune réaction puis, se baissant promptement, envoya une énorme vague de poudre blanche en direction d'Elise qui riait comme une enfant.

Elle lui décocha une seconde boule qui vint s'écraser dans les cheveux de son cousin.

— Attends si je t'attrape!, menaça-t-il, et il se rua sur elle. Au passage il prit une grosse poignée de neige qu'il jura de lui glisser dans le cou. En riant comme une folle, elle se débattit. Tous deux roulèrent à terre, Dominique sur elle. Alors dans la folie de leur insouciance, enivrés par le feu de l'adolescence, il effleura sa bouche de ses lèvres enfiévrées. Elle lui rendit son baiser en murmurant, « Non, Dominique. il, ne faut pas! », pendant qu'il tentait à nouveau de l'embrasser.  Elle put se défaire de son poids et se releva prestement.

— Non Dominique!, répéta-t-elle, on ne doit pas. Elle s'élança contre lui et enfouit son visage contre sa lourde veste.

— Je… je ne veux pas!, ce ne serait pas sage et même dommage.

Il la tint longtemps fort serrée contre lui et lui murmura.

— Pardonne-moi Elise, je t'aime,… je n'aurais pas dû. Je ne recommencerai pas. Viens!, donne-moi la main.

Il l'entraîna dans un course effrénée qui les laissa sans souffle, la poitrine brûlée par l'air  vif qui emplissait leurs poumons. Les mots qu'ils échangeaient se transformaient en petits nuages de vapeur. Alors ils se laissèrent tomber à la renverse dans la profondeur de la neige. Leurs rires étouffés parvenaient à la ferme, hachés par la bise qui se levait.

— Ils ne s'ennuient pas les petits jeunes!, s'amusa Bertrand.

— Ils ont bien raison! ajouta Frédérique.

 

Elise et  Dominique rentraient en se tenant par la taille, réconciliés et heureux d'être ensemble, cousin-cousine par alliance.

Le soir tombait vite à cette saison et l'on se préparait à la fête de la Nativité. Le traditionnel jambon frémissait depuis longtemps dans l'énorme casserole et le gratin de pommes de terre était prêt à enfourner.

Tout le monde s'était retrouvé dans le chaleureux salon et les discussions allaient bon train.

Elise et Dominique étaient plus proches que jamais. Cet interdit qu'elle lui imposait ne faisait que renforcer sa passion. Il l'aimait et en souffrait. Elle l'aimait et en souffrait. Tout semblait plus facile pour Bertrand et Frédérique. Ils ont toujours été proches et aucune équivoque ne troublait leur amitié, même si c'était plus que de l'amitié.

Le soir baignant  la campagne de son étrange lueur bleue avait envahi les abords de la ferme. Le chaud éclairage diffusé par les lampes du salon jetait des carrés d'or sur les planches du balcon. La neige, par endroits gelée sur la balustrade éclaboussée de lumière, prenait une belle couleur d'ambre. Le bruit des conversations couvrait les chants de Noël sourdant des haut-parleurs de la stéréo.

Elise, qui dans l'après-midi avait endossé ses vieux habits, se laissait gentiment chahuter pour sa tenue vestimentaire peu élégante. Elle promit même, « d'enfiler, après la messe de minuit, une robe d'enfer à vous couper le souffle! »

Bertrand siffla d'admiration car il connaissait certains spécimens de la garde-robe sexy de sa jeune soeur.

— Avant le défilé de mode, à table!, lança la maman déjà endimanchée.

Ils prirent place autour de l'incroyable table. Le lourd meuble, magnifique de rusticité, façonné dans un beau bois marron foncé, du plus pur style franc-comtois, accueillait facilement une tablée de seize personnes. Ce joyau de la maison, trônait dans la vaste salle à manger attenante à la cuisine aux dimensions impressionnantes.

Le dîner fut joyeux et plein de rires, de regards de braises vite échangés. Elise, poussée par sa féminité et le brasier de l'adolescence s'amusait et jouait un peu avec le feu; ce qui ne déplaisait pas le moins du monde à Dominique.

A la fin du repas, en attendant le dessert glacé, elle s'excusa. Elle devait passer un coup de fil à Véronique, son amie, restée à Pontarlier.

Pour préserver l'intimité de la communication, elle téléphona depuis le bureau de son papa. Elle conversait depuis quelques minutes, lorsque Dominique frappa contre le lourd battant de la porte. Il avait été désigné pour quérir les cigares qui allaient, pour les hommes, conclure le repas, dans la réprobation générale de ces dames.

Il fit le tour du meuble ou s'étalaient pêle-mêle feuilles et documents, livres et prospectus. Elise était penchée au-dessus de la table, accoudée sur le tas de papier. Au passage de Dominique, elle sentit ses mains entourer sa taille. Il lui glissa un léger baiser derrière l'oreille, ce qui lui arracha un petit gémissement de volupté, alors qu'il s'éloignait déjà, de peur d'être trop importun et de la cabrer.

— Tu es un chou, dit-elle à son cousin en couvrant le microphone de sa main droite.

— Qui, est un chou?, questionna une Véronique piquée au vif par la curiosité.

— Dominique, mon jeune cousin, expliqua Elise. Il vient de me faire un bisou dans le cou…

— Whaou!, ma fille… une touche?

— C'est mon cousin!, s'offusqua Elise.

— Petit!, ajouta Véronique, assez éloigné tout de même.

— Que veux-tu dire, ou me faire dire? Coquine!, rétorqua Elise, amusée par cette réflexion libertine.

Puis la conversation dévia et Elise souhaita en conclusion, un joyeux Noël à son amie en y associant des vœux pour Serge, son mari.

La soirée était bien entamée et semblait défiler à toute vitesse. Déjà la maison se préparait à partir pour assister à l'office religieux chanté par le choeur Paresnaia conduit par Vladimir Koslow. C'était par pur hasard que le groupe se retrouvait à La Chapelle-des-Bois. C'est au retour d'un tour de chant en Suisse que le quatuor était passé en été par la terrasse du petit hôtel. Mus par leur passion, attendris par le cadre merveilleux de la vue de la petite église nichée au pied du Mont Risoux, ils avaient soudain, pour la plus grande joie des consommateurs et du propriétaire, entonné quelques chants de leur répertoire. Ils sympathisèrent très vite avec les clients, le directeur de l'hôtel, le maire et un mécène extrêmement intéressé par leur prestation. Rendez-vous fut pris, comme une gageure, pour Noël.

Lorsque, un jour d'octobre, la confirmation de leur venue arriva, ce fut comme une explosion dans la vallée. Le grand rendez-vous était pour ce soir.

— Il ne faut pas trop tarder!, dit sagement le père. Il y aura certainement beaucoup de monde et l'église est si petite pour contenir un tel événement. Les jeunes iront avec Bertrand et nous avec Patricia et Vincent.

— On prend la Jeep proposa immédiatement Bertrand?

— Vous allez geler là-dedans, prenez plutôt la vieille Rover.

— Non, non!, on veut la Jeep, c'est plus marrant. On se serra si on a froid, coupa Elise, allez on y va!, dit-elle à Bertrand en tirant Dominique par la manche.

Recouverts de leurs lourds manteaux, bottés, gantés et coiffés de toques de fourrures, les jeunes gens prirent d'assaut le vieux véhicule militaire qui grinça.

Bertrand était un maître de la conduite dans cette région dangereuse et, chacun lui faisait confiance.

Bertrand et Frédérique à l'avant, Elise et Dominique serrés l'un contre l'autre sous la grosse couverture militaire  à l'arrière, le gros diesel ronflant, la lourde voiture ouvrit la route. La nuit était étonnamment claire, la lune brillait sur une campagne endormie sous sa croûte de neige glacée. Les phares de la vieille voiture lançaient parfois des éclairs fulgurants lorsque leur rayon lumineux accrochait quelque bloc de glace transparente sur le bord de la route. En penchant la tête on pouvait voir une coupole d'étoiles illuminant le ciel indigo.

Elise indiquait à Dominique les étoiles en les appelant par leur nom. Penchée sur lui, le doigt tendu au-dehors de la capote, la main appuyée sur sa cuisse, elle décrivait la voûte céleste avec une étonnante connaissance. Ses cheveux volaient au vent et aveuglaient Dominique qui s'imprégnait de leur parfum. Bertrand sifflait un air de Noël, la tête de Frédérique sur son épaule.   Un soubresaut de la route, fit perdre l'équilibre à Elise qui se retrouva tout contre Dominique. Leurs souffles s'accélérèrent. Il la tenait dans ses bras, son visage tout près du sien. Chaque virage les éloignait ou les plaquait à nouveau l'un contre l'autre. Il y eut quelques petits baisers échangés furtivement. Enormément de tendresse passa entre les deux jeunes gens. Leurs mains curieuses et avides se retrouvaient parfois sous un pull-over ou en haut d'une cuisse que les chocs de la voiture faisait tressauter.

Après le virage de la maison du coin, on arriva sur la minuscule place où les petits hôtels tout décorés de guirlandes lumineuses resplendissaient dans le froid de la nuit. Les véhicules étaient déjà détournés vers le parking de la mairie.

Bertrand déchargea ses passagers devant l'hôtel des Mélèzes et alla garer la voiture.

Aussitôt, les regards se tournèrent vers les nouveaux venus. Elise salua quelques voisins venus en curieux. Les messieurs la serraient un peu plus fort que d'habitude, la bonne chère et le vin avaient un peu grisé les esprits… c'était Noël après tout…!

Ils avancèrent vers l'entrée de la chapelle illuminée pour la circonstance. La neige qui avait fondu dans la journée s'était, sous l'effet de la bise venue de la vallée de la Brévine en Suisse, métamorphosée en longues stalactites transparentes qui dégringolaient du toit comme les pendeloques d'un lustre. La clarté des bougies déposées dans le petit cimetière par quelques mains pieuses se reflétait dans les cristaux de glace ; gracieuses lucioles vacillantes dans cette belle et féerique nuit d'hiver.

Frédérique et Bertrand marchaient devant. Elise et Dominique se glissèrent derrière une colonne de l'édifice pour jouir de la beauté épurée de la petite église. L'autel de bois clair accueillait le livre sacré. L'abside éclairée par un simple lustre antique concédait tout son caractère mystique à la petite maison de Dieu.

Les curieux se pressaient sur les bancs de bois brut et, bientôt il ne resta plus aucune place de libre. Bertrand et Frédérique, placés quelques rangs devant Elise et Dominique, se retournaient de temps  en temps pour envoyer un sourire ou un petit baiser esquissé des lèvres aux deux jeunes serrés l'un contre l'autre.

Elise glissa sa main dans la main de Dominique. Leurs doigts se croisèrent. Elle le regarda et, un tendre sourire vint illuminer son doux visage de fée de la neige, comme il l'avait nommée.

Elle était heureuse de cette tendre complicité qui l'unissait à son -petit- cousin, comme l'avait si bien souligné Véronique.

Comme dans un rêve, elle se laissa emporter par le merveilleux de l'ambiance. Elle posa délicatement sa tête sur l'épaule de Dominique  qui resserra ses doigts sur les doigts d'Elise.

Le parfum de l'encens se propageant en volutes bleutées hors de l'antique encensoir pendu au plafond, accentuait la féerie de cette fantastique nuit jurassienne.

Soudain les murmures s'estompèrent. On entendit un froissement de vêtements, quand l'assemblée se retourna à l'arrivée des choristes. Dans le léger bruissement de leurs longues aubes pourpres, ils gagnèrent le chœur. Puis, vint ce moment irréel où le temps retient sa respiration, quand le silence total s'installe malgré la présence d'une si grande audience. Les regards tournés vers le public, les choristes semblaient se recueillir avant de faire resplendir les chants liturgiques. On retenait son souffle. On attendait, pétri de curiosité.

Le jeune vicaire de la paroisse de Montbenoît qui avait accepté d'officier ce soir commença sa messe que chacun suivait selon son degré de croyance. Elle fut courte, spéciale et empreinte de chaleur humaine.

Venue de nulle part, une note claire et divine monta dans la voûte de l'édifice, se dissipant dans les robustes ogives romanes, pour retomber en une kyrielle de vibrato, en totale symbiose avec la flûte traversière. Puis éclata la pureté des voix ascensionnelles induisant une onde sensible électrisant les chairs. Ce Kyrie presque a cappella, authentique et cristallin, venu du fond du Moyen Âge bouleversait les sens. Dévote et intemporelle, portée par cette onde impalpable et pourtant si présente, cette ode brisait les frontières du réel, palpitait comme un cœur à l'unisson d'un monde mystérieux et spirituel qu'elle semblait entrouvrir sur les portes virtuelles de l'au-delà.       

Sous ses pieds, Elise sentait le sol trembler ou, était-ce ce sublime sentiment de pureté qui la transcendait dans un firmament de joie et d'allégresse? Elle était transportée par un flot, une vague purificatrice ou son cerveau n'était plus à elle. Son visage était brûlant, fiévreux. Le froid engourdissait ses pieds et envahissait ses mains. Elle percevait la pression des doigts de Dominique qui, lui aussi vibrait de solennité et semblait planer à ses côtés, ne plus appartenir à ce monde. En le regardant, le cœur d'Elise était en lévitation.

L'Agnus Dei, somptueux et mirifique lançait à tous ce message de paix et de fraternité, où chacun devrait reconnaître sa foi et ses passions. La note suprême du dona nobis pacem1 vibra longtemps dans les profondeurs du vieux bâtiment. Chacun voulait pouvoir, par la pensée, dans un recueillement impressionnant, la prolonger, la ressusciter, la vouer à l'éternel. Le vibrato léger et fluet s'évanouissait inexorablement et rappelait à l'assemblée que rien n'est éternel sur cette terre, que seuls, la bonté, l'humilité, le don de soi, l'amour, devraient faire loi sur ce monde où tous les hommes sont loin d'être égaux.

Sur ces merveilleuses paroles, prononcées d'une voix douce, le jeune vicaire, par son rituel conclut sa messe en un Vade in pace2,et bénit l'assemblée.

Un instant suspendu, le temps s'arrêta dans ces montagnes du sud du Jura, puis, un tonnerre d'applaudissements déferla de la salle, emplit l'air qui vibrait, satura les volumes de la modeste église, n'en finit plus de venir et de revenir scandé par les quelques dizaines de fidèles que le modeste édifice pouvait contenir. De dehors, les ovations venaient couvrir le crépitement des mains qui acclamaient les choristes avec tant de ferveur.

Une larme de bonheur et d'émotion glissa sur la joue d'Elise qui ne put retenir le flot de son émoi devant tant de pure beauté. Elle resta encore un instant assise, à fixer la lueur des bougies qui vacillait sous le courant d'air. Dominique était comme prostré, touché par tant de grâce.

Frédérique et Bertrand avaient déjà franchi le porche, lorsque Dominique tenant toujours la main d'Elise entre ses doigts serrés, posa son autre main sur la joue en feu d'Elise.

— Tu viens?, lui murmura-t-il à l'oreille, comme pour ne pas la sortir brutalement du rêve où elle errait.

L'air grave, elle sembla sortir d'un long sommeil. Elle se leva lentement, le regardant dans les yeux. Une lueur humide brillait dans son regard.. Il entoura gentiment sa taille et la guida vers la sortie. Il voulut lui dire: « C'était beau! », mais sa voix s'étrangla tant l'émotion le chavirait. Elle comprit qu'il était ému et s'accrocha à son bras, collée contre lui, parce qu'elle en ressentait l'envie et parce qu'elle avait froid.

Ce lent parcours symbolique dans l'allée de la petite église était émouvant. Certains regardaient ces deux adolescents avec attendrissement, tant la grâce émanait d'eux. Il semblait que plus rien au monde ne comptait pour les deux jeunes gens. Au bout de la rangée de bancs, à la hauteur de la chapelle latérale, Elise s'arrêta, se retourna et fit le signe de croix en prononçant ce « Merci! » presque inaudible qui arracha une larme à Dominique.

Passé le portail, une foule incroyable s'était massée dans le cimetière jouxtant l'église: ce qui expliquait les applaudissements de tout à l'heure venant de dehors.  Le chemin menant aux grilles gelées du parc était bouché par les spectateurs venus, pour beaucoup, de très  loin. Les deux petits hôtels, des Bruyères et des Mélèzes affichaient complet. Sur la terrasse, on avait dressé des tables et, le vin chaud servit dans des petits pichets réchauffait les mains et l'âme. D'appétissantes pâtisseries aidaient à garder l'équilibre. Dominique s'empara d'un gobelet fumant et le tendit à Elise qui, soufflant dessus, humait l'entêtante odeur de vin chaud, de cannelle et d'orange. Elle but une gorgée, puis une autre et glissa l'enivrant breuvage dans la main de Dominique qui finit le verre par petits coups en laissant l'honneur de la dernière gorgée à Elise qui sentait ses jambes la trahir.

— Pfou!, ça saoule dit-elle en se retenant au bras de son cousin. Elle se sentait si bien qu'elle aurait voulu être seule avec lui.

Sur la route, l'interminable convoi de voiture avançait au pas. La Jeep apparut au bas de la petite côte et les deux adolescents se préparèrent à grimper dans la drôle de voiture.

Elise s'installa bien au fond du siège en serrant les jambes et se frottant les mains, recroquevillée comme une enfant qui a froid.

Plein d'attentions, Dominique la couvrit de deux épaisseurs de couverture et lança un: « Fouette cocher! », mal assuré, à Bertrand qui sourit de voir l'effet de l'alcool sur les deux petits.

Complètement frigorifié et tremblant comme une feuille au vent, Dominique entoura les épaules d'Elise qui le voyant ainsi grelotter, passa ses jambes par dessus les jambes de son cousin pour qu'il puisse, lui aussi, profiter d'un morceau de couverture.

Dominique chantait l'Ave Maria d'une voix étonnamment bien placée qui ravit tout le monde.  

Le chemin du retour était placé sous le signe de la tendresse. Frédérique semblait somnoler sur l'épaule de Bertrand et, on ne voyait presque plus Elise et Dominique tant ils étaient soudés l'un à l'autre au fond de la voiture.

A l'arrivée à la ferme, Bertrand et Frédérique descendirent les premiers pendant que les deux jeunes restaient au fond du véhicule.

— Nous on reste là!, plaisanta Elise.

— Alors bonne nuit les amoureux!, murmura Bertrand amusé par cette amourette. Il avait bien remarqué qu'Elise et Dominique s'embrassaient au moment où il recula pour garer la Jeep.

— Venez, vous allez geler dehors comme des petits oiseaux de paradis, ajouta Frédérique, penchée à l'intérieur de la voiture, les bras croisés sous sa poitrine pour se protéger du froid.

A regret, ils s'extirpèrent de la voiture et rejoignirent les parents qui venaient eux aussi d'arriver.

— Vite, tout le monde au chaud!, s'écria l'Albert un peu ragaillardi par la boisson revigorante de tout à l'heure.

La famille se retrouva dans le vestibule prolongé par le long couloir où l'immuable pendule Comtoise comptait vingt-trois-heures-trente.

— Ah!, Elise tu as tout juste le temps de passer un robe, s'exclama Bertrand, c'est valable pour toi aussi Frédérique. Moi j'enfile un costard1 .

Les deux filles prirent le chemin de la chambre d'Elise en roulant des hanches dans leurs inélégants pantalons de velours. Pourtant elles offraient un spectacle charmant, ce qui fit rire les parents.

L'armoire baillait, et les trésors vestimentaires se répandaient sur le lit. Frédérique qui était un peu plus grande qu'Elise enfila une magnifique robe noire qui, sur elle, était indécente tant elle paraissait courte.

— Tiens, Elise ça c'est pour toi, elle doit t'aller comme un gant.

Effectivement, le court morceau de tissu moulait divinement le corps d'Elise. Elle paraissait un peu plus âgée. Pour parachever ce hasard, elle alla se maquiller et élaborer un chignon romantique qui faisait éclater son insolente beauté.

Pendant ce temps, Frédérique avait trouvé son bonheur et resplendissait, elle aussi, dans un fourreau noir lamé qui lui seyait à merveille. Elle adapta son maquillage et confia sa coiffure aux mains expertes d'Elise qui, comme à son habitude sut tirer profit du fin visage de Frédérique pour lui confectionner en peu de temps une coiffure de rêve.

Du salon, les valses de Vienne parvenaient par vagues successives au gré du rythme de la musique. Elles esquissèrent quelques pas de danse en riant comme deux collégiennes. Un dernier regard au miroir, une retouche dans le tombé de la robe, une mèche rebelle replacée avec doigté: les deux filles étaient fin prêtes pour affronter la famille et quelques amis venus pour la dernière heure.

En longeant le couloir elles s'amusaient à rouler des hanches et à défiler de façon provocante. La petite robe noire au décolleté romantique à volants épousait chaque mouvement du corps d'Elise. Le dos ajouré à croisillons dévoilait une croupe de reine. Frédérique, étant plus réservée, faisait très vamp dans son fourreau moulant.

Lorsqu'elles passèrent la porte du salon, les conversations se muèrent en un Oh!, d'admiration. Un peu rougissantes d'être ainsi la cible de tous les regards, les deux superbes cousines firent quelques pas dans la pièce, puis elles éclatèrent de rire.

— C'est pas un peu provocant?, demanda soudain Elise.

Sa maman fit un peu la moue, mais esquissa un sourire d'admiration devant sa fille.

Bertrand prenant la main de sa soeur la fit pivoter sur elle-même.

— Ravissant!, acquiesça-t-il. N'est-ce pas?, demanda-t-il à un Dominique muet qui n'avait d'yeux que pour Elise.

L'énorme bûche de Noël était sur la table, le champagne pétillait dans les verres, Elise valsait dans les bras de Dominique, lorsque la fidèle gardienne du temps commença à frapper les douze coups de minuit. Le silence se fit peu à peu. On compta huit, neuf, dix, onze, douze! Alors chacun leva sa coupe et souhaita un joyeux Noël à chacun. Un furtif petit baiser vint brûler les lèvres d'Elise… «Dominique!», murmura-t-elle dans un souffle. Et puis l'on distribua les cadeaux, petites attentions pour perpétuer, avec cet habituel décalage chronologique, la coutume des Rois Mages.

Elise tendit sa nuque à Dominique qui tentait, de ses doigts tremblants, d'accrocher la fine chaîne d'or à son cou.

Sur la pointe des pieds, elle alla déposer un léger baiser sur la bouche de Dominique, sous les « Oh! » de surprise de l'assemblée.

— Comme ils sont charmants!, s'exclama un voisin.

La grosse bûche rapetissait au fur et à mesure des parts que la maman distribuait. L'ambiance était joyeuse et bon enfant. Dans leur coin, près de la cheminée, Elise et Dominique dégustaient leur pâtisserie en croisant de temps en temps leurs regards. Bertrand et Frédérique avaient pris place, tout serrés dans un profond fauteuil de cuir, elle, sur les genoux de son cousin.

Noël passait au-dessus de la maison, dispensant amour et convivialité. Il faisait bon chez les Besson.

 

 

Plus tard dans la nuit, quand les voisins furent rentrés et que les parents eurent souhaité une bonne nuit aux jeunes gens, les lumières s'éteignirent une à une. Seule la grande lampe vers la cheminée éclairait le mur de pierre brute, brisant son cône de lumière dans les aspérités de la matière.

La musique douce presque inaudible, susurrée par les vieux disques qu'Elise avait découverts dans une armoire, propageait une onde de tendresse dans le salon. On parlait à voix basse; parfois un murmure… un petit gémissement de bien-être… le frémissement d'une caresse… un petit rire étouffé par quelque baiser… le craquement du bois dans la cheminée. Tant d'émotions submergeaient le cœur des jeunes gens incapables de se quitter en cette soirée magnifique.

Encore plus tard dans la nuit, la lueur du foyer s'estompa. Seules quelques braises luisaient dans l'amas de cendres rougeoyantes. Frédérique dormait paisiblement dans les bras de Bertrand. Elise s'était lovée tout contre Dominique et jouissait de ses caresses pleines d'émotions et troublantes à la fois.

Ils avaient dansé, serrés l'un contre l'autre à en perdre le souffle, à sentir leurs corps palpiter et se désirer, et puis, la fatigue les surprit au bout de la nuit. Ils dormaient en silence dans les fauteuils du salon.

 

 

 

III

 

 

Elise avait sombré dans un sommeil agité. Elle avait rêvé. Elle se rappelait la caresse de Frédérique, ses paroles apaisantes: « Dors, mon Elise, ce n'est qu'un mauvais rêve ». Elle se souvenait lui avoir répondu: «Mais je l'aime!», et puis plus rien. Elle s'était rendormie en pensant à lui. Plusieurs fois elle avait prononcé son nom puis… de nouveau le néant.

Une douleur lancinante la réveilla. Elle avait mal à la tête, la bouche pâteuse, le corps endolori. Frédérique avait déjà quitté la chambre, le lit était resté défait. Les volets de la petite fenêtre entrouverts laissaient poindre un soupçon de clarté dans la pièce. Le feu dans l'âtre ronronnait joyeusement. Elle avait dû remettre une bûche avant de sortir. Comme à son habitude, Elise ne bougea pas, guettant les bruits de la maison.

Elle se recroquevilla dans son lit, ses cheveux répandus comme un champ de blé sur l'oreiller. Elle prononça plusieurs fois le prénom de Dominique sur plusieurs tons. Puis le silence revint. Enfin elle s'étira comme une chatte, laissant pendre un pied hors du lit. Elle sortit les bras de dessous le lourd édredon. Elle avait chaud. elle se découvrit jusqu'à la taille. Elle avait dormi nue. Les petits globes laiteux de ses seins frémissaient à chaque mouvement. Elle croisa les bras sous sa nuque et regarda le plafond. Elle sentait la persistante bonne odeur de café toute proche. Un bruit métallique la fit se retourner vers le canapé près de la porte. En bougeant, elle fit glisser l'édredon qui roula à terre, dévoilant la merveilleuse plastique de son corps entièrement nu. Elle poussa un cri en devinant dans la pénombre Dominique assis, un plateau surmonté d'une cafetière fumante sur ses genoux tremblants serrés l'un contre l'autre. Elle ne put plus rattraper la lourde couette pour cacher sa nudité, alors elle se retourna sur le ventre offrant aux regards de son cousin les merveilleuses courbes de ses fesses rebondies.

— Que… que fais-tu là?, questionna-t-elle soudain.

Gêné, et rougissant, Dominique, le regard fixé sur le corps de la jeune fille, s'excusa et expliqua sur un ton monocorde que Frédérique lui avait permis d'entrer pour apporter le café, mais qu'Elise s'était rendormie au moment qu'il s'approchait et il n'avait plus osé ni parler, ni faire de bruit. « Tu es si belle! », avait-il ajouté spontanément.

— T'es vraiment un gentil garçon Dominique!, couvre-moi dit-elle j'ai un peu froid!

Le pauvre jeune homme ne savait plus comment réagir. L'insolente beauté d'Elise agissait sur lui et il n'arrivait plus à maîtriser ses émotions. Alors il posa le plateau sur le guéridon et s'approchant d'Elise, se baissa pour ramener l'édredon sur elle. Elle le regardait faire, un espiègle sourire accroché aux lèvres. Quand elle sentit la masse de plume se poser sur elle, elle tendit les bras et enserrant le cou de Dominique le tira vers elle. Sans résistance, il s'enfonça dans la couette moelleuse et se retrouva sur Elise qu'il couvrit de baisers.

— On va se faire surprendre et ça va être un scandale, dit-il soudain. Mais Elise n'entendait plus rien. Elle avait tant attendu ce moment, tant rêvé cette folie, tant idéalisé l'amour, qu'elle voulait à tout prix goûter au fruit défendu. Elle referma ses jambes sur le dos de Dominique qui, les mains de part et d'autre du visage d'Elise la noyait de baisers. Un bruit dans le couloir les fit sursauter. Dominique s'éjecta du lit comme un diable hors de sa boîte et  Elise fit semblant de dormir. La poignée de la porte tourna et le battant s'ouvrit très légèrement. Le visage de Frédérique apparut dans l'entrebâillement.

— Elle dort encore?, s'enquit-elle avec une infinie gentillesse.

— Elle…elle a bougé, balbutia Dominique qui avait repris sa place sur le canapé.

Elise se retourna et, tout endormie dit, « Bonjour, Frédérique, bonjour Dominique. Hum!, ça sent bon le café. »

Comme Dominique ne réagissait pas, sa soeur lui dit: « Vas-y! »

— Ah!, Bonjour Elise, je t'ai apporté le café, tiens.

— Merci, t'es chou!, répondit-elle en se remontant sur l'oreiller. Elle tira en même temps la couette qui devait cacher son intimité. En tendant les bras vers le plateau, un sein s'échappa de la protection du lit. « Tant pis, pensa-t-elle! », et elle installa le plateau sur ses genoux pendant que Dominique l'admirait, le cœur battant.

— Merci, répéta-t-elle à l'adresse de Dominique.

— Bon, ben j'vous laisse bredouilla-t-il en tirant la porte derrière lui.

— Qu'est-ce qu'il a?, demanda Frédérique intriguée par le comportement bizarre de son frère.

— Rien, rien!, répondit évasivement Elise.

Frédérique resta un instant songeuse. Puis soudain elle demanda, « Je… je ne vous ai pas dérangés j'espère. Oh! suis-je bête », ajouta-t-elle, « vous… »

— On allait faire l'amour!, lança soudain Elise. Oui j'allais me donner à lui parce que je l'aime Frédérique. Je l'aime! Et elle fondit en larmes.

— Ne pleures pas ma douce. C'est tellement beau!, rassura Frédérique en la prenant dans ses bras. Mais n'es-tu pas un peu jeune et lui aussi?

— Et toi Frédérique, quand as-tu fait l'amour la première fois avec Bertrand?, répliqua Elise presque fâchée.

Frédérique prise au dépourvu ne répondit pas. Elle serra plus fort sa petite cousine dans ses bras et lui murmura à l'oreille: « Tu as raison Elise, tu as raison, pardonne-moi, tu es une vraie femme après tout, pardonne-moi ! Mais promets-moi de faire attention. Vous êtes trop jeunes pour avoir des enfants. Ç'est ça que je veux dire. »

— Oh!, Frédérique tu es merveilleuse. Dis, tu l'aimes Bertrand?

Frédérique prit un temps de réflexion, puis déclara: « Autant que toi tu aimes Dominique, ma chérie »

— C'est magnifique!, ajouta Elise dans un sanglot de bonheur.

Frédérique se leva pour ouvrir les volets de la grande fenêtre. L'air vif du dehors pénétra dans la chambre, apportant ses parfums hivernaux de bois brûlé et de sapin. Elise huma en profondes inspirations la campagne humide. La tête lui tourna. Elle se renversa sur son oreiller et admira, au travers des rideaux, le panorama grandiose du Mont Risoux bouchant l'horizon. Au loin des cloches sonnaient.

— Allez, debout là-dedans plaisanta Frédérique. On va déjeuner. Mais tu t'habille, sinon Dominique…!

La banale plaisanterie de sa cousine mit Elise en émoi.

— J'en crève Frédérique. J'ai envie de lui, si tu savais!

— Bon, pour l'instant pain et beurre ma fille. Non mais!, ordonna Frédérique, enserrant sa cadette par la taille.

— Comme je te comprends, Elise! Quand tu y auras goûté, tu verras c'est comme une drogue, sauf que tu peux en user et en abuser autant que tu veux.

Les deux filles enlacées comme deux sœurs lambinaient dans le couloir en se confiant leurs petits secrets de femmes, ponctués de petits rires enfantins. Le gros chat vint à leur rencontre en miaulant. Il se faufila rapidement entre les jambes d'Elise et disparut derrière la grande pendule de parquet.

A la cuisine, Bertrand et Dominique déjeunaient en tirant des mines de conspirateurs. Peut-être avaient-ils partagé les mêmes secrets que les deux jeunes filles?

— Qu'est-ce que vous avez?, demanda Frédérique. On dirait des partisans de la dernière guerre en train de préparer un  mauvais coup.

— Justement!, on a l'intention de faire péter la ligne de chemin de fer qui descend sur Morez, répondit Bertrand en gardant son sérieux.

Les deux garçons éclatèrent de rire en voyant l'expression de totale perplexité assombrir une fraction de seconde le visage des deux filles.

Après ce moment de stupeur, Elise prise d'un rire communicatif, lança à son frère:

— Con, il n'y a pas de train qui descend dans la vallée!

La cuisine résonna longtemps des éclats de rire des jeunes gens. La bonne humeur toujours présente les unissait dans la joie.

— Bon, je vais passer mes troupes en revue, déclara Bertrand en se levant pour aller aider le père à s'occuper des bêtes.

Dominique qui avait fini de déjeuner tint compagnie aux deux jeunes filles, pour rester le plus longtemps possible avec Elise.

 

Après avoir débarrassé la table et fait la vaisselle, elles décidèrent d'aller se doucher. La salle de bain étant vaste comme une chambre, elles pouvaient sans problème en profiter à deux.

Pendant que Frédérique jouissait du ruissellement de l'eau tiède sur son beau corps, Elise lui racontait que tous les matins elle allait nue, se rouler dans la neige comme en Scandinavie.

Frédérique trouva l'idée excellente et courageuse. Elise la mit au défi. Aura-t-elle, elle aussi le courage?

— Et si les garçons nous voient!, opposa-t-elle.

— Tant pis, je crois que maintenant ils savent comment on est faite, non?

— OK!, douche-toi vite et on y va.

Frédérique, d'abord réticente, trouva la thérapie excellente et revigorante.

Elles plongeaient dans la neige froide en riant silencieusement de peur d'attirer l'attention de quelqu'un.

— Ouha!, ça fait du bien!, commenta Frédérique lorsqu'elles furent de nouveau au chaud. « T'es complètement dingue comme fille mais tu as de bonnes idées. C'est vachement sensuel ton truc. Et si tu te fais piquer…»

— C'est pas interdit que je sache, alors… Il faut seulement pas attraper froid.

En riant, elles se séchèrent.

Elise se brossa les cheveux tandis que Frédérique commençait à se maquiller.

 

 

Lorsqu'elles sortirent de la salle de bain, c'était un émerveillement de les voir.

Complices, coquines et conspiratrices, elles défilaient dans le couloir. La sensualité émanait de leur attitude.

En poussant la lourde porte du salon, elles lancèrent un très mélodieux: « Bonjour les garçons ». Taquines, elles vinrent les embrasser. En se baissant sur eux, elles dévoilèrent la vaporeuse trace de leur envoûtant parfum.

Frédérique alla s'asseoir sur les genoux de Bertrand et Elise vint se pelotonner tout contre Dominique et lui parla à voix basse: « Cette nuit, Dominique, cette nuit je viendrais,… je t'aime! »

Il la serra dans ses bras en lui embrassant les cheveux et le cou. Elle échappa à cette caresse en secouant son abondante chevelure et, prenant un peu de recul, le regarda droit dans les yeux avec un regard prometteur et déterminé.

Elise percevait au travers de son fin corsage de soie, l'étonnante et apaisante chaleur des mains de Dominique la rassurer, la protéger. Il était tendre et délicat. Le léger tremblement de ses doigts accentuait son charme. Elle percevait le violent battement de son cœur affolé. Un long soupir lui gonfla la poitrine. Son léger sourire était porteur d'émotions. Son regard si doux la faisait fondre de bonheur.

 

 

Bertrand, qui avait décroché la guitare, depuis longtemps clouée au pilori de l'oubli, égrena quelques accords du concert de Johann-Ludwig Prebs. Il jouait encore avec beaucoup d'aisance. Son métier d'instituteur à Morez lui laissait toujours un peu de loisir qu'il occupait à la musique.

Patricia et Vincent firent une entrée très discrète dans cette chapelle du bonheur. Pendant que Bertrand, les yeux fermés, jouait, Frédérique contre son épaule, Elise et Dominique semblaient dormir tant ils étaient paisibles coulés l'un à l'autre dans la profondeur du fauteuil un peu avachi.

Patricia s'allongea sur les genoux de son mari et profita de ce moment de pure extase où plus rien  ne compte ou n'a d'importance. Il fallait laisser ruisseler le temps au-delà de toute pensée, l'esprit libre et vide, et, sans contrainte, se laisser porter par le courant limpide de la tendresse.

Dans le recueillement le plus total s'acheva le récital impromptu. Chacun retenait son souffle, guettant la dernière note claire et vibrante pour s'en imprégner et la prolonger au fond de soi-même comme une ode à la joie.

— …Merci Bertrand pour ce moment magique que nous venons de vivre ensemble, c'était divin!, prononça à voix basse Patricia. De Frédérique il reçut un chaude caresse qui lui laissa une trace de rouge à lèvres dans le cou, pendant que les plus jeunes lui demandaient de continuer tant il les avait fait rêver.

Il s'exécuta de bonne grâce et, chacun s'enivra des derniers accords emplissant l'espace pendant que les bûches craquaient dans la cheminée.

Le silence était total quand Bertrand reposa délicatement l'instrument sur le tapis. Personne ne bougeait. Puis, peu à peu, la vie chassa le rêve. Patricia se rendit à la cuisine pour aider Amélie, Vincent alla fumer une cigarette sur le balcon.

Ce fut Bertrand qui rompit le charme.

— Eh!, n'oubliez pas que cette après-midi nous allons faire une course de traîneaux chez Adam's.

— Par ce froid?, demanda Frédérique d'une voix plaintive.

— La neige fait pourtant des miracles!, ajouta ironiquement Elise.

Ce qui déclencha l'hilarité des deux filles.

— Qu'est-ce qu'il y a de drôle?, questionna Dominique.

— Rien, je t'expliquerai répondit Bertrand.

— Ben, vas-y. Tu en as déjà trop dit.

— Bon, ben… figures-toi que nos deux douces…

— Non!, coupa Elise en riant. Moi je vais le dire.

— Dominique, as-tu déjà essayé le bain scandinave?… Non, bon! Quand tu t'es douché, tu te frottes bien et tu sors te plonger nu dans la neige pendant une à deux minutes. Ça fait un bien inouï!

Dominique resta un instant interloqué, puis il demanda à Elise: « La prochaine fois, Elise, fais-moi signe! »

— Eh!, rétorqua-t-elle en lui frappant la poitrine. Macho, voyeur!

Puis elle entoura sou cou de ses bras graciles. « Chiche! », murmura-t-elle, le regard plongé dans le vert des yeux de Dominique.

Au moment où leurs lèvres se touchèrent, Patricia leur annonça l'imminence du repas. Heureusement, elle n'avait pas remarqué cette marque de tendresse entre les deux jeunes gens. Peut-être n'aurait-elle pas apprécié car, ils le savaient, leurs trop grande jeunesse…les conséquences… le qu'en dira-t-on…?

Frédérique et Bertrand sortirent les premiers du salon, Vincent ayant depuis quelques secondes regagné la cuisine en passant par la galerie. Au moment de quitter la pièce, Elise retint Dominique par la manche et lui susurra: « Embrasse-moi! », et, joignant le geste à la parole, plaqua son corps contre Dominique qui la prit dans ses bras. Leurs lèvres s'unirent. Ce fut le plus long baiser qu'ils n'avaient encore jamais échangé. Le cœur d'Elise chavirait.

Main dans la main, le regard brillant, ils entrèrent dans la salle à manger.

        

Pendant le repas, ils ne burent pas de vin, laissant cette faiblesse aux anciens, - comme ils disaient en plaisantant -, arguant de leurs qualités de sportifs de haut niveau.  « La conduite d'un traîneau ne souffre aucune défaillance! », continuaient-ils sur le ton de la dérision.

 

 

Vêtus et chaussés comme des trappeurs, ils s'entassèrent dans la Jeep et parcoururent les quelques hectomètres séparant la ferme du relais de La Combe des Cives. Prenant le chemin à gauche de la D46, ils accédèrent au relais. Ils furent aussitôt accueillis par le propriétaire et son épouse que Bertrand et Elise connaissaient bien.

Ils rendirent visite aux chiens: une meute de Husquies aux magnifiques yeux bleus que, par prudence et par nécessité, Adam mélangeait avec d'autres races. Puis Adam prépara les traîneaux pendant que son épouse prodiguait les cours de théorie pour les  nouveaux arrivants.

Les équipes se formèrent. Bertrand et Frédérique, suivis d'Elise et Dominique lancèrent le « Yapp! » » qui fit démarrer la colonne. Adam et une visiteuse venue s'initier partirent en tête. Aussitôt, les attelages prirent la direction de la forêt du Risoux, au pied de la haute falaise formant frontière naturelle avec la Suisse.

La tiède clarté du soleil inondait la campagne enneigée, resplendissante et brillante. Le relief, les rochers, les aspérités du terrain, scintillaient comme un parterre de diamant. Des immenses sapins dégringolait soudain la neige fondue en une pluie d'argent miroitante sous la lumière vive. Le calme régnait. Parfois l'écho d'un ordre donné aux chiens par le traîneau de tête déchirait le silence, puis mourait, vite happé par la profondeur de la forêt. On n'entendait plus alors que le crissement des patins des traîneaux et le halètement des chiens. De temps en temps, un virage déséquilibrait l'attelage et Elise priait Dominique de la serrer encore plus fort. Elle, conduisant, lui, en retrait sur les patins, agrippé à sa taille, ils filaient en direction de Bellefontaine.

Bientôt, apparurent les miroirs gelés des petits lacs Des Mortes et de Bellefontaine. La frontière était toute proche, à quelques mètres sur la gauche. L'air vif mordait les pommettes, seul endroit non protégé du corps. Dominique étouffait presque Elise. La pression de son corps plaqué contre elle était si envoûtante qu'elle en oubliait même de respirer.

Plein sud-ouest, ils longèrent la barrière fictive séparant les deux pays pour cingler vers Bois d'Amont. Arrivés sur les hauteurs du village, ils firent une halte pour faire souffler les chiens et pour déguster un verre de liqueur de sapin, suave et chaude. Le panorama qui s'ouvrait sur la Suisse était féerique. On y découvrait la plaine de l'Orbe, là où la rivière volage s'échappe du Lac de Joux. Un peu plus loin, au nord, se découpait la pointe du Mont Tendre éclaboussée de soleil. A perte de vue, la neige recouvrait vallons et collines. Elise reprenait son souffle, appuyée contre Dominique qui, la maintenant plaquée contre lui, avait croisé ses bras sur son ventre. Les yeux dans le lointain, ils roucoulaient comme deux tourterelles. Les cheveux d'Elise volant sous la bise venaient recouvrir le visage de Dominique et restaient parfois prisonniers des grosses lunettes de protection pareilles à celles des explorateurs du Grand Nord.

— Encore un schlöckele1 demanda Bertrand en patois alsacien.

— Qu'est-ce que tu dis?, questionna Frédérique en riant.

— C'est de l'alsacien et ça veut dire: encore une gorgée?

Tout le monde tendit son verre, principalement la touriste accompagnant Adam: elle était Alsacienne. Alors on apprit quelques mots de cette langue si mystérieuse.

C'est en patois que l'on donna l'ordre du départ, ce qui ne perturba en rien les chiens qui semblaient être totalement polyglottes.

Vorwärts die Hünde2 , lança l'Alsacienne.

Le convoi reprit la direction de Bois d'Amont, bifurqua sur le Lac des Rousses que l'on longea rive droite, laissant le Fort du Risoux encore plus au nord. Par le Gros Cretet, on domina Morez, puis retour sur le Crêt à La Dame.

La vertigineuse descente sur Bellefontaine était grisante. On devait freiner du pied. Dans un grand virage le traîneau d'Elise et Dominique versa, jetant ses occupants dans la neige profonde tandis que les chiens, pris par leur élan continuèrent leur course avant de s'arrêter un peu plus loin.

Les bras en croix Dominique riait à gorge déployée. Elise se relevant courut au devant de lui. Elle fut rassurée de l'entendre rire. Elle se jeta sur lui en riant, elle aussi.

— Je t'aime, lança-t-elle soudain, je t'aime. Fais-moi l'amour ici Domi.

Ils roulèrent dans la poudreuse, enlacés l'un à l'autre, pendant que leurs rires retentissaient dans la combe.

— Tout va bien, s'écria Bertrand, je les entend rire comme des fous!, on peut continuer.

Les chiens, sans guide, du traîneau d'Elise s'impatientaient et commençaient à se battre.

— Vite les chiens!, ordonna-t-elle soudain. Viens Domi, on doit continuer, ce sera encore plus beau ce soir, je n'en peux plus d'attendre! Je te désire comme une folle. Je t'aime Domi, je t'aime!

Après un long baiser, ils repartirent en direction de Bellefontaine qu'ils dépassèrent pour continuer sur la Combe de Morbier avant de s'enfoncer dans la forêt du Mont-Noir. Ils poussèrent jusqu'au Lac des Rouges-Truites où ils rejoignirent les autres à la terrasse d'une ferme auberge.

Le soleil déclinant jetait de grandes ombres sur la neige bleutée. Le froid se faisait plus intense et, par moments Elise frissonnait. Alors Dominique la prenait dans ses bras et la serrait contre lui pour la réchauffer.

— On y va?, finit-il par dire.« Elise à froid.»

Elle frotta sa nuque contre son visage et, la tête renversée en arrière lui murmura, « je t'aime!»

La petite troupe prit le chemin du retour. On n'était plus très loin de La Combe des Cives. A vive allure on traversa la forêt du Mont-Noir et déjà, apparut la dernière clairière avant la combe tout juste plongée dans l'ombre du crépuscule naissant.

Les chiens sentant la proximité du refuge propulsèrent les attelages vers le relais.

Arrivé au chalet, les chiens soignés, les traîneaux rangés, les premières gorgées du chocolat bouillant bues en soufflant dessus, tout le monde se reposa dans la confortable pièce d'accueil de l'ancienne ferme. Les conversations allaient bon train. Plusieurs attelages étant rentrés en même temps, on s'échangeait impressions et péripéties de la journée.

La nuit bleuissait le ciel lorsque tous quatre reprirent le chemin de la vieille maison des Besson.

Harassés mais ravis de cette journée, ils se précipitèrent à l'intérieur du salon chaud et accueillant. Ils avaient encore tant de choses à raconter!

Elise décida d'aller se doucher pour se réchauffer, « Sans neige cette fois!», ajouta-t-elle. Dominique monta à la galerie choisir un bon livre et, s'installa dans l'amas de coussins sous la large verrière en attendant Elise.

La radio diffusait un concert de musique douce et, la fatigue aidant, il commençait à sombrer dans le sommeil. Il n'entendit pas Elise entrer; une adorable Elise habillée de la mini-robe d'hier. Silencieusement elle gravit les degrés de l'escalier donnant sur la mezzanine et, toujours sans le moindre bruit, elle s'allongea près de lui. Il ne lui fallut aussi que très peu de temps pour tomber à son tour dans les bras de Morphée1 .

Au moment du repas on n'osa pas déranger les petits jeunes, tellement attendrissants, qui dormaient là-haut. « On ne va pas les réveiller, ils dîneront plus tard! Allez Bertrand remets-leur une bonne bûche qu'ils n'attrapent pas froid», décida sagement Amélie.

Le silence total réveilla Dominique, qui s'aperçut alors de la présence d'Elise à ses côtés. Elle avait bougé et sa robe, si courte, était remontée très haut dévoilant la finesse et la perfection de ses cuisses. Il glissa sa main à quelques millimètres de sa peau sans se permettre de la toucher. Il la caressa ainsi en l'effleurant à peine. Elle bougea de nouveau et, dans son mouvement les doigts de Dominique frôlèrent son genou. Elle ouvrit les yeux et le vit penché sur elle.

— C'est toi Domi?, balbutia-t-elle en lui tendant les bras. « Viens!», ajouta-t-elle d'une voix douce.

— Non pas ici, on va se faire prendre!, dit-il avec de la crainte dans la voix.

— On ne va pas le faire ici… bien que…

Pourtant, incapable de résister à sa jolie cousine, Dominique la prit dans ses bras et l'embrassa tout doucement sur le visage, puis le cou, la gorge. Elle ouvrit la bouche au moment de recevoir le long baiser de Dominique. Elle croisa les jambes en percevant la montée de son désir.

— On est complètement fous!, dit-elle dans un soupir.

— Fou de toi!, ajouta-t-il.

Ils se cherchaient, se découvraient, se rejoignaient. Elle sentit la pression de ses doigts sur ses seins qu'elle avait protégés de ses mains.

De petits coups frappés à la porte du salon les firent s'éloigner. Frédérique, sur la pointe des pieds, entra dans la pièce. Elle referma la porte avec précautions. Elle leva alors les yeux vers la mezzanine où ils étaient censé dormir. Elle comprit, mais ne dit mot.

— Finies les roucoulades, dit-elle gentiment. Voulez-vous passer à table?

— On arrive, répondit Dominique. Eh!, on n'a pas l'air trop défait, enfin … j'veux dire… heu?

— Non, tout va bien! Je suis arrivée à temps non, ou peut-être bêtement trop tôt?, dit-elle doucement.

Ils la rejoignirent et se présentèrent dans la grande salle à manger en s'excusant de s'être endormis.

Bien sûr, on plaisanta sur le peu d'endurance de la jeunesse, mais ce n'était que par pure galéjade.

 

 

La soirée s'éternisait pour les amoureux. Ils auraient aimé que la pendule accélère la marche du temps. Ils bouillaient du désir de se retrouver dans l'intimité. Ils étaient pourtant très proches l'un de l'autre. Ils avaient de nouveau élu domicile en haut, dans le galerie, et faisaient semblant de lire, alors que la situation était très propice pour échanger caresses et baisers furtifs.

La nuit se déclinait en minutes. Ils avaient décidé de prendre l'air sur le balcon et jouissaient du panorama mystérieux et féerique de la lune glissant lentement sur la neige, éclairant soudain des creux ou des bosses suivant les saillies du terrain. Au loin, on entendait les chiens saluer l'astre froid de la nuit. Dominique mit Elise au courant de son départ prochain pour la Suisse alémanique. Il poursuivrait ses études à Berne à la nouvelle année. Il avait gardé ce secret pour le dernier jour tant il éprouvait de la peine à la quitter et, à plus forte raison de partir si loin.

Elle en fut extrêmement troublée. Un voile de tristesse assombrit son beau regard. Une larme coula. Elle se rapprocha de lui et lui offrit sa tendresse.

— Ne m'oublie pas, Domi! Jure-moi que tu ne m'oublieras pas quand tu seras là-bas!

Seuls sur ce refuge de bois parcourant le devant de la maison, ils échangèrent d'inoubliables serments, plus forts que la vie, plus profonds que le ravin, plus clairs que la lune.

Le froid les fit rentrer. Il était tard et chacun aspirait à aller se reposer.

Comme de coutume, Elise et Frédérique allèrent ensemble à la salle de bain après avoir souhaité une bonne nuit à la ronde.

Elles se retrouvèrent ensuite dans l'intimité de la chambre d'Elise et bavardèrent de choses et d'autres un bon bout de la nuit et le moment d'éteindre arriva.

Elise ne voulait pas et ne pouvait pas dormir tant elle était nerveuse. Elle ferma les yeux et tenta de penser à autre chose.

La nuit était claire et la lueur de la lune apparaissait comme une aurore au travers des volets. Les gros morceaux de sapin brûlant dans l'âtre diffusaient une lueur rougeâtre dans la pièce. Elise sombrait lentement dans le sommeil.

Frédérique semblait, elle aussi ne pas pouvoir dormir. Elle se leva et, sans bruit, quitta la pièce. Elise attendit son retour pour tenter d'aller rejoindre Dominique qui devait l'attendre, mais de longues minutes s'écoulèrent, que suivirent de plus longues minutes et Frédérique ne revint pas. Elise s'enhardit et arrangea son lit pour simuler un corps allongé.

Avec d'infinies précautions elle ouvrit la porte donnant sur le couloir. Les larges fenêtres à petits carreaux découpaient le reflet de la lune en carrés de lumière vive illuminant le parquet ciré. Le lent tic-tac de la pendule n'arrivait plus à suivre le rythme de son cœur qui lui défonçait la poitrine. Elle respirait superficiellement et manquait d'air. Sans bruit, elle gravit les larges degrés de l'escalier de bois grinçant. Elle s'arrêta au moins dix fois, épiant le moindre bruit dans la maison. Chaque marche constituait un danger et un piège en grinçant. Elle s'appliqua à poser son pied le plus possible au bord de chaque latte de bois. Arrivée en haut, elle resta encore quelques secondes à l'affût. Elle n'arrivait pas à juguler cette montée d'adrénaline qui la faisait haleter, qui l'étouffait et animait ses mains d'un tremblement inconnu. Elle appuya sur l'antique poignée de porte de la chambre de Dominique. Dans un claquement sec le pêne quitta la gâche et la porte s'ouvrit sur une pièce plongée dans une demi pénombre chaude et accueillante. Dominique semblait dormir. Elle resta contre le battant de la porte qu'elle avait refermée avec précaution. Le cœur battant dans les tempes, elle se sentit faible et ses jambes ne la portaient plus. Elle le regardait somnoler comme un enfant. Elle tentait de reprendre son souffle. Dominique se réveilla et quand il la vit se précipita hors du lit. Il s'approcha d'elle et lui prit les mains qu'il porta à ses lèvres.

— Viens ma douce amie, dit-il simplement en l'entraînant vers le chaud et doux refuge des draps. Aérienne, elle avançait vers son désir. Elle semblait ne pas toucher le sol tant elle était frêle et légère. Elle ferma les yeux en sentant ses bras lui enlacer la taille. Son corps plaqué contre le sien elle entendait battre le cœur de Dominique. Présentant son cou à la tendre caresse de ses lèvres, elle murmura: « O!, Domi, Domi, je suis à toi, Domi ». Elle tomba à la renverse dans l'épaisseur de l'édredon qui, un instant, l'engloutit dans la protection de ses plumes. Le poids de Domi sur elle augmenta son désir. Elle lança ses bras autour du cou de Dominique en l'embrassant fiévreusement. Les mains chaudes de Dominique parcouraient sa peau douce et frémissante. Il était attentionné et patient, tendre et volontaire tout à la fois. Elle l'encourageait lorsque parfois sa timidité le freinait, elle le guidait, le provoquait. Elle se laissait aller au jeu de l'amour. Lentement elle se cabra et imperceptiblement devança ses attouchements et son désir fou de l'aimer, pour finir par accéder à ce moment divin où elle n'offrit plus aucune résistance, où le corps est le plus fort et que l'esprit perd la maîtrise de la raison. Ses profonds soupirs s'étouffèrent dans un gémissement de bonheur qu'elle partagea avec lui.

 

Sans un mot elle le dévisageait avec une félicité non dissimulée. Comme annihilée par un fluide de sérénité, la tension accumulée ses dernières heures se dissipa et plongea les deux amants dans une aurore de douceur, comme lorsque le soleil quitte l'ombre des nuages après l'orage et que la paix revient.

Bien sûr leur passion enflammée les vit s'unir encore et encore au cours de cette nuit de pleine lune. Puis, épuisés par tant d'amour, ruisselants de leurs ébats, le sommeil vint les surprendre et les emporta, enlacés au bout de la nuit.

Au petit jour, Elise se réveilla dans les bras de Dominique.

— Domi, Domi! Quelle heure est-il?, demanda-t-elle soudain.

Lorgnant vers sa montre, il lui répondit: « Dors, ma douce, dors il n'est que sept heures. »

— Et si Frédérique s'aperçoit de mon absence…

— Elle comprendra tout, mon Elise. Que je t'aime, que toi et moi … dors!

Il la serra alors fort dans ses bras où elle s'était réfugiée; elle se rendormit.

 

 

L'inexpugnable marche du temps faisait sonner huit heures trente à la pendule du couloir lorsque Elise se réveilla en sursaut.

— Domi!, Domi, je dois y aller cette fois sinon…

Elle l'embrassa et, récupérant ses sous-vêtements éparpillés s'enfuit de la chambre, s'élança dans le grand escalier et parcourut le long couloir dans la crainte de se faire surprendre.

Prudemment elle ouvrit la porte de la chambre et se glissa à l'intérieur. Elle remarqua immédiatement que Frédérique était absente. Les volets de la petite fenêtre étaient ouverts. Elle devait déjà être levée. Elle aura bien sûr constaté qu'Elise n'était pas dans son lit. « Qu'allait-elle penser d'elle? Tant pis, j'assumerai par un pieux mensonge! »

Elle enfila sa robe de chambre et se dirigea vers la cuisine. Des bruits de voix lui parvenaient au travers de la porte. Courageusement elle entra. Frédérique et Bertrand étaient en train de déjeuner les yeux dans les yeux.

— Bonjour Elise!, lancèrent-ils en même temps. Bien dormi?

— Viens, je te sers!, proposa Frédérique en l'embrassant dans le cou. «Ç'était bien?», lui glissa-t-elle à l'oreille pendant que Bertrand se levait pour aller chercher un nouveau pot de confiture.

— Délicieusement merveilleux!, répondit Elise dans un murmure.

Frédérique se rassit et, tout en buvant son café les coudes sur la table, elle regardait sa jeune cousine rayonnante de bonheur et cela lui faisait immensément plaisir.

 

Les deux filles se retrouvèrent comme de coutume à la salle de bain et s'échangèrent des secrets de filles. Elles en oublièrent même la séance dans la neige tant elles s'impliquaient dans leur discussion. « Ça va être dur de les quitter maintenant. Pourquoi ne viendrais-tu pas un jour chez nous au Val-de-Ruz1 avec Bertrand? »

— Oh!, oui ce serait magnifique de se retrouver un jour en Suisse. Nous irions faire une grande randonnée sur cette montagne, comment s'appelle-t-elle… Ah oui!, le Chasseral.

Rassérénées par cette promesse mutuelle, forgée de l'espoir de se revoir réunis tous les quatre, elles se sentirent plus sereines pour affronter la séparation.

Les heures passaient et le moment du retour était arrivé pour les Favre. La voiture chargée attendait ses occupants par une grise et morne matinée commençant sous la menace de nouvelles chutes de neige.

Dominique et Elise volaient au hasard chaque seconde où ils pouvaient se retrouver seuls dans l'imminence du départ. Ils avaient mal de se faire déchirer par la vie.

Vincent et Patricia avaient déjà pris congé. Frédérique et Dominique, on le voyait, tentaient de retarder le moment fatidique. Inexorablement l'avancée du temps les éloignait. Dominique ayant attiré Elise derrière la voiture, le cœur torturé par la douleur, réussit à lui voler un long baiser qu'elle lui rendit en dépit de toute prudence.

 

Un petit nuage de vapeur blanche s'échappa de l'arrière du quatre-quatre et, lentement la lourde voiture commença à descendre le chemin cahoteux menant à la route de Chaux-Neuve.

Elise s'était avancée et agitait son bras en signe d'adieu. De grosses larmes roulaient sur ses joues. De longs sanglots lui nouaient la gorge. Elle resta au milieu du chemin jusqu'à ce que le véhicule eut disparu derrière une avancée de la forêt. Elle resta là sans bouger, le regard fixé sur la route maintenant désespérément vide.

Des bras vigoureux entourèrent ses épaules. En pleurs, elle se blottit dans la chaude fourrure de la canadienne de Bertrand.

— Ç'est pas juste, ç'est pas juste!, pleurait-elle entre deux sanglots.

Bertrand lui caressait les cheveux et la rassurait comme lorsqu'elle était petite et qu'elle faisait des cauchemars.

— Pleure, petite Elise, pleure ça renforce ton amour pour lui. Ô! Elise…

A sa voix cassée et au tremblement de ses mains elle comprit que lui aussi souffrait d'être séparé de Frédérique. Alors elle se calma et ils rentrèrent enlacés comme deux amoureux vers la maison.

— Voilà, sèche tes larmes maintenant. Viens m'aider à soigner les bêtes. Le travail, il n'y a rien que ça pour faire oublier.

Ils allèrent préparer le fourrage, finirent de désinfecter les trayeuses automatiques et nettoyèrent l'étable.

Midi arriva bien vite. La neige avait refait son apparition et couvrait à nouveau les montagnes de son brouillard laiteux.

Le téléphone retentissait dans la maison vide. Elise se précipita pour aller décrocher. Son cœur battait.

— Allô! Elise?

Elle reconnut la voix de Dominique. « On est bien arrivés ma chérie. Tu sais Frédérique sait tout, elle est à côté de moi, elle aimerait parler à Bertrand, je t'aime mon Elise, je n'ai pas cessé de penser à toi depuis notre départ. C'est dur, ça fait mal Elise. Je t'aime. »

Sa voix s'étrangla et Frédérique reprit le combiné. Les deux filles parlèrent encore un peu et Elise tendit l'appareil à Bertrand qui attendait impatiemment.

Elise, éperdue, courut dans la chambre qu'avait occupé Dominique. Le lit était défait. Elle se jeta sur les draps  encore imprégnés de l'empreinte de l'eau de toilette de Dominique. Ses mains se refermèrent sur la toile que ses doigts bleuis par le froid agrippèrent avec violence; ce geste qu'inconsciemment elle fit quand le plaisir vint la cueillir cette nuit au paroxysme de la jouissance. Elle pleurait sa rage: contre la vie, sur son désespoir de devoir attendre pour revoir Dominique.

Bertrand qui avait compris l'immense tristesse de sa petite soeur vint la rejoindre sans bruit. Planté devant la porte entrouverte, désarçonné par les sanglots d'Elise, il ne savait plus comment la consoler sans être importun. Il la laissa pleurer un bon moment avant de s'approcher d'elle et de poser ses mains sur les épaules de sa cadette encore secouée par les sanglots. Il s'assit près d'elle et la prit dans ses bras. Elle se blottit contre lui en essuyant ses larmes de la paume de ses mains. Il réussit à la calmer et lui murmura: « Elise, dès que nous le pourrons nous irons en Suisse pour les rejoindre. La Suisse alémanique n'est pas loin, nous rendrons visite à Dominique. Je te le jure petite soeur! Viens, cache tes larmes, je suis avec toi. »

— Merci, souffla-t-elle d'une petite voix et elle déposa un baiser sur la joue mal rasée de son frère.

 

Elle se glissa à la salle de bain pour retoucher son maquillage qui avait coulé et, main dans la main, ils se rendirent à la salle à manger où la soupière fumait sur la table.

 

 

Elle passa une bonne partie de ce début d'après-midi repliée sur elle-même dans son coin près de la cheminée en compagnie de son chat qui jouait avec ses pieds qu'elle bougeait de temps en temps pour attirer l'attention de la petite bête.

Bertrand entra dans la pièce un sourire radieux illuminant son visage.

— Habille-toi soeurette!, nous allons rendre visite au vieux Magloire, il a peint de nouveaux tableaux et nous invite à les voir. On prend la Rover on aura moins froid.

 

Ils embarquèrent à bord de la digne limousine surannée mais toujours aussi confortable et spacieuse. Le gros six cylindres, témoin d'une époque révolue, émit son feulement de bête fauve et commença sa reptation sur le chemin mal aisé de la ferme. L'admirable suspension de la lourde voiture étouffait littéralement les ornières creusées dans la neige.

La radio de bord à gros boutons lumineux laissait couler le flot d'un valse de Vienne et Elise avait retrouvé sa bonne humeur.

Arrivé sur la route, Bertrand lança le moteur avec douceur. Le véhicule s'engagea vers la descente de Chaux-Neuve avec un léger ronron de gros chat. La neige tombait doucement, faisant ployer les longues branches de sapins jusque sur la route. Les remparts de neige de chaque côté de la départementale emprisonnaient les fossés derrière un mur presque immaculé.

Passés Le Cernois, ils entamèrent la longue descente aux virages en épingles à cheveux. Le village de Chaux-Neuve ouvrait sa route principale au visiteurs venus de là-haut. Arrivés au carrefour de l'hôtel, ils s'engagèrent dans la montée de l'église au toit recouvert de tôles rouillées. Bertrand gara la voiture le long de la grille du jardin du vieux Magloire.

— Viens, Bertrand on entre vite à l'église?, demanda Elise.

Ils pénétrèrent à l'intérieur du bâtiment, illuminé par les seules bougies que de pieuses mains avaient allumées devant la Vierge au regard immuable de douceur et de compassion.

Elle semblait veiller sur les lieux  avec sérénité, comme pour protéger les merveilleuses toiles criblées de coups de baïonnettes rageurs par les occupants de la France durant les heures sombres de l'histoire. Tel le Christ en croix, elles restaient là, pendues à ce mur avec leurs blessures aux flancs parfois encore béantes. La petite lumière rouge de l'autel était le guide, la présence, la flamme de tous les espoirs. Elise déambulait sans bruit devant les magistrales peintures pieuses et semblait ne plus vouloir quitter ce sanctuaire tellement le magnétisme de ces lieux agissait sur elle. Bertrand vint glisser la main de sa soeur dans la sienne et l'entraîna au dehors. La soudaine clarté les éblouit.

Foulant la neige du petit cimetière, ils contournèrent l'édifice et se rendirent chez le vieil artiste-peintre qui devait les attendre en ayant préparé un bon chocolat chaud qu'il servait dans de gros bols marrons, accompagné de tartines de brioche sur lesquelles on étalait la confiture sans beurre tellement elle était onctueuse et fruitée.

En passant par le jardin, Elise risqua un regard au travers des fenêtres très basses et profondes. Le peintre était là, la pipe au bec, le pinceau levé au-dessus de la toile qu'il était en train de peindre. En profonde réflexion, il cherchait le petit détail infime à retoucher pour avoir le sentiment de la perfection. Il se parlait à lui-même, échangeant ses propres commentaires. Ses lunettes tombant sur le bout de son nez lui conféraient l'apparence d'un vieux savant; apparence accentuée par sa chevelure hirsute éclairée par la lampe à suspension accrochée au plafond bas.

Elise frappa deux petits coups au carreau. Il s'anima et, comme un diable sorti de sa boîte, il laissa tomber pipe et pinceau pour lever les bras en guise de bienvenue. Il fit signe d'entrer et engouffra prestement une bûche dans le poêle déjà rougeoyant.

Bertrand dut se courber pour passer la porte basse de la petite maison. L'entrée voûtée, en pierre du jura, était fraîche et sombre et sentait la sève de sapin, puis on pénétrait directement dans l'atelier du peintre. Il y régnait un désordre d'un autre siècle. Les vieux bibelots côtoyaient les tableaux parfois très anciens. Les meubles patinés par des générations de mains supportaient une ribambelle de petites choses que l'on garde par manie ou par habitude. Les dessins et croquis remplissaient l'espace, les murs disparaissaient sous les toiles que le maître des lieux avait peintes il y a déjà bien longtemps. La faible ampoule de la suspension du plafond dessinait un cône de lumière jaune sur le parquet noirci par les émanations du poêle de faïence trônant dans la pièce. Le miroir au-dessus d'une cheminée aveugle renvoyait une image toute piquée de taches grises. Le poste de TSF avec son gros oeil vert, ayant certainement diffusé dans sa jeunesse les messages venus de Londres, crachotait un air d'accordéon venu de la Suisse toute proche. La pièce était vaste et de grandes zones d'ombre gardaient le mystère de leurs ténèbres. Le plafond bas était soutenu par de grosses poutres de sapin brut. Le Christ taillé dans un bloc de bois clair semblait contempler tout ce capharnaüm avec bienveillance. Il faisait chaud chez le Père Magloire, Bertrand et Elise durent se dévêtir.

Une suave odeur de chocolat envahissait la pièce et, sur la table la belle brioche fraîche attisait la gourmandise. Le pot de confiture coiffé d'un linge à carreaux rouges et blancs attendait les invités. Le vieil artiste invita Bertrand et Elise à prendre place autour de la grande table ronde bien cirée, seul meuble de la pièce à ne pas ressembler à un champ de bataille de la guerre 14. Le vieil homme s'affairait et Bertrand dut le rassurer.

— Asseyez-vous donc Père Magloire, le chocolat va refroidir!

— Oh, y a pas de danger! Il a chanté longtemps sur le poêle et ça reste chaud longtemps. Servez-vous les enfants, servez-vous, c'est que du bon tout ça! Quand on est jeune il faut manger. Qu'est-ce que tu es belle ma petite!, dit-il à Elise en la couvant de son regard doux et sincère.

Le vieil homme commença à parler de sa peinture, d'abord par petites touches techniques, puis son enthousiasme s'emballa et l'on crut voir et entendre le grand maître Espagnol de Cadaquès. Ses gestes emblématiques dessinaient avec folie la passion qui l'habitait. Plusieurs fois, l'abat-jour de la suspension tinta en se balançant de gauche à droite. Il n'en avait cure et continuait ses explications accompagnées de grands moulinets de ses bras décharnés. Il se leva et projeta un regard acéré sur sa toile qu'il observa soudain d'un air critique.

— Non, c'est bien!, dit-il, je déteste la perfection car elle engendre l'ennui. Elle est monochrome et sans devenir.

Puis il se rassit affichant un sourire satisfait. Il se releva, alla fouiner au fond de son atelier, là où la lumière du plafond n'atteignait pas les choses. Puis il revint avec une minuscule toile sombre et vieille.

— Celle-là je l'ai peinte en quarante. Tiens petite c'est pour toi!

Il tendit le tableau à Elise qui tout d'abord refusa, mais dut accepter sur l'insistance du vieil homme.

Il s'agissait d'une étrange peinture tout en ombres et subtiles lumières. Elle représentait un sous-bois étonnamment romantique.

— Reconnais-tu l'endroit petite fille?, demanda soudain le père Magloire.

A la réponse d'Elise, ses yeux s'illuminèrent.

— C'est bien ça, jeune fille: la Source Bleue dans la forêt de Chaudron. C'est là que l'on cachait les armes. La Wehrmacht et les SS n'ont jamais découvert la cachette, ah ah!, on les a bien eu ceux-là. Garde-le ce tableau! Il représente de la joie et de la souffrance. Il est le symbole de la bêtise humaine, car ceux qui ont caché les armes ne les ont jamais retrouvées. Enfin c'est du passé tout ça, c'est du passé! On dit même qu'il y avait un trésor enfoui avec. Mais va donc savoir! Ils sont tous partis ceux qui savaient. Ah, je vous embête avec mes histoires de vieux fou!

— Mais pas du tout père Magloire, c'est passionnant!, s'exclamèrent en chœur Elise et Bertrand.

— Vous êtes bien indulgents pour des jeunes! Tiens, je vais vous raconter une histoire. Là-haut,… en poursuivant la route derrière votre ferme… oui, celle qui mène à la frontière Suisse au travers de la forêt… à un endroit, il y a un bout de terrain où poussent quatre arbres aux essences étrangères à cette hauteur. Là, se trouvait une maison. On l'appelait la maison du passeur. C'était en effet la dernière étape pour ceux qui voulaient gagner la Suisse. On dit que le jour où les SS l'incendièrent, un réfugié fit un carnage en vengeant sa femme que les boches avaient violée et exécutée comme une bête. Il y sont tous restés. Oh! il s'en est passé par ici. Pas toujours des belles choses. On dit même que, devant les yeux de gens purs et bons, la jeune femme réapparaît la nuit sur les hauteurs. Mais on n'en parle pas volontiers. Parait qu'un notable de Paris serait à l'origine du malheur de la pauvre jeune femme et qu'il habiterait toujours par-là autour…

Faites un monde nouveau de l'héritage que nous vous avons légué! Ne cédez jamais devant la force, mais n'employez jamais la violence pour vous défendre. Vivez et aimez! La vie en vaut la peine. Ah!, je radote de nouveau. Allez, venez voir mes dernières peintures.

Devant les yeux émerveillés des jeunes gens s'étalaient pêle-mêle les plus belles oeuvres que l'artiste n'eut jamais peintes. Il émanait de ses tableaux toute la grâce et la douceur de son caractère passionné, doux et plein d'amour.

Bertrand le conseilla pour son exposition et lui promit de faire le nécessaire à Morez: « Comme d'habitude, hein!, père Magloire! », s'exclama-t-il.

Les jeunes gens se délectaient des histoires et anecdotes que racontait le père Magloire en prenant un ton de conspirateur, comme si à tout moment les sbires de Vichy allaient faire irruption dans la pièce.

Ils l'écoutaient, attentivement, absorbés par le beau discours, presque religieusement, comme le dimanche matin à la messe, lorsque le prêtre du haut de sa chaire harangue les quelques fidèles éparpillés dans son humble église et que, chacun, par association d'idées, pense que le sermon lui est destiné personnellement.

L'après-midi s'était dissoute dans l'espace intemporel de la tendresse. Les fenêtres se teintaient du bleu du soir tombant où virevoltaient encore quelques flocons de neige épars.

— Allez père Magloire, on va devoir y aller, les vaches m'attendent à la ferme.

— Ah!, oui allez, allez jeunes gens! Je ne veux pas vous retarder. Vous devez remonter. Merci pour la visite.  Ça me fait toujours du bien de vous revoir.

Il embrassa Bertrand et serra sa petite Elise tout contre lui.

— Que tu es belle ma gentiane. Garde ta fraîcheur et ta gentillesse… Allez, filez mes amours. Il glissa un gros morceau de brioche dans la main d'Elise en la poussant au dehors. « J'mangerai pas tout ça! », dit-il en guise d'excuse.

Courbé dans le cadre de la porte, le vieil homme les regardait marcher le long de la grille rouillée du jardin. « Que Dieu vous garde et vous protège mes petits ! », murmura-t-il en se signant.

Son regard protecteur les suivit dans la nuit naissante. Il entendit le moteur tousser. La lourde limousine passa devant l'église et disparut en direction du carrefour de l'hôtel de Chaux-Neuve.

 

— Quel charmant vieillard!, soliloqua Elise.

— Un délicieux bonhomme, renchérit Bertrand.

— Père Magloire, est-ce son vrai nom?, demanda-t-elle soudain à son frère.

— Non. Il parait que vers la fin de la guerre, alors qu'il était aumônier d'une compagnie de chasseurs à pieds du côté de Bischwiller en Alsace, il protégea trois vieux soldats Allemands, désarmés, épuisés tentant de fuir la folie vengeresse de certaines franges de groupes de libération. Aucun camion, aucune voiture flanquée de la croix noire ne s'était arrêté pour les rapatrier. Il réussit, par une nuit sans lune, à bloquer une voiture allemande chargée de blessés. A la grande stupeur du conducteur sur lequel il braquait une imposante mitrailleuse, il fit monter les trois hommes dans le véhicule qui repartit vers l'est. Les trois soldats hébétés de fatigue et de désespoir eurent la force de lui crier quelque chose que quelques braves religieuses, ayant vu son geste, traduisirent plus tard par « père ma gloire… ». Une légende de plus quoi! Ainsi il est devenu notre père Magloire. Je crois que son vrai nom est: Vogt, patronyme bien Alsacien.

        

Le silence se réinstalla dans la voiture grimpant la route en direction des virages du Cernois. Par moments les roues arrières perdaient leur adhérence et déportaient le véhicule qui, une fraction de seconde, échappait à la maîtrise de son chauffeur. Bertrand le remettait dans la bonne trajectoire par une habile manœuvre. Elise serrait entre ses mains la peinture du vieil homme comme un trophée ayant défié les hommes et l'histoire. Quelques gros flocons venaient s'écraser sur le pare-brise en faisant un bruit mat. Les phares jaunes de la voiture éclairaient les bords de la route, par endroits luisante sous l'effet du gel. Des paquets de poudre blanche dégringolaient comme une aurore de diamants des branches de sapins surchargés par le poids de la neige. La grosse berline avalait les congères avec aisance. C'était à peine si l'on percevait les bosses de la route.

Le ciel écartelé entre la nuit et le jour s'effilochait en de lourds nuages glissant sur un firmament indigo. Seul le ronronnement du moteur accompagnait cette paisible fin de journée. Noël s'achevait et Elise pensait à demain. Elle rentrerait à Pontarlier par le car de dix heures. Le salon de coiffure n'ouvrait qu'à quatorze heures. Elle pensait à tous ces événements qui s'étaient succédés en si peu de temps. Elle pensait à son amour né en un jour comme une fleur de lotus. Elle pensait à la première nuit d'amour de sa naissante vie de femme. Elle se remémorait la tendresse et la douceur de Dominique lorsqu'il la prit dans ses bras. Elle revivait en songe ce merveilleux et profond sentiment de néant et de bonheur immense quand, emportée par la vague de la jouissance elle perdit la maîtrise d'elle-même et que, dans l'extase la plus totale, son cri de joie perça la nuit. Elle était devenue femme.

Une larme brûlante troubla sa vue. Comme elle était heureuse, Elise, et comme elle l'aimait son Dominique!

 

Un dernier virage et déjà la forêt  laissait la place à la vaste prairie où dormait la ferme des Besson. Seuls quelques carrés lumineux des fenêtres brillaient dans la nuit, ce qui dessinait comme un visage au sourire édenté sur la façade du bâtiment. Elise en fit la remarque à Bertrand qui arrêta la voiture sur le grand parking pour jouir du spectacle impromptu dû au hasard.

— Elise, je te sens heureuse et ton bonheur me remplit de joie. Puisse l'année nouvelle te combler !

Puis, comme à son habitude, il la serra contre lui en lui donnant un léger baiser dans le cou. Elle se pencha tout contre son frère et ferma les yeux, laissant la joie couler au fond de son cœur.

— Oh, oui Bertrand, je suis pleinement heureuse!, dit-elle.

Il remit le moteur en marche et engagea la voiture dans le chemin montant à la ferme.

 

 

Elise alla ranger le tableau du père Magloire. Elle le prendra demain et l'accrochera à Pontarlier dans le studio qu'elle occupe chez sa tante. Elle rejoignit ensuite Bertrand et distribua le fourrage aux bêtes, puis elle regagna la maison.

Elle s'installa en haut, dans la galerie, comme lorsqu'elle s'était endormie hier soir, tout contre Dominique. Le chat vint la rejoindre en miaulant. Elle se plongea dans la lecture d'un vieux grimoire à la reliure de cuir grenu datant d'il y a au moins deux siècles. Le livre ne tarda pas à glisser de ses doigts et ses yeux se fermèrent.

 

Les accents clairs et mélodieux de la guitare la tirèrent de ses songes. Bertrand jouait en sourdine son morceau préféré: Lettre à Elise.

Allongée sur le ventre, le menton entre ses mains, elle l'observait en souriant du haut de son perchoir. Le chat, la queue en l'air, se faufilait adroitement entre les colonnes de bois de la galerie et jetait de temps en temps un regard curieux en bas vers le salon. Elle sentait comme une caresse lui parcourir le corps tant la musique la faisait frémir.

Quand la dernière note suspendue en l'air cessa de vibrer, elle lui murmura un merci empreint de tendresse. A plat ventre, à demi cachée derrière une des moulures de la balustrade de la galerie elle lui souriait, le priant de continuer.

Alors, le salon s'emplit de tout le répertoire romantique de Bertrand, rien que pour sa petite soeur, « Rien que pour toi Elise! », avait-il ajouté.

Ils laissèrent ainsi à la soirée le temps de prendre naissance. Elise pouvait émettre chaque désir. Bertrand le concrétisait par les mélodieux accords des morceaux choisis par sa soeur. Et lorsqu'un titre inconnu le laissait un instant songeur, il improvisait sous les quolibets d'Elise. « Tu triches, ce n'est pas l'air, mais continue c'est beau ce que tu joues là! »

 

La nuit bleutée noya la campagne d'ombres mystérieuses où émergeait ça et là la blancheur d'un sapin croulant sous la neige étincelante. Elise avait une dernière fois accompli son pèlerinage dans la chambre de ses amours. Elle avait recouvert le lit maintenant sans draps et fermé la porte sur la pièce silencieuse. Elle s'interdisait de penser, elle n'en eut pas moins le cœur serré.

 

Le dernier dîner de l'année en compagnie de ses parents lui rappelait les fins d'années de son enfance; il n'y avait pas si longtemps de cela et pourtant… comme ce souvenir lui paraissait déjà si lointain!

Même sa chambre lui paraissait vide et triste malgré le bon feu de bois crépitant dans la cheminée.

Elle s'endormit en pensant à Dominique, si fort qu'elle en éprouva du plaisir.

 

 

IV

 

Sa première pensée fut pour ce garçon si doux qu'elle aimait si fort. Elle se pelotonna dans son lit, toute serrée contre le souvenir de Dominique et revoyait son visage au regard vert, penché sur elle. Il lui manquait, là, maintenant. Elle aurait aimé se réveiller dans ses bras, glisser son corps chaud contre le sien, sentir la folle exubérance de ses caresses sur ses seins, le long de son dos… Elise frissonna. Elle se leva et, en survêtement, se rendit à la cuisine. Comme toujours, la cafetière fumait sur la table comme si une main invisible et fidèle n'avait d'autre tâche que de préparer ce délicieux breuvage tous les matins à heure fixe avec la régularité d'un métronome.

 

Une dernière fois elle sacrifia au rituel de la douche scandinave, mais rien n'avait plus d'attrait alors même que Dominique et Frédérique n'étaient pas là. En silence, elle se prépara et attendit dans le salon le moment de repartir pour Pontarlier.

 

Vers neuf heures vingt, Bertrand vint la rejoindre. Elle prit congé de ses parents et promit de revenir dès que possible. Elle devait rester à Nouvel-An en bas; le salon restait ouvert très tard et elle fêterait la nouvelle année en ville, en compagnie d'amis.

Dans le matin froid et gris, elle fit un signe d'adieu à ses parents et se glissa dans la voiture que Bertrand avait fait chauffer quelques minutes.

La radio de bord donnait des nouvelles du temps qui n'allait pas en s'améliorant: de nouvelles chutes de neige en prévision et puis une zone de haute pression vers la fin de l'année; peut-être du soleil pour Nouvel-An.

La lourde limousine descendait la route sinueuse en direction de Chaux-Neuve. Ils étaient en avance. Il arrivèrent un bon quart d'heure avant le passage du car. Ils prirent un café à l'hôtel. Elise avait décliné l'invitation de Bertrand de la raccompagner jusqu'à Pontarlier. Elle voulait se replonger lentement dans le bain, comme elle disait. Et ce voyage en car était le trait d'union désiré entre ces heures d'insouciance passées en haut et le retour à la ville.

Giclant une gerbe de neige fondue par le sel, le „Monts-Jura“ de dix heures en provenance de Foncine s'annonça par un coup de Klaxon. La robe normalement blanche du car était souillée de traînées grises dégoulinant le long de la carrosserie. Les vitres embuées ne permettaient pas de distinguer les passagers à l'intérieur. Bertrand et Elise se reculèrent pour ne pas être éclaboussés de neige fondue.

Dans un claquement sec, les portes automatiques du véhicule s'ouvrirent pour laisser monter Elise.

Elle embrassa encore son frère sur le marchepied avant que la pression ne referme la porte accordéon vitrée.

— Bonjour ma toute belle!, lança le chauffeur qui connaissait bien Elise. Un pour Pontarlier, un!, ajouta-t-il en rendant la monnaie à Elise. Accroche-toi Elise, aujourd'hui ça glisse. « Et c'est reparti! », dit-il en empoignant son volant.

Le car était presque vide. A peine quelques femmes descendant faire quelques courses en ville.

Elle s'assit au fond et frotta la vitre embuée au moment où le véhicule repartait. Elle eut juste le temps de faire signe à son frère et de lui envoyer un baiser du creux de la main; déjà le sourd grondement du moteur propulsant le „Monts-Jura“ vers Pontarlier s'amplifia. En se retournant, elle continua de faire signe à Bertrand, jusqu'au virage de l'ancienne pompe à essence. L'angle de la maison fit disparaître l'hôtel à la vue d'Elise. Elle se retrouva seule au fond de ce bon vieux car tortillant du derrière. Elle s'installa confortablement sur les quatre fauteuils plus larges que les autres: il ne montera probablement pas beaucoup de monde jusqu'à Pontarlier. Calée dans l'angle rembourré elle se plongea dans la lecture de son roman commencé à la ferme. Elle ne vit même pas le regard réprobateur de la femme haussant les épaules à la vue de…  « …cette petite effrontée qui se permet tout, là au fond. Non mais regardez-moi ça, M'ame Droz! »

— Ah! ces jeunes!, répondit l'interpellée sans trop de conviction. La petite pouvait bien faire ce qui lui plaisait après-tout, « en plus elle à l'air bien cette gosse! », pensait-elle.

Dans ce petit univers humide et chaud, cherchant sa route entre deux remparts de neige, la vie continuait, comme si tout l'avenir du monde se reflétait dans ce car des montagnes du Jura français.

A Mouthe, une famille de skieurs de randonnée, harnachés comme des ours polaires partant à la chasse, prit le car d'assaut. C'était sans compter sur la résistance de l'ennemi — en l'occurrence le chauffeur — renvoyant tout ce joli monde en direction du panier métallique fixé à l'arrière du véhicule et destiné à recevoir les lattes encombrantes et pleines de neige collée sous la semelle.

Ils prirent bruyamment place en tapant du pied par terre et en frottant leurs mains encore gantées. A leur accent et leur élocution rapide on s'aperçut qu'ils n'étaient pas d'ici. Peu à peu, la fatigue de leur longue randonnée et la moiteur de l'habitacle aidant, le calme régna à nouveau dans le car. On entendait de temps en temps un chuchotement qui restait sans réponse. L'un d'entre eux devait s'être assoupi.

Puis, seul le régulier vrombissement du gros Diesel accompagna les voyageurs jusqu'à Malbuisson par la rive est du Lac Saint-Point, magnifique plan d'eau, troisième lac naturel de France.

La rive était gelée et quelques enfants s'ébattaient sur la glace en riant.

Elise se souvenait de ses folles escapades hivernales en compagnie de Bertrand et de ses cousins suisses sur le miroir rugueux du lac Des Mortes. Comme cela lui semblait loin maintenant. Le regard perdu au loin vers les crêtes de Malpas, elle laissait son esprit vagabonder. Elle se revoyait main dans la main avec ce petit cousin si gentil et si prévenant. A l'époque, ils étaient déjà amoureux l'un de l'autre comme on peut l'être à dix ans.

« Dominique! », pensait-elle en écrivant son nom d'un doigt sur la buée de la vitre.

De temps en temps, le moteur semblait s'emballer, vite remis à l'ordre par un chauffeur émérite, habitué à la conduite hivernale.

Les cheminées des chalets de Port Titi fumaient dans le silence ouaté de la petite baie du bout du lac. Pontarlier n'était plus très loin.

Un sanglot soudain secoua Elise. « Oh! Dominique, tu me manques! », murmura-t-elle. Que fait-il en ce moment?, pense-t-il aussi à moi?

Le dernier virage de la route d'Oye-et-Pallet dévoilait soudain la vue de l'ancien fort de Joux étalant sa lugubre masse trapue au travers du brouillard stagnant sur la crête où plane encore le fantôme de Toussaint Louverture.

Déjà le “Monts-Jura“ pointait son nez vers la gare de Pontarlier. Passé le grand virage du tribunal, le chauffeur rangea son lourd véhicule sur la place Arthur Morand. Dans un sifflement de pression, les portes s'ouvrirent et les passagers descendirent. Ils ne restait plus grand monde. Elise en quittant le car fit un signe au chauffeur qui la salua d'un bref coup de Klaxon. Prudemment elle descendit la côte de la poste vers la rue de la République, son lourd sac de voyage à bout de bras. Elle s'engagea dans la rue Tissot en longeant l'église Sainte Bénigne et se retrouva sur la Place où sa tante logeait dans un beau bâtiment typique en solides pierres du Jura. Là, elle jouissait d'une indépendance totale. Son petit studio bien agencé se trouvait tout en haut dans les vastes combles aménagés avec goût.

La pharmacie en bas n'ouvrait qu'à quatorze heures et la rue était calme.

En poussant la lourde porte d'entrée elle se réjouit de retrouver la quiétude de son petit univers privé. Elle alla embrasser sa tante Laetitia qui préparait le déjeuner. Elle lui remit les cadeaux que sa maman avait préparés, confitures, miel et conserves de fruits des bois. « Que des bonnes choses! », avait-elle dit en riant.

— Je téléphone en-haut pour les prévenir que je suis bien arrivée dit-elle en disparaissant dans le couloir. Elle eut plaisir à entendre la voix de Bertrand qui lui donna des nouvelles de Dominique. Frédérique avait appelé. Dominique croyait qu'Elise était encore à la ferme. Bertrand lui a donné son numéro en ville, il appellera certainement ce soir.

Elise revint tout enjouée vers sa tante.

— Comme tu as l'air heureuse Elise!, remarqua-t-elle pertinemment. C'était bien là-haut?, demanda-t-elle encore, et les cousins … vont-ils bien?

Et la conversation continua ainsi à bâtons rompus jusqu'à Dominique.

—…Qu'est-ce qu'il est chou! L'aveu avait échappé à Elise qui rougit légèrement.

Sa tante sourit sans dire un mot: elle avait compris. Elle était heureuse de voir le bonheur d'Elise.

Laetitia qui n'avait jamais eu d'enfant malgré beaucoup d'amants avait littéralement adopté Elise qu'elle trouvait magnifique de beauté et de gentillesse. Tout ce qui la touchait de près ou de loin était important pour elle. Elle voulait son bonheur à tout prix.

Après le repas, Elise monta ranger ses affaires et retrouva son studio avec un plaisir non dissimulé. Elle se jeta dans le profond canapé couvert de coussins moelleux. Elle alluma le petit tas de branchages dans la cheminée comme pour retrouver les odeurs de la ferme. Elle posa un disque sur la platine et poussa le bouton du son. Un bon vieux Johnny sentimental piqué à ses parents la transporta dans les années yé-yé. En faisant claquer ses doigts elle scandait tous ces airs à la mode il y a pas mal d'années déjà. Elle chanta sur Retiens la nuit, twista sur Sam'di soir, siffla sur l'air de l'idole des jeunes, et s'effondra presqu'en pleurs aux accents langoureux de Douce violence. Elle se mit à rêver de Dominique et d'elle…

Soudain silencieuse, elle se prépara pour se rendre au salon de coiffure de la rue de la République. Elle se maquilla et se coiffa avec habileté. Un petit chignon sauvage mit sa frimousse en valeur.

Un trait de lumière apparut soudain par la verrière de la salle de bain. La chaleur de la pièce avait fait fondre la neige et un chaleureux rayon de soleil dardait un doigt de couleur or au travers de la baie inclinée du pan du toit. S'illuminant comme une cathédrale, la chambre d'Elise rayonnait en suivant la course de la lumière s'infiltrant peu à peu dans la pièce.

Les murs de couleur ocre jaune resplendissaient au passage de la clarté soudaine. Les ombres jouaient avec les éclairs de luminosité et jetaient de grandes arabesques ambrées sur les meubles explosant de luminosité. Le spectacle était féerique. Le soleil avait disparu depuis si longtemps, au moins quatre à cinq jours; ce qui est long par ici en hiver.

Un étrange sentiment d'allégresse s'empara d'Elise. Comme tout paraissait plus beau sous la caresse d'un ciel en fête.

Elle était en avance, mais peu importe! Elle avait envie de sortir en ville, de voir son petit bourg palpiter de nouveau.

Bottée avec élégance et vêtue de son manteau sombre, elle quitta la chaleur de la maison pour remonter la rue de la République en direction de la Porte Saint-Pierre. Elle s'attarda devant les boutiques et les magasins arborant encore presque tous leurs décorations de Noël. Un air de fête flottait dans son cœur, elle était tout simplement heureuse; heureuse de sa vie, de son bonheur nouveau, de revoir Dominique… à Nouvel-An, à Pâques ou même avant, à l'été aussi, quand les blés sont dorés et que la plaine tremble sous la chaleur de juillet… les escapades en amoureux dans les sous-bois, les heures d'amour à partager… Quel bonheur à venir! Elle remonta son col de fourrure; ce n'était pas encore l'été.

— Adieu mon Elise!

Sa collègue Suisse, Amandine, vint la rejoindre sur le même trottoir.

— Eh bien, tu rêves, ma belle!, dit-elle en l'embrassant. « Ça va? Dis donc tu es encore plus belle qu'avant Noël, qu'est ce qui s'est passé là-haut dans tes montagnes? Tu as rencontré le prince charmant!

— Elise ne répondait pas, mais son sourire resplendissant la trahissait.

— Ç'est pas vrai!, s'exclama Amandine. Elise!… Oh! j'en pleurerais presque. Toi amoureuse! La fille la plus tranquille et la plus réservée du salon… amoureuse. Raconte,… comme ça, tout d'un coup! Allez, te fais pas prier, dis-moi!

— Que veux-tu que je te dise Amandine, répondit Elise. C'est venu comme ça tout d'un coup. Au début je ne voulais pas, et puis… il a été si charmant et attentionné, patient et tendre… Oh !, c'était beau, il a eu des gestes si doux et caressants, je n'ai pas pu résister, je l'aime, il m'adore.

— Excuse ma curiosité, mais tu parles comme si tous les deux vous aviez…

— Oh, oui et ça été sublime, merveilleux!

— Amandine enveloppa sa copine d'un regard de franche amitié et la serra contre elle. Te voilà femme maintenant. Ç'est magnifique ma jolie, ç'est magnifique, répétait Amandine au comble de la joie pour Elise.

Bras dessus, bras dessous, elles continuèrent leur chemin en plaisantant. Elise racontait le bonheur qui avait été le sien, là-haut dans sa ferme des hauts du Mont Risoux.

Comme elles avaient encore le temps elle s'arrêtèrent pour boire un thé au Café de La Poste. Elles parlaient et riaient de bon cœur. Les garçons les regardaient, mais elles ne les voyaient pas. La jupe qu'Elise portait toujours très court, dévoilait ses jambes assez haut sur la cuisse, sans qu'elle n'y prête attention. Elle était heureuse et plus rien ne comptait pour elle que son bonheur qu'elle partageait maintenant à mots cachés avec son amie Amandine.

Il était bientôt quatorze heures et elles se rendirent au salon de coiffure tout proche. Elles retrouvèrent avec joie les amies et la patronne qui les accueillirent en les embrassant chaleureusement.

— Aujourd'hui c'est calme, annonça d'emblée Josiane à qui appartenait le salon, mais chacune aura de quoi faire ne vous inquiétez pas.

 

Déjà les premières clientes arrivaient en poussant la porte vitrée, laissant à chaque fois pénétrer une bouffée d'air frais. Les filles discutaient en déchargeant ces dames de leur manteau. On se racontait avec force détails le Noël que chacune avait passé, soit à ski, soit aux fourneaux, ou bien encore à flâner oisivement pour rattraper le sommeil manquant au long de l'année. Le salon s'animait. Déjà les premiers sèche-cheveux s'allumaient. L'odeur vinaigrée des permanentes emplissait l'air où se mélangeaient les parfums de laque et de fixatif. Le téléphone sonnait et les rendez-vous noircissaient les pages du cahier. On s'affairait dans la bonne humeur et les rires cristallins des jeunes coiffeuses venaient de temps en temps se superposer aux ronflements des casques de séchage.

Elise et Amandine rivalisaient de doigté et d'adresse pour élaborer les coiffures qui feront, au passage de la nouvelle année, la fierté de Madame le Docteur ou de Maître Unetelle du tribunal de Pontarlier.

Dans l'après-midi, le parfum sensuel du café frais diffusa ses effluves généreux. Quand vint le soir, les premières employées remplacèrent les dames de la haute société préférant le calme des rendez-vous du début d'après-midi. Puis les hommes firent leur apparition, souvent sans rendez-vous, comme si leurs cheveux avaient soudain poussé en une après-midi et que demain il serait déjà trop tard. Trop tard pour quoi?…

Un rendez-vous de longue date se présenta. Dans le feu de l'action Josiane avait occupé toutes ses filles. Seule Elise était libre.

— Quelle chance tu as Elise s'exclama Nicole! C'est toi qui vas t'occuper du bel oiseau, rajouta-t-elle.

— Quoi? Qu'est-ce que tu dis Nicole…Le bel oiseau?!

Elise qui en principe n'avait que rarement des hommes à coiffer ne connaissait pas l'élégant monsieur que Josiane installait dans un des fauteuils un peu en retrait du reste du salon. Ces messieurs aiment l'intimité avait un jour décrété Josiane.

— Voilà Elise, dit-elle en lui présentant Julien Mairle. C'est elle qui va s'occuper de vous avec toute la douceur de ses doigts de fée.

— Bonjour Elise, dit-il en tendant la main. Merci de bien vouloir vous occuper de moi.

Puis il prodigua quelques conseils quant à la coupe désirée.

— Désirez-vous un shampooing?, demanda-t-elle par habitude.

— Volontiers, répondit-il.

Elise alla se procurer les produits nécessaires. En passant près de Nicole elle pouffa de rire.

— Le bel oiseau, répéta-t-elle. Je comprends maintenant. Merle ça s'écrit comment?, comme l'oiseau?

— Non avec un a, répondit Nicole en riant à son tour.

— T'es vache, maintenant je ne pourrai pas garder mon sérieux.

— Mais si, fais-lui un massage érotique du cuir chevelu, peut-être qu'il va siffler.

La réplique était de trop. Les filles laissèrent leurs clientes et allèrent s'étrangler de rire au fond du salon.

Après un bon moment elles tentèrent une approche. Le plus difficile fut pour Elise. Elle s'en sortit avec élégance.

— Vous avez un nom qui résonne la joie de vivre et le bonheur d'un matin de printemps, murmura-t-elle à son client.

Julien ne s'attendait pas du tout à une telle répartie sur son nom.

— C'est magnifique ce que vous me dites là Elise. Vous êtes adorable. Merci pour ce beau compliment si bien tourné. Permettez-moi à mon tour de vous dire avec moins de poésie que vous portez votre prénom avec toute la douceur et la beauté de votre jeunesse.

— Merci, c'est très gentil.

Et la conversation s'engagea pendant qu'elle préparait le mélange d'eau.

C'est bien comme ça?, s'enquit-elle en laissant couler un filet tiède sur les cheveux de Julien avant de continuer.

— Très bien, très bien dit-il en se détendant. Vous êtes très douce.

Elise versa le shampooing avec lenteur tout en massant les fins cheveux de Julien Mairle. Ses doigts légers et agiles couraient le long de la nuque de son client et remontaient sur le dessus du crâne en un mouvement circulaire décontractant.

Il se laissait aller à la caresse de cette toute jeune fille. Elle avait vraiment des doigts de fée. Julien sentait un imperceptible courant lui parcourant l'échine. C'était presque indécent de se laisser dorloter ainsi par cette jolie coiffeuse. Mais il ne pouvait résister au fin toucher du bout des doigts d'Elise. Il aurait voulu que le massage dure ainsi une éternité. Jamais il n'avait ressenti un tel bien-être. Il avait fermé les yeux et s'était abandonné totalement à la volupté qu'elle lui prodiguait. Quand elle cessa le massage pour rincer les cheveux, un « encore un peu » lui échappa. Il s'empressa de rajouter: « Ç'est extrêmement relaxant après une journée de stress ».

Alors elle continua de glisser ses longs doigts dans la chevelure de Julien avec une infinie douceur. La mousse commençait à sécher. En se penchant par dessus son épaule elle murmura: « Désolée, je suis obligée de rincer »    

— Dommage!, dit-il simplement.

 

Julien avait un cheveu fin qui se prêtait bien à la coupe. Elle se tenait tout près de lui. Parfois sa hanche ou son ventre effleurait la main de Julien posée sur l'accoudoir. Il en ressentait comme une fulgurante décharge électrique. Il commençait à être mal à l'aise envers la jeune fille qui semblait ne pas prendre garde à ces infimes détails qui lui, le troublaient.

Solide et fidèle, Julien ne comprenait pas ce qui lui arrivait. La jeune fille avait en quelques minutes, inconsciemment, mis le feu à sa sensualité. Ce sentiment de faiblesse envahissante, enfouie au fond de lui, comme une fièvre latente le déstabilisait. Ses mains tremblaient et sa voix était grave. Il ne pouvait plus détacher son regard du visage de la jeune coiffeuse.

Lorsqu'elle lui présenta le miroir sur sa nuque, il sut, la mort dans l'âme, que leur tête à tête allait prendre fin.

Elle le débarrassa des serviettes et, en plaisantant de sa voix douce, chassa de quelques coups de brosse les cheveux coupés qui avaient glissé sur son costume. Sa main effleura la sienne.

Elle remarqua qu'il avait la peau douce et chaude malgré le froid. Ses mains aux doigts pourtant courts avaient une finesse assez rares chez un homme; « Peut-être parce qu'elles sont petites », pensa-t-elle.

D'un pas lent, il la suivit vers la caisse et parla un peu avec elle, comme pour retarder le moment de se quitter. Il la remercia, la complimenta et la pria de continuer à l'avenir de s'occuper de sa chevelure. En lui serrant la main il plongea son regard dans l'azur des yeux d'Elise. Quand elle referma la porte il se retourna encore une fois et lui fit un signe de la main.

Un curieux silence régnait dans le salon. Les filles regardaient Elise avec surprise.

Amandine se risqua à demander à sa camarade ce qu'elle avait bien pu lui faire pour le troubler à ce point.

— Un simple massage érotique du cuir chevelu!, répliqua-t-elle mutine.

— Aucune de nous n'est jamais parvenue à le déstabiliser à ce point. Elise tu es magicienne. Tu peux avoir tous les hommes à tes pieds si tu le veux!

— L'amour d'un seul me suffit!, dit-elle en fermant les yeux.

 

 

La nuit tombante teintait les rues de bleu. Les passants se hâtaient pour effectuer leurs derniers achats à la supérette jouxtant le bâtiment de la sous-préfecture. Les clientes ravies avaient déserté le salon qui lentement se préparait à laisser la nuit s'installer totalement. On avait balayé le carrelage de marbre, rangé les appareils et nettoyé peignes et brosses, les serviettes partaient pour le lavage et les filles se pomponnaient pour rentrer chez elles.

Pontarlier brillait des mille feux des décorations de Noël encore tendues au travers des rues du bourg. D'un pas léger, Amandine et Elise remontaient la rue de la République jusqu'à la voiture garée sur le parking non loin de l'hôpital.

Amandine rentrait en Suisse et Elise regagnait son petit chez-soi sous les toits en descendant la rue Montrieux.

La pharmacie fermait lorsqu'elle poussa la porte menant aux appartements. Elle lança un coucou à sa tante qui était déjà rentrée. Laetitia lui rappela qu'elle sortait ce soir et qu'Elise pouvait disposer de la cuisine quand elle le voulait pour le dîner.

Poussant la porte de son refuge sous les toits, Elise se réjouit de retrouver la chaleur de son minuscule appartement. Elle quitta ses bottes trop chaudes et, pieds nus, se dirigea vers son réfrigérateur pour boire une longue gorgée d'eau fraîche. Elle glissait, légère et silencieuse sur le parquet. Elle se lança avec un plaisir non dissimulé dans son canapé et se plongea dans la revue qu'elle avait achetée au kiosque de la rue de la Gare. D'un doigt elle tournait les pages de papier glacé.

La mélodie du téléphone la tira de sa lecture.

— Allô!, lança-t-elle d'un ton enjoué.

— Domi…! Oh !, mon chéri comme tu me manques déjà!, lui susurra-t-elle amoureusement.

— Toi aussi, douce Elise de mes rêves, répondit-il. J'aimerais tant te serrer dans mes bras, t'embrasser, te sentir frissonner de désir… Oh !, Elise je t'aime chuchota-t-il dans le combiné.

Ils continuèrent ainsi à jouer avec leurs émotions, jusqu'à ce que la maman de Dominique, par sa soudaine présence près du téléphone, les ramènent involontairement à des propos plus banals. A mots couverts ils parlèrent d'amour et leurs cœurs battaient de plus en plus fort. De longues minutes passèrent ainsi. De temps en temps Dominique lui murmurait un « je t'aime! » passionné profitant de l'absence momentanée de sa maman. Elise, elle, pouvait à loisir l'abreuver de mots doux qui le troublaient de plus en plus. Elle usait de sa féminité et, coquette, profitait de manière espiègle de sa situation privilégiée. La conversation entre les deux jeunes gens s'éternisait et Patricia dut en faire la remarque à Dominique qui se vit contraint de prendre congé de sa douce et tendre Elise qui continuait à le faire souffrir par ses «  je t'aime » lascifs . Elle était si féminine et charmante qu'il faillit en perdre toute contenance. Il réussit néanmoins à garder son calme et à lui murmurer ce dernier « je t'aime » étouffé par sa main posée en paravent contre le micro de l'appareil.

La cassette de musique d'ambiance piano-bar qu'elle avait glissé dans le lecteur la plongea dans une rêverie mélancolique. « Comment allait-elle pouvoir vivre si longtemps sans voir Dominique? » Leur prochain rendez-vous paraissait tellement hypothétique et lointain. Elle se languissait de sa tendresse, de ses caresses, de sa voix envoûtante, de leurs jeux amoureux. Ah!, ce réveil au petit matin tout enrobée de ses bras, sa peau effleurant la sienne, son cœur battant si fort dans sa poitrine, ses mains jouant avec son désir quand sa voix mentait en disant non…

— Oh! Domi… comme je t'aime!, répétait-elle à voix basse, une larme coulant de ses yeux tristes.

Elle se lova sur elle-même enroulée dans sa couverture moelleuse et se laissa bercer par la musique en sourdine… Elle s'endormit. Pontarlier s'assoupissait dans le calme d'une belle nuit d'hiver.

 

 

 

V

 

 

Le bip-bip lancinant du réveil la ramena soudain à la réalité. Elle était un peu perdue. La nuit avait passé à la vitesse de l'éclair. Le souvenir de Dominique était encore si présent à son esprit qu'elle ne sut plus si elle avait passé la nuit ou seulement la soirée dans son canapé.

— Quelle heure est-il donc?, s'entendit-elle dire à haute voix. Mon Dieu sept heures déjà! J'ai dormi toute la nuit dans le canapé!

Elle s'apprêta pour cette nouvelle journée, heureuse de retrouver le salon de coiffure et les copines. Bientôt, elles iraient toutes en boîte pour fêter la nouvelle année.

Elle descendit à l'appartement de sa tante et, les deux femmes déjeunèrent ensemble. Elise raconta gaiement l'anecdote du « Bel oiseau », ce qui augmenta leur bonne humeur.

 

L'air vif du matin sombre accueillit Elise à sa sortie de l'immeuble. Le ciel encore endormi et constellé d'étoiles promettait une belle journée. Le froid de la nuit avait rendu glissante la neige tassée sur les trottoirs. Les passants prudents cheminaient plus lentement qu'à l'habitude. Par endroits, le gel renvoyait des éclats aussi purs que le diamant sous la lueur des réverbères.

Le bourg s'animait lentement dans cette douce ambiance caractéristique de la tranquille ville jurassienne. Elise aimait ce calme apparent berçant sa ville. Issue de la campagne, elle adorait cette douceur de vivre de la petite bourgade sise aux confins du département. La Suisse proche lui avait donné ce caractère bon enfant et laborieux qui fait de Pontarlier un havre de paix dans un monde trépidant.

 

D'un pas léger et prudent, elle remontait la rue de la République. Les lumières brillaient déjà dans le salon, jetant une lueur ambrée sur les monticules de neige gelée accumulée au bord des trottoirs.

Elle poussa la porte de verre et fut accueillie par Josiane et Nicole. Après les rituelles embrassades du petit matin, Josiane s'approcha d'Elise qui s'émerveillait devant un magnifique bouquet de fleurs. Il y avait là tout ce que l'on ne pouvait trouver en cette saison; un véritable feu d'artifice de couleurs et de variétés balsamiques et diverses étaient disposées dans un grand vase posé sur la petite table vers le coin détente du salon. Tout en se dévêtant, Elise ne pouvait détacher son attention de cette débauche de beauté et d'extravagantes senteurs. A son regard interrogateur répondit le « J'en sais pas plus que toi, ma beauté! », d'une Josiane à la fois perplexe et émerveillée.

— Aucune carte ne l'accompagnait, mais j'ai tout de même une petite présomption! Le jeune homme qui l'a livré nous a affirmé qu'aucune dame n'était passée dans la boutique du fleuriste de si bonne heure, ou alors hier peut-être. N'aurais-tu pas conquis ton séduisant client d'hier?

— Mais je n'ai absolument rien fait pour ça!, se défendit Elise.

— Ton charme et ta douceur ont opérés ma jolie!

— Comment as-tu pu en une seule séance désarçonner ce Julien? Aucune fille n'a eut jusqu'à présent autant de succès auprès de lui!

— Tu crois?, interrogea Elise, ingénue et surprise de cette situation ambiguë. C'est Dominique que j'aime et personne d'autre. Et puis, ce Julien n'est-il pas marié?

— Mal!, renchérit Josiane. Claire, sa femme, est une fille magnifique mais, la reine des garces. Elle est bien connue dans les couloirs du palais où elle exerce le fonction d'avocate. Sois prudente Elise, les hommes sont faibles devant toute la fraîcheur et le charme qui émanent de toi!

 

Elise avait cet attrait accrocheur des belles filles qui, sans même en user, pouvait faire palpiter le cœur des garçons en une fraction de seconde. Fraîche fleur à peine éclose, elle traversait la vie avec cette douceur un peu candide qui la rendait adorable.

Perdue dans ses pensées, soudain triste et détachée du monde, elle voyait le visage de Dominique penché sur elle. Elle se revoyait là-haut dans le tiède refuge de la chambre où sa passion explosa si violemment dans les bras amoureux de son petit cousin. « La vie devrait s'arrêter là où l'on est le plus heureux », pensait-elle.

— Elise!, hou! Hou! Où es-tu ?

Amandine caressait tendrement la joue de son amie.

— A quoi, ou à qui tu penses ?, murmura-t-elle a l'oreille de sa copine, connaissant déjà la réponse.

— …Et puis, tant pis pour le « Bel oiseau ». Il ne se brûlera que quelques plumes, ce qui ne l'empêchera pas de voler !, dit-elle en riant.

Nicole esquissa alors le vol d'un oiseau déplumé qui atterrit dans les bras d'Elise qui s'amusait de la prestation parodique de son amie.

— Bon, allez les filles on prépare le salon, les belles dames vont arriver !

 

 

Les quelques jours jusqu'à Nouvel-An passèrent pour Elise et pour les jeunes coiffeuses de manière fulgurante. Le dernier jour fut le plus ardu. Chaque femme désirant être la plus belle pour passer le cap de la nouvelle année, les filles durent faire preuve de beaucoup d'entregent et de diplomatie. Le soir venu elles étaient fourbues mais satisfaites de leurs chefs-d'œuvre de la journée.

 

La discothèque des Hopitaux-Neufs ouvrait ses portes pour tous les jeunes de la région et de la Suisse voisine. Vallorbe n'est qu'à deux pas. Nicole connaissait bien le DJ1. La soirée promettait d'être folle, et la nuit longue. Amandine irait dormir chez Elise, « à moins que le hasard d'une rencontre …?», avaient-elles plaisanté en riant.

Un petit restaurant sur la place offrait une carte spéciale pour Nouvel-An et elles iraient d'abord y déguster un met léger et appétissant dont le patron gardait jalousement le secret.

Les commerces de Pontarlier fermaient un à un leurs portes et la ville se préparait à changer d'année. Elise avait téléphoné à ses parents pour leur souhaiter une bonne soirée, pas encore une nouvelle année; elle le ferait demain, pas trop tôt. Elle avait promis d'être prudente. Vainement elle appela Dominique. Il n'était pas là avait déclaré Frédérique. Il devait sortir avec des amis mais il ne manquerait sûrement pas de la rappeler avait-elle déclaré en rassurant Elise.

Les portes du salon fermées, elles prirent congé de Josiane qui devait retrouver son mari et sa famille à Besançon.

Les jeunes coiffeuses se rendirent au Café de La Poste pour y avaler un bon thé bien chaud avant de prendre la route.

En entrant dans l'établissement, elles reconnurent immédiatement Julien assis à une table en compagnie d'une femme magnifique et de quelques personnes qu'il avait l'air de traiter en amis.

Il y eut bien quelques chuchotements de la part de Nicole et d'Amandine mais Elise ne leur en tint pas rigueur et elles se mirent à discuter entre elles. Le grand miroir du fond de la salle reflétait l'intérieur du local et Elise s'aperçut que le regard de Julien était constamment porté sur elle. Intriguée elle jetait de petits coups d'oeil furtifs en direction du reflet de l'homme qui, semblait-t-il était amoureux d'elle. Elle put ainsi, à la dérobée, le juger physiquement. Il n'était en effet pas mal du tout, devait aimer les bonnes manières et paraissait très avenant. La discussion avec la jolie femme semblait quelque peu houleuse. « Etait-ce son épouse, une relation, une amie? »

Julien s'était tu. Son regard parfois triste croisait celui d'Elise dans le grand miroir.

— Est-ce possible qu'il soit amoureux de moi?

Soudain, mue par la curiosité et par la question qui la taraudait, Elise se leva pour se diriger vers les toilettes. Se piquant au jeu, elle passa tout près des convives et frôla la jambe que Julien avait étirée sur le côté de la table. Elle se rendit au sous-sol le cœur battant. Allait-il venir?, se demanda-t-elle.

Elle resta un long moment avant de reprendre le courage de sortir. « Je suis complètement dingue, mais au moins j'en aurai le cœur net! », se dit-elle.

Doucement, elle ouvrit la porte. Il n'était pas là. Elle s'apprêtait à remonter les escaliers lorsqu'elle entendit son nom prononcé à voix basse.

— Elise?

Impossible de reculer. Elle se retourna lentement et le vit en bas des marches, si triste qu'elle eut envie de courir vers lui pour le consoler. Elle retint son geste.

— Bonsoir Elise, comment allez-vous?, lui demanda-t-il accompagnant sa question d'un tendre sourire.

— Bien, et vous-même?, s'entendit-elle dire dans un brouillard qui lui noyait soudain le cerveau. Merci pour le magnifique bouquet, il est superbe pour le salon, lança-t-elle soudain.

— Il vous était destiné, Elise, rien qu'à vous.

— A moi, mais pourquoi?, demanda-t-elle le feu aux joues.

— Mais parce que je… parce que cela me faisait plaisir de vous l'offrir.

— C'est très gentil, merci, lui dit-elle alors qu'il se tenait maintenant tout près d'elle.

— Bon, alors bonne année Elise, amusez-vous bien, murmura-t-il en s'approchant d'elle. Il la prit par la taille et l'embrassa sur les deux joues. Elle sentit comme un feu l'envahir et perçut au passage la sensible marque de chaleur que ses mains avaient laissée sur sa peau protégée par un fin corsage de soie. Puis il s'enfuit en gravissant deux par deux les degrés de l'escalier menant à la salle.

Haletante, elle le regarda s'éloigner et croisa son regard lorsqu'il se retourna en haut des marches. Elle venait de ressentir quelque chose de magique et d'étrange que la raison ne pouvait expliquer.

Elle regagna ses amies qui la pressèrent de questions. « Tu l'as vu?, tu lui as parlé?, comment est-il avec toi? Allez raconte-nous Elise!

Elise relata ce qui s'était passé en bas, en omettant toutefois volontairement de parler de ce trouble qui accompagna les baisers de Julien.

La discussion avait repris entre Julien et ses amis. Il semblait plus serein, plus détendu et tentait d'accrocher le regard d'Elise par miroir interposé; puis Amandine donna le signal du départ. Un dernier cillement de paupière et Elise quitta le reflet de Julien qui la suivit des yeux, ce qui sembla déclencher une vive protestation de la part de la femme assise avec lui.

 

Dans la nuit froide, les filles empruntèrent les petites rues gelées de Pontarlier pour rejoindre la voiture d'Amandine.

— Brrr!, fait froid ce soir, roule doucement Amandine ça doit être gelé à mort sur la route, conseilla Nicole.

— T'inquiète pas, je tiens trop à la vie et à vous!,  répondit-elle en mettant le moteur en route.

La nationale menant à la frontière suisse  était en effet verglacée et l'on roulait prudemment dans la tranchée lumineuse formée par les sapins courbés sous le poids de la neige.

Elles laissèrent la voiture sur la place vers le restaurant où elles s'engouffrèrent en appréciant la chaleur du lieu.

Le repas était succulent et la bonne humeur rendait les filles plus belles encore.

Elles allèrent ensuite marcher un peu en attendant que la discothèque se remplisse. Par-dessous les longs manteaux, le froid mordait les cuisses à peine protégées par de courtes minijupes.

Jugeant le moment venu, elles entrèrent dans le local déjà très animé. Leur arrivée laissa s'échapper quelques exclamations et compliments. Elles se choisirent une place relativement tranquille et prirent place sur les confortables banquettes de velours rouge tandis qu'au plafond dansaient des arabesques de lumière vive, vibrant au rythme de la musique. Déjà le regard des garçons tentait de les surprendre. Elles laissèrent quelques minutes s'écouler, histoire de prendre la température de l'ambiance, puis, satisfaites, elles se levèrent pour aller danser. Prises par le rythme, elles ondulaient et imprimaient à leurs corps des mouvements évocateurs qui accompagnaient immanquablement les airs à la mode.

Elles ne voyaient pas le temps passer et elles jouissaient du bonheur d'être ensemble. Elles n'avaient raté aucune danse. Les corsages collaient à la peau et le passage au salon de maquillage était propice à la décontraction et aux rires des filles. Il était près de minuit.

 

        

Dans le flash des lampes stroboscopiques, Elise crut reconnaître dans la foule des jeunes danseurs une silhouette bien connue. Une fraction de seconde d'inattention, et déjà avait-elle perdu le rythme. L'amour lui faisait perdre la tête pensait-elle en se déhanchant de plus belle. Quelques jeunes gens s'étaient joints aux jeunes filles et des liens se nouaient. Seule Elise restait sage au grand dam des garçons que sa retenue attisait. La piste était pleine et l'on se bousculait gaiement profitant d'un déséquilibre pour serrer une fille dans ses bras ou la retenir par la taille. Aux alentours de minuit, Madonna laissa quelques temps la place aux slows qui allaient précéder les grandes effusions du passage à l'an nouveau.

Ce soir le vin pétillant d'Asti remplacera avantageusement le champagne inabordable pour les finances des coiffeuses. Le faisceau lumineux de la grosse pendule que faisait apparaître un système de projection sur les murs égrenait les dernières minutes avant les douze coups de minuit. Lentement l'aiguille virtuelle traçait sur le mur une ombre saccadée et fugitive accrochant au passage les cheveux d'une fille, illuminant le regard d'un danseur. La piste était maintenant envahie par une foule animée et bruyante. Dans le fracas des énormes baffles de la discothèque les dernières secondes de l'année allaient mourir dans un cri de joie clamé par une centaine de jeunes au coude à coude. Elise, Nicole Amandine et leurs chevaliers servants du moment, serrés tous l'un contre l'autre reprenaient en cœur le décompte irréversible de la marche du temps… neuf… huit… sept. Soudain Elise se sentit prisonnière de deux bras vigoureux. Dans le tumulte et l'obscurité régnant dans la salle, elle voulut se débattre, se défaire de ces liens qui la serraient de plus en plus fort, mais quelque chose en elle lui disait de se laisser faire, d'accepter cette étreinte qui se faisait de plus en plus intime. Déjà sa poitrine était la proie de ses mains. Son cœur battait à tout rompre. Elle ne comprenait plus, n'arrivait plus à analyser son émoi, pourquoi ne réagissait-elle pas à cette contrainte?, quand une voix au dernier coup de minuit lui glissa dans le creux de l'oreille un « je t'aime » tellement passionné qu'elle faillit en perdre la tête.

— Dominique hurla-t-elle en se retournant! Mon amour, Domi que fais-tu ici? Je te croyais à cent lieues d'ici avec des amis.

Elle se jeta dans ses bras, l'embrassa goulûment, le dévora du regard, le décoiffa dans un geste passionné. Elle s'accrochait littéralement à lui cherchant son contact. Elle lança ses jambes autour de sa taille en écrasant ses lèvres sur sa bouche.  Elle sautait de joie au risque de leur faire perdre l'équilibre. Elle exultait en pleurant de bonheur. Son corps écrasé contre celui de Dominique, elle ne pouvait plus se reprendre. Elle aurait voulu être seule avec lui.

Une farandole menée par Nicole faillit les séparer. Au deuxième passage ils furent happés dans le tourbillon et se retrouvèrent au milieu de la piste à chanter et crier à tue tête avec les autres. Ecartelée entre Dominique et Amandine elle riait, sautait, envoyait en l'air ses longs cheveux blonds fluides comme une vague accrochant les rayons d'un soleil couchant.

Au bout d'un long moment de folie, dans le délire envoûtant la salle, ils réussirent à se rejoindre et, tombant sur le velours moelleux des fauteuils, s'enlacèrent avec fougue.

Les amis de Dominique avaient rejoint la petite bande et s'amusaient de voir leur ami si amoureux. Ils comprenaient maintenant pourquoi il avait tant insisté pour les conduire si loin de Neuchâtel. Certains pensaient qu'en effet Elise en valait bien le détour.

— L'Amandine est vachement mignonne!, murmura l'un d'eux à son voisin.

Les slows rapprochèrent encore plus tout ce petit monde porteur d'espoirs. La nuit s'enfuyait et laissait lentement la place à un jour nouveau, à une année nouvelle, pleine de bonheur et de tendresse.

Glissant les tables l'une à l'autre ils formèrent ainsi un groupe joyeux et animé.

Tard dans la nuit ou très tôt le matin, les Suisses commandèrent une soupe à la farine, ce qui déclencha l'hilarité générale. La tradition helvétique veut qu'au point du jour du Morgenstraich1 à Bâle, l'on déguste la fameuse soupe destinée à éponger les excès de la nuit.

Et c'est ce breuvage typique que le patron de la disco lui-même apporta sous forme de soupière fumante et odorante. « Rien que pour les p'tits jeunes de Suisse! », annonça-t-il, un sourire radieux illuminant son visage.

La stupéfaction fut grande et fit plaisir à voir. Les convives étaient subjugués par la présence d'esprit du gérant qui ne ratait jamais une occasion de combler ses hôtes. La fête continua et prit une tournure beaucoup plus bon-enfant. On ne pensa même plus à danser. Les mots avaient remplacé avantageusement les évolutions sur scène. On ne dédaignait pourtant pas à se rapprocher lors des slows. Alors la magie des corps agissait et, dans la semi-pénombre orchestrée de main de maître par le DJ, on se laissait aller à quelques attouchements qu'une main tremblante et chaude venait freiner, non pas par pudeur mais plus par peur de perdre la maîtrise de ses sentiments, de ne plus pouvoir occulter ses propres pulsions. Alors les jeunes gens retournaient s'asseoir et dans l'intimité des banquettes se retrouvaient serrés l'un contre l'autre. Amandine disparaissait presque dans la profondeur des coussins rouges offrant sa pudeur à l'intrépide fils de capitaine de la LNM2 . Elise semblait dormir dans les bras de Dominique, et Nicole avait rejoint son ami le DJ. La fatigue et le désir d'intimité se faisaient sentir. Le programme avait été changé: Amandine regagnerait la Suisse en compagnie de Frank et hébergerait à l'occasion quelques amis. Elise et Dominique se retrouveraient en compagnie des amis rencontrés et des amis connus. L'appartement sous les combles disposait d'assez de place et l'on pouvait gonfler les matelas d'appoint. Le confortable canapé offrait une couche très agréable. Le lendemain tout le monde se retrouverait pour un brunch et pour continuer à se connaître.

Après avoir pris congé de Nicole et du personnel de la disco, il allait falloir affronter la froidure du dehors.

La nuit était glaciale et avait transformé la nature en un décor de cristal où venaient parfois s'accrocher des rayons de lune. L'air vif gelait sur les lèvres. Serrée contre Dominique, Elise tentait de lui voler un peu de la chaleur de son corps. Elle ne disait mot, son bonheur était à son comble. Les voitures se remplirent et les jeunes gens regagnèrent prudemment Pontarlier pour les uns, Fleurier en Suisse pour les autres.

Chacun retrouva la chaleur d'un foyer ou l'on improvisa des lits de fortune.

Dans l'intimité de la chambre, Elise se glissa dans les bras de Dominique.

— Enfin seuls mon amour!, je n'avais pas même espéré te revoir si tôt, viens!, lui glissa-t-elle à l'oreille. Aujourd'hui pas besoin de nous cacher, commençons l'année dans l'amour.

Ce fut pour les deux amants une nuit inoubliable. Les plus beaux serments scellèrent leurs étreintes. Ils s'endormirent soudés l'un à l'autre dans la chaleur de leurs corps alanguis.

 

 

 

 

 

VI

 

 

 

La sonnerie du téléphone résonnait dans l'appartement endormi d'Elise. Elle se leva et, découvrant soudain sa nudité, enfila la chemise de Dominique pour aller répondre.

— Allô!, lança-t-elle d'une voix endormie.

— Ben dis donc petite soeur, la partie à été animée!, tu as vu l'heure?

Elise jeta un coup d'oeil au coucou du salon… onze heures cinquante.

— Wahou! Bertrand… Bonne année, déjà sur le pont capitaine?, ironisa-t-elle. Oh! oui Bertrand la nuit a été belle. Domi est là.

— Veinarde! Frédérique était au courant, elle me l'avait appris hier soir au téléphone. Attends je te passe maman.

Elise souhaita une bonne année à ses parents et retourna auprès de Dominique. Elle se coucha sur lui. Il la serra dans ses bras, le visage noyé dans ses longs cheveux blonds. On entendit leurs rires au travers de la porte fermée. Puis le silence revint ponctué des soupirs d'Elise.

On laissa les jeunes amants à leurs ébats. Le café préparé par une amie de la veille réveilla les esprits endormis. L'appartement s'anima lentement. Amandine appela et l'on prit rendez-vous pour quinze heures au Café de La Poste. Au programme café, thé, beignets et quelques pâtisseries que l'on dégustera avec plaisir entre amis.

Quand Elise et Dominique apparurent enfin, les cheveux défaits, la mine épuisée, les amis sourirent et firent place à la blonde Elise. Elle se lança, comme à son habitude, dans le moelleux canapé, les jambes repliées de côté et s'empara d'un coussin qu'elle plaça sur son ventre en croisant les mains dessus. Ses longs cheveux décoiffées par les mains de Dominique retombaient en cascade sur ses épaules que la trop large chemise cachait à peine. Elle recouvrit de sa couverture ses jambes dénudées jusqu'aux cuisses et ferma les yeux.

— Hum! fatiguée… geignit-elle en baillant alors que Dominique lui apportait déjà un plateau où fumait un bol de café odorant. Il se glissa à côté d'elle et plongea ses mains sous la couverture. Au contact de ses mains froides sur ses cuisses, elle hurla et fit mine de se débattre.

— Attention, le plateau!, les hommes sont tous les mêmes… des… des bankolé tiens!, s'écria Jacqueline. Suivit une bordée de jurons qu'elle égrenait de son merveilleux accent camerounais. Et puis son rire sonore et communicatif résonna pendant qu'elle ordonnait à Dominique: « Ne touche pas à ma copine sinon je te mords, et chez nous on a des antécédents, tu sais dis-donc!»

— Non!, supplia Elise!, ne le mords pas dit-elle, enroulant ses bras autour du cou de son jeune amant, j'ai trop envie qu'il me touche…

Les rires fusèrent et Jacqueline se réfugia dans les bras de son ami. « Alors c'est toi que je vais croquer, menaça-t-elle en riant »

 

 

Le coucou du salon avait déjà plusieurs fois fait irruption hors de son chalet de bois sombre pour signaler à la petite troupe de jeunes que l'heure tournait et qu'ils avaient rendez-vous avec Amandine, Frank et les amis de Dominique.

Ils descendirent bruyamment les escaliers et se retrouvèrent enveloppés par l'air froid du dehors. Un soleil timide avait quelques difficultés à traverser les couches de brouillard faisant écran à ses ardeurs. Le temps allait probablement changer.

Ils longeaient la rue de la République alors qu'Amandine rangeait sa voiture au bord du trottoir. Ils furent heureux de se retrouver et poussèrent la porte du café, troublant la quiétude des rares consommateurs esseulés. De derrière le comptoir provenait une douce musique, une sonate de piano, que les jeunes, le cerveau plein des rythmes de la nuit voulurent changer, sauf Elise qui, d'une petite voix plébiscita le flot mélodieux en murmurant: « Non, laissez!, cela me rappelle les longs après-midi de vacances d'hiver lorsque dans la cuisine bien chauffée ma mère repassait et que, sous la table, je jouais à la poupée en écoutant la fluide mélodie exquise et suave, laissez… Oh, comme j'aimerais avoir un enfant, pour le bercer et lui confier un héritage de jolis souvenirs, Oh !, mon Domi, je t'aime… »

Un silence ouaté fit place à ses douces paroles, puis Jacqueline applaudit délicatement, presque silencieusement. Elle alla embrasser Elise en lui souhaitant l'accomplissement de son vœu, « Mais pas trop tôt quand même!», ajouta-t-elle.

Puis, les yeux écarquillés, elle dévisagea son amie avec stupeur.

— Tu… tu n'es pas enceinte au moins?

— Trop tôt pour le dire, ma vierge noire.

— Noire, d'accord; mais vierge… laissons cela veux-tu!

 

Le serveur attendri, qui lui, venait d'être papa, attendait, un sourire accroché aux lèvres et, s'adressant à Elise, demanda:

— Qu'est-ce quelle prendra la jolie jeune maman?

La réplique fit effet auprès des jeunes qui s'esclaffèrent de bon cœur. Ils avaient pris place tout au fond de la salle, vers les grandes fougères se mirant dans les miroirs recouvrant entièrement les murs de l'établissement. Les lumières, tamisées se paraient de lueurs orangées avant d'aller miroiter dans le reflet des glaces. L'ambiance était propice aux regards langoureux que les couples unis de cette nuit s'échangeaient. Elise lovée contre Dominique ne percevait qu'à moitié les conversations animées. Elle avait les yeux mi clos et se délectait de la douce musique fusant de derrière le bar. Son esprit voguait dans les vapeurs de la fatigue de ce lendemain de fête. La tête posée contre la poitrine de Dominique, elle percevait le ronronnement rassurant de sa voix. Ses bras passés autour de la taille du jeune homme se resserraient parfois au gré de ses impulsions. Elle ouvrait alors les yeux pour recueillir sa réaction amoureuse puis, rassurée, replongeait dans un état second en émettant un petit gémissement de bonheur.

Comme c'était bon de se laisser bercer par le temps qui passe alors que la fatigue et l'amour la précipitaient dans un océan de bien-être et de sérénité qu'elle voulait éternel !

Le soleil déclinait au ciel de janvier. Il allait falloir se quitter. Le déchirement de la séparation faisait mal au cœur des amoureux. Dominique prétexta l'oubli de son portefeuille dans la chambre d'Elise pour que les deux amants puissent s'éclipser avant que la vie ne les sépare à nouveau.

— On part dans une heure! lança Frank, couvé du regard par Amandine.

 

En courant malgré le sol gelé, ils parcoururent la rue de la République en riant, se tenant par la main pour ne pas tomber.

Ils se ruèrent dans l'entrée chauffée du bâtiment. Dominique vola un baiser à Elise qui lui rendit en se laissant caresser par le jeune homme. Ils gravirent quatre à quatre les escaliers de bois grinçant sous leurs pas. Elle accueillit avec ardeur les assauts de Dominique pendant qu'elle tentait en riant d'ouvrir la porte de l'appartement. Elle se précipita dans la chambre et se jeta sur le lit, bientôt terrassée par le poids de Dominique. Alors, son corps s'alanguit et elle se laissa prendre par la douceur et la gentillesse de Dominique que son amour grandissant rendait de plus en plus passionné.

 

Nus, les yeux levés au ciel de leur amour, ils se remémoraient les heures passées, les jours trop courts à la ferme du Cernois, les maladroits attouchements dans la Jeep, le froid de la nuit, les baisers furtifs volés avec gourmandise et passion, les moments de tendresse lovés l'un contre l'autre dans le fauteuil du salon, puis cette nuit, inoubliable avec la lune comme seul témoin de leurs premiers ébats, la toute première nuit d'amour dérobée à leur adolescence et qui fit d'eux des amants.

La sonnerie du téléphone stria le silence de l'appartement.

C'était Amandine qui, en s'excusant, signalait l'heure morose du retour. 

Les voitures étaient parquées sur la place Sainte Bénigne. Les amis de Dominique et d'Elise battaient la semelle sur le trottoir. Amandine et Frank serrés l'un contre l'autre n'en finissaient pas de se quitter imités par Dominique et Elise. Les autres couples restant encore un bout de route ensemble attendaient patiemment soudés l'un à l'autre pour se réchauffer.

Les voitures se remplirent. Amandine devait aussi rentrer. Elise ne sera pas seule: Nicole et son ami avaient rejoint le petit groupe au Café de La Poste et restaient auprès d'Elise. Ils n'habitaient qu'à quelques centaines de mètres plus loin.

Après un dernier long baiser plein de promesse où l'on y mêlait toute la ferveur et la tendresse d'un jeune amour, les véhicules prirent la route dans un nuage de vapeur blanche sortant en volutes tourbillonnantes du pot d'échappement.

Les mains sorties des fenêtres, comme les ailes d'un oiseau, s'agitèrent longuement en un mouvement lent et ondoyant, jusqu'à ce que le premier pâté de maison happe la vision des voitures disparaissant vers la Suisse.

— Viens Elise entrons au chaud chez toi.

Nicole enveloppa la triste Elise de sa chaleureuse amitié et, tous trois gravirent les degrés de bois conduisant à l'appartement sous les combles.

 

Dans la voiture qui le ramenait vers la dure réalité de la vie, Dominique était silencieux. Jacqueline, la belle Camerounaise, lui déposa un léger baiser sur la joue en découvrant sa tristesse.

— Tu es triste d'avoir quitté ta tendre Elise mon Dominique? Je te comprends elle est si belle et si douce. C'est une fille magnifique. Tu vois, moi, si j'étais un garçon… et bien je crois que je craquerais aussi. Mais dis-donc, vous vous protégez au moins. C'est ta cousine et c'est dangereux que vous ayez des enfants ensemble.

— Le rire sincère de Dominique la stupéfia.

— Dis-donc, tu te fous de moi!, répliqua-t-elle, surprise.

— Non . Non! La vérité est beaucoup plus simple qu'on ne le croit. Je vais t'expliquer. Voilà, il y a bien longtemps ma mère, très jeune à l'époque, avait épousé le frère aîné de la maman d'Elise. Il n'ont pas eu d'enfant. Malheureusement son mari, l'oncle d'Elise donc, est décédé dans un accident de voiture. Ma maman en a beaucoup souffert et, se sont les parents d'Elise qui l'ont aidée. Elle s'est remariée quelques années plus tard. De cette union est née ma soeur Frédérique, puis moi. Ce qui fait que nous n'ayons pas de consanguinité avec Elise. Ma mère est restée très liée à la maman d'Elise, raison pour laquelle nous nous appelons cousin-cousine.

— Ah, alors c'est comme chez nous, coupa Jacqueline, nous sommes tous des cousins. Je croyais que ça n'existait pas en Europe. Tu vois nos coutumes de nègres, comme beaucoup de gens disent, sont fondées sur l'humanité pure et la simple bonté! Nous ne cherchons pas à savoir si une loi régit tout ça, seule la sagesse de la vie est notre guide. C'est pas plus mal ainsi! Alors si j'ai bien compris, vous pouvez avoir des bébés ensemble ils seront normaux?

— Mais bien sur, Jacqueline. Elise est ma cousine sans l'être.

— Alors c'est merveilleux! Mais ne lui fais pas trop vite un bébé. Oh, je vois bien ma petite Elise en train de pouponner. Dis-donc je serai la marraine! Mais alors Frédérique n'est pas plus la cousine de Bertrand?

— Eh non, Jacqueline!

— Tu sais quoi ? Mariez-vous en même temps un beau jour d'été! Nous ferons la fête pendant quatre jours et quatre nuits, dans un pré à la lisière de la forêt, au son des tambours. Et c'est encore plus beau quand le soir décline, que la vapeur du sol s'élève dans la fraîcheur de la nuit qui vient…

Dominique, songeur, regardait droit devant lui le ruban noir de la route que les chasse-neige avaient dégagé au milieu d'un décor de carte postale.

— Vivement l'été, dit-il sur un ton monocorde, les yeux fixes, ses pensées perdues à des lieux du paysage qui défilait.

A Fleurier, les voitures firent une courte halte. Frank prit congé d'Amandine sous les yeux admiratifs de leurs amis à qui cet amour naissant mettait du vague à l'âme.

 

 

Dans la soirée, alors qu'Elise seule dans son appartement lisait une revue de mode pour tuer le temps, la sonnerie du téléphone retentit. D'un bond elle s'empara du combiné.

— Allô Elise!

— Enfin toi, mon amour!, vous avez fait long, je commençais à m'inquiéter.

— Les routes étaient dangereuses mon Elise, et Frank est prudent. Il tient à la vie comme il tient maintenant à Amandine…

— Oh, oui, à ce propos je suis follement heureuse pour eux. Ils forment un joli couple. Amandine mérite ce bonheur. As-tu remarqué, tous nos amis sont maintenant en couple.

— Elise, je crois que maman se doute de ce qui se passe entre nous, glissa Dominique.

— Pourquoi?

— Un pressentiment. Mais elle à l'air d'en être heureuse tu sais. Peut-être nous a-t-elle entendus. Tant pis, je t'aime et tant mieux si tout le monde le sait. A propos, Jacqueline voudrait être la marraine de notre premier enfant.

Un petit rire tendre lui parvint.

— Pourquoi pas!, Un  bébé de toi…cela me plairait assez. Mais attendons encore un peu mon amour.

Ils continuèrent ainsi à bavarder comme un couple, mari et femme.

Patricia entendait les bribes de conversations et son cœur de mère s'enflammait à la pensée qu'un jour elle aurait des petits enfants à choyer.

« Mais je suis encore trop jeune, pensa-t-elle soudain; et Dominique est encore un enfant. Et la petite Elise, si douce et si tendre, elle doit encore grandir, vivre sa vie de femme, s'émanciper… Pourtant elle me ferait le plus grand plaisir si un jour j'apprenais… Je veux leur bonheur avant tout. »

Vincent observait le sourire béat de son épouse et se demandait quelle pouvait en être l'origine.

— A quoi penses-tu Patricia?, questionna-t-il.

— A rien, à rien…, dit-elle évasivement.

— Mais non, je vois bien que tu es pensive et heureuse en même temps. Quelle est la raison de ton attendrissement?

Patricia hésitait à avouer le secret unissant Dominique et Elise. Pourtant elle ne put plus se contenir et commença par poser une question à son mari?

— Que penses-tu d'Elise?

— Pourquoi me demandes-tu cela comme ça. Je la trouve délicieuse, belle et charmante, douce et gentille…

— Eh!, je ne t'en demande pas tant Vincent. N'as-tu rien remarqué?

— Bien sûr que si. Notre Dominique est follement épris d'elle et j'en suis heureux. C'est une fille sérieuse et très équilibrée. J'adorerais l'avoir pour bru, si tu veux tout savoir!

Patricia couva son mari du regard. Il était toujours cet homme bon et tolérant qui lui avait redonné goût à l'existence quand dans sa vie elle avait eu mal. Elle était heureuse et fière d'avoir de si bons enfants. Frédérique et Dominique faisaient son bonheur. La vie la comblait après l'avoir éprouvée.

Dominique raccrochait le téléphone quand Frédérique rentra.

— Elise?, demanda-t-elle en souriant à son jeune frère. Alors elle a eu la surprise à la disco. Comment va-t-elle ta jolie blonde? Tu as passé la nuit avec elle, hein? veinard!

Elle se rendit au salon saluer ses parents, suivie d'un Dominique rougissant et resplendissant de bonheur.

Dans la vieille maison du Val-de-Ruz, il y avait comme un parfum de bonheur.

Pas très loin de là, de l'autre côté de la frontière, Elise reposait le combiné sur sa base en prononçant le nom de Dominique. Ce soir elle irait à l'église Sainte Bénigne. On y donnait un concert d'orgue, instrument qui la fascinait depuis sa plus tendre enfance pour la profondeur de ses basses et la subtilité de son chant. Elle était heureuse de sortir. Son appartement lui semblait soudain vide sans la présence de Domi et de ses amis. Elle se prépara, se maquilla avec finesse et noua ses cheveux en un chignon mou d'où émergeaient des mèches folles retombant en boucles claires sur ses épaules.

En passant devant chez sa tante, elle remarqua que celle-ci n'était pas encore là et continua à descendre les marches. La porte ouverte laissa entrer une vague de fraîcheur mordante. La nuit était de nouveau claire et il faisait froid. Le sol gelé craquait sous ses pas. L'église toute proche était illuminée par les projecteurs extérieurs. Les gens se pressaient déjà pour avoir une place assise. Elle pénétra dans l'édifice bruissant des murmures des amateurs de musique spirituelle. Elle choisit une place dans la travée du milieu. Longtemps la place à côté d'elle resta vide. Le concert allait bientôt commencer et les bancs s'étaient remplis au gré des habitudes de chacun.

La rumeur s'éteignit lentement alors que résonnaient les premières mesures du Prélude et Fugue de Jean Sébastien Bach. Elise envoûtée par la musique ne remarqua pas l'homme qui vint s'asseoir en silence à la place restée vide. Elle s'imprégnait de la flamboyante musique crachée par les tuyaux frémissants. Elle vibrait aux sons harmonieux et aériens des légers registres joués avec délicatesse.

Quand la dernière note subtile et gracieuse du prélude alla se perdre dans les voûtes sombres de la nef, elle leva les yeux vers cet imperceptible espace de spiritualité pure, là où les arcs se rejoignent dans l'obscurité. Elle tourna instinctivement la tête et entendit le « Bonsoir, Elise! », murmuré par Julien.

— Oh!, bonsoir, vous!, dit-elle surprise en détourant son regard.

Elle sentit comme une pression dans la poitrine. Son cœur battait dans ses oreilles. Elle avait soudain chaud et les mains moites. Ses genoux tremblaient légèrement. Elle était essoufflée comme après une longue course éperdue.

— Que m'arrive-t-il?, pensa-t-elle inquiète.

La main de Julien se posa sur la sienne: « Vous ne vous sentez pas bien? », demanda-t-il inquiet.

— Non, non!, un peu de fatigue répondit-elle surprise par le geste affectueux de Julien. Elle enleva sa main et croisa les doigts. Elle sentait le rouge lui monter aux joues. Elle ouvrit son châle et dégagea son cou de l'étreinte de chaleur qui la faisait suffoquer. De plus en plus mal à l'aise, elle cherchait à se calmer sans trouver la tranquillité.

Au bout d'un moment, au bord du malaise, elle se sentit soulevée par le bras secourable de Julien qui l'emmenait au-dehors sous le regard interrogateur des auditeurs curieux. Il dut la soutenir, tellement elle se sentait faible.

Arrivés sous le porche, l'air froid de la nuit lui fit du bien. Julien s'adossa au mur de l'entrée en la tenant dans ses bras. Elle avait froid maintenant. Elle pensa: « Mon Dieu pourvu que je ne sois pas enceinte. Non, ce n'est pas possible. Cela fait à peine sept jours que… non! »

— Ce n'est qu'un peu de fatigue. Je vais rentrer me reposer », dit-elle tout haut à un Julien de plus en plus soucieux.

Il la tenait tout près de lui, une main passée autour de sa taille, l'autre sur sa nuque.

Rassurée et sécurisée par l'assistance de Julien, elle se sentit beaucoup mieux. Ils restèrent encore un moment ainsi avant qu'elle ne se défasse lentement de l'étreinte de Julien.

Elle se sentait étonnement bien dans ses bras, en sécurité et protégée.   « Que m'arrive-t-il ? », pensa-t-elle. « Il n'est rien pour moi. »

— Merci, dit-elle, je me sens déjà beaucoup mieux. Je crois… je crois que je vais rentrer. La nuit à été mouvementée et fatigante.

— Que puis-je encore faire pour vous? Permettez-moi de vous offrir un petit remontant.

— Non, non, merci! refusa-t-elle poliment.

— Voyons, j'insiste vous êtes encore toute pâle, venez!, dit-il en la prenant par la taille.

Ils marchèrent au travers des vieilles rues de Pontarlier. Par la rue Saint-Paul, ils accédèrent à un petit bistrot accueillant où ils trouvèrent une place dans une niche de la salle du fond.

— Deux cognacs! commanda-t-il.

— Vous allez déjà mieux, cela se voit. Vous m'avez fait peur. Vous avez un merveilleux sourire. Allez souriez-moi encore… voilà. Ah!, Elise, vous êtes…

Elle ne le laissa pas finir sa phrase. Elle lui imposa le silence en posant son index sur ses lèvres.

— Ne dites plus rien Monsieur Mairle, vous allez dire des bêtises que vous pourriez regretter un jour.

— Accordez-moi au moins une faveur Elise, appelez-moi Julien.

— D'accord Julien, mais maintenant je dois absolument prendre congé.

— Encore une dernière faveur. Permettez-moi de vous raccompagner, implora-t-il.

— Vous ne craignez pas que l'on jase?, demanda-t-elle.

— Non, et quand bien même! Je l'aurais fait pour n'importe qui. Il s'est trouvé que ce soit vous Elise. Bon je n'aurais pas eu le même empressement pour la vieille Héaulmière, vous savez celle qui ramasse les bogues de châtaignes pour s'en faire une quelconque décoction pour la peau.

La pensée de la vieille dame dans les bras de Julien arracha un rire cristallin à Elise.

— Allons, je dois rentrer maintenant!

Ils replongèrent dans l'air vif de la nuit. Elle avait automatiquement pris le bras de Julien comme elle l'aurait fait avec son frère. Elle s'excusa de lui avoir fait rater un si beau concert. Il ne lui en tenait absolument pas rigueur.

— J'ai beaucoup mieux apprécié ces instants avec vous qu'avec Bach. Que les mélomanes endurcis m'en excusent.

Ils remontèrent ainsi, bras dessus, bras dessous, la rue de la République jusqu'à l'immeuble d'Elise. Le concert venait de prendre fin et avait dispersé des dizaines de gens dans la rue.

Arrivée devant chez elle, Elise, monta sur la première marche du petit perron de pierre et remercia Julien. Elle lui glissa un léger baiser sur la joue et s'éclipsa vite dans l'intérieur du bâtiment en lui criant encore: « Bonne nuit, Julien! ».

Il recula d'un pas, un peu désorienté par cette fuite et retourna vers sa voiture garée non loin de là. Il percevait encore les effluves évanescents du parfum d'Elise et il était heureux.

Il regagnait sans conviction le foyer qu'il avait créé avec Claire. Elle ne l'aimait plus. Elle tenait à lui sans plus. Son amour s'était mué en habitude. Ils ne faisaient même plus l'amour. Elle, accaparée par son métier croyait que sa seule présence suffisait à son bonheur. C'était tout ignorer de la biologie masculine. Les années avaient ainsi passé, inoculant insidieusement l'amertume et le désir de liberté en Julien. Le sentiment de désertion amoureuse en couple est plus carcéral que la solitude. Claire était présente et efficace, bonne gestionnaire et suprême hôtesse lors de réceptions, mais Julien n'avait pas besoin de cette vie fictive. Il aspirait à la simplicité des sentiments, à l'attention que Claire ne lui portait plus malgré ses serments d'amour éternels. Lui, il voulait vivre l'instant présent, sans artifices dans la fusion spontanée d'un amour qui a le droit, aussi, d'être physique. Mais rien… rien de tout cela. Il s'était maintenant bêtement amouraché de cette belle gamine: un amour sans lendemain, un amour qui fait mal lorsqu'on se retrouve avec soi-même, otage de la vie, parce que c'est comme ça et qu'il n'y a pas d'issue.

— Mal, j'ai mal!, hurlait-il agrippé au volant de sa grosse voiture.

Un instant il pensa rouler tout droit, ne pas prendre le virage du bout du lac, plonger dans les eaux froides, retrouver la Vouivre au fond des flots noirs et tout oublier, … oublier!

— Mais je ne peux pas l'oublier, je l'aime, c'est absurde mais je l'aime!, hurla-t-il encore une fois au milieu de ses larmes. Mon Dieu je l'aime!

La lourde berline filait de plus en plus vite à la limite de l'accident sur la route gelée. Julien ne pouvait plus contenir sa douleur. Après une dernière accélération le véhicule fit un tête à queue, patina sur une plaque de neige, monta sur le talus et retomba lourdement en sens inverse sur la route.

Dégrisé Julien reprit ses esprits. Prestement il sortit de sa voiture, l'inspecta, ne décela rien d'abîmé. Il s'assit au volant et, d'une brusque pression sur la pédale d'accélérateur reprit sa trajectoire en direction de sa maison.

— Pourquoi, pourquoi suis-je tombé amoureux d'elle?, pensait-il. J'aurai pu finir ma vie sans heurt et sans amour, aigri par la douleur mais tranquille. Elle est arrivée dans ma vie et je deviens fou. Mon Dieu aidez-moi!, implora-t-il.

Mais Dieu n'était pas là ! Il ne reçut aucune réponse, pas un signe qu'il eut pu interpréter comme un message. Il était seul,  seul dans l'ombre de sa douleur.

Il aurait voulu lui téléphoner, lui dire combien il l'aimait, qu'il en crevait, que… « A quoi bon, elle ne m'écoutera probablement pas! Oh!, Elise mon amour!»

Les phares éclairaient la barrière d'entrée de sa maison. Le portail s'ouvrit automatiquement sous l'impulsion de la télécommande. Le lourd véhicule roula jusqu'à la porte ouverte du garage. Pas de lumière dans la maison, ou plutôt si, un léger halo diffusé par une lampe à programmateur restée allumée.

Il gara sa voiture et après avoir coupé le moteur, sortit du garage par la porte de devant. Il respira l'air vif et sentit la brûlure du froid pénétrer ses poumons.

Il franchit le seuil de la maison et alla vérifier si Claire ne s'était pas endormie dans un fauteuil du salon. Elle devait être déjà au lit. Elle plaidait tôt le lendemain. Il monta à l'étage et trouva sa femme endormie. Elle ouvrit un oeil et demanda si le concert était bien.

— Sublime!, répondit-il la gorge nouée en pensant à Elise.

Le sommeil ne le terrassa que tôt le matin sans atténuer la douleur qui lui écrasait la poitrine.

 

 

 

VII

 

 

Elise se réveillait doucement. Elle sentait encore la fatigue l'accabler. Elle quitta la tiédeur de son lit et, les jambes molles alla préparer son café qui finira de passer pendant qu'elle sera sous la douche. En baillant, elle se dirigea vers la salle de bain. Le téléphone sonna.

— Si tôt pensa-t-elle en décrochant.

— Elise, mon amour, je t'aime, je t'aime!

— Domi! Tu es fou mais je t'aime aussi. Je t'adore mon p'tit Suisse, dit-elle en plaisantant. Comment tu vas?… Moi aussi,…je t'aime,…Bonne journée mon chéri. Je t'aime.

L'appel de Dominique avait mis du soleil dans son cœur et elle chantonnait en attachant ses cheveux pour ne pas les mouiller.

Elle se remémorait l'incident de la veille au concert. « Il est charmant et plein d'attention ce Julien. Sans lui j'étais dans de beaux draps. Que m'est-il arrivé. Peut-être devrais-je consulter le docteur Houtaud? »

Elle laissa couler le filet d'eau tiède sur son corps juvénile. La chaleur de la caresse liquide lui faisait du bien. Après s'être séchée, elle oignit son corps d'une lotion parfumée et alla s'habiller. Elle se sentait heureuse et reposée. En passant devant chez sa tante, elle vit la lumière filtrer sous la porte. Elle sonna et entra en lançant l'habituel « Hou-hou! ». Laetitia lui répondit par un: « Entre ma beauté! Comment tu vas?  As-tu pris au moins quelque chose au petit-déjeuner ? Tiens sers-moi un café et prends-en un aussi ! Tu as le temps? »

Elles parlèrent du Nouvel-an, de la fête à la disco, de la soupe à la farine et de Domi qui a dormi ici la nuit passée. « Quelle nuit d'amour ma tante! Il est tout simplement divin, j'en suis folle, pourtant il y a Julien aussi. Ce n'est pas la même chose. Bien sûr c'est un homme, avec des manières d'homme. Lui il me fait frémir. Je ne sais pas ce qui se passe quand je suis près de lui, je perds mes moyens…» Elise lui relata l'incident d'hier au concert. Sa tante la mit en garde de ne pas courir deux lièvres à la fois. L'amour se joue avec une seule carte en main. Elle n'a rien à attendre de ce Julien que des ennuis! « Ne fais pas souffrir ton unique amour, Dominique! Oublie-le ce Julien ! Il est marié, et méfie-toi d'elle. Elle est dangereuse! »

— Bon, j'y vais ma tante, peut-être à ce soir. Bonne journée!

Elise sortit d'un pas alerte. Elle était gaie ce matin et sa tante Laetitia avait été de bon conseil comme d'habitude.

Elle arriva au salon tout enjouée, « Bonjour les filles et bonne année », lança-t-elle. « Bonjour Elise et bonne année! », répondirent-elles en cœur en venant l'embrasser tour à tour.

 

La journée fut calme et les filles purent longuement discuter entre elles. Elise raconta son malaise à Amandine qui la regarda d'un air envieux.

— Tu vas avoir un bébé Elise?, demanda-t-elle ingénue.

— Mais non, ça ne va pas si vite. Je ne ressentirais pas encore de malaise. Non! C'est ce Julien qui m'a secourue. Imagine-toi le nez des vieilles rombières, des concierges de village quand il me retenait par la taille, sa main soutenant ma nuque. J'avoue que je me sentais bien à ce moment là. C'était agréable… hum!

— Et Dominique?, demanda Nicole.

— Mais, rien!, rassura Elise. Il n'y a rien eu entre le Bel Oiseau et moi. Il m'a raccompagnée et c'est tout. Je ne l'aime pas, c'est Domi que j'adore!

— Oui, mais on vous a vus, ajouta Nicole.

— Allez, les filles, on va pas en faire un fromage. On va boire un pot au Café de La Poste?

— Salut, Josiane bonne soirée et à demain!, adressèrent-elles à la patronne.

— Bonsoir les filles, répondit celle-ci.

 

 

Elles se rendirent au café en riant encore du quiproquo engendré par cette situation équivoque.

Nicole poussa la première la porte de l'établissement. Elle se figea sur place et se retournant  vers Elise, chuchota: « Elise, il est là! ». « Seul? », demanda-t-elle.  « Non, comme d'habitude! », répondit Nicole.

Elles prirent place au fond vers les fougères élancées. Julien fit mine de ne pas les avoir vues et continua de converser avec ses amis. Elise le guettait discrètement dans le miroir du fond. Il ne la regarda pas un seul instant. « Tant mieux », pensa-t-elle. « C'est mieux ainsi »

Amandine voulut se rendre aux toilettes, mais pas seule. Elise l'accompagna. Les deux filles se remaquillèrent en parlant de leur amour respectif. Frank était un garçon prévenant et sincère. Amandine l'avait invité pour le week-end chez elle. « Ça va être complètement fou! », dit-elle en pensant à leurs étreintes futures, puis elles sortirent rejoindre les autres.

Julien était là, et tout de suite il s'approcha d'Elise.

— Bonjour, Elise!, comment allez-vous?, mieux j'espère dit-il en prenant délicatement la main tremblante d'Elise. Mais, vous êtes fiévreuse! Prenez soin de vous Elise. Je serais navré que vous soyez souffrante, vous si douce et si gentille.

Amandine commençait à être mal à l'aise et ne savait si elle devait s'éclipser discrètement ou au contraire rester auprès de son amie.

— Remontons ensemble!, proposa-t-il, mettant court aux hésitations de la pauvre Amandine.

Le trio arriva dans la salle sous les regards des amis de Julien qui prit congé des deux filles, caressant discrètement les cheveux d'Elise au passage. L'amour, ou plutôt le désir se lisait dans ses yeux.

Les jeunes coiffeuses restèrent encore un instant ensemble, puis Elise voulut rentrer. Elles sortirent.

Nicole et Amandine la raccompagnèrent silencieusement.

— Il est fou amoureux de toi, souffla Nicole au bout d'un moment.

— Tu crois?, demanda Elise.

— Mais ça se voit à des kilomètres ma jolie!

— Quelle histoire! Je ne sais pas comment faire. Si je tente de m'expliquer avec lui, il niera tout et c'est moi qui passerai pour une intrigante. N'en parlez pas, ni à Frank ni à  Domi. Je ne voudrais pas lui faire de peine.

Elle embrassa ses amies et monta les escaliers menant à son appartement. Elle avait besoin de calme, de se retrouver avec elle-même, de faire le point, de… Elle se rua sur le téléphone et appela Dominique.

— Domi, tu me manques. Domi j'ai besoin de toi, de tes caresses sur ma peau, de ta bouche qui cherche mes lèvres, de tes mains qui me font trembler d'envie, de tes bras qui m'étreignent, de ton désir qui m'enflamme, de tes soupirs. Domi j'ai envie de toi. Je t'aime, j'en deviens folle.

Dominique la calma un peu mais ne put contenir à son tour sa joie d'être aimé à ce point. « Je viens en stop, dit-il dans son délire fou de la revoir. »

— Tu es fou. Non c'est trop dingue ! Ecoute-moi Domi, la semaine prochaine je suis en vacances de ski au Cernois. Dans ma branche il n'y a plus grand choses à faire juste après Nouvel-an, alors je monte à la ferme pour sept jours, viens me rejoindre… Tant pis, tu sécheras tes cours pour une semaine, viens, viens! Promets-moi… d'accord tu me rappelles, tout de suite.

Elle raccrocha et attendit anxieuse la réponse de Dominique. Les genoux relevés à hauteur de son menton, elle patientait, la tête enfouie entre ses jambes.

La sonnerie stridente lui coupa le souffle. D'un bond elle s'empara du téléphone. C'était lui qui lui annonçait sa venue pour la fin de la semaine. Il arrivera à Pontarlier par le TGV du matin.

— Nous monterons jusqu'à Chaux-Neuve en car, Bertrand viendra nous chercher avec la Jeep… Mon Dieu c'est merveilleux. Je me réjouis d'avance. Domi, une semaine entière rien que pour nous. Je t'aime mon chéri. On fera l'amour comme des fous. Oh! Mon Domi, tu es un dieu. Embrasse Frédérique et remercie-la d'avoir arrangé l'affaire avec tes parents. Elle est super. A samedi mon Domi, je t'aime aussi..

Elle raccrocha et lança le téléphone sur le tapis en poussant un cri de joie. Elle était allongée sur ses coussins et chantait à tue-tête, tellement sa joie était à son comble. Elle posa un disque de Madonna sur la platine et poussa le bouton du volume au maximum.

Au bout d'un moment elle se calma et baissa  le son. Telle une ballerine, elle virevoltait de bonheur vers la cuisine et se prépara un plat froid qu'elle dégusta devant la télévision. Mais rien ne l'intéressait. Elle s'installa confortablement dans son canapé et se plongea dans une revue de mode accompagnée par un programme radiodiffusé de musique classique. Elle se sentait bien, calme et sereine. Allongée, les yeux perdus dans le vague, elle s'imprégnait de musique. La fatigue la gagnait doucement.

La sonnerie du téléphone la réveilla. Elle chercha l'appareil qui avait glissé sous un meuble.

— Allô!, dit-elle d'une voix fatiguée. Domi, mon amour, c'est toi. Tu es chou…moi aussi je t'aime…bonne nuit.

Elle lui envoya un baiser sonore. Son visage rayonnait de bonheur. Jamais elle n'avait été aussi heureuse dans sa jeune  vie de femme. Aimée, désirée, choyée. Qu'y avait-il de plus beau au monde?…la bouche de Domi, les bras de Domi. On peut mourir d'amour, dit-elle à voix haute, oh! oui, on peut mourir d'amour, mourir d'extase, mourir de trop aimer. Elle s'endormit dans ses coussins en pensant à Dominique.

Au milieu de la nuit, l'impertinent coucou du salon la fit sursauter.

Elle alla se plonger dans son lit en murmurant : « Dominique, Dominique »

 

Sa nuit fut peuplée de rêves de neige, de lueurs de feu de bois dans l'âtre, de l'étreinte amoureuse de Dominique. 

Elle avait le besoin de se raccrocher à ce fol espoir de revoir Dominique, de l'avoir tout proche d'elle, pour elle toute seule, d'oublier les soucis de la vie quotidienne.

 

 

Le réveil fut difficile pour Elise. Elle toussait et se sentait un peu faible. La douche la remit sur pieds. Elle prit le temps de déjeuner tranquillement et se prépara. Elle avait hâte de voir cette semaine se terminer.

En descendant les escaliers, elle croisa sa tante toute guillerette et bien pomponnée.

— Bonjour mon Elise ! Comment vas-tu ce matin ? Oh !, tu as une petite mine toi. …Ah, tu es enrhumée ! Attention avec les bains de neige ! Ajouta-t-elle en riant.

— Où vas-tu de si bon matin Laetitia ?, demanda Elise.

— Ecoute, ma fille. Figures-toi que j'ai rencontré un homme charmant la semaine passée. Il m'emmène faire du ski à Courchevelle. Je n'allais pas dire non bien sûr. Alors voilà je pars pour cinq jours de rêves.

— Toi aussi !, s'exclama Elise. Et elle lui raconta ses projets avec Dominique.

— Petite veinarde, surenchérit Laetitia. Mon Dieu vous allez vous éclater là-haut. Ah, j'envie votre jeunesse! Bon, Je dois te quitter maintenant, il m'attend…

Elle ouvrit la porte. Le vent froid de l'aube naissante engloutit ses dernières paroles. Déjà elle se ruait vers une voiture rangée le long du trottoir. Elle revint sur ses pas et embrassa la petite.

— Comme je suis heureuse Elise ! Tu peux pas savoir. Pour toi aussi. Rends-le fou mon Elise. Les hommes ne peuvent nous résister lorsque nous leur donnons tout l'amour qu'ils demandent et surtout ce petit plus qui les surprend tellement.

Elle repartit vers son destin momentané.

Elise soupira et sourit à la vue de sa tante si heureuse. « Un amant de plus pour ma tante », pensa-t-elle puis elle partit en direction du salon.

En chemin, elle rencontra une vieille dame du catéchisme.

         — Bonjour Elise !, dit la brave dame. Tu vas bien mon enfant ?

         — Oui, oui ! Madame Pasquier, un peu enrhumée, mais ça va, répondit-elle.

         — Et les amours petite ?

         — Je suis heureuse Madame Pasquier.

         — Ah oui ! Il est bien beau. Je vous ai vus hier à l'église. Il te serrait bien fort. Ah !, folle jeunesse !

         — Hier ? Ah mais non Madame Pasquier ! Lui c'est Monsieur Mairle. Il m'a soutenue alors que j'avais un malaise. Ce n'est pas mon amoureux.

         — Ah bon, répliqua incrédule la bonne vieille qui ne comprenait rien de rien à ces jeunes.

         — Ben pourtant il nous a semblé qu'il vous embrassait sous le porche.

         — Pas du tout, Madame Pasquier. Mon amoureux est un jeune Suisse et il n'était pas au concert, s'indigna Elise. N'allez pas faire courir cette rumeur Madame Pasquier. C'est dangereux pour ma réputation et celle de ce monsieur.

         — Ah bon, ah bon !, j'me suis p't'être trompée tu sais. Mes yeux ne sont plus ce qu'ils ont été. Allez ! bonne journée petite.

         Et elle s'enfuit dans la nuit en maugréant contre la vie qui est trop compliquée et « qu'elle n'y comprenait plus rien.»

         Elise était atterrée par cette consternante méprise. Elle n'avait pourtant rien fait de mal, lui non plus d'ailleurs. Alors, tout le comité catéchiste de Pontarlier allait répandre cette accablante accusation. Elle eut soudain froid. Ses jambes ne la portaient plus. Elle dut se retenir à la vitrine du marchand de chaussures. Elle se sentait mal et ne comprenait pas pourquoi on lui prêtait de telles intentions. Julien est tout de même un homme marié !

         Elle arriva soucieuse et déconfite au salon.

Elle raconta sa mésaventure à ses amies qui la rassurèrent. Josiane, sa patronne, l'assura de son soutien.

         — Et de toute façon tu es en vacances la semaine prochaine. Les esprits vont bien se calmer jusqu'à ton retour !, argumenta-t-elle.

         La matinée fut bien longue pour les filles. La pause de midi leur offrit un répit salutaire. Elles se rendirent au Café de La Poste comme d'habitude.

         Cachées derrière leur rempart de plantes vertes, elles épiaient l'entrée du restaurant. Elles avaient décidé de protéger leur amie par tous les moyens possibles.

         Julien ne vint pas.

         — C'est mieux ainsi !, s'exclama Elise, je ne veux plus le voir. Je ne veux plus qu'il s'approche de moi.

         Véronique, la plus âgée d'entre toutes, était perplexe. Elle savait le trouble que toute cette affaire causait à Elise, mais en même temps se demandait, au fond d'elle-même et tout en analysant sa réaction, si Elise n'avait pas un petit béguin pour ce Julien. Elle se garda d'émettre une opinion. Elle était soucieuse. La perspective de voir Elise partir en montagne une semaine avec Dominique la rassurait pour son amie. Dans les bras de ce charmant garçon elle oubliera l'autre. Il ne fallait pas qu'Elise soit seule cette semaine.

         — Elise je t'invite à dîner ce soir à la maison !, dit-elle soudain.

D'abord surprise, Elise accepta avec joie. Elle se réjouissait de revoir la petite fille de Véronique.

 

         La pause de midi touchait à sa fin et les filles enfilèrent leur manteaux, aidées par le serveur zélé toujours présent et serviable.

         Elles lui envoyèrent des baisers du creux de la main en glissant d'un pas léger vers la sortie.

         Elles prirent congé de Véronique et, marchant de front sur le trottoir gelé, rejoignirent le salon en riant. La bonne humeur était revenue.

 

 

         Quand la nuit tomba, envahissant les rues d'ombres furtives et de lumières crues, elles commencèrent à nettoyer et à ranger.

         Serge, l'ami de Véronique était venu attendre Elise à la sortie du salon avec leur petite fille qui immédiatement fit l'admiration de chacune des coiffeuses. Elle passait de bras en bras. On la noyait de baisers colorés au rouge à lèvres. On s'accroupissait pour mieux parler avec elle. Puis lorsque de sa petite voix elle dit : « Papa j'ai froid, on rentre ? », elle repassa de bras en bras, et l'on pressa le papa de rentrer : « La petite à froid !, dit l'une d'elle. »

         Serge, Elise et la petite Nathalie au milieu prirent le chemin de l'appartement de Véronique et Serge.

On entendit alors les un… deux… et trois, et les rires de la petite qui, soutenue par Elise et Serge sautait à pieds joints sur les tas de neige. Elise raconta sa mésaventure à Serge qui soudain s'arrêta et dit sur un ton conspirateur: « Et si maintenant on nous voit ensemble avec la petite, ta réputation est définitivement ruinée ! Y as-tu pensé Elise ?»

         Ils partirent d'un éclat de rire sonore.

Ils se retrouvèrent dans la rue Jeanne d'Arc où habitait ses amis. La vieille maison avait ce charme accueillant des demeures anciennes. Elle avait été rénovée avec goût et passion par les propriétaires. Les appartements étaient spacieux et bien chauffés.

         Passé le porche, une lourde porte de bois travaillé et renforcé de ferrures s'ouvrait sur une petite cour intérieure, pavée à l'ancienne où les remises ouvertes étaient protégées par des balcons de bois menant aux divers appartements. Tout cet agencement conférait à ces lieux un air moyenâgeux accentué par les petites lanternes diffusant une chiche lumière jaune. La neige accumulée en tas brillait sous l'éclat blafard de la lune. Les façades intérieures à colombages parachevaient ce cachet inimitable des anciennes maisons cossues de la bourgade jurassienne.

         Les lumières des intérieurs jetaient comme des rayons d'un soleil de théâtre sur le chemin pavé dégagé de sa neige menant aux entrées.

         Serge et Véronique habitaient à l'étage. On y accédait par un escalier de bois grimpant vers un balcon caché par les poutrelles du toit descendant très bas.

         La bonne odeur de cuisine avait envahi la cour et réveillé un chat attiré par le fumet des saucisses.

         Serge poussa la surprenante porte en demi lune donnant directement sur l'entrée de leur appartement. Tout de suite le regard était attiré par les jouets de bois ciselés par le maître de maison. Toutes les essences se côtoyaient, réunies en une glorieuse pléthore de chevaux et de vaches taillées avec amour dans des blocs de bois plus ou moins précieux.

         — Entre Elise! Installe-toi au chaud devant la cheminée!, entendit-elle depuis la cuisine.

         Déclinant l'invitation Elise vint à la cuisine embrasser son amie. Elles discutèrent quelques minutes puis elle alla prendre place dans le confortable salon où une grosse bûche finissait de se consumer dans l'âtre; sur la table un seau à glace où plongeait une bouteille de vin blanc dont Serge s'empara et versa dans les verres posés sur un plateau de bois.

         — A ta santé Elise!

         — A votre santé vous deux et merci pour l'invitation.

La petite tendait désespérément son verre de sirop vers les adultes.

         — Moi aussi santé!, dit-elle en imitant les grands puis elle alla chercher sa poupée.

         Repose-toi en attendant que nous préparions la table dit Véronique à Elise qui déjà avait pris la petite Nathalie sur ses genoux et lui demandait le nom de sa poupée.

         Véronique et Serge se rendirent à la cuisine et furent attendris en revenant au salon de voir la complicité de leur fille et d'Elise.

         Nathalie avait adopté Elise fascinante de patience envers les désirs de la petite.

         Bientôt le dîner fut prêt et Elise emmena une Nathalie bavarde comme une pie se laver les mains.

         — Tu ferais une adorable petite maman Elise!,  complimenta Véronique.

         — J'adore les enfants mais attendez encore un peu pour que je sois maman. Nous ne voulons rien précipiter.

         — Tu vas te marier avec Dominique?, demanda Véronique un peu coquine.

         Les yeux d'Elise brillèrent alors de mille feux, ce qui rassura Véronique quant à  sa crainte de voir son amie tomber amoureuse de Julien.

         — A table !, dit-elle tout heureuse. C'est tout simple mais bien de chez nous: des saucisses de montagne et des pommes de terres rissolées.

         — Hum !, ça m'a l'air délicieux dit Elise avec appétit.

Une douce musique d'ambiance accompagnait agréablement ce délicieux repas.

        

 

La discussion roula sur tous les sujets. Elise fit part de son désir d'apprendre à conduire pour aller voir plus souvent son Dominique en Suisse. On lui donna une adresse d'une bonne école de conduite; un ami de Serge en l'occurrence. Puis l'on coucha la petite qui s'était endormie en écoutant le ronronnement de la conversation des adultes. Elle ouvrit un œil en serrant sa poupée avec un sourire de bonheur quand Elise alla l'embrasser pour lui souhaiter une bonne nuit.

Après la vaisselle entre amis, on se retrouva vautrés dans les profonds fauteuils remplis de coussins. Puis l'on revisita l'atelier de Serge. Un monde merveilleux s'étalait dans ces quelques douze mètres carrés.

Des bergers de sapins côtoyaient des vaches grises ou tachetées dans un décor intemporel de chalets couverts de bardeaux taillés un à un dans des copeaux de bois. Des ruisseaux figés semblaient descendre de la montagne en serpentant au milieu des sapins argentés découpés au couteau. Si l'on tendait bien l'oreille, on entendait presque le vent dans les cimes des arbres. Il y avait aussi une ribambelle de petits chariots et de voitures attelées qui n'attendaient que le signal du départ. Au fond, dans un coin de l'atelier Pinocchio conversait avec Géppetto. Tout ce petit monde donnait l'impression d'être animé. Les marionnettes grimaçantes semblaient tendre les bras à d'hypothétiques animateurs de théâtre. Des poupées de bois articulées s'entassaient dans des boîtes en carton attendant les petites mains salvatrices d'une petite fille en mal de tendresse.

— Les mille et une nuits!, murmura Elise. Le royaume de la chimère et du rêve. Quel bonheur! C'est beau! Tu es un véritable magicien!, dit-elle en s'adressant à Serge.

Le carillon du salon leur rappela la réalité du monde qui, lui, ne s'arrêtait pas. Les heures avaient passé. Il était tard et Elise demanda la permission de prendre congé.

Elle embrassa Véronique alors que Serge se proposait de la ramener,

« Pour faire jaser », dit-il en riant.

 

La nuit était glaciale. Elise était heureuse de cette soirée qui l'avait aidée à oublier ses soucis.

Ils ne virent pas la grosse voiture sombre garée sur la place Sainte Bénigne. Ils ne virent pas l'homme essuyant une larme qui suivait Elise du regard, le cœur broyé de désespoir.   

Elle prit congé de Serge et monta à son appartement. Le vague à l'âme faillit la submerger mais elle se reprit et dévorant des yeux une photo de Dominique, elle se laissa bercer par les accents langoureux de la musique classique que diffusait un programme de radio. Elle se réjouissait de le revoir, de vivre une folle passion dans les vieux murs de la ferme, cachés là-haut, loin de tout.

Elle se prépara un thé qu'elle dégusta à petites gorgées, les mains serrées autour de la tasse. Il était trop tard pour appeler Dominique. Elle alla se coucher, la photo de son amour posée sur son cœur.

Quand le halo de lumière cessa d'éclairer les toits et que la maison se retrouva plongée dans l'obscurité, un moteur de voiture se mit en route et, doucement un lourd véhicule quitta la place, lentement, presque sans bruit, comme à regret.

La nuit se referma sur les feux arrières du véhicule laissant la place vide et silencieuse.

Un homme pleurait dans la solitude de son cœur déchiré. La vue brouillée, les mains tremblantes, l'esprit vide, Julien repartait vers son immuable destin. Le ciel s'était assombri dans la soirée, laissant la place à de gros nuages lourds. La neige tombait maintenant doucement et silencieusement. Déjà la route s'illuminait d'une lumière vive sous le trait de lumière des phares. Il était tard. Seule la voiture de Julien laissait la trace de son passage dans le blanc tapis immaculé recouvrant le sol. A chaque sollicitation du volant le lourd véhicule se déportait sauvagement. Les flocons devenaient de plus en plus denses et le relief se transformait à vue d'œil, tout recouvert d'un manteau épais et brillant.

         Crispé sur son volant, Julien tentait de rattraper habilement les dérapages de sa voiture. Heureusement à cette heure tardive, la route était très peu fréquentée.

         Prudemment, il négocia le virage du dernier giratoire devant le garage maintenant plongé dans l'ombre. Il repartit en empruntant la N57 en direction du Château de Joux. La route droite jusqu'au lieu dit Les Rosiers ne présentait pas de difficultés majeures. Il restait toutefois prudent et attentif. L'embranchement de la D437 se rapprochait. Le sol était de plus en plus glissant. C'est au pas qu'il s'engagea sur la route des bords du lac. Il avait le sentiment d'être seul au monde,… trop seul et abandonné. La cassette de Johnny hurlait dans les haut-parleurs. Julien avait chaud malgré le froid. Le vent glacial lui cinglait le visage en s'engouffrant dans l'habitacle par la fenêtre ouverte. La nostalgie lui broyait la gorge. Il avait de plus en plus de mal à respirer. Son souffle était court et rapide. Etait-ce dû à la crispation de la conduite ou à la douleur qui lui submergeait le cœur ?

         Les cheminées de Port Titi fumaient dégageant leurs senteurs de bois de sapin brûlé. Soudain il freina bloquant les roues de la voiture qui se déporta vers la gauche en glissant sans bruit sur la neige. Il réussit à rattraper la bonne trajectoire et arrêta le véhicule sous les arbres de la petite place au-dessus de Port Titi. Il avait cru voir Elise sur la route. Son obsession tournait à la folie. Il s'écroula sur son volant qu'il tenait à deux mains et laissa sa peine éclater en gros sanglots. En prononçant son nom il se donnait l'illusion qu'elle était là à ses côtés. Au bout d'un moment, il coupa le moteur et descendit de la voiture. Il avait une envie folle de fumer une cigarette. Il chercha fébrilement dans la boîte à gants. Il trouva un paquet d'Américaines que Claire avait oublié.

— Claire… Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?, murmura-t-il. Pourquoi m'as-tu poussé hors de tes bras ? Pourquoi m'avoir enfermé dans la tiède solitude de ta déférente considération? Ce n'est pas de camaraderie dont j'ai besoin. Je veux vivre, même si tout cela est insensé ! Vivre, aimer, sentir un corps vibrer, apprivoiser un esprit exalté par le désir !

Maladroitement, il alluma une cigarette. Il avala la fumée qui au passage lui racla les poumons. Il rejeta un nuage bleuté au parfum de miel. Dans la nuit, seul le bout incandescent brillait comme un vers luisant. Quelques lumières jaunâtres éclairaient les fenêtres des petits chalets serrés les uns contre les autres.

Il s'engagea dans la sapinière silencieuse miroitant sous l'éclat des cristaux de neige. Il s'enfonçait jusqu'à mi mollet dans la neige fraîche encore immaculée. Il glissait parfois, se rattrapant de justesse aux branches de sapin. Il se baissa pour ramasser une poignée de neige qui lui gela les doigts. Il s'appliqua à en faire une boule bien ronde et bien tassée. Il arrivait à proximité de la rive et se débarrassa de son projectile qui alla se perdre dans un trou de la glace du miroir de l'eau gelée. Debout sur la berge du lac, les mains dans les poches de son long manteau, il regardait les lumières du village de Chaon, de l'autre côté du lac. Plus haut vers la droite Montperreux scintillait dans la nuit. Au fond de ce décor laiteux, la masse sombre du Bois des Cellières bouchait l'horizon. Au-dessus, la neige tombait silencieuse et abondante. Un air d'accordéon s'échappait par vagues régulières d'une maison à proximité. Une cloche presque aphone frappait une heure dans un clocher étouffé de neige. Julien ne put une fois encore retenir ses larmes en pensant à Elise, à cet amour impossible et inaccessible. Il alluma une nouvelle cigarette qu'il fuma goulûment, avec avidité.

Après un dernier regard en direction de la rive opposée il rejoignit son véhicule disparaissant sous un voile blanc cotonneux et froid à la fois. Il dû dégager les vitres avant de repartir. La voiture patina pour reprendre la route des Grangettes.

Il s'engagea sur le chemin de l'église. Quand il arriva à proximité de la ferme qu'il habitait avec Claire, il vit les lumières du salon allumées. Le grand lustre de cristal se reflétait dans les fenêtres à petits carreaux de la vaste pièce, jetant des ombres mystérieuses dans la neige recouvrant le jardin devant la bâtisse.

Il gara sa voiture et pénétra dans l'intérieur du bâtiment. Il saisissait les bribes d'une conversation animée. En poussant la lourde porte du living il eut presque un mouvement de recul. La pièce était noyée dans la fumée et chacun parlait avec ferveur. Il reconnut là les collègues de son épouse. Il se rappela soudain qu'ils devaient plaider le lendemain au cours d'un procès s'ouvrant sur une sordide affaire de mœurs qui avait défrayé la chronique il y a deux ans auparavant.

— Tiens salut Julien !, lança l'un d'eux en qui il reconnut Maître Levier, un redoutable juriste.

Il alla saluer chacun d'eux et prit place près de Claire.

— Tu rentres bien tard, dit-elle. Où étais-tu ? J'ai essayé de t'appeler au bureau. Au De La Poste on m'a dit que tu étais parti vers vingt-deux heures trente.

— En train de soutenir la veuve et l'orphelin, hein Julien !, à moins que ce ne soit la jeune fille… !, railla un des ténors du barreau de Besançon, ce qui déclencha les éclats de rire des autres convives assez grisés par le vin jaune qui apparemment avait égayé la soirée.

Seul Julien ne riait pas. Un frisson lui parcourut l'échine. Cette boutade jeta le doute dans son esprit. Jacques Fressard savait-il quelque chose au sujet de lui et d'Elise? Avait-il vu l'autre soir à l'église ? S'était-il mépris… ? A l'heure qu'il est tout Pontarlier devait être au courant !

— Oui, oui c'est ça, lâcha-t-il évasivement… La veuve et l'orphelin.

— Ça ne va pas Julien ?, s'enquit Claire en voyant la mine soucieuse de son mari.

— Julien répondit qu'il avait dérapé sur la neige et qu'il était encore un peu choqué. Il s'excusa et alla se verser un Whisky.

La conversation roula sur le thème de la neige et du danger de la conduite hivernale, ce qui amena les convives à prendre congé.

 

La pendule du salon indiquait deux heures lorsque Julien monta se reposer. Claire vint le rejoindre en le sermonnant pour sa froideur vis-à-vis de ses collègues. Julien ne réagit même pas aux invectives de son épouse.

Lentement elle se déshabillait, dévoilant sa plastique irréprochable. Les bras dans son dos, elle dégrafa son soutien-gorge laissant apparaître deux petits globes laiteux et fermes aux pointes arrogantes. Son tanga glissa le long de ses jambes. Elle se dirigea vers la salle de bain. Julien avait encore beaucoup d'attirance pour cette femme qu'il avait aimé éperdument quand elle éprouvait encore du désir pour lui. Le feu s'était maintenant éteint et son cœur refermé sur ses souvenirs s'émouvait pour d'autres élans passionnels.

Elle réapparut en déshabillé, les cheveux bien brossés tombant sur ses épaules. Elle lui souhaita une bonne nuit, apprécia son baiser dans le cou, grogna quand ses mains s'égarèrent sur son corps et dit « Non! » lorsqu'il se fit plus tendre. Elle lui fit comprendre de ne pas insister quand il voulut se rapprocher d'elle. Il se retourna sur le dos, les yeux braqués sur une tache lumineuse au plafond, tenta sans y parvenir de faire le vide en son esprit. Le lancinant souvenir d'Elise lui taraudait l'âme. Une larme coula le long de sa joue. Il ne voulait causer aucune peine à Claire et pourtant son amour pour Elise le submergeait. La nuit fut longue pour Julien qui au matin se réveilla hébété au bord du malaise et sans énergie.

Le rituel du petit déjeuner, de la douche et du départ à l'agence se fit par automatismes. Il se retrouva dans la nuit d'un matin naissant, au volant de sa voiture sur la route de Pontarlier avec cette boule dans la gorge. Nabucco de Verdi retentissait dans l'habitacle de la confortable voiture. Le moteur ronflait comme un félin à la vue de sa proie. L'esprit de Julien était ailleurs. « Peut-être la verra-t-il aujourd'hui ? »

 

 

Elle, belle et insouciante, se préparait dans la douce quiétude de son appartement. Un jour seulement la séparait de la venue de Dominique. Elle chantonnait sous la douche. Elle ne toussait pratiquement plus. « On pourra se rouler dans la neige avec Domi, jouer à la bataille de neige, se réchauffer les mains sous son pull après le ski, boire un chocolat chaud, les yeux dans les yeux, lire un bon bouquin à deux dans le profond fauteuil, le visage brûlé par le feu dans la cheminée, jouer avec le petit chat sur la galerie,… se glisser dans ses draps quand la maison dort. Ah !, le bonheur… Le monde s'arrêtera de tourner  pour nous.»

Elle était heureuse et éclatait de joie de vivre. Elle avala son café par petites gorgées entre deux aller et retour de la cuisine à la salle de bain. Enfin elle dessina ses lèvres et les colora de rouge tendre et brillant. Elle se regarda dans le miroir. Elle se trouva sublime.

         Elle sortit et descendit d'un pas alerte les escaliers de la grande maison. Elle ouvrit la porte d'entrée sur les restes d'une nuit froide qui avait laissé du gel sur les trottoirs. Avec prudence elle remonta la rue de la République en direction du salon. Le feu de la place était au rouge. Elle attendait en remontant son col de manteau lorsqu'elle sentit une main se glisser le long de sa taille. Vivement elle se retourna et fut surprise de découvrir Julien, pâle et l'air fatigué auprès d'elle.

         — Bonjour !, dit-elle.

         — Bonjour Elise, comment allez-vous ?, répondit-il.

         — Bien merci !, et vous. Vous avez l'air fatigué. Pas de problèmes j'espère demanda-t-elle poliment.

         — Non, non ! Beaucoup de travail dit-il évasif.

Le feu passa au vert et Elise s'engagea sur la route, suivie de Julien qui ne savait quel comportement adopter.

         — Puis-je vous accompagner un peu ?, proposa-t-il.

         — Oui, volontiers dit-elle en se dégageant habilement de l'étreinte de Julien.

         Avait-il compris ? Il ne la tint plus par la taille. Ils parlèrent du temps et de la neige, du printemps qui allait faire renaître la nature; tous ces lieux communs qui servent parfois à rapprocher les gens. Mais Julien ne trouva pas le courage de se dévoiler à Elise. Plus tard peut-être. Il ne voulait rien brusquer, de peur de la perdre définitivement. Arrivés devant le salon il lui tendit la main et lui déposa un léger baiser sur la joue en même temps. Elle le laissa faire et lui rendit sa marque de tendresse. Elle le sentit trembler quand il posa ses mains sur ses épaules. Elle se retint de le serrer dans ses bras pour le consoler. Il avait l'air si triste et désemparé. Ce n'était pas de la pitié. Elle éprouvait vraiment de vifs sentiments pour lui. Mais son amour pour Dominique était et restait le plus fort.

         Ils se quittèrent ainsi sur le bord du trottoir. Il repartit en direction de la place Sainte Bénigne, elle entra au chaud dans le salon de coiffure.

 

 

         Sacrifiant à l'usage, les filles s'embrassèrent en se souhaitant une bonne journée. Nicole posa à Elise la question qui lui brûlait les lèvres :

         — Que voulait-il ?

         — Rien!, seulement m'accompagner un bout de chemin, répondit Elise. Vous avez raison les filles, il est fou amoureux de moi. Je ne sais que faire. Je ne peux pas lui dire comme ça de « me foutre la paix ». En plus il est très gentil et prévenant, il souffre je le sens. Mais je ne peux rien faire. Mon amour unique est pour Dominique. Ah !, je suis heureuse de me retrouver seule avec lui là-haut pour quelques jours. J'ai besoin d'oublier…

         — Elise veux-tu prendre ta journée ?, demanda Josiane, toujours conciliante.

         — Non merci !, Josiane surtout pas. Au contraire donne-moi du travail aujourd'hui, beaucoup de travail.

         — Bon, les filles on va lui en donner du travail, hein !

La joie et la bonne humeur éclatèrent une fois de plus dans le salon de coiffure de la rue de la République.

         — Viens Elise, veux-tu faire la comptabilité. Je vais te montrer, ce n'est pas sorcier tu sais.

         Elles disparurent derrière la porte vitrée du fond de la salle. Les filles, quant à elles, étaient prêtes à affronter le premier mais surtout la première venu qui oserait calomnier leur Elise.

         Les conciliabules allaient bon train autour des fauteuils. Elles protégeraient Elise et son amour parce que leur blonde amie était devenue leur égérie. Depuis que la fille du Cernois était entrée au service de Josiane, la pétulance d'Elise avait insufflé une bouffée de bonheur au sein de la petite équipe. Elles avaient déjà toutes profité d'un séjour inoubliable à la ferme, ce qui avait soudé l'équipe et renforcé les liens entre les filles et Josiane.

 

 

         La matinée se passa sans heurt. Quelques clientes s'étaient enquises de l'absence d'Elise. On les avait rassurées. Elise s'était plongée dans les livres de compte et avait préparé le café. Une cliente cependant avait cru bon de dire qu'elle voyait de temps en temps Elise et Julien et que si l'épouse de ce monsieur l'apprenait… On lui avait alors bien expliqué la situation avec mission de ne pas le répéter, sachant très bien que la vérité des filles allait se répandre comme une traînée de poudre dans tout Pontarlier. Ainsi Elise était préservée. 

Pourtant la rumeur étalait déjà ses allégations mensongères quant aux mœurs de la petite blonde du salon. Bien sûr toute la ville n'était pas au courant !, bien sûr ! Mais ces infâmes accusations faisaient mal au cœur d'Elise et de ses proches.

Elise était décidée! Demain, elle irait attendre Dominique au train de 09h46 et ils iraient en ville se montrer. Elle savait que les rideaux alors se soulèveraient, que les murs auraient des oreilles. Elle prit rendez-vous avec les filles au Café pour le lendemain à midi. Prête à tout pour sauver son amour, elle allait jouer sa carte maîtresse: Dominique. Ils passeraient la nuit ensemble à l'appartement d'Elise, ils monteraient le dimanche matin vers le Haut-Doubs. Bertrand les attendrait devant l'hôtel de Chaux-Neuve avec la vieille Rover et, serrés l'un contre l'autre, ils monteraient vers cette ferme du bonheur.

 

 

Le soir tomba enfin sur une journée assez morose pour Elise. Le lendemain allait être l'apothéose. Elle polarisait toute son énergie sur cette semaine à la ferme.

Elle se dépêcha de rentrer, de retrouver toute la douceur de son refuge sous les toits. Elle se précipita sur le téléphone et appela Dominique. Sa maman répondit, toute heureuse d'entendre Elise. Elle lui parlait comme une maman à sa fille. Patricia était une femme charmante et douce, compréhensive et subtile. Les deux femmes conversèrent longuement et une tendre complicité s'installa entre elles. En conclusion Patricia prodigua quelques conseils féminins à Elise radieuse d'être si bien acceptée. Dominique rappellera.

 

Elise s'affaira à préparer ses bagages. Il lui fallait peu d'effets car une grande partie des habits qu'elle revêtait à la ferme restaient en permanence là-haut dans cette vieille armoire de bois sombre décorée de motifs floraux.

Elle se prépara une repas rapide qu'elle commença à déguster devant la télévision. Elle avait passé un épais survêtement rose et glissé ses pieds gelés dans des chaussettes blanches. Assise en tailleur dans son canapé, elle suivait d'un œil amusé les jeux télévisés d'une des grandes chaînes françaises.

         La sonnerie du téléphone retentit. Elle se précipita sur le combiné et, allongée sur ses coussins, les jambes relevées, elle lança un « Bonsoir mon chéri ! » plein d'amour.

Un silence lui répondit puis la voix de Dominique résonna dans l'écouteur.

— Comment étais-tu persuadée que j'étais au bout du fil ?, demanda-t-il surpris.

Puis il continua par la taquiner pour enfin lui avouer son impatience et sa joie de la retrouver le lendemain. Les mots lui manquaient pour lui dire combien il l'aimait, qu'elle était son monde à lui, son univers, son souffle de vie. Il aurait voulu voir se consumer les heures comme brûle un feu de la Saint-Jean. Les deux jeunes amants ne pouvaient plus se séparer, leurs serments sans cesse renouvelés les rapprochaient encore plus l'un de l'autre. C'était à qui pousserait l'autre à raccrocher. Ce fut enfin Frédérique qui, voulant dire bonjour à Elise, mit un terme provisoire à leurs épanchements amoureux. Elle souhaita à sa petite cousine tout le bonheur du monde. Elle lui recommanda en riant de ne pas faire un enfant trop vite, ne perçut pas immédiatement le doute dans la voix d'Elise niant toute grossesse précoce.

Le mot de la fin fut pour Dominique qui souhaita une douce nuit à sa petite reine des montagnes, la couvrant de chauds baisers embrasant le cœur de la petite Française.

Elle raccrocha et, roulant sur le dos, les yeux fermés, les bras en offrande prononça le nom de Dominique en lui tendant ses lèvres avides d'amour. Elle resta ainsi confortablement allongée et finit par s'assoupir devant l'écran bleuté de la télévision.

 

 

 

VIII

 

 

         Le museau orange et gris de la rame en provenance de Neuchâtel se profilait dans le dédale des rails de la gare. Un chaud soleil luisait sur la neige éblouissante. Le ciel céruléen éclatait de fraîcheur. La gare était baignée de la douceur d'une journée s'annonçant magnifique. Elise était heureuse, le cœur battant, emmitouflée dans son long manteau noir. Ses cheveux se paraient de reflets d'or sous les rayons du soleil. Les talons de ses longues bottes couvrant très haut la cuisse résonnaient sur les petits pavés glissants du quai de la gare. Elle était impatiente. De sa main droite elle maintenait son col fermé.

Les haut-parleurs annoncèrent l'arrivée en gare du TGV no 9284. Dans un crissement de freins le lourd convoi vint se ranger le long du quai. Les portes s'ouvrirent et les premiers passagers descendirent des voitures.

C'est le moment crucial où l'on se cherche du regard, où l'on veut surprendre l'autre, être le premier… une silhouette aimée reconnue furtivement dans un éclat de soleil, une main apaisante qui se lève, quelqu'un qui se précipite, que l'on reçoit au creux de son cœur, les bras ouverts, les yeux piquants de larmes…ce geste vigoureux qui soulève de terre, ce tourbillon, ce baiser fougueux… « Dominique mon amour, je t'aime, je t'aime! ». Enfin, le chef de départ qui apporte le sac que Dominique avait abandonné et le pose avec un sourire attendri près des amoureux qui semblent être seuls au monde.

La rame était repartie depuis longtemps quand Elise et Dominique se séparèrent. Il la tenait à bout de bras un sourire illuminant son visage juvénile. Ses yeux ne cessaient de s'émerveiller devant cette Elise resplendissante de beauté et de gentillesse.

— Tu me rends fou !, finit-il par murmurer avant de la prendre une fois encore dans ses bras. Leurs bouches gourmandes s'unirent à nouveau suscitant l'attendrissement amusé des employés ou de ceux qui venaient de retrouver un proche à la gare.

Viens allons chez moi lui dit-elle à l'oreille. Alors ils traversèrent le hall de la gare, enlacés, soudés l'un à l'autre, en direction de la poste et de la place Sainte Bénigne.

— Tu nous as apporté le beau temps !, lui dit-elle réjouie.

— C'est le soleil de nos cœur qui resplendit au travers de nous ma chérie, ajouta Dominique.

Le parfum de Domi qu'elle percevait à chacun de ses mouvement lui rappelait la nuit à la ferme, leurs étreintes, leurs bonheurs partagés.

— Domi j'ai une envie folle de toi, mais on va d'abord faire un tour en ville j'ai quelques achats à faire, et puis, viens !, je t'invite au Café de La Poste on va se régaler de leurs croissants.

Ils montèrent le sac de Dominique à l'appartement, durent lutter pour ne pas se laisser aller à la tentation de s'aimer comme des fous. Elise voulait à tout prix que l'on puisse la voir en ville avec son fiancé. Ils repartirent aussitôt et se retrouvèrent attablés devant un café odorant, accompagné des croissants que le serveur avait apportés avec un grand sourire.

Claire était là, accompagnée de ces Messieurs du barreau. La discussion était très animée et semblait les départager. Elise n'avait pas investi sa place habituelle, trop cachée derrière les fougères. Elle voulait qu'on la voit, ce qui ne manqua pas. Claire lançait de temps en temps un regard inquisiteur en direction des jeunes gens. Alors Elise en profitait pour embrasser démonstrativement Dominique de manière très impudique.

Au bout d'un moment Elise et Dominique quittèrent l'établissement suivis du « Au revoir les amoureux! », lancé par le garçon essuyant les tables à l'aide de son torchon qu'il renvoyait ensuite sur son épaule en un geste mille fois répété.

         Julien qui pénétrait dans la salle reçut la réplique du garçon en plein cœur. Il savait qu'Elise avait un amoureux mais, maintenant qu'il pouvait les voir ainsi enlacés, lovés l'un contre l'autre, son désarroi l'accablait soudain. Une violente douleur à la poitrine lui fit porter la main au cœur. Sa souffrance était si profonde qu'il se sentit presque mal. Il commanda un cognac.

         Elise et Dominique se rendirent au salon de coiffure. Josiane laissa éclater sa joie et son admiration en faisant la connaissance de Dominique.

         — Enfin le voilà le petit Suisse ! Mon Dieu qu'il est mignon ton amoureux, mon Elise. Je peux l'embrasser encore une fois dis ? Ah ! Dominique vous devez être un garçon comblé. Votre Princesse ne cesse de parler de vous. Et Domi par-ci et Domi par-là, au point que vous êtes notre mascotte. Ah ! je vous aime d'aimer notre petite Elise.

         — Mais je vous aime aussi d'être si douce et si gentille avec mon Elise Josiane !, répondit Dominique sur un ton charmeur.

         — En plus il sait parler aux femmes ! Elise garde-le farouchement, il plait ton amoureux, hein les filles ?

         — Oh ! oui, répondirent-elles toutes en cœur en venant quémander le baiser de Dominique submergé par tant de gentillesses.

         — Ben et moi ? demanda une voix sous un casque. Les filles avaient abandonné leurs clientes pour saluer Dominique et, Madame Vuillemier qui tenait l'hôtel de la rue Jeanne d'Arc se sentait seule.

         Nicole s'approcha d'elle et soulevant le casque de sa cliente, s'excusa en lui expliquant la situation.

         — Ah !, Monsieur est le fiancé d'Elise. Quelle chance il a ce beau jeune homme. Hum !, ils sont beaux tous les deux . Vous allez nous faire des enfants magnifiques vous deux, n'est-ce pas !

         — Il vous faudra peut-être patienter Madame Vuillemier.

         — Que veut dire ce peut-être jeune fille ? Y aurait-il déjà un doute ?

         — Je ne sais pas Madame Vuillemier. Pas encore. Mais nous allons vivre une semaine de rêve à la montagne, tous les deux chez mes parents, alors…

         — Alors vous allez faire un enfant dans vos montagnes ma petite, c'est cela ? Vous êtes bien trop jeune! A moins que…

Voyant le rouge monter aux joues d‘Elise elle ajouta : « Oh ! et puis, après tout vous feriez une adorable petite maman! »

         Elise et Dominique prirent congé. Ils se retrouveront tous à midi au Café de La Poste. Ils marchèrent fiers et heureux le long de la rue de La République, entrèrent dans tous les magasins. Elise fit quelques petites emplettes. A la supérette ils choisirent un assortiment de bonnes choses qu'ils cuisineront le soir avec amour.

         Midi arriva bien vite et ils se hâtèrent de rejoindre leur rendez-vous avec les filles du salon. Ils prirent place à leur table habituelle, dans cette alcôve simplement éclairée par les deux petites lampes à abat-jour à volants froncés posées sur la nappe rose.

         Comme une volée de moineaux elles entrèrent accompagnées de Josiane toute heureuse de faire partie du groupe. Les conversations s'animèrent. Au bout d'un moment, les plats arrivèrent et le petit vin dégusté accompagné des   « Prost!, santé! et à la nôtre! », que l'on prononce en groupe fit des miracles.

A la fin du repas, tout le monde était un peu grisé par l'envoûtant nectar et l'on riait facilement au fond du Café de La Poste.

Vers quatorze heures, les filles repartirent en direction du salon. Les baisers que reçut Dominique étaient encore plus tendres qu'à l'ordinaire. On glissait ses doigts sur sa nuque ou sur sa joue, ou bien un bras venait se perdre autour de sa taille. Ils allaient s'aimer, les filles le savaient et auraient bien échangé leur place avec Elise.  « Elle en a de la chance notre Elise !, souffla Josiane! »

 

 

Elise et Dominique se rendirent alors à l'appartement pour y déposer les marchandises dans le réfrigérateur. A peine eut-elle fermé la porte qu'elle se retrouva blottie entre ses bras.

— Domi ?, demanda-t-elle. Tu m'aimeras toujours envers et contre tout.

— Oh ! Oui mon Elise, je te le promets de tout mon cœur. Rien ni personne ne nous séparera jamais.

Il la serrait si fort qu'elle eut du mal à reprendre son souffle.

— On va au bowling ?, demanda-t-elle soudain. Je veux profiter de cette belle journée. On s'aimera ce soir et toute cette nuit. Viens!, dit-elle en le tirant par le bras.

Déjà ils dévalaient quatre à quatre les marches de l'escalier menant au- dehors. Dominique ouvrit la porte et s'effaça galamment.

Main dans la main, il gambadèrent comme des enfants dans les rues gelées de Pontarlier. Ils entrèrent dans le hall du bowling et à la caisse changèrent de chaussures. Une piste se libérait et ils eurent la chance de pouvoir y accéder pour une heure.

— J'aime cet endroit dit-elle à Dominique. On y retrouve souvent des copains. Allez, tu commences !

Dominique, sans être un virtuose se défendait pas mal. Il allait parfois s'entraîner à la salle communale des Genevey-sur-Coffrane en Suisse. Déjà il faisait l'admiration de quelques jeunes gens assis aux tables devant les pistes. Il y avait là des anciens amis d'école d'Elise. Elle présenta son fiancé aux jeunes gens et jeunes filles qui formèrent un groupe animé autour d'eux. On proposa un tournoi à l'amiable. Les équipes se créèrent et les jeux reprirent plus animés et enflammés. Elise venait de réussir un Strike. Les autres tentaient à tout prix de regagner des points. Parfois, le conseil avisé d'un des employés de la salle amenait un résultat inespéré pour une équipe qui se retrouvait alors en tête. Le tournoi repartait de plus belle. On additionnait les points à l'unisson des heures qui passaient. Quelqu'un proposa d'aller en boîte ce soir. Elise et Dominique déclinèrent l'invitation. On sourit, complice de leur désir. En les embrassant, leurs amis leur souhaitèrent une agréable semaine au Cernois.

Elise et Dominique se retrouvèrent dans le froid du dehors. La nuit avait fait place au soleil radieux de l'après-midi. Le temps avait passé sans qu'ils ne s'en aperçoivent.

Enlacés, enchaînés, amoureux, ils rejoignirent l'appartement d'Elise. Les rues du bourg étaient encore animées et ils s'attardèrent devant les vitrines. Ils fondirent d'envie devant le magasin d'habillement pour enfant.

— Regarde Elise, regarde ces petites chaussures. C'est mignon. Et le petit bonnet de trappeur là, regarde.

Elise regardait son Domi s'enthousiasmer devant ces petites choses. Impensable il y a une année, Dominique était maintenant un homme. L'amour l'avait grandi et mûri. Comme elle était fière Elise! Elle le dévorait du regard. Lui, glissait son doigt sur la vitrine passant des petits chaussons aux skis pour tout-petits. Elle l'admirait.

— Viens !, dit-elle soudain, on va faire un bébé.

Il resta cloué sur place, le doigt tendu vers un minuscule sweat aux couleurs tendres.

         — Tu es folle ma douce! C'est peut-être un peu tôt. Nous sommes trop jeunes… je veux dire… je… Oh ! je t'aime, je t'aime. Il sentit ses jambes mollir. Une bouffée de désir s'empara de lui. Son cœur eut de ratés. Son souffle court l'étouffait. Il vit qu'elle aussi avait du mal à se contenir. Haletante, elle posa ses lèvres sur sa bouche et s'enivra de leur baiser interminable.

 

 

         Non loin de là, dans sa grosse berline, un homme se recroquevillait de douleur et de désespoir. Il détourna son regard des jeunes gens, mit le moteur en route et s'enfuit en trombe dans le néant, le cœur dévasté de douleur. Il savait pourtant. Il savait que ces deux là s'aimaient, mais il ne pouvait résister à la beauté d'Elise. Elle l'avait totalement asservi. Il perdait la raison. Sa vie qui jusqu'à présent avait été exemplaire, devenait absurde et sans lendemain. Il avait trop vécu selon le schéma de la bienséance des hommes, trop souvent étouffé ses pulsions, inhibé ses désirs, trop à l'étroit dans l'existence que, au fond de lui même il récusait depuis longtemps, quand bien-même si parfois le bonheur avait éclaboussé son chemin. Dans son for intérieur il ne voulait que le bien d'Elise. Il fit une prière pour son bonheur. Implora Dieu de lui donner la félicité éternelle, à elle et à son jeune amant car, il le savait, jamais il n'arrivera à exorciser le souvenir d'Elise de son esprit désemparé. Il n'avait plus d'avenir. Sa vie s'arrêtait là. Ce soir là il fit le plein à la dernière pompe ouverte sur la route de Lausanne. Il ne tourna pas à droite en direction du Lac Saint-Point. On vit les feux arrières disparaître loin sur la route menant vers le sud. A Gex on perdit sa trace.

 

         Inconscients du drame qui se jouait autour d'eux, fascinés par leur amour, Elise et Dominique, l'un contre l'autre, préparaient le repas en chantant à tue-tête les ballades de Johnny qu'égrenait un vieux vinyle piqué aux parents d'Elise.

La vie se jouait sur deux tableaux, comme si les pages de l'histoire s'écrivaient par les deux bouts. Au bonheur des uns était opposé le malheur des autres.

Le repas en amoureux présageait de la félicité future qu'ils s'étaient promis.

Voulant repousser au maximum les frontières du délire de leur désir, ils sortirent dans la nuit foulant la neige du chemin qui montait à la chapelle de l'Espérance dominant la ville. Main dans la main ils peinaient dans la neige profonde et presque vierge. Soudain Elise échappa à Dominique,  plongea ses mains dans la poudreuse et l'aspergea d'une pluie d'argent fraîche et douce. A peine avait-il compris que la douce Elise le bombardait de neige, qu'il se retrouva de nouveau dans le brouillard de cristaux brillant comme des diamants sous la pâle lueur de la lune. Il la rejoignit et, se servant de ses mains  comme des pelles, la noya sous un déluge ouaté. La neige s'infiltrait partout, Elise riant aux éclats sentait dans son cou la froide dégringolade de neige.

         Il arriva sur elle et la plaqua au sol pendant qu'elle se débattait pour éviter ses assauts. Ils luttèrent encore quelques instant en riant comme des enfants puis, dans la buée de leur souffle, leurs bouches se trouvèrent.

— Prends-moi !, lui dit-elle.

Elle parvint encore à s'échapper et dévala la pente en direction de la maison. Dominique la rattrapa et la retint prisonnière de ses bras. Ils glissèrent et roulèrent dans la neige. Leur étreinte se fit plus intime. Ils étaient fous de désir.

         — Viens rentrons !, murmura Elise.

Après un dernier baiser, ils gambadèrent dans la neige jusqu'à la place Saint Claude. Ils coururent jusqu'à la Place Sainte Bénigne. A bout de souffle, ils atteignirent la porte d'entrée contre laquelle Elise se réfugia, un panache de vapeur s'échappant par saccade de sa bouche. Dominique épuisé lui aussi vint se plaquer contre elle et leur bouches avides se soudèrent augmentant leur essoufflement.

         Elise lui prit la main qu'il glissait le long de ses cuisses et l'entraîna dans l'intérieur du bâtiment. Arrivés à l'appartement ils ne prirent pas le temps de se déshabiller. Ils se lancèrent sur le lit en un pugilat amoureux qui vit leurs corps s'unir à plusieurs reprises avant de les entraîner dans le sommeil.

 

 

Le soleil matinal allongeait les ombres des maisons. L'air était léger et mordant. Les oreilles piquaient malgré les écharpes enroulées autour du visage. Un petit vent vif descendait des hautes terres et gelait tout sur son passage. Elise et Dominique remontaient la rue Tissot pour gagner la station du „Monts-Jura“ en partance pour Mouthe et Morez.

Le car était déjà là lorsqu'ils arrivèrent sur la place. La porte restée ouverte invitait les voyageurs à attendre le départ confortablement installés.

Ils prirent place tout au fond sur la large banquette de tissu rouge. Le soleil traversant les vitres arrières du car plongeait l'habitacle dans une douce tiédeur. Ils purent retirer leurs chaudes Parkas et dérouler les écharpes. Dominique était assis dans un angle du fauteuil, là où les accoudoirs offraient le plus de moelleux. Elise, allongée sur lui, ses longs cheveux blonds éparpillés en un ruisseau d'or, se laissait emporter par la douceur de ses caresses.

Le car pencha et bascula légèrement lorsque le chauffeur gravit les marches vers la cabine de pilotage. Quand il vit les deux amoureux au fond du véhicule, il s'approcha presque sans bruit et, s'excusant, leur demanda leur destination. Il reconnut Elise et comprit tout de suite qu'ils allaient à Chaux-Neuve.

         — Bonjour Elise, bonjour jeune homme ! Deux pour Chaux-Neuve ! Bougez pas les petits je vous apporte les billets.

         Dominique lui tendit l'argent. Quelques passagers commençaient à remplir le véhicule, d'autres attendaient vers l'entrée pour prendre leur ticket.

         — Je reviens! dit le chauffeur en s'adressant à eux avant de gagner l'arrière du car.

         — Ton amoureux ?, demanda-t-il à Elise en lui tendant les billets. « Bien sûr, suis-je bête! », ajouta-t-il en riant. « Allez bonne route les petits, je vais rouler sur des œufs aujourd'hui rien que pour vous. »

         Devant, quelques personnes qui étaient ensemble protestaient déjà contre la lenteur du service et s'indignaient des privilèges accordés à ces p'tits jeunes qui pourraient quand même se déplacer eux-mêmes pour retirer leurs billets.

         Le chauffeur n'y accorda aucune attention et s'assit au volant pour distribuer les titres de transport. Les voyageurs étaient nombreux aujourd'hui. Quelques regards acérés envers Elise et Dominique ne troublèrent aucunement la quiétude de ce samedi matin.

         Après avoir attendu encore quelques minutes, le chauffeur mit le moteur en route. Le gros diesel fit trembler les vitres au moment du démarrage. Lentement le car quitta la place pour se diriger vers la sortie de Pontarlier. Il y eut encore trois ou quatre arrêts avant de bifurquer vers l'embranchement de la route de Malbuisson puis, il put accélérer sur la grand voie des bords de la forêt.

         Le soleil jouait à cache-cache en s'infiltrant au travers des lucarnes de verre coloré du toit. Elise était à demi allongée et avait posé sa tête au creux de l'épaule de Dominique. Elle admirait ce paysage serein, baigné de lumière. Les villages se succédaient en alternance, coupés par de longues portions de forêts. Le lac gelé luisait comme une plaque d'argent. Les berges éblouissantes disparaissaient dans les brumes du lointain.

         Elise s'émerveillait à chacun de ses voyages. Elle aimait son coin de France. L'atavisme de ses racines paysannes lui donnait ce bon sens des valeurs et cet attachement à la nature si chaleureuse de cette région.

         Au fur et à mesure de sa progression en direction du haut plateau, le car se remplissait de skieurs qui, pour beaucoup d'entre eux, se rendaient à Chaux-Neuve, devenue un pôle d'attraction pour les descendeurs depuis que le village de montagne s'était doté de nouvelles pistes et d'un tremplin. Mouthe gardait son charme et son attrait pour le ski de randonnée.

         Elise se laissait aller. Elle se sentait bien dans les bras de Dominique. Elle était heureuse et la perspective de ces vacances la comblait de joie. Elle pensait au fond d'elle-même que la vie était faite de petits bonheurs tout simples, et qu'il suffisait de savoir en goûter le nectar.

Le cahotement du véhicule, sautant parfois sur des monticules de neige écrasée, la berçait d'une douce langueur. Elle s'assoupit voluptueusement sous les caresses de Dominique.

A la halte de Malbuisson, elle ouvrit les yeux, sourit à Dominique et se lova tout contre lui comme une chatte. Sur ses lèvres se dessinèrent les deux mots: « Je t'aime! »

Certains passagers, attendris par la touchante scène, laissaient fuser leurs impressions et parfois même enviaient le bonheur des deux jeunes gens. «Comme ils sont mignons !», disait une femme à son mari, ou bien, on entendait « Tu te souviens, nos premières vacances à la neige… !», murmuré à un époux excédé par ses deux garnements qui n'arrêtaient pas de courir dans le passage entre les sièges.

 

 

Des volutes de vapeur d'eau blanche et légère se dégageaient des bords enneigés de la route. Le soleil, par endroits, faisait déjà fondre la neige.

Ce voyage vers la ferme du Cernois revêtait pour Elise ce quelque chose de mythique et de reposant à la fois. Oubliés les petits tracas de la ville!, envolés les soucis des quiproquos causés par son malaise à l'église! Elle s'enfuyait vers le calme et le bonheur retrouvés de son enfance: sa vieille maison,  ses souvenirs, sa chambre de jeune fille.

Les derniers villages de la vallée se succédaient, Gellin, Sarrageois, et déjà, Mouthe se profilait à l'horizon dans la vaste vitre avant du car. Le clocher à bulbe de l'église-halle1 dégageait sa coiffe typique sur l'azur du ciel.  Le car s'arrêta sur la Grand-Place. Beaucoup de voyageurs en sortirent pour aller rejoindre leurs lieux de villégiature ou le centre d'hébergement de la Source du Doubs. Le voyage touchait à sa fin et, Elise jouissait de chaque seconde de ce bonheur volé à la vie, partagé avec Dominique.

Le chauffeur embraya et le moteur arracha le lourd véhicule à sa léthargie momentanée. Il lança le gros propulseur qui fit rugir toute sa puissance.

Déjà le magnifique Hôtel de ville flanqué de ses quatre tourelles disparaissait à l'arrière de l'autocar. On longeait le poste frontière de la route des Charbonnières menant en Suisse. La forêt du Noir Mont luisait sous la neige recouvrant les sapins altiers.

Après La Petite-Chaux, on aborda le bout de route dont les nombreux virages avaient été réaménagés et, pour beaucoup, supprimés.

C'est de nouveau le clocher de l'église qu'Elise vit en premier. Elle s'était réveillée et, ayant revêtu sa Parka, prépara son sac. Après la courbe de l'ancienne pompe à essence, le car ralentit.

Sur la place devant l'hôtel, la grosse Rover attendait. L'autocar s'arrêta et le chauffeur lança à l'adresse d'Elise  et de Dominique : « Et bonne vacances les amoureux ! » Elise lui envoya un baiser du creux de la main. Elle se précipitait déjà vers la vieille voiture anglaise que son frère adorait conduire. Elle sauta au cou de Bertrand qui, la voyant venir, était sorti du véhicule pour accueillir sa petite sœur. Dominique retrouva Bertrand avec un plaisir non dissimulé.

Le chauffeur du car en repartant donna un coup de Klaxon à deux tons pour saluer la famille qu'il connaissait si bien.

 

Ils déposèrent leurs bagages dans le coffre de la voiture et les deux amoureux s'installèrent côte à côte à l'arrière. Bertrand, d'abord surpris, joua ensuite le jeu en s'adressant à eux sur un ton ampoulé: « Ses Messieurs-Dames iront bien à La Ferme du Cernois, si je ne m'abuse, n'est-ce pas ?» Ce qui déclencha l'hilarité générale dans la voiture.

En musique de fond, Bertrand avait glissé une cassette de valses viennoises dans la radio-combinée de bord, accentuant le caractère romantique de la montée vers les Monts du Jura. La forêt était belle et fraîche. Du haut des grands sapins tombait une pluie de cristaux d'argent illuminés au passage par le généreux soleil.

Soudain Bertrand rangea la voiture sur le bas côté et invita Elise à prendre le volant.

— Tu es fou!, rétorqua-t-elle, je n'ai pas mon permis.

— Je sais petite sœur, mais il faut bien commencer un jour, et sur cette route à cette heure on  ne risque rien. Allez viens !

Tremblante, elle s'exécuta. Elle remit le moteur en route et, doucement, la lourde berline reprit la route du Cernois. A la surprise générale Elise conduisait avec une étonnante maîtrise.

— Où as-tu appris à conduire comme ça?, demanda Bertrand totalement surpris par la performance de sa cadette.

— J'ai bien souvent joué dans la Rover quand personne ne me surveillait, répondit-elle espiègle. J'ai même essayé la Jeep! Cela tient de famille Bertrand!

Il ne répondait pas. Il était sous le charme de l'aisance d'Elise à piloter ce capricieux véhicule.

— Bon, ben continuez jusqu'à la maison Mademoiselle!, dit-il en riant.

— Ta future épouse, mon cher Dominique, est une femme remarquable!, ajouta-t-il, totalement subjugué par sa sœur.

Le cœur de Dominique battait à tout rompre, non par peur de la manière de conduire d'Elise, mais par amour pour sa bien-aimée qu'il admirait de toute son âme.

— Le Cernois, Ferme des Besson, annonça Elise en bifurquant dans le chemin menant à la ferme.

Lentement elle amena le lourd véhicule jusque devant la terrasse où les attendaient sa mère et son père.

Elle coupa le moteur et descendit fièrement de la voiture sous les yeux étonnés de ses parents.

Devant le regard médusé des parents, Bertrand expliqua qu'Elise conduisait mieux que lui « plus souple, et plus doux », ajouta-t-il, donc je lui ai laissé le volant.

Elle se jeta dans les bras de ses parents qui furent tout heureux d'accueillir Dominique qu'ils considéraient un peu comme leur fils.

— Venez les enfants je vous ai préparé un bon pot-au-feu!, annonça Amélie heureuse d'avoir ses enfants autour d'elle. Il manque Frédérique! Dommage qu'elle n'a pas pu venir, dit-elle encore. On pense bien à elle, allez!

 

Venu de nulle part, un petit chien vint à la rencontre des jeunes gens. D'abord craintif, il vint renifler la main d'Elise et de Dominique. Puis il s'approcha un peu plus. Rassuré par de douces caresses, il s'enhardit et se frotta aux nouveaux arrivants. Elise se baissa et, lui prenant le museau entre ses douces mains, lui parla à voix basse. Il sembla un instant l'écouter puis, ses yeux malicieux l'observèrent attentivement et enfin, il vint quémander plus de caresses. Il gambadait maintenant à côté de sa jeune maîtresse. Il semblait heureux d'avoir rencontré une si gentille personne à chérir. On ne savait déjà plus qui avait adopté qui?

 

Le déjeuner fut l'occasion de participer à de longues discussions, de répondre à un millier de questions posées par les parents, de les rassurer et aussi de balayer quelques inquiétudes.

 

Après le café, les parents vaquèrent à leurs occupations et Bertrand regagna son appartement de Morez. Sa fonction d'enseignant lui imposait un rythme de travail de préparation des cours assez soutenu.

Elise et Dominique restèrent seuls dans la grande maison. Ils allèrent se reposer sur la galerie du salon, enfouis dans les innombrables coussins moelleux. Il est vrai que la nuit avait été courte pour les jeunes amants et que la sieste réparatrice serait très appréciée. Ils ne dormirent pas, ils lurent ensemble un livre de bandes dessinées, puis Elise proposa un tour au grenier de la ferme à la recherche de vieux bouquins oubliés là-haut depuis des décennies.

Ils gravirent les marches usées montant aux combles de la ferme. La montée d'escalier était lambrissée de vieilles planches de sapin verni et encaustiqué. Le froid se faisait sentir et la grosse corde servant de rampe d'escalier était glacée sous leurs doigts. Arrivé sur le palier, la hauteur vertigineuse de la soupente était impressionnante. Les poutres disparaissaient dans la pénombre que la pauvre lumière d'une suspension à abat-jour en tôle émaillée pendant d'une traverse n'arrivait pas à éclairer. Une forte odeur de cuir de selle de cheval ou de colliers de vaches flottait sur le palier. Une petite porte, grinçant sur des gonds rouillés, s'ouvrait sur une immense pièce éclaboussée de la lumière tombant des trois grandes fenêtres à petits carreaux s'ouvrant sur la campagne enneigée. Les plafonds bas prodiguaient à ce lieu une ambiance de calme et de paix ; comme dans un refuge secret. Des panneaux de bois sombre couvraient murs et plafonds. Le parquet brut avait gardé la marque des pieds de meubles que l'on avait jadis entreposés là. Il ne restait qu'une grande table ronde recouverte d'un lourd napperon de brocard foncé, quelques chaises campagnardes dispersées autour et, au fond, dans une alcôve, un grand lit très haut à l'entourage massif et décoré dans le style paysan d'autrefois. Un lourd épis de blé était accroché au-dessus de la tête de lit. La pièce traversée par le conduit de cheminée dégageait une atmosphère désuète et chaleureuse, il y faisait bon, presque chaud après la froide montée d'escalier. Dans un recoin, un meuble était recouvert d'un lourd rideau poussiéreux.

— Qu'est-ce qu'il y a là-dessous?, demanda Dominique.

— Un piano, je crois, répondit Elise.

Dominique souleva le bout de rideau et découvrit effectivement un vieil instrument de musique ressemblant à un piano. Mais à y voir de plus près, il s'agissait d'un piano mécanique qui, certainement, avait fait la gloire des bals populaires paysans d'une époque depuis longtemps révolue.

         — Comment ce bijou est-il arrivé là, s'enquit-il.

         — C'est de moi que tu parles mon chéri!, ironisa Elise qui se languissait qu'il ne s'occupe d'elle. Il laissa choir le morceau de tissu qui souleva un nuage de poussière et s'approcha d'elle. Il la prit dans ses bras et la couvrit de baisers ardents qu'elle lui rendit. Elle reculait pour l'entraîner vers le lit où ils tombèrent en riant. Une fois de plus elle se donna à lui sans retenue en remerciant le ciel d'avoir mis sur sa route un aussi tendre amant.

        

         L'angélus sonnait au loin et le crépuscule jetait des ombres fauves du soleil couchant sur les murs de la pièce.

         Dominique se leva pour aller admirer le paysage. Au dehors la neige se parait de couleurs de feu sous les rayons du couchant. La montagne nappée de rose flamboyait tel un volcan. Elise, simplement vêtue du chandail de Dominique vint le rejoindre à pas feutrés. Elle se glissa contre son corps chaud et admira le coucher du soleil enveloppée dans les bras de son amant.

         Ils attendirent que le soleil eut disparu au bout de l'horizon pour se rhabiller. Dominique dénicha une vieille lampe de chevet dans un des réduits aménagés dans la pente du toit. Il la posa par terre et, à sa grande surprise, elle s'alluma, jetant un disque de lumière jaune au sol et au plafond. Alors il découvrit son Elise en sous vêtements en train d'agrafer son soutien gorge. Elle était magnifique, ses cheveux glissant sur sa poitrine menue, les jambes croisées sous son postérieur. Il admira au passage sa taille fine et ses fesses bien rebondies. Il se sentit le plus heureux des hommes. Il vint l'embrasser et lui répéter pour la millionième fois qu'il l'aimait.

 

         Sa curiosité le poussa à aller inspecter encore une fois ce drôle de piano. En découvrant une manivelle il remonta un mécanisme et, poussant des manettes grinçantes, il réussit à réanimer la machine qui tout d'abord rechigna et ne fit entendre qu'un sourd grondement, puis peu à peu une musique enjouée s'échappa de l'instrument.

         — Une polka, c'est une polka !, s'écria-t-il. Viens, dansons! Il entraîna Elise dans une folle farandole. On les crut retournés dans le passé. La pièce s'animait. Il semblait que les flonflons des fêtes villageoises d'antan, fantômes d'un autre siècle, surgissaient emportés par la diabolique mélodie s'échappant de l'antique instrument. Elise tournait et s'imaginait portant une longue robe à crinoline et un bouquet de fleurs des champs à la main. Elle tournait et dansait à en perdre la raison. Bientôt la tête lui tourna et elle s'abandonna totalement dans les bras de Dominique qui l'entraînait dans une spirale sans fin. Ils riaient, ils chantaient dans cette chambre au charme intemporel. Quand la musique se tut, leurs regards débordant d'amour se croisèrent.

         — Je vous aime Monsieur Dominique, dit-elle.

         — Ah!, Ma Mie, vous me comblez, souffrez que je vous embrasse! Il posa ses lèvres sur la bouche entrouverte d'Elise.

         Des larmes de joie inondaient les yeux de Dominique.

— Que Dieu fasse que notre amour reste aussi fou tout au long de notre vie, mon amour!, murmura-t-elle dans un soupir !

 

 

Elle voulut lui faire partager son temple des souvenirs.

         — Viens !, dit-elle je vais te montrer mon repère secret. C'est le lieu le plus mystérieux de la maison. Etant petite, j'y venais souvent. C'est un endroit mythique et plein de secrets.

         A regrets, ils quittèrent la vieille chambre qui était maintenant plongée dans la nuit. Ils traversèrent l'immense hall qui donnait, par une large porte un peu disloquée, sur le chemin du haut, en surplomb derrière la maison. Jadis, on y faisait entrer dans la chaleur de juillet des charrettes entières chargées de foin odorant. La grange se trouve maintenant, par mesure de sécurité, en dehors de la maison d'habitation. On a vu beaucoup de fermes brûler par l'effet de chaleur dégagé par la macération du foin mal séché.

         Il faisait sombre, les planches disjointes du parquet sommaire grinçaient sous leurs pas. Quelques oiseaux nocturnes, dérangés par la venue d'intrus, battaient des ailes dans l'obscurité des poutres de la charpente.

         — Brrr ! C'est un repère de fantômes, plaisanta Dominique.

Il entendit le petit rire amusé d'Elise.

         — Qui sait, Domi, qui sait?, ajouta-t-elle.

Des rondins de sapins heurtés au passage dégringolèrent dans un roulement de tonnerre sur le plancher. Le parfum épicé du bois parvenait aux narines de Dominique. Quelques pives1 craquant sous les pieds jonchaient le sol. Dans un coin du grenier dormait un chariot qui avait servi jadis à récolter du bois dans la forêt. Dominique vit avec émotion que les mêmes outils étaient utilisés dans son Val-de-Ruz en Suisse aussi bien que dans les fermes du Haut-Doubs.

         — Tout cela ferait une bonne débrossée dans la cheminée, dit-il en appuyant son accent neuchâtelois.

         — Une quoi ?, demanda Elise en riant.

         — Une débrossée, répéta-t-il. Tout simplement une chauffe ou une flambée d'écorces de sapin, si tu préfères.

         — Ah, oui !, je me souviens… une débrossée. C'est pittoresque!

Elise poussa un tas de bois rangé avec une minutie toute montagnarde. Le tas de bois était factice et cachait en fait une porte. Elle s'effaça pour laisser passer Dominique.

— Voilà mon île au trésor, mon refuge, mon temple !, dit-elle, un trémolo dans la voix.

Devant le regard médusé de Dominique s'ouvrait une petite pièce carrée, étonnement bien entretenue pour un grenier. Au sol, un large vieux tapis couvrait presque la totalité du parquet de planches brutes qui finissait contre un mur en soupente orné d'une magnifique cheminée de briques brunies par les fumées de bois. Deux fenêtres obturées par de lourds rideaux blancs s'ouvrirent sur le panorama du Mont Risoux luisant sous la neige. Elise alluma une des petites lampes de bronze toutes tarabiscotées de décorations arborescentes. Alors Dominique découvrit la magie de cette pièce où se côtoyaient pêle-mêle vieilles poussettes, poupées de chiffon, robes de bal d'un autre temps, meubles oubliés là et recyclés par les mains expertes d'Elise. Tous les vieux tableaux que pouvait contenir la maison étaient réunis là, sauvagement exposés, ou pendus aux murs passés au plâtre coloré. D'innombrables coussins jonchaient le sol.

— On se croirait dans un souk1 !, s'exclama Dominique amusé par le charme et le mystère se dégageant de cette pièce. Pourquoi cette chambre est-elle si bien cachée derrière un tas de bois ?

— La guerre Dominique !, la guerre ! La maison est vieille et ses occupants ont toujours été des humanistes. Mes grands parents paternels ont été très actifs pendant les années sombres de l'occupation. Cette pièce était un sas, un lieu de passage vers la Suisse. Combien de malheureux ont profité de ce refuge avant de gagner les hauteurs du Mont Risoux ! Il y avait  une autre cachette plus loin, au-dessus de La Combe des Cives. Un drame s'est passé et les Allemands ont brûlé la cabane. C'est le vieux Père Magloire qui m'a raconté cela. Il en sait des histoires ce brave Père Magloire. Tiens un jour on ira le voir à Chaux-Neuve !

Tout un pan de mur cachait des placards odorants, plongés dans l'obscurité. Dominique, curieux de nature, ouvrit les portes une à une. Il y trouva de vieilles étoffes, des chapeaux de paille abîmés par le temps, des godillots à semelles cloutées, des vieux livres aux pages jaunies, un carnet de cuir fermé par une large bande élastique qui tomba en lambeaux quand il le prit dans ses mains.

Elise, à demi allongée sur les coussins, était plongée dans un des vieux bouquins que Dominique avait trouvé dans une boîte. Elle leva les yeux et en tournant les pages de son almanach, demanda : « Tu as trouvé quelque chose mon amour ? »

Comme Dominique ne répondait pas, elle reposa son livre et vint le rejoindre. Il semblait fasciné par sa découverte.

         — Qu'est-ce que c'est ?, questionna-t-elle en jetant un coup d'œil par-dessus l'épaule du jeune homme.

Les pages étaient griffonnées de petits caractères d'une langue qui lui était inconnue. Quelques dessins maladroits agrémentaient le texte.

         —  C'est quoi ?, dit-elle en réitérant sa question.

         — C'est un carnet de route en allemand de quelqu'un qui a passé quelques temps ici en 40. C'était une jeune femme, Alsacienne je crois, si j'en comprends le texte. Elle raconte son long exode vers la liberté. Partie d'Aspach dans la banlieue d'Altkirch, elle a traversé tout le Sundgau et le Doubs en longeant la frontière pour tenter de passer. Epuisée par sa longue marche, elle fut recueillie par un couple de paysans qui la cachèrent pendant trois mois en compagnie d'un pilote allemand déserteur… Oh !, écoute mon Elise ! Ils sont tombés amoureux et un matin ils sont partis vers la Suisse, là s'arrête le récit. Mon Dieu, pourvu qu'ils aient réussi !

 

         Une cloche, ou plutôt le tintement d'un triangle au lointain les tira de leurs recherches.

         — Déjà l'heure du dîner s'exclama Elise. Domi, il est déjà vingt heures. Comme le temps à passé. Viens !, Maman nous appelle pour le repas.

         Sur la pointe des pieds, de peur de déranger la majesté des lieux, après un dernier regard vers cette pièce chargée du passé des hommes, ils descendirent, tendrement enlacés, les marches du grenier. 

         Ils dévalèrent, main dans la main, le large escalier qu'Elise avait, il y a à peine deux semaines, gravi pour aller rejoindre Dominique pour vivre sa première nuit d'amour.

         — Embrasse-moi, dit-elle soudain. Embrasse-moi.

Elle lui tendait son corps gracile en recevant son baiser.

         — Je t'aime !, murmura-t-elle.

La porte de la cuisine qui donnait sur le couloir s'ouvrit et sa maman apparut dans le carré de lumière vive.

         — Venez mes enfants, le dîner est servi. Où étiez-vous donc ?, questionna-t-elle.

En cœur ils répondirent: « Au grenier !»

         — Au grenier? Et que faisiez-vous là-haut ?, s'enquit-elle.

— Nous avons trouvé le carnet intime d'une femme qui y a passé trois mois cachée pendant la guerre…

         — Hortense!, murmura la maman d'Elise… oui, c'était Hortense, mais demandez à Papa il vous en dira plus que moi. Allez vous mettre à table, je vais servir le potage.    

La soupière fumait sur la grande table de la  salle à manger. Le père était déjà attablé et accueillit gaiement les deux jeunes gens.

— Alors les p'tits jeunes, vous ne vous ennuyez pas au moins pendant ces longues journées ?

— Papa, qui était Hortense ?, demanda sans transition Elise à son père surpris par la question.

— Ah !, la p'tite Hortense. Un joli brin de fille d'après les photos. Mes parents m'ont raconté qu'elle avait trouvé refuge ici et qu'elle s'était amourachée d'un soldat allemand fuyant vers la Suisse. Ils sont partis un beau matin d'automne et ont franchi la frontière pour se retrouver de l'autre côté, vers Chez-les-Auberts. Il était ingénieur et elle maîtresse d'école. Il paraît qu'ils se sont installés au Sentier et qu'il a fondé une entreprise d'horlogerie avec l'aide de sa petite Alsacienne. Pas seulement belle, elle était intelligente la douce Hortense!

— Pourquoi me demandez-vous cela ?, interrogea-t-il.

         — Nous avons retrouvé son carnet au grenier.

         — C'est pas vrai ! Qu'est-ce qu'on a pu le chercher. Où l'avez-vous déniché?

         — Dans une cache d'un des placards fermés à clef.

Dominique tendit le précieux document à Albert qui, les mains tremblantes, commença à tourner les pages.

         — Dommage que tes grands parents nous aient quittés trop tôt, Elise, tu leur aurais fait un immense plaisir avec cette relique. Il faut le garder précieusement les enfants.

         — Je vais tenter de le traduire entièrement promit Dominique. J'aimerais savoir le début du récit.

         — Bien, fils !, répondit l'Albert fier de ses petits, même si l'Dominique n'était pas de lui, c'était un gars bien, pensait le brave homme. Y s'rait bien comme gendre ce p'tit! Et puis il a l'air de bien l'aimer notre Elise et c'est réciproque, il me semble.

         Inquiète de l'air absent de son papa, Elise demanda.

         — A quoi penses-tu papa ?

         — Ah !, à rien mes enfants ! Cela me rappelle simplement des souvenirs de jeunesse. Il leur sourit et souhaita un bon appétit.

Pendant le repas ils parlèrent du temps que les jeunes n'avaient pas connu. L'après-guerre avait été le signe de la renaissance. Cette période marquait l'histoire du désir de recommencer un monde nouveau. Non !, rien ne devait être oublié. Car c'est sur la base des aberrations des peuples  et des horreurs de la mégalomanie des dirigeants que l'homme a osé enfreindre un des commandements, et c'est cette forme d'aliénation qu'il faut combattre. Mais surtout, il restait les bassesses de certains, devenus bêtes immondes par intérêt, par pure ignominie, parfois aussi, par peur, pendant ces heures troubles.

« Quelques-uns ont été des criminels haïssables, des vrais…, ceux qui ont dénoncé les pauvres gens qui se terraient dans cette cabane là-haut vers la frontière… »

         — Mes enfants, ne commettez pas les mêmes erreurs. Il est tellement plus facile d'aimer…, philosopha Albert en conclusion.

Il guettait en même temps la réaction de sa fille et fut transporté de bonheur quand il surprit le regard plein d'amour qu'elle glissa à Dominique.

         Puis les jeunes parlèrent de la pièce nichée tout là-haut dans les combles. Albert leur expliqua que, aux temps passés, la ferme était le lieu de réunion du samedi soir. « On y tenait bal et amusement. Si vous cherchez bien, vous allez trouver une foule d'objets que l'on n'utilise plus aujourd'hui. Je crois savoir qu'il y a là-haut une cardeuse dont les chardons sont faits de bractées épineuses de la plante que l'on appelle cardère. Il y a tout un tas de ces vieilles choses que le temps et les hommes ont oubliés.»

         — Mais papa, je n'ai jamais vu tous ces trésors.

         — C'est que tu n'as pas découvert tous les passages secrets de la maison. Au fond derrière le tas de bois des réfugiés, il existe un réduit que nos cousins suisses appellent « un cagnard », où se sont amoncelées des reliques du temps jadis. La ferme date des années 1600 !

         — Fascinant !, s'exclama Dominique. Elise nous partons demain en expédition !, s'enthousiasma-t-il soudainement.

         Elle le couva du regard et lui promit de le guider.

         — Cette pièce en haut, faites-en donc un musée !, déclara Amélie qui avait suivi toute la conversation, le feu aux joues, tant elle admirait la joie et la passion des jeunes pour le patrimoine.

         A la fin du repas, Albert invita les jeunes à voir l'étable : simple formalité pour Elise qui malgré sa finesse et sa beauté n'en était pas moins fille de paysans. Cela demanda plus de persuasion pour Dominique plus habitué aux raffinements des milieux intellectuels et horlogers. Ce fut pourtant lui qui alla caresser la croupe des vaches et s'initia à la traite, le tabouret à lanière fixé aux fesses. Elise riait de le voir ainsi. Elle le rejoignit et, après quelques instructions, Dominique devint un fameux trayeur, bien qu'à cette heure les vaches traites deux heures auparavant ne donnaient plus de lait.

         Après avoir distribué un peu de fourrage, ils laissèrent la Lise, la Fleurette et les autres belles et fières Montbéliardes s'apprêter à passer la nuit dans la douce chaleur de leur étable.

Le calme du salon les accueillit dans la douceur du cocon familial.

 

Les parents, comme à leur habitude, restèrent quelques temps devant la télévision pendant que les jeunes prenaient leurs quartiers sur la galerie. Elise avait descendu l'almanach qu'ils avaient trouvé dans le grenier et, allongés côte à côte, ils se plongèrent dans une lecture passionnante. Devant leurs yeux surpris, le passé défilait. Les gravures des robes de l'époque se succédaient aux recettes de cuisine reléguées dans l'oubli par des années de croissance économique et d'abondance. La chronique du Haut-Doubs servait de toile de fond répétitif à chaque chapitre. Le chat était venu se joindre à eux. Dominique l'avait pris sur lui. Il jouait avec le petit félin, Elise commentait les histoires de la région. C'est ainsi qu'ils apprirent une des légendes révélant la naissance du Lac Saint-Point. Le récit situait l'histoire un soir d'hiver : il y a bien longtemps de cela, une pauvre femme cherchant refuge dans la région se serait vue refusé le gîte pour la nuit. Les habitants du village aujourd'hui disparu ne daignèrent pas aider la pauvrette accompagnée de ses enfants. Pendant la nuit, les pluies et le déluge noyèrent la région. Lentement la vallée fut submergée par les flots engloutissant le village niché au fond. C'est ainsi que naquit le lac.

Un écrivain Suisse lui avait attribué une toute autre genèse basée sur le chagrin d'une jeune fille noble qui, pleurant son amour refusé par son père, vint se réfugier dans une grotte et donna naissance par ses larmes à la Source Bleue et au Lac Saint-Point.

Parfois lorsque le ciel s'assombrit et que des vagues se forment et rident la surface de l'eau, certains anciens croient entendre le clocher de l'église sonnant au fond du lac. Peut-être le confondent-ils avec le tintement avorté de la cloche fêlée de l'église du village.

 

Dans la pénombre du couloir on entendait la grosse pendule compter les heures. Demain, ils chausseraient probablement les skis pour se rendre vers le petit village de La Chapelle-des-Bois.

La fatigue se faisait sentir et, de temps en temps, Elise abrégeait son récit pour bâiller. Dominique s'était assoupi, le jeune chat ronronnant sur sa poitrine.

Amélie avait, avant de quitter le salon, bourré la cheminée de pommes de pin et de bûches craquantes et odorantes. Un léger bouquet de sapin brûlé avait envahi la pièce. Elise et Dominique jouissaient de la  paix et du bonheur d'être à deux en oubliant les soucis de la ville et surtout ses contraintes.

Tard dans la nuit, Elise caressa la joue de Dominique maintenant profondément endormi. Il se réveilla et lui sourit alors qu'elle se penchait sur lui pour l'embrasser.

— Je suis crevé, dit-il dans un murmure

— C'est la neige et la quiétude de la pièce. Une bonne nuit de sommeil, un bain de neige au réveil et, demain tu seras fort comme un bûcheron.

— Quoi !, tu veux m'obliger à me geler tout nu dehors !

— Pense à après mon chéri. Je te réchaufferai de mon corps

— Pour l'instant nous devrions aller dormir, renchérit Dominique en réprimant un bâillement tout en se levant.

— Bonne nuit !, dit alors Elise sur la pointe des pieds, les mains dans le dos en tendant les lèvres et gardant les yeux fermés.

Elle reçut un chaste baiser sur la bouche. Son sourire illumina son fin visage.

Ils traversèrent la pièce maintenant plongée dans la seule clarté rougeoyante du bois se consumant dans la cheminée. Au loin, dans les profondeurs de la maison, on entendait les sonnailles des cloches des vaches serrées les unes contre les autres à l'étable.

         Enlacés l'un à l'autre, ils se retrouvèrent dans le silence du couloir que seul le lent  tic-tac de la pendule Comtoise venait troubler.

La discrète et froide lumière de la lune dessinait des ombres s'élargissant sur le parquet craquant du couloir vitré longeant la maison. La chambre d'Elise se trouvant au rez-de-chaussée et celle de Dominique à l'étage, les deux jeunes gens se quittèrent pour la nuit.

         — C'est encore trop tôt pour mes parents, souffla Elise à l'oreille de Dominique en l'embrassant. Nous nous installerons demain un nid douillet dans la chambre-haute — comme on dit par ici en désignant la grande soupente du dernier étage habitable de la maison.

         Après mille baisers, mille serments, mille étreintes,. Ils réussirent à se quitter en se promettant de se réveiller en même temps demain matin, « pour le bain », avait ajouté l'espiègle Elise en refermant sa porte de chambre alors que sa maman descendait les marches du grand escalier de bois.

         — Alors pas encore couchés les enfants !, s'exclama-t-elle en souriant. Ah !, vous avez bien le temps après tout, vivez votre jeunesse, profitez-en !

         — Bonne nuit maman !, lança Elise en ouvrant de nouveau sa porte pour aller embrasser sa maman.

         Quand Amélie se fut éloignée, les deux jeunes gens restèrent seuls dans le couloir devant la porte entrebâillée de la chambre d'Elise.

         — A-t-elle remarqué quelque chose ?, demanda Dominique.

Elise sembla réfléchir un instant puis, agrippant Dominique par le bras elle le fit entrer dans sa chambre, ferma la porte et se glissa prestement sous les draps.

         — Viens !, dit-elle simplement.

 

 

 

IX

 

 

 

Fraîche et colorée, l'aube se leva sur les hautes plaines du pied du Mont Risoux. La grosse ferme semblait dormir, tapie dans un repli de terrain. Du large tuyé s'échappaient de fines volutes de fumée odorante. L'agréable senteur de sciure de sapin brûlé se mêlait aux effluves épicés des saucisses en cours de fumage.

Les ordres, scandés par les bûcherons occupés de bon matin au débardage, fusaient dans les profondeurs de la sapinière enneigée. Le souffle sonore des chevaux et le cliquetis des chaînes emplissaient l'air léger. La scie grinçait quelque part au pied du mont et, le bruit particulier de sa pétarade revenait buter contre les fenêtres de la chambre d'Elise. A quelques pas de là, le ciseau entamait un bloc de bois que le papa usinera au tour électrique. La machine rudimentaire servait à confectionner les boîtiers de régulateurs1 ornant chaque pièce principale des fermes de la région — la Stube2 — comme disent les gens de l'autre côté de la frontière. On percevait le choc sourd des roues de comté3 que l'on retourne sur les étagères de bois dans la fruitière4.

Un chaud rayon de soleil tamisé par le voilage de la fenêtre embrasa le mur de bois en dessinant des taches de couleur fauve courant sur la paroi. Elise n'avait pas fermé les lourds volets pour mieux s'émerveiller des éclats du matin naissant.

Elle s'étira en baillant. Quelqu'un bougea à côté d'elle.

— Domi !, murmura-t-elle,… dors !, souffla-t-elle en déposant la marque chaude de ses lèvres sur l'épaule du jeune homme.

Elle croisa les bras derrière la tête et laissa son regard glisser au-dehors, vers la dentelle mordorée du Mont Risoux éclaboussé de soleil.

Hier, ils avaient compté les étoiles au travers des fenêtres de la chambre, serrés l'un contre l'autre. Ils s'étaient assoupis en regardant le ciel.

Elise enclencha la radio en sourdine. Une ballade Irlandaise interprétée au violon et à la flûte filtra des gros haut-parleurs de la chaîne stéréo, plongeant pour un instant la chambre de la ferme du Haut-Doubs dans le décor romantique d'une pièce de château de ce lointain et si beau pays. 

Elise rêvait.

A côté d'elle, Dominique sortait des brumes de la nuit. Il vint se coller contre elle. Sous sa chaude caresse, elle se glissa avec volupté plus profondément sous les draps pendant que des mains espiègles s'égaraient sur son corps, ce qui lui arracha un fou rire spontané.

         — Arrête !, ordonna-t-elle en s'étranglant de rire, tu vas nous faire prendre.

         Mais ce diable de Dominique se prenait au jeu et continuait ses taquineries. Elise, ne sachant plus que faire, se coucha sur lui et le calma d'un baiser.

         Du bruit dans le couloir tempéra leurs ardeurs. Leurs rires étouffés fusèrent de dessous les draps. Elise réussit à s'échapper et couvrit rapidement sa nudité d'une longue robe de chambre dont elle s'enveloppa frileusement. Elle déposa une grosse bûche dans le foyer et s'enfuit dans le corridor vide.

         Elle s'affairait à la cuisine lorsque Dominique la surprit en passant ses bras autour de sa taille. Sans se laisser détourner de ses occupations elle pencha la tête de côté pour l'embrasser.

         Le petit déjeuner était copieux, comme dans toutes les maisons paysannes. Sur la table s'étalaient, confitures faites maison, pain paysan, miel de la région, galettes de sucre, brioches au beurre, saucisses, fromage, chocolatière et cafetière fumante.

         Les deux jeunes gens s'installèrent en discutant joyeusement et préparèrent leur emploi du temps pour la journée. Le soleil radieux glissant sur la neige fraîche incitait à une sortie à ski de randonnée.

         Le papa entra et, en se lavant  les mains consciencieusement demanda sans se retourner :

         — Alors les enfants, bien dormi ?

Ils échangèrent un regard complice et répondirent en cœur :

         — Comme des marmottes !

         — Bien, bien commenta-t-il, le regard espiègle,… bien, bien ! Allez, reprenez donc encore un petit café et un bout de brioche, on ne peut pas vivre que d'amour et d'eau fraîche, hein !, dit-il en passant sa main rugueuse dans la chevelure de Dominique médusé par la réplique. Vous allez où aujourd'hui ?, continua-t-il sans transition.

         — Randonnée à Chapelle des Bois !, lança gaiement Elise.

         — Quoi c'est tout !, dit le père en riant.

         — Nous commençons doucement, puis nous irons faire une longue partie de baby-foot aux Bruyères. Peut-être pousserons-nous jusqu'au Lac des Mortes… si nous en avons encore le courage, hein Domi !

         — Vous iriez pas des fois jusqu'à Bellefontaine, chez'l'Fernand. J'ai terminé son boîtier de pendule… ?

         — Mais si Papa, on fera ça pour toi.

         — Ah !, merci les enfants, merci ! Allez j'y r'tourne. Tiens Dominique, si ça t'intéresses, tu peux passer me voir à l'atelier, toi qui te destines à la micromécanique tu pourras me donner des trucs. Allez, à plus tard les p'tits jeunes.

Le brave homme reprit la direction de son atelier où il façonnait pendules, boîtes à musique et pipes de renom.

Dominique et Elise débarrassèrent la table en se lançant des sourires et des œillades amoureuses.

         — Allez !, à la douche !, ordonna enfin Elise.

Les deux amoureux se retrouvèrent sous le torrent chaud et bienfaisant de l'eau qui inondait leurs corps.

         Avant même qu'il put esquisser un geste de recul, Elise avait ouvert la porte donnant sur la prairie enneigée derrière le bâtiment et entraînait Dominique à sa poursuite. Elle se lança dans la neige glacée et précipita le jeune homme dans sa chute. Ils roulèrent ainsi quelques secondes en se projetant des brassées de neige poudreuse et brillante sous les rayons du soleil, jusqu'à ce que le froid les oblige à se réfugier dans la moite chaleur de la salle de bain. Ils s'enroulèrent dans leurs serviettes de bain et se frottèrent mutuellement en riant aux éclats.

         — Tu es complètement folle mon Elise!, gronda Dominique en la séchant énergiquement.

         Elle, les yeux fermés se laissa aller à ce vigoureux massage, puis, dressée sur la pointe des pieds lui offrit ses lèvres.

        

         Dominique fut prêt avant elle et alla rejoindre le papa d'Elise dans son atelier.

         Il poussa la porte vitrée qui donnait sur une pièce au bout de la maison, sous le grand escalier. Le généreux soleil entrait à flot dans la pièce encombrée de tout un amoncellement de pièces d'horloges, de planches et d'outils alignés sur un établis de bois poli par les ans.  Le tic-tac des pendules et régulateurs accrochés aux murs emplissait l'air d'une symphonie de cliquetis métalliques ininterrompus. Les grandes Comtoises indépendantes et atypiques faisaient osciller leurs lourds balanciers avec lenteur et souveraineté. Quelques chalets, surprenantes répliques en miniature des maisons de la région, remplissaient tout une étagère. L'abbaye de Montbenoît dressait son clocher à côté de la taillanderie de Nans-sous-Sainte-Anne. Même la grotte d'Oselle avait de manière anarchique trouvé sa place au milieu de tous ces monuments en miniature. Un petit train échappé du passé déambulait dans le décor reconstitué de la rive est du Lac Saint-Point, entre Malbuisson et le bas de Chaon. Sur une grosse pierre verdoyante, la forteresse de Joux étalait sa masse inquiétante vers un ciel de carton-pâte. On y voyait même le puits que les serfs de l'époque creusèrent dans le roc au prix de leur vie pour aller chercher l'eau du Doubs 120 mètres plus bas. Une diligence jaune et noire figée dans son mouvement semblait gravir la route serpentant au pied du château.

         Tout ce petit monde du Jura paraissait dormir au fond de l'atelier. Peut-être même que les soirs de pleine lune les habitants de l'époque viennent hanter ces coulisses baignées de la lueur blafarde de l'astre de mystères?

         Dominique était tombé amoureux de cette région qui chante et qui vit au rythme de la nature.

         Le petit tour électrique sifflait sur l'établi. Albert choisit un ciseau qu'il positionna sur le porte-outil. Des copeaux fins et parfumés se détachèrent du bloc de bois qui semblait s'animer et prendre vie sous le fil tranchant de la bédane1. Albert expliqua qu'il s'agissait d'une commande pour la Saline royale d'Arc et Senans dessinée à l'origine par l'exceptionnel architecte Claude-Nicolas-Ledoux.

         Sous ses doigts gercés par le froid, naissaient les premières colonnes du bâtiment d'entrée formant le fronton de l'hémicycle. Les copeaux serviront à confectionner les quatre arbres de la cour.

         Dominique était fasciné par l'agilité de ces mains abîmées par le dur labeur de la ferme.

 

         Un tintamarre soudain de sonneries et de gongs submergea l'espace. Les pendules, carillons et régulateurs donnaient la mesure du temps qui passe.

Dans le silence revenu, une voix au timbre agréable se fit entendre:

         — Eh !, les hommes il est déjà dix heures. Papa tu nous confies le boîtier pour le douanier Fernand, nous allons nous mettre en route.

         A regret Dominique quitta l'atelier pour aller s'équiper. Elise s'empara du curieux sac à dos fait de deux planches à lanières servant à glisser le précieux coffret. Elle embrassa son papa imitée par Dominique, puis ils prirent congé d'Amélie qui glissa un en-cas dans le sac du jeune homme.

— Soyez prudents mes enfants dit-elle en les serrant dans ses bras.

En passant par la remise, ils choisirent les skis les mieux adaptés à leur taille. Elise donna le signal du départ.

         — Hop, hop !, lança-t-elle en poussant sur ses bâtons.

Déjà avait-elle parcouru quelques dizaines de mètres laissant Dominique derrière elle. Elle faisait preuve d'une grande maîtrise du ski de randonnée et il dut forcer l'allure pour la rejoindre. Les lattes laissaient leurs traces parallèles dans la poudreuse. Parfois ils devaient négocier un repli de terrain, contourner un obstacle, plonger dans une combe, traverser un bosquet d'où tombait une pluie de cristaux légers.

La cime de la Roche Champion dominant le village de Chapelle-des-Bois découpait sa forme trapue surmontée du calvaire de bronze rappelant les douloureuses heures de la vallée.

Elise s'était arrêtée et semblait se recueillir. Intrigué par cette attitude, Dominique lui demanda la raison de son trouble.

         — C'est une très vieille coutume. Ici reposent tous les malheureux que la peste emporta au dix huitième siècle. Loin de leur village, par crainte de la contagion, on les enterra dans cette prairie que personne ne cultive et où les vaches ne paissent pas. C'est une jachère éternelle. Le poids des traditions pèse lourd dans l'esprit des gens de la région.

Plus loin, vers l'horizon s'étalent les lacs des Mortes et de Bellefontaine. Viens, allons jusqu'au belvédère des Entreroches, au-dessus de Morez!

         Ils reprirent leur randonnée sous le radieux soleil d'hiver. Un convoi de chez Adam's les dépassa en les saluant joyeusement .

         Quelques enfants s'étaient risqués sur le miroir gelé du Lac des Mortes et patinaient bruyamment.

         Elise et Dominique avaient dépassé Bellefontaine et se trouvaient sur les hauteurs du Crêt à la Dame quand sonnait treize heures au fond de la vallée.

         Assis sur un promontoire dominant le village, ils découvrirent avec joie les provisions que la maman avait glissé dans le sac avant le départ : pain paysan, saucisse de la région, lards fumé dans le tuyé, oranges et surtout la petite bouteille de liqueur de sapin pour recolorer les joues.

         Du sac roula une bûche de bois anguleuse et ciselé comme un bloc de granit.

         Devant le regard interrogateur de Dominique, Elise commença à griffer le morceau de sapin à l'aide de son couteau de poche. De petits copeaux ourlés se formèrent tout autour. Elle faisait attention à n'en détacher aucun. Au bout d'un moment la bûche ressembla à un hérisson.

         — Maintenant, va chercher un peu de bois: des pives et écorces pas trop mouillées!, lui dit-elle.

         Dominique s'exécuta de bonne grâce, intrigué par ce mystère que la fière fille de la campagne allait lui révéler.

         Il revint en tenant les pans de sa Parka chargée de pommes de pins et de petits éclats d'écorces humides. Elise avait préparé un petit rond de pierres serrées les unes contre les autres. Elle alluma alors les fines mèches de bois découpées autour de la bûche qui grésillèrent et s'enflammèrent immédiatement. Elle déposa sa torche sur le lit de pierres et le couvrit du bois que Dominique avait apporté. Une fine fumée blanche s'échappa du brasier en dégageant une bonne odeur de sapin. Les morceaux d'écorces et les pommes de pins commencèrent à s'embraser et, bientôt un bon feu réchauffa les deux randonneurs. Ils fournirent le feu de branches de sapin parfumé. De grandes flammes montèrent dans un azur de cartes postales.

         Dominique était émerveillé par les connaissances d'Elise. Derrière la si fine et si frêle jeune fille se cachait une  montagnarde aguerrie dont la maîtrise  de la vie rustique était immense.

         Ils déjeunèrent de bon cœur, serrés l'un contre l'autre, le visage brûlé par les grandes flammes dansantes.

         Il faisait bon au soleil et, la vie avait pris le rythme d'antan. Du fond de la vallée montaient des bruits connus et rassurants: la scie qui entame le bois, les bidons de lait que l'on prépare pour la traite du soir, le cri d'un oiseau de proie griffant le ciel, les lointains aboiements des chiens tirant les traîneaux, et puis, plus près d'eux le crépitement du feu dégageant mille parfums de la forêt.

         Dans le refuge creusé à même la neige Elise et Dominique laissaient le temps s'écouler, bercés par la quiétude de la vie campagnarde.

         Après une revigorante gorgée de liqueur verte, ils étouffèrent le feu et lentement reprirent la route plein sud sud-est pour rejoindre le belvédère. Le froid les assaillit de nouveau.

         Au détour d'une butte, ils atteignirent le magnifique point de vue, dit de La Madone, au-dessus de la ville aux maisons groupées de part et d'autre de la longue rue principale. La Cluse de la Bienne s'étalait entre deux monts escarpés où serpentait la ligne du chemin de fer.

         — Un vrai décor de train miniature !, s'émerveilla Dominique.

         — Mon pays est le plus beau !, dit Elise en se glissant contre le jeune homme encore essoufflé de leur course.

         — Et ses filles en sont les fées, ajouta-t-il en la serrant dans ses bras.

Ils restèrent un bon moment là, immobiles, à admirer le panorama sans échanger une parole. Le vent du nord vif et mordant les incita à reprendre la route vers Bellefontaine.

Le temps avait passé et l'après-midi était bien entamée lorsqu'ils arrivèrent chez le douanier Fernand. Il les reçut avec chaleur et bonhomie. Se réjouit de faire la connaissance du fiancé d'Elise, s'enchanta de leur bonheur… « Non, il ne dirait rien aux parents d'Elise qui, quand-même, devaient bien se douter de … mais, promis !»

Il leur offrit un chocolat chaud et fut surpris du professionnalisme de Dominique qui l'aida à remonter le mouvement de son régulateur et à le rééquilibrer dans la boîte.

         — Un vrai pro ton jeune ami !, lança-t-il enjoué à une Elise rayonnante d'amour et d'admiration envers le jeune homme qui savait conquérir ces rudes montagnards avec la grâce et l'aisance d'un grand diplomate.

Les dernières lueurs du soleil rosissaient le sommet du Mont Risoux et la haute vallée sombrait dans l'obscurité naissante de la nuit quand ils voulurent repartir vers le Cernois. Fernand les retint.

— La nuit va tomber tout d'un coup les enfants, et vous en avez encore pour plus de quinze kilomètres. Je vous ramène à la ferme avec la moto-neige.

— Super !, s'écria Elise.       

Dominique prit place à l'arrière de l'engin et l'on installa Elise dans le traîneau sous des couches de fourrures et de couvertures.

         — Prêts les pt'its jeunes, alors en route ! lança Fernand tout joyeux de cette escapade.

         Dans la pétarade et l'odeur d'essence le convoi s'ébranla en longeant la route.

         La neige luisait sous le phare cyclopéen de la machine et Elise riait de bon cœur. De temps en temps Dominique risquait un regard en arrière et recevait une boule de neige en plein visage. Il pensait à la tendre vengeance qu'Elise allait subir.

         En passant à Chapelle-des-Bois, Dominique entendit Elise lui crier quelques mots hachés par le bruit de la moto et le vent de la vitesse:

         — … pas… partie… by-foot… pis !

En peu de temps ils arrivèrent en vue de la grosse ferme assoupie au bord de la forêt.

         A l'abri du grand toit de l'immense bâtisse la pétarade de la machine s'amplifia et se répercuta sous les structures de bois de la charpente.

         Albert sortit et reconnu immédiatement son ami douanier à Belle-Fontaine.

         — Salut l'Albert !, j'te ramène tes p'tits. La nuit allait les surprendre et c'est pas bon par ces grands froids.

Albert l'invita à prendre un petit verre de liqueur de sapin. Les deux hommes pénétrèrent dans le salon éclairé où un feu de bois illuminait le fond de la pièce, pendant que les deux jeunes se livraient à une mémorable bataille de boules de neiges.

         — Ils sont formidables ces deux petits ajouta Fernand en riant. Et ta petite est heureuse avec ce Dominique.

         — Je crois même qu'il y a là un petit béguin, ajouta Albert, enfin c'est de leur âge.

         — Et qu'est-ce tu dirais si l'Elise épousait l'Dominique, demanda abruptement Fernand.

         — J'srai le plus heureux des pères, s'exclama soudain Albert. Ils sont si beaux ces deux p'tits, hein l'Fernand !

         — Ben prépare-toi, on n'sais jamais. Allez j'y r'tourne. Ah!, au fait tu sais le directeur de la fabrique en bas, y paraît qu'il a disparu. Sa femme à fait un foin de tous les diables en ville. Y paraîtrait qu'il était tombé amoureux d'une petite jeunette de la ville et que ça a mal tourné…

         Elise qui venait d'entrer avec Dominique devint blême à l'énoncé de ces paroles.

         — Mairle ?, demanda-t-elle à la ronde.

         — Ouais, c'est ça Mairle. Tu l'connais.

         — Oui, c'est un client du salon de coiffure, expliqua-t-elle… Il y a longtemps de cela ?

         — Deux jours à peu près, répondit Fernand. Il aurait vidé son compte à la banque et serait parti au volant de sa voiture. Ça jase à Pontarlier. Toutes les p'tites jeunes filles vont être soupçonnées maintenant. Tu as de la chance d'être ici en haut Elise.

         — Pas tant que tu crois Fernand!

         — Que veux-tu dire?, s'inquiéta son papa.

         — C'est logique pour toutes les commères! Si je ne suis pas en ville c'est que je suis partie avec lui. Si je suis la seule jeune fille qui manque en ville…

         — Mais tout le monde sait que tu es ici. Je pense que vous n'êtes pas passés inaperçus en ville hier.

         — Non, bien sur, on nous a vus ensemble Dominique et moi. Mais tu sais… les commérages.

         — Bah!, laisse parler Elise. On voit bien que ce n'est pas de lui que tu es amoureuse.

         — Ah bon, et de qui mon bon Fernand ?, demanda-t-elle mutine, mettant le brave douanier mal à l'aise.

         — Bon, ben faut que j'me retourne!, dit-il en éludant la question. Allez, au revoir tout le monde et bonne soirée. A la prochaine les petits; revenez me voir quand vous voulez, surtout toi l'ingénieur, dit-il en désignant Dominique. Bien sûr tu amènes ton Elise avec toi, hein! Allez, adieu!

         Il tourna les talons et, dans le froid de la nuit, on entendit le vacarme du vieux moteur usé par les patrouilles. Puis le bruit s'estompa et le silence revint dans la ferme.

         — Je vais me changer dit Elise en frissonnant.

         — Moi aussi ajouta Dominique. Je vais passer des vêtements plus adaptés à une soirée au coin du feu. Les parents d'Elise partirent d'un grand éclat de rire devant la réflexion du jeune citadin.

— A plus tard les enfants !, dirent-ils presque ensemble, et ils allèrent vaquer à leurs occupations.

Elise et Dominique se retrouvèrent seuls dans le grand couloir silencieux.

         — Tu as l'air soucieuse mon Elise, tout va bien?      , s'inquiéta Dominique.

         — Oui, oui!, ça va, se força à répondre Elise. Mais le fait est qu'elle était troublée par cette révélation : Julien était bien amoureux fou d'elle. Elle oublia presque les lèvres que lui tendait Dominique.

         — A tout de suite mon amour, dit-elle en se serrant soudain tout contre lui. Fais vite!

         Dominique troublé à son tour par l'attitude inhabituelle de sa jeune amie se dépêcha de se changer et de revenir gratter à la porte de la jeune fille.

         — Entre, dit-elle au travers du lourd battant de sapin.

Il fut immédiatement enchanté par la vue d'Elise qui avait revêtu un pantalon noir moulant et un pull-over de laine mohair rose.

         — Tu es magnifique dit-il simplement,… resplendissante… et je t'aime.

Il s'approcha d'elle et la prit dans ses bras.

         — Qu'y a-t-il ma douce ?, murmura-t-il.

Alors, elle fondit en larme et lui raconta son trouble sans omettre un détail. Puis elle se jeta à son cou, se lova tout contre lui, laissant s'éteindre les derniers sanglots de sa tristesse où se perdaient quelques regrets et d'incompréhensibles mots d'excuses.

         — Elise, Elise, dit-il énergiquement en lui soulevant le menton. Tu n'y peux rien. Tu es tellement belle et désirable… Elise je t'aime. Et il la berça doucement comme une petite fille.

         Elle se calma et glissa son visage inondé de larmes au creux de son épaule.

         — Ce soir, fais moi un enfant Domi!, dit-elle laconiquement ; c'était presque une supplique

Dominique resta prostré, sans pouvoir prononcer une parole. Il ne voulait pas la décevoir, était perplexe, mais en même temps fondait de tendresse à la pensée que son Elise pourrait lui donner un enfant. Elle, si jeune, si fraîche si insouciante! Quelle plus belle preuve d'amour pouvait-elle lui apporter?

         — Viens!, dit-il allons au salon écouter un peu de musique.

         — Promets-moi, dit-elle en s'accrochant à lui.

         — Je t'aime et je te promets Elise.

Elle se lança à son cou et l'embrassa, sensuelle et avide de l'aimer. Ils sortirent encore enlacés en s'embrassant et se trouvèrent nez à nez avec le papa d'Elise.

Ils se figèrent sur place, tentant d'être le plus naturel possible.

         Alors, Albert s'approcha d'eux, Lentement, il posa ses mains fatiguées sur les épaules de Dominique, plongea longuement son regard dans celui du jeune homme, sans prononcer une parole. Deux grosses larmes se formèrent aux coins de ses yeux. Puis sans détacher son regard de celui du jeune homme, d'une voix ou perçait l'émotion il réussit à dire :

         — Tu l'aimes?, elle t'aime. Vous avez l'air si heureux tous les deux. Tu es fort et intelligent, mature et promu à un bel avenir. Si vous avez tous deux la conviction que votre amour saura défier le temps et les hommes et, par delà les années, s'alimenter à la source du bonheur éternel… alors vous avez ma bénédiction.

         Il entoura de ses bras musclés le jeune homme et le serra de toutes ses forces contre lui. Puis il se tourna vers sa fille et en l'embrassant lui fit promettre fidélité et loyauté envers ce doux jeune homme.

         — J'en parlerai à ta maman Elise et, j'en suis sûr, elle sera ravie, elle aussi. Mais restez sages ou prudents car je pense que… Il ne finit pas sa phrase, ayant deviné qu'ils étaient déjà amants.

         Il les regarda s'éloigner main dans la main, se chuchotant quelques mots à l'oreille. Il était heureux et serein, confiant dans l'avenir de ses deux petits.

         Il les rappela :

         — Mes enfants, maman à déjà prévu de vous loger en haut, dans le repère. Cela vous va?

         Elise revint embrasser son père et le remercia de sa grande bonté.

         — Allez, ma fille va!, va vers ton amour, dit-il en la poussant vers Dominique au comble du bonheur.

         La porte du salon fermée, Dominique prit Elise dans ses bras et lui promit de l'aimer et de la chérir jusqu'au dernier jour. Mais on devrait attendre pour faire un bébé.

         — Oh! non, dit-elle résolue, tu as promis.

         — Elise tu es si jeune, es-tu sûre de ne rien regretter plus tard?

Le désir d'Elise était si fort, l'atavisme de ses racines paysannes tendant à considérer qu'une femme devait avoir ses enfants en pleine puissance de sa jeunesse, la confortaient dans sa détermination. Ses yeux se chargèrent de grosses larmes.

Dominique désarmé admirait sa belle avec une infinie tendresse. Il fondit devant son désespoir, puis… ce que femme veut…

— Alors cette nuit, et seulement dans notre repère!, lui glissa-t-il à l'oreille. Soudain, il prenait conscience qu'ils avaient franchi une étape dans leur future vie de couple.

Elle se raccrocha à lui. Son corps était chaud et baigné de sueur quand il glissa sa main sous le pull-over.

— Viens, dit-elle allons aménager notre chambre.

Ils s'enfuirent main dans la main au travers du long couloir, gravirent les marches de bois menant à l'étage. Le chat les suivait en courant au risque de les faire trébucher. Ils grimpèrent dans les combles, traversèrent le vaste grenier et poussèrent le mur de bûches clouées les unes aux autres en guise de porte.

 

         Un peu de poussière s'était accumulée au fil des mois. Elise décida d'aller quérir le matériel nécessaire à la remise en ordre de la pièce. Dominique s'octroya la tâche de mise en état de la partie technique: vérification des lampes et ampoules. Pendant qu'Elise était partie à la recherche de l'aspirateur et du reste des produits de nettoyage, Dominique ouvrit les fenêtres et décrocha les rideaux qu'il secoua vigoureusement au dehors. Il rangea une partie des objets dans la grande pièce lambrissée à l'opposé de la maison: la pièce au piano comme ils l'avaient surnommée.

         Il garda le rouet comme admirable élément de décoration. Le froid avait envahit la pièce. Il inspecta la cheminée et s'aperçut rassuré que le ramonage avait été effectué.« Prudents les montagnards! », pensa-t-il en quittant la pièce.

         Il revint les bras chargés de rondins de sapin secs et odorants. Il disposa d'abord quelques brindilles qu'il alluma à l'aide des allumettes qui maintenant ne quittaient plus sa poche de pantalon. Le bois siffla sous la flamme, se tordit en dégageant un petite flammèche bleutée. Bientôt, les rameaux gonflés de sève cristallisée craquèrent sous la morsure du feu et, Dominique put jeter un ou deux boisseaux de branches sèches et quelques bûches. Le feu brasilla dans l'âtre. Dominique vida la pièce pour mieux procéder au nettoyage.  

         Elise arrivait chargée de l'aspirateur et d'un panier contenant chiffons à poussière et cire liquide.

        

Les deux jeunes gens passèrent plusieurs heures à dépoussiérer, astiquer et replacer les meubles.

Soudain Dominique demanda à Elise: où dormons-nous ?, je ne vois pas de lit.

— Ah !, oui dit-elle malicieuse. Sors deux minutes et entre sans que je ne t'appelle! Je suis magicienne et je vais faire apparaître un lit, mais tu n'as pas le droit de voir… Allez !, dit-elle en poussant au-dehors Dominique perplexe et curieux de voir ce que sa petite Elise pouvait bien lui préparer. Cette maison cachait tant de secrets qu'il joua le jeu avec curiosité.

Il quitta la pièce pendant qu'Elise fermait la porte. Il tenta bien d'espionner par le trou de la serrure, mais la clé l'empêchait de voir. Il entendit du bruit, comme lorsque l'on glisse un meuble, puis plus rien. Il attendit encore un peu et pénétra dans la pièce. Elise n'y était plus. La chambre mystérieuse était silencieuse. Il alla vérifier les fenêtres: elles étaient closes. Il chercha une autre issue. Peut-être y avait-il un  passage au fond d'une des armoires? … Rien ! Alors il se mit à déclamer à voix haute :

Credo quia absurdum1

Puis, haussant encore le ton:

         — Qui habet aures audienti, audiat.2

Il perçut alors un léger bruit venant de derrière la paroi qu'il sonda immédiatement en tapotant comme un médecin sur le dos d'un patient pour juger de la résonance. Le bruit furtif se mua en rire assourdit qu'Elise avait du mal à contenir.

         A la grande stupeur de Dominique, un pan de la paroi de bois glissa vers la fenêtre, dégageant un profond lit en alcôve d'où émergea Elise radieuse.

         — Qu'est-ce que tu as dit tout à l'heure en latin?, demanda-t-elle en se jetant dans les bras de Dominique ébahit par le miracle de l'apparition.

         — Cette maison est plus mystérieuse que toutes nos cachettes militaires dans la montagne!, s'amusa-t-il.

         Il s'approcha et découvrit une couche profonde et haute, cachée dans l'épaisseur du pan du toit. Une minuscule fenêtre obturée par un volet à glissière permettait de jeter un regard au-dehors sans être vu de l'extérieur.

         — Magnifique!, absolument charmant, disait-il émerveillé.

         — Il y a même la lumière ajouta Elise en basculant le vieil interrupteur, mais la lampe ne s'alluma pas.

         — C'est mon domaine expliqua Dominique en remplaçant l'ampoule et replaçant l'abat-jour garni d'un voile de dentelle tamisant la clarté trop vive de l'ensemble. 

         Ils sortirent toute la literie pour la remplacer par une plus propre et en profitèrent pour cirer les parois.

         — Quel plus joli nid pour faire un enfant peut-on rêver mon Domi!

Il répondit simplement « Tu es folle, ma douce » en l'enlaçant.

         Le chat avait pris ses aises sur un des nombreux coussins près de la chaleur du foyer. A l'énoncé de son nom, il se bascula sur le dos en offrant son poitrail à la caresse de ses jeunes maîtres. Puis d'un coup de patte intima la cessation des épanchements. Il se leva et, la queue bien droite, miaula vers la porte, il sortit chasser quelque mulot ou oiseau assoupis traînant dans le dédale du grenier.

         La pièce avait l'aspect d'un refuge de montagne, chaleureux et reposant. La douceur propagée par le feu de bois accentuait cette impression de bien-être incomparable des vieilles maisons du Jura.

         Heureux de leur labeur, ils se placèrent dans l'entrebâillement de la porte pour admirer ce chef d'œuvre. Le résultat était surprenant. Tout était propre et resplendissant. Les lampes toutes tarabiscotées diffusaient une lumière rasante et jetaient leur chaud halo sur les parois blondes des lambris. Les rideaux avaient été tirés et maintenus par des embrasses de passementerie pourpre. L'alcôve illuminée ressemblait à un gros coffre à jouets. Le tapis avait retrouvé une seconde jeunesse. Toute la pièce embaumait la cire et le feu de bois.

         Dominique plaça la grille pare-feu et revint vers Elise qui, les cheveux défaits avait l'air pensif.

         Alors que Dominique s'en inquiétait, elle le rassura en lui expliquant sa nostalgie du souvenir.

         — Quand je pense qu'il n'y a pas si longtemps de cela je jouais encore à la poupée ici… Dominique, je t'aime!

        

         Enfin, ils quittèrent la chambre en s'assurant que le feu dans la cheminée était bien sécurisé.

         Quand ils arrivèrent dans le salon, ils trouvèrent le papa en grande conversation avec deux gendarmes.

         — Ah !, la voilà, dit-il en se levant.

Elise connaissait bien les fonctionnaires de la brigade de Mouthe et les salua par leurs prénoms en les présentant à son fiancé Dominique, venant de Suisse. Elle ne s'inquiéta pas outre mesure de leur présence. C'était coutumier de les retrouver assis au salon en train de déguster un petit verre de sapin quand il faisait froid dehors.

         Les deux jeunes gens s'installèrent à deux dans un des larges fauteuils.

Les deux gendarmes avait l'air gênés et lançaient des coups d'œil furtifs en direction d'Albert qui les aida.

         — Elise, nos amis font une enquête concernant la disparition de Monsieur Mairle et aimeraient te poser quelques questions du fait que tu le connaissais en tant que client du salon de coiffure.

         — Bon, je vais vous laisser, dit Dominique.

         — Non, non, restez jeune homme !, il n'y a pas de secret, rassura l'un des gendarmes.

         — Dis-moi Elise, commença le brigadier. Tu le connais bien ce Mairle?

         — Oui, bien sûr, répondit-elle évasivement.

         — Oui mais encore, renchérit le caporal. Avais-tu des rapports plus personnels avec lui? Le voyais-tu en dehors de ton travail.

         Elise, soudain affolée par les questions précises des gendarmes, avait du mal à garder son calme.

         — Pardonne-nous Elise d'être aussi fouille-merde1, mais…

         — Bon, écoutez, coupa Elise avec assurance.

Elle leur dévoila toute l'intrigue dont elle avait fait l'objet. Ils s'amusèrent de la déclaration de la Pasquier: « Sacrée commère celle-là, mais ne t'inquiètes pas, les collègues de la brigade de Pontarlier lui ont déjà remonté les bretelles. Elle va tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de dire les âneries qu'elle sort à longueur de journée.»

         — Merci Elise de ta franchise, tu nous as beaucoup aidés. J'espère que l'on n'a pas troublé votre tranquillité. Et vous jeune homme vous êtes l'heureux élu: un homme heureux d'après ce que l'on a entendu. Vous restez longtemps ici ? Ah ! ce n'est pas un interrogatoire, juste de la curiosité. En tout cas profitez-en bien. Cette année la neige est abondante ; allez donc faire un tour en traîneau, c'est ma-gni-fi-que, dit-il en appuyant les syllabes tant sa passion pour ce sport l'animait. On a ouvert de nouvelles pistes. Tiens!, et puis depuis Chapelle-des-Bois on peut louer des raquettes et partir ainsi en randonnée, même la nuit avec les torches. Ça, je vous le conseille tout particulièrement. Au milieu du parcours vous êtes accueillis par des trappeurs dans une cabane en rondins: c'est gé-nial !

         — Bon, allez on s'en va rédiger notre rapport. Au revoir à tous et bonne nuit. Bonne vacances les amoureux !

        

La Jeep fit demi tour et partit en direction de la vallée.

         — Sympa vos gendarmes, plus cool que les nôtres!, s'exclama Dominique.

         — Ne t'y fies pas. Ils savent aussi être les représentants de l'ordre quand il le faut, corrigea Albert. Allez les jeunes, soupe, chou et saucisse: repas de montagne. Après on ira voir votre repère de pirates.

         Le téléphone sonna.

Amélie alla décrocher: « Allo !, oui c'est Amélie. Bonjour Patricia… oui oui, très bien… mais bien sûr…»

         On n'entendait que des bribes de phrases. La conversation s'éternisait et les jeunes avaient faim. Elise faisait des grands signes à sa maman, lui demandant « Qui c'est? », en grimaçant.

         Au bout d'un moment Amélie dit : oui, je te le passe, allez adieu Patricia!

Dominique reprit le combiné.

         — Allo maman !… oui, magnifique, merveilleux… elle est délicieuse… oui je l'ai goûtée… mais non maman!… enfin oui, si!… C'est une fille sensationnelle maman… Oui, oui on fera attention… ben tant pis!… mais non, je plaisante… ah bon! Tu m'épates là… c'est vrai? Ah oui bien sûr, pas tout de suite… Abusus non tollit usum1. Il partit d'un éclat de rire. Comment ?, maman je n'ai pas entendu… Carpe diem2… Oh !, oui maman, oh!, oui, j'y compte bien.

         Cette conversation se continua ainsi à bâtons rompus avec sa sœur Frédérique qui mourait d'envie de venir le rejoindre et de retrouver Bertrand.

         Il prit congé des siens et rejoignit les Besson dans la cuisine. Il s'approcha de chacun et les embrassa avec la chaleur d'un fils. Puis vint le tour d'Elise. Il l'enlaça lentement et l'embrassa longuement, puis, prenant son fin visage entre ses mains, dit simplement ces mots: « …sur une prière de ma maman. »

         — Elle, elle sait pour nous?, balbutia Elise.

         — Mais bien sûr ma douce, elle avait deviné depuis longtemps déjà.

         — Allez mes p'tits amoureux, il faut manger!, déclara Amélie en servant la soupe.

Tous mangèrent de bon cœur. On parla fiançailles et mariage, enfants pour plus tard, bonheur immédiat, espoir en l'avenir… on en oublia la visite des deux militaires enquêteurs.

         Le repas terminé, les parents eurent l'honneur de la visite des appartements d'Elise et Dominique.

         La pièce ainsi réaménagée dégageait un rare sentiment de douceur. Amélie et Albert étaient radieux du bonheur des deux tourtereaux.

         Ah !, mais il manque une radio ici, s'indigna Albert. Viens Dominique j'ai ce qu'il te faut à l'atelier.

         Ils remontèrent au bout d'un moment, chargés d'un gros récepteur qu'ils devaient porter à deux, tant il paraissait lourd. Ils le placèrent sur une table basse à proximité d'une prise de courant. Albert tourna un gros bouton rond. Aussitôt un œil vert s'alluma, pendant que les haut-parleurs crachotaient. Le vénérable appareil datait bien des années quarante, mais ne rechigna pas, après de longues secondes, à émettre un signal audible allant en s'amplifiant. Dominique confectionna une antenne à l'aide d'un fil qu'il introduisit dans la borne prévue à cet effet. Le signal se transforma en émission claire et sans parasites. L'œil vert devint plus clair encore au fur et à mesure de la qualité de réception.

         Albert chercha une station. Une valse viennoise ondula comme une onde chatoyante dans la pièce, insufflant une nostalgie soudaine à ces lieux.

         — On se croyait revenu en quarante, murmura Amélie.

         — Et où avez-vous remisé les antiquités qui encombraient la chambre ?, demanda Albert.

         — Dans la chambre haute papa. Viens voir !, dit Elise entraînant ses parents vers la grande pièce toute boisée.

         — Voilà notre musée !, déclara-t-elle en exécutant une magnifique révérence.

Les parents furent surpris de retrouver en ces murs le charme désuet d'antan.

         — Il ne vous manque plus qu'un cabriolet pour promener les touristes en été et votre musée sera parfait. Ah !, j'imagine la ferme en liesse, le cabriolet attendant sur le pont de grange pour la balade sur les chemins du Haut-Doubs, pendant que le piano mécanique entraînerait les belles dans des Polkas effrénées. Dites, il y a encore des habits d'époque dans les réduits, pensez-y !, cela ferait plus couleur locale. Je suis sûr que les artisans locaux se joindraient à vous pour faire revivre le passé. Je demanderai à Bertrand pour les autorisations. Ça risque d'être du tonnerre cette idée ! Quel plus beau témoignage de notre région pourrait-on donner !

         C'était touchant de vivre l'enthousiasme du papa d'Elise. Il retrouvait une seconde jeunesse et la nostalgie d'une époque qu'il n'avait lui-même pas connue. « L'idée est bonne et, peut-être, aussi source de revenus pour la région. Des gîtes d'étape pourraient voir le jour !», pensait Dominique.

« Pourquoi pas, après tout ! »

         Ils redescendirent les yeux pleins d'images de soleil de juin et de projets en tête.

         Elise et Dominique rédigèrent une feuille informative et illustrée destinée à tous ceux qui voudront participer à l'aventure. Demain il iraient prospecter auprès des voisins et afficheraient l'information dans les mairies et à Chapelle-des-Bois.

Il y passèrent la soirée et produisirent ainsi dix documents pleins de charme et de souvenirs du passé.

         La ferme des Besson était devenue le cœur de la résurgence de la vie rurale des années 1900.

Le feu mourait dans la grande cheminée du salon quand les jeunes gens quittèrent la pièce. Une à une les lumières disparaissaient, laissant place à une nuit inoubliable pour Elise et Dominique. La vieille Comtoise tapie dans l'ombre du couloir frappait minuit quand ils gravirent les marches de l'escalier menant aux étages. Le papa ronflait, le chat rôdait dans le couloir, la nuit était encore éclaboussée de la clarté de la lune. Dominique fit de la lumière en tournant l'antique interrupteur de l'éclairage dans la montée du grenier. Il faisait soudain froid et Elise se glissa tout contre Dominique.

         — Crois-tu que nous pourrons réaliser ce rêve fou ?, demanda-t-elle au jeune homme.

         — Bien sûr ma douce, avec un peu d'aide…

Ils atteignirent la chambre qui, bien des années auparavant, avait abrité les amours d'une Alsacienne en fuite et d'un Allemand déserteur. La lourde porte de rondins grinça sur ses gonds fatigués.

         — Ferme les yeux proposa Dominique.

Elise s'exécuta en trichant un peu pendant qu'il allumait les lampes et ranimait le feu de bois. La pièce fleurait bon le sapin et la cire fraîchement étalée.

         — Voilà, dit-il !, regarde.

Les mains d'Elise glissèrent lentement, dégageant son  regard d'azur. Elle fut émerveillée du résultat de leurs efforts.

         Oh !, c'est beau, dit-elle, un trémolo dans la voix, c'est beau !

Elle entra doucement, un sourire d'enfant ébloui par un beau cadeau illuminant son visage.

         La radio que Dominique avait allumée diffusait une douce musique et berçait le cœur d'Elise. Elle referma la porte et se jeta sur lui au milieu des coussins jonchant le sol. Ils avaient pensé à aménager le minuscule coin cuisine. Une bouteille de Fée Verte1 trônait à côté de la liqueur de sapin. Quelques biscuits et chocolats de la région servaient d'accompagnement. Pour le lendemain, une superbe cafetière électrique était prête à dégager l'arôme subtil de son breuvage.

         Dominique servit, selon les règles de l'art, avec fontaine à eau et cuillère percée, deux verres d'une boisson parfumée et rafraîchissante.

Serrés l'un contre l'autre, ils dégustèrent ce divin nectar interdit qui chauffe la gorge et embrume l'esprit.

         L'imperturbable régulateur sonna une heure, réveillant Elise assoupie de bonheur et de plaisir.

         Ils gagnèrent l'alcôve où la chaleur du feu s'était accumulée. Dominique ouvrit les volets coulissant et la lune apparut dans l'obscurité de la pièce. Elise se glissa sous lui en lui tendant les lèvres.

        

 

 

X

 

 

         Aux premiers rayons du soleil, Elise ouvrit un œil. Lovée contre Dominique qui dormait encore à poings fermés, elle n'osa pas bouger. Elle tenta un regard au dehors mais, la pente du toit et ses cheveux coincés sous l'épaule du jeune homme restreignaient ses mouvements. Elle vit la neige resplendissante sous le soleil matinal. La nuit avait été froide. De longues mèches de glace pendaient des bords des chenaux du toit. Le feu couvait encore mais la fraîcheur commençait à s'infiltrer dans la chambre silencieuse. Elle repensait à cette nuit de tendresse et d'amour. Elle ne put résister au plaisir de glisser ses mains froides le long du corps de son amant. Elle lui couvrait le visage de petits baisers sonores. Elle s'enfouit sous le lourd édredon et de ses lèvres parcourut le corps de Dominique de la taille au cou. Comme il ne bougeait pas, elle  serpenta sur lui en riant. A sa grande surprise, il la saisit dans ses bras vigoureux et la maintint ainsi prisonnière pendant qu'il lui bloquait les jambes.   

— Non !, laisse-moi !, dit-elle en riant de plus belle, je vais préparer un café.

         Après de longues minutes de lutte amoureuse, il la libéra. Elle ne bougea pas.

         — Le café attendra !, murmura-t-elle en reprenant courageusement la lutte jusqu'à ce qu'elle se laisse terrasser par le désir.

        

         Le soleil dégringolait de derrière le Mont Risoux quand Elise mit la machine en route. Après un long gargouillis suivit d'un immonde borborygme, le divin nectar commença à couler dans la cruche, diffusant son arôme incomparable se mêlant aux suaves senteurs de sapin qu'Elise avait déposé dans l'âtre.

         Assis en tailleur sur les coussins, ils dégustèrent leur petit déjeuner accompagné de musique douce en sourdine.

         Au delà du rempart des basses fenêtres, s'étalait la splendeur de la vallée menant au premiers contreforts de la montagne. En regardant dehors, Dominique aperçut des chevreuils à la lisière du bois. Elise vint le rejoindre et admira ce spectacle dont elle ne se lassait jamais. Soudain, les élégants cervidés relevant brusquement la tête s'enfuirent par bons successifs sous le couvert des sapins: une longue cohorte de skieurs défila bruyamment à l'orée de la forêt.

         — Allez !, dit-elle, à la douche et hop !…

         — Attends, j'arrive !, s'écria Dominique en enfilant une belle robe d'intérieur indigo.

         — Quel luxe !, souffla-t-elle… Môssieur…

Elle s'écarta, laissant défiler Dominique pavanant comme un coq.

         — Mon Prince !, entendit-il.

Puis ce fut une course folle au travers des combles. Ils dévalèrent l'étroit escalier de bois grinçant, coururent dans le couloir du haut en riant comme des enfants, dévalèrent les marches conduisant au rez-de-chaussée, pour se précipiter dans la salle de bain. Elise, souple et agile, arriva presque nue la première dans la vaste pièce, suivie de Dominique qui admirait son délicieux corps de jeune fille. Elle se rua sous le jet d'eau qui, d'abord glacial, lui arracha un cri de stupeur, se transformant en un doux gémissement de bien être lorsque l'eau chaude commença à parcourir son corps. Dominique vint la rejoindre. Par la porte-fenêtre entrouverte, on entendait leurs rires loin au-dehors.

Avec soudaineté, la porte s'ouvrit et ils se précipitèrent dans la neige fraîche et piquante. Une épouvantable bataille de neige ponctuée de rires et des cris d'Elise se déroula derrière la ferme. Puis il la prit à bras le corps et la força à entrer au chaud. Il l'entraîna sous la douche chaude en la couvrant de baisers. Elle n'en pouvait plus de rire et n'offrit plus aucune résistance.

         Dominique, après un baiser dans le cou d'Elise, la laissa s'apprêter et se dirigea dans le salon. Il s'installa sur la galerie et commença la traduction du carnet intime d'Hortense.

         Après sa fuite d'Altkirch et son refuge à la ferme du Cernois, elle fut confrontée à la présence de Karl, l'Allemand déserteur qu'elle à commencé par haïr. Elle se refusa à lui parler sa langue qu'elle connaissait à la perfection, lui faisant croire qu'elle était Parisienne. A l'époque, il faut la comprendre, il représentait tout ce qu'elle pouvait haïr. Il n'en était pas moins un homme et elle, jeune, probablement jolie, et comme c'était la guerre et que l'on vivait au jour le jour, dans la peur du lendemain qui pouvait soudain ne plus exister, elle se laissa séduire, elle finit par l'aimer et, c'est ensemble qu'ils fuirent vers la liberté.

         Revenu au début de la courte chronique d'Hortense, il sut que sa vie dans le Sundgau avait été heureuse dans la petite école d'Aspach. L'annexion de son village au grand Reich fut pour elle et sa famille une bouleversante déchirure. Alsaciens, ils n'en étaient pas moins très unis à cette France pour laquelle ils se battaient depuis des siècles. Terre de douleur et de souffrance, l'Alsace avait su garder son intégrité et donner à ses habitants ce caractère si trempé et droit. Hortense avait la fierté des gens de son pays. Elle avait reçu en héritage leur bonté et leur grande hospitalité. Opiniâtre et courageuse, elle partit un jour vers le sud, déguisée en bonne sœur, avec pour tout bagage une besace et une bible. Elle vécut de petits larcins dans les jardins et parfois aussi de la charité de quelques uns qui ne possédaient pas beaucoup plus mais qui, comme elle, avaient un cœur et beaucoup d'humanité. C'est ainsi qu'elle atteignit les Montagnes du Lomont. Elle se réfugia dans les églises, puis un jour, alors qu'elle cherchait à gagner la Suisse par les Echelles de la Mort, cet ancien chemin de contrebandiers, elle fut arrêtée par une patrouille. Elle cira des bottes et dut cuisiner pour ses geôliers pendant plusieurs jours. Elle réussit à s'enfuir avec la complicité d'un curé de village officiant du côté de Charquemont. Elle tenta plusieurs fois de détourner l'attention de la Wehrmacht1, mais elle ne réussit jamais à passer de l'autre côté. Elle finit par se réfugier au cœur des hauts murs de l'Abbaye de Montbenoît. Profitant de la camionnette d'un paysan des environs venu livrer quelques maigres provisions, elle s'échappa et se retrouva à Chaux-Neuve, sans vivre et complètement exténuée.

Après avoir subtilisé un bout de fromage à la laiterie, elle se mit en route par la montagne en traversant la forêt au-dessus de Châtelblanc, avec la menace de ces chiens qui hurlaient en bas dans la vallée. Une nuit entière elle erra au milieu des sapins. Au matin elle découvrit un hameau presque caché au fond de la vallée. Elle attendit encore toute une journée avant de reprendre sa route. Elle avait froid. Il lui fallait trouver un abri. Quand la lune eut crevé le voile des nuages de la nuit, elle commença sa descente vers la route déserte. Au loin une ferme à large tuyé semblant assoupie lui servirait de refuge. Elle y trouverait certainement une grange ou une balle de paille pour dormir.

Quand au matin le papa d'Albert la découvrit, elle dormait dans le foin, simplement recouverte des haillons de sa robe de bure, les jambes bleuies par le froid, les mains relevées sous son cou comme si elle était en prière. On lui offrit tout simplement le gîte et l'hospitalité. Lorsqu'elle se fût restaurée et qu'elle eut repris des forces, on la cacha en haut dans le Kly Heimatstube2, auprès du pilote allemand qui, lui, attendait déjà depuis quelques jours pour passer en Suisse. On la lui confia. Il ne dormit pas. Il la soigna, veilla sur elle jour et nuit. Puis un jour… ils réussirent… la liberté était de l'autre côté de la montagne.

         Ces quelques pages griffonnées de caractères parfois hésitants, tordus et rétrécis par le froid qui engourdissait les mains, avait cette symbolique des choses de la vie que l'on ne peut oublier ou passer sous silence. Témoignage d'une jeunesse meurtrie par la folie des hommes, ce carnet illustrait toute une longue page de l'histoire de l'Est de la France. L'humilité et la force de l'amour avaient encore une fois triomphé de la mégalomanie des puissants du monde.

         Elise s'approchait de Dominique qui, écrasant une larme luisante sur sa joue, ne l'avait pas entendue venir. Elle se mit à genou devant le jeune homme assis en tailleur contre le lambris. Délicatement, elle lui prit le calepin qui avait glissé de ses mains. Elle lut la traduction qu'il en avait faite. Elle fut très émue elle aussi.

         — Quelle belle histoire, mon chéri, dit-elle doucement en se glissant vers lui. Combien n'ont pas eu leur chance ? Qu'est ce que c'est la vie ? A quoi ça tient, mais surtout qu'est ce qu'on en fait ?… On devrait tenter de les retrouver, Elle et Karl, pour leur restituer ce carnet. Viens, allons chausser nos skis !

         Silencieusement, ils se rendirent vers l'appentis où ils avaient remisé leurs skis la veille.

         — C'est émouvant !, finit par avouer Dominique dans un soupir.

         — Viens, suis moi, lui murmura-t-elle au creux de l'oreille.

Ils retrouvèrent leur joie de vivre et leurs rires envahirent de nouveau les champs de neige.

         Ils partirent en direction de la demeure de leurs plus proches voisins pour essayer de les rallier à leur idée de musée. Ils n'eurent en fait qu'à traverser la route. Le grand bâtiment blanc, adossé à la forêt du Mont Noir resplendissait dans la lumière virginale du matin clair. Les vitres des fenêtres se teintaient de la couleur du ciel et jetaient parfois un éclat fulgurant au hasard de l'avancée des randonneurs.

         Elise et Dominique s'arrêtèrent un instant pour admirer la résidence qui n'était déjà plus une ferme. Les habitants de la région la nommaient « le Château ».

         Les deux jeunes gens furent accueillis avec chaleur. Les propriétaires d'abord surpris adhérèrent enfin avec enthousiasme au projet des amoureux. Ils avaient prévu, depuis quelques temps déjà, de créer des chambres d'hôtes dans l'énorme bâtisse ; ce qui apportait un argument supplémentaire à l'idée de musée dans la vallée.

         — Avec quelques influences et de bonnes relations à la préfecture on devrait vite pouvoir arriver à un résultat tangible, je m'en charge !, déclara le maître des lieux. Bonne chance les petits !, ajouta-t-il.

                 

         A la fin de la matinée, ils avaient récolté une vieille diligence, un cabriolet en bon état et bien sûr quelques charrettes et machines agricoles que plus personne n'utilisait. L'émergence du tracteur dans la région avait relégué tous ces témoins du passé dans des remises ou au fond des granges. Le bénévolat s'organisa et chacun promit qu'au printemps revenu tout serait prêt. L'hiver était la saison propice à la remise en état de tout ce patrimoine que ces bons jurassiens chérissaient dans le silence de l'oubli.

         Vers douze heures trente, ils arrivèrent à Chapelle-des-Bois. Là, se créait déjà un grand centre de sport d'été et d'hiver. Les charmants petits hôtels sur la minuscule place avaient fait le plein de touristes : skieurs et amoureux des sports d'hiver.

Ils déjeunèrent d'une soupe épaisse et de fromage accompagné de ce bon pain de campagne à la croûte dorée et poudreuse, craquante et odorante. Ils débattirent, submergés de passion, de leur projet avec des clients de l'établissement. S'enrichirent de la contradiction et parfois même de l'opposition de certains qu'ils rallièrent toutefois à leur cause.

« C'est la p'tite Besson », surprenait-on au hasard des conversations animées: ou bien:  « …pour sûr qu'il l'aime sa blondinette, il la bouffe des yeux ! », ou encore: « … Ah !, oui c'est un Suisse !…». Une femme de la ville, les bras croisés, le visage déjà brûlé par le soleil, murmura à l'oreille de son mari : « Ils ont bien du courage ces p'tits jeunes !».

Puis, peu à peu le café se vida. Elise et Dominique allaient enfin pouvoir se livrer à un match sans merci au baby-foot. La salle maintenant presque déserte résonna longtemps du claquement sec des balles touchant brutalement le fond des buts, « gamelle !», s'écriait alors Elise en riant, et de saisir et réengager la balle qui disparaissait aussitôt, propulsée par les pieds soudés des petites figurines de bois dur.

         Le match fut long et sans pitié. Elise faillit gagner. Dominique lui offrit une bonne part de tarte aux myrtilles et un chocolat chaud pour se faire pardonner de l'avoir vaincue.

         — S'il fallait que tu m'offres un dessert et un chocolat à chaque fois que tu as le dessus, je serais déjà énorme !, gloussa-t-elle à l'oreille de Dominique qui rougit.

         Tranquillement, il dégustèrent leur part de gâteau en discutant avec la jeune étudiante venue passer quelques jours en montagne et qui pour payer son séjour aidait au service.

         Les ombres s'alourdissaient et devenaient de plus en plus grandes sur la neige au fond de la vallée. L'air fraîchissait.

         — Il est temps de rentrer !, proposa Elise.

En longeant la sombre forêt du Mont Noir, Dominique repensait à la jeune Hortense qui avait souffert au milieu de ces grands arbres. Ils s'arrêtèrent un instant là où probablement, en 1943, la jeune femme avait dégringolé la forêt sans savoir quel accueil les habitants de la ferme allaient lui réserver.

         Dominique plongea son regard au fond de la prairie où, comme un gros animal assoupi, la ferme des Besson étalait son imposante masse. Il passa son bras autour de la taille d'Elise qui, sans prononcer une parole, pencha la tête vers son épaule. Elle comprit son émotion et laissa le silence planer au-dessus d'eux.

         La lente obscurité de la nuit gagnait du terrain, les crêtes des sapins dessinaient de grandes ombres sur la neige qui commençait à geler. La fumée imperturbable dansait au-dessus du tuyé. Les petits carrés de lumière dessinés par les lampes allumées au salon luisaient dans la pénombre tombant de la charpente du balcon.

         — Rentrons !, dit-elle simplement.

         Ils poussèrent sur leurs bâtons et, en quelques longues foulées, rejoignirent la maison. Ils déposèrent leurs skis dans l'appentis et, tapant du pied pour dégager la neige collant aux semelles, parcoururent les quelques mètres du chemin menant à la porte d'entrée. Ils avaient les joues rouges et le bout du nez tout froid.  A leur appel répondit Amélie : « Bonsoir mes anges !», dit-elle enjouée. « La journée a été bonne ? »

         — Super !, on a même gagné les suffrages des plus réfractaires. Tout devrait se mettre en place bien avant la Saint-Jean.

         Ils mirent la maman au courant des événements puis, allèrent se réchauffer au salon. Dans les vieux disques, ils cherchèrent d'anciennes ritournelles. Un album poussiéreux de danses oubliées des régions de France leur apprit que le rigodon était une danse à deux temps venue de Provence. Ils y découvrirent la Pavane et la Gaillarde puis, bien sûr, les rythmes plus populaires et connus, tels la Polka, Mazurka et autres Valses. Ils ouvrirent la porte donnant sur la terrasse couverte et s'entraînèrent à virevolter comme au siècle passé : touchante image qui attendrit Amélie attirée par leurs rires et les flonflons d'Offenbach.1

         — Ils sont fous ces jeunes !, disait-elle en tournant au fouet sa crème fraîche contenue dans une grande jatte de bois. C'qu'ils sont mignons !, ajoutait-elle en réprimant une larme de bonheur, et elle repartait en direction de la cuisine en jetant un dernier regard emprunt de douceur vers sa fille et Dominique qu'elle considérait déjà comme son propre fils.

         Depuis quelques jours la ferme revivait comme au temps où Elise et Bertrand enfants s'amusaient d'un rien. Il y avait des rires, des silences, de la musique, du bruit… la vie !

         Dominique et Elise, enivrés de bonheur, continuaient leurs folles virevoltes, les yeux au fond des yeux. Les cheveux d'Elise caressaient le visage de Dominique ou, s'éparpillaient en cascade d'or sous la lumière ambrée de la lanterne du balcon. 

         — Demain je te présenterai au Père Magloire, nous irons passer la journée chez lui. Je crois qu'un service de car fait la navette entre les hautes plaines et Chaux-Neuve. Viens Domi !, on va lui téléphoner, proposa-t-elle.

         Ils se hâtèrent vers le bureau du papa qui était occupé dans son atelier.

Dominique s'assit sur le bord de la grande table de bois sombre, pendant qu'Elise se lovait au creux de ses jambes, la tête contre son épaule. Il la caressait doucement pendant qu'elle conversait avec le vieil artiste peintre. Elle convint de préparer du lapin à la polenta :« Oui, bien sûr, elle cuisinerait ! Elle ne sera pas seule…non, non ce n'est pas Bertrand mais Dominique, son fiancé… Elle aussi se réjouit, …à demain Père Magloire ! » Puis, elle se renseigna auprès des „Monts-Jura“ qui, effectivement proposaient quatre voyages aller-retour quotidiens pour les skieurs.

 

         — Quel bonheur la vie avec toi, dit-elle en lui passant les bras autour du cou. « Que de petits bonheurs simples. Tu es douceur, gentillesse, force et amour. » De ses lèvres, elle dessina les mots : je t'aime.

         — Viens allons nous changer, j'aimerai passer quelque chose de plus…Hum !, sexy… Pourquoi pas ?, minauda-t-elle en s'enfuyant vers sa chambre.

         Quand elle rejoignit Dominique au salon, il fut subjugué par sa beauté et l'attrait qui émanait d'elle. Ses cheveux relevés en chignon sauvage donnait à son visage ce reflet un tantinet hautain et noble à la fois. Son chemisier en dentelle dévoilait une douce mais ferme poitrine. La minijupe noire révélait le galbe parfait de ses jambes accentué par les chaussures à hauts talons.

         — Merde !, c'est fête aujourd'hui, s'exclama-t-il.

         — Presque, dit-elle en s'asseyant sur ses genoux. Aujourd'hui, c'est notre troisième mardi. Te souviens-tu. On crevait d'envie… comme aujourd'hui je vois, …sadique !, lança-t-elle en fuyant dans l'espoir qu'il la rattrape.

         Elle se réfugia sur la galerie, essoufflée de rire et de courir. Elle n'eut pas le temps de se protéger de ses coussins qu'il était là, sur elle. Elle ferma les yeux. Elle était passionnément amoureuse, et lui fou d'elle.

        

         Au repas, Albert annonça qu'un voisin avait retrouvé une grande luge attelée. Un cheval suffit pour la tirer. S'il le veulent, ils pourront faire un voyage samedi; des touristes s'étaient déjà intéressés à ce nostalgique moyen de locomotion pour se promener dans les chemins forestiers enneigées. L'émulation dans la région, réveillant les ardeurs et la vitalité créatrice des habitants, devenait concurrentielle.

 

 

         Ils s'endormirent encore enlacés, la tête pleine de rêves et d'amour. Ils se réveillèrent tard ce matin là; les nuages avaient fait leur apparition. Des nuages lourds de pluie. La température s'était élevée, le fœhn s'était levé, soufflant sur la neige. Les longues mèches de glace se détachaient du toit en craquant. La neige en contrebas était hérissée de cônes gelés tombés en silence. Glissant les volets, Elise risqua un regard au dehors.

Le vent avait sifflé toute la nuit dans les fils électriques, parcouru les hautes plaines avec violence, s'était engouffré dans les anfractuosités du toit avec une force inouïe. Les grands sapins pris sous la tourmente, se heurtaient brutalement, se courbaient en laissant tomber des paquets de neige lourde et humide qui allaient s'écraser au sol dans un bruit mat et étouffé Un volet claquait au rez-de-chaussée, ou bien était-ce une porte de grange ? Elise se pelotonna tout contre Dominique en lui glissant à l'oreille.

         — C'est un jour à rester au lit toute la journée mon Domi. La nature n'est pas contente.

 

Il laissa s'écouler de longues minutes avant de se lever pour déposer quelques bûches dans l'âtre. Elise s'étirait avec volupté, ses bras tendus au- dessus de ses épaules, la poitrine gonflé, le dos cambré ; elle bâilla. Elle roula sur le lit, planta ses coudes dans l'édredon, posa son menton au creux de ses mains et observa Dominique avec un sourire malicieux.. Elle le trouvait le plus beau et le plus tendre des hommes qu'elle connaissait. Il prépara le café et, se sentant observé, se retourna soudain, croisa le regard d'Elise.

— Non !, dit-elle en riant et en tentant de s'échapper, comprenant que Dominique allait, par jeu, se ruer sur elle.

 

— Nous prendrons le car qui passe vers les onze heures, proposa-t-elle en se régalant de biscuits et de bon café odorant. Aujourd'hui, pas de bain de neige… trop dangereux, ajouta-t-elle entre deux bouchées.

Ils se préparèrent ensemble dans la grande salle de bain. La lumière venant du dehors était glauque et jaunâtre. La neige soulevée par la bourrasque était venue se coller aux petits carreaux des portes vitrées.

 

Ils n'eurent pas beaucoup de chemin à parcourir; la station se trouvait au croisement de la départementale et du chemin montant à la ferme.

Ils attendaient emmitouflés dans leur Parka, serrés l'un contre l'autre pour mieux résister aux assauts de la tempête.

Les deux phares jaunes du vieux „Monts-Jura“ percèrent la tourmente charriant une pluie de neige soulevée du sol ou arrachée aux branches des arbres qui se dépouillaient de leur manteau immaculé. Le solide Chausson1 vint se garer près d'eux, projetant une gerbe de neige fondue. La porte automatique s'ouvrit et claqua contre le montant, acculée par le souffle rageur du vent.

         — Montez vite, les petits, ça tire, lança le chauffeur. Ah !, bonjour mon Elise, dit-il en reconnaissant la fille Besson. Asseyez-vous et tenez-vous bien, je roule au jugé, ça secoue !

Ils choisirent une place au milieu du car; les six places du fond étaient déjà occupées. Les portes se refermèrent. On entendit alors que la radio marchait en sourdine. Radio-Sottens2 diffusait une émission régionale de musique folklorique. Elise se glissa tout contre Dominique.

La marche du gros véhicule paraissait hésitante. Le chauffeur redoublait d'adresse. On le voyait manier avec agilité son énorme volant de Bakélite noire. Il louvoyait entre les monceaux de neige jonchant le sol et ceux qui, par paquets lourds et massifs, tombaient du ciel. Le vent traversait la forêt, balayait la neige qui tombait parfois sur le toit du car.

         — Je comprends pourquoi ils ont affrété un vieux bahut, dit Dominique. D'abord le Chausson est un solide gaillard et de plus, les frais de carrosserie sont moindres que sur les bus modernes plus fragiles.

La route sinueuse fit place à un bout droit disparaissant sous les congères et la neige soufflée à ras du sol. On ne distinguait plus la route de la prairie. Le gros car s'arrêta au hameau du Cernois avant d'entamer la descente vers Chaux-Neuve. Les vitres du côté du vent se troublaient d'un voile de neige à l'extérieur et de buée à l'intérieur. Dominique passait de temps en temps son gant contre le carreau laissant apparaître un paysage trouble et monochrome. A la carte postale toute en nuances pastel, roses et bleues d'hier, se substituait un camaïeux de noir et de gris.

         Le frein-moteur ronronnait, ralentissant la descente du car dans les grands virages au-dessus de Chaux-neuve. Le tremplin était désert. Le vent trop violent interdisait toute tentative trop dangereuse.

         Le chauffeur du car s'arrêta devant la fromagerie et fit la boucle sur la place, de manière à positionner son véhicule dans le sens de la montée. Il irait se restaurer à l'hôtel avant de reprendre la route. Il faisait la jonction entre la ligne de Frasne et Morez.

         Quand les portes s'ouvrirent le vent se précipita dans l'habitacle. Les passagers quittèrent le véhicule en courbant l'échine sous la pluie qui commençait à tomber.

         Elise guida Dominique derrière l'hôtel de ville, vers la rue grimpant à la petite maison près de l'église. Le vieil homme les guettait derrière la fenêtre. Lorsqu'il la vit accompagnée du jeune homme qui la protégeait du vent et de la pluie, il vint les accueillir.

         — Entrez vite !, dit-il en refermant la porte. Mettez-vous à l'abri au chaud ! Un odorant fumet de lapin mijotant dans la cuisine vint flatter leurs narines.

Il les conduisit dans son atelier où le feu dans le vieux poêle de faïence rougeoya lorsqu'il ouvrit la porte de fonte pour y glisser une bûche. Ils reconnurent la même musique que tout à l'heure dans le car. Il faisait chaud chez le père Magloire. Dominique dut enlever son pull-over à col roulé. Elise se mit aussi à l'aise sous l'œil connaisseur du vieil artiste.

         — Ah !, jeune homme j'aurais toujours voulu la peindre telle une nymphe, mais la pudique Elise s'y est toujours refusée jusqu'à présent. Elle est si belle n'est-ce pas!

         — Père Magloire !, sermonna gentiment Elise. Au fait, ce n'est pas jeune homme mais, Dominique, mon fiancé.

L'artiste regarda longuement le jeune homme de son œil coquin et finit par dire:

         — Vous êtes un veinard, sacré garnement ! Vous avez certainement déjà vu le tableau que je ne peindrai peut-être jamais. Allez !, installez-vous près du feu, il y fait bon chaud.

Dominique admirait les toiles accrochées au mur pendant qu'Elise allait surveiller la cuisson.

         — Je file à la cuisine, annonça-t-elle, puis elle ajouta : Vous êtes incorrigible, je vous avais dit que je m'occupais du repas!

Le rire espiègle du père Magloire fusa.

         — Je sais, dit-il. Mais le civet c'est un peu une affaire de vieux chasseur, non? Puis il sourit en la suivant du regard.

         — Cela vous plaît ?, demanda-t-il à Dominique contemplant les œuvres du peintre?

         — Oui beaucoup !, répondit-il sincèrement.

         — Tiens, viens voir mon gars, murmura l'artiste sur un ton conspirateur en faisant  du doigt le geste de le suivre. Regarde ton Elise !, dit-il en sortant une toile du fond de l'atelier. Elle ne le sait pas mais, je l'ai quand même peinte sans qu'elle ne me dévoile un centimètre carré de sa merveilleuse plastique. Nous les artistes, nous savons admirer un corps sans le voir nu. Regarde comme elle est belle ta petite femme ! Tiens, je te la donne, mais ne lui montre pas tout de suite, sinon elle va m'engueuler.

         Dominique ne pouvait détacher son regard du nu qu'avait immortalisé avec tant de grâce et de vérité le vieil artiste.

         Le brave père Magloire jubilait en faisant signe à Dominique de cacher la peinture. Ses yeux pétillaient de malice et semblaient répéter: elle est belle, hein, elle est belle !

 

         Lorsqu'Elise poussa la porte de l'atelier, elle trouva les deux hommes complices en train de déguster une absinthe tout en conversant.

         — Ben, et moi !, s'offusqua-t-elle en souriant.

         — Là, on te la préparée ! On ne voulait pas déranger la maîtresse de maison en train de composer une symphonie culinaire devant ses fourneaux. Santé, Elise !, ajouta le vieil homme en levant son verre.

         La pluie continuait de battre les fenêtres avec rage et obstination. Il faisait bon chez le brave homme.

        

         Ils passèrent à table et informèrent l'artiste de leur projet. Il en fut ravi et proposa ses services pour la décoration de la pièce ou des voitures hippomobiles, ou pour tout autre conseil dont ils pourraient avoir besoin. L'après-midi s'écoula paisible et ponctuée de rires ou de moments d'attention à l'écoute des anecdotes que le Père Magloire narrait avec tout le talent d'un conteur d'autrefois.     

         A leur grand regret, ils durent prendre congé du brave homme. Le car remontait vers dix-sept heures et, ils ne devaient pas le rater.

         — Revenez me voir bien vite, mes enfants !, cria le bon peintre dans le tumulte de la tourmente.

         Ils lui firent signe de la main et coururent vers la place de la fromagerie.

La masse grise du gros car se découpait au travers du rideau de pluie. Ils se précipitèrent à l'intérieur. Le chauffeur les accueillit avec un large sourire.

         — Alors les petits, on rentre à la ferme, bien à l'abri. Installez-vous bien !, la montée est dure. Le chasse-neige à de la peine à passer, mais on y arrivera.

         Quand tout le monde fut monté et installé, il mit le puissant moteur en route et, dans le chuintement du compresseur insufflant la pression, le lourd véhicule s'ébranla en prenant rapidement de la vitesse pour négocier au mieux les virages enneigés. De temps en temps, l'arrière se déportait au passage d'une plaque de neige. Un instant les roues semblaient s'emballer et retrouver immédiatement leur adhérence pour propulser le car dans la montée. Le soir tomba vite et, c'est dans la nuit qu'ils arrivèrent à la ferme.

Ils coururent tout le long du chemin menant  à la maison. La neige était lourde et collante sous les chaussures et entravait leur progression. Ils arrivèrent essoufflés sous la voûte boisée du balcon.

         — Tu me montreras le tableau qu'il t'a donné ?, demanda Elise. Le mien représente la ferme en été.

         Dominique tira sur les ficelles retenant le papier kraft brun. Elise découvrit alors avec stupeur son propre corps nu, admirablement bien rendu sur la toile.

         — Range-le vite avant que je n'attrape froid !, dit-elle en souriant. Quel coquin ce Père Magloire !, ajouta-t-elle, attendrie par l'espièglerie du vieux peintre. Il a quand même réussi.

         — C'est magnifique, mon Elise, vois comme tu es belle !

         — Ne préfères-tu pas l'original ?, demanda-t-elle en se déchaussant.

         — Bien sûr, le modèle est encore plus envoûtant, dit-il en la serrant dans ses bras.

         Ils entrèrent vite au chaud, à l'abri de la douceur du salon et montèrent se changer. Elise adorait se transformer en vamp après avoir porté ces rudes habits de montagnard. Elle se sentait alors légère et désirable pour Dominique. Pour elle, l'amour se conjuguait avec les mots tendresse, affection et surtout sensualité. Elle ne concevait pas leur relation sans cet échange charnel qu'elle sublimait avant tout.

         Ils s'installèrent près de la cheminée, dans ce recoin sombre qu'Elise avait depuis longtemps adopté. Les yeux fermés, tendrement enlacés, ils écoutèrent l'intégrale de « Songe d'une nuit d'été » de Felix Mendelssohn. Ils ressentaient la pression de la tempête qui, au-dehors, continuait de martyriser la nature. « Comme il faisait bon ainsi prisonnière des bras de son amant ! », pensait Elise. Elle percevait son souffle lent et les doux battements de son cœur, le frémissement de sa peau en réponse à ses caresses. La pièce était plongée dans la pénombre. Seules les flammes dansant dans le foyer jetaient des reflets fauves et d'étranges ombres mouvantes sur les murs de bois et les reliefs du haut plafond. Elle aurait voulu prolonger ce délicieux moment à l'infini.

 

La pendule sonnait dix-neuf heures lorsqu'elle se réveilla dans les bras de Dominique. Il l'accueillit d'un sourire et d'un petit baiser, puis ils allèrent préparer le dîner.

 

Ils passèrent la soirée à décorer leur petit musée et à retaper un bric-à-brac hétéroclite. Les reliques les plus avariées retrouveront une seconde jeunesse sous les doigts habiles de Dominique. Elise réparerait poupées et robes de mousseline. Déjà la pièce prenait un air démodé si romantique que le passé semblait renaître.

Ils se couchèrent tard, pelotonnés l'un contre l'autre, s'échangeant caresses et baisers. Ils s'endormirent, le bonheur au fond du cœur, enlacés sous la couette pendant que le tumulte continuait à dévaster la nuit sur les hautes plaines. Plusieurs fois Elise se réfugia contre Dominique quand une bourrasque, trop violente, faisait frémir la maison.

 

 

Un matin sombre et pluvieux commençait à poindre. Elise se retourna dans le lit et vint se couler contre Dominique. Elle ferma les yeux et se rendormit. Aux premiers mouvements de son amant, elle lui chuchota :

— Ne bouge pas mon amour ! Il fait si triste et si froid dehors, restons là !, bien au chaud l'un contre l'autre, rien ne presse. La radio qu'ils avaient oublié d'éteindre la veille, continuait de distiller une musique douce et propice à la somnolence.

Ils ne bougeront donc pas aujourd'hui,… grasse matinée, oisiveté, attouchements. Elise pouffa de rire lorsque Dominique la chatouilla. Elle se débattit et prit sa revanche. Le lit se transforma en champ de bataille où vaincus et vainqueurs riaient, où la seule arme permise était l'amour.

Après de longues minutes de ce pacifique pugilat, et dans l'effervescence de leur lutte, ils glissèrent sur le tapis. Leur nudité assaillie par le froid les força à réanimer le feu pour Dominique et, à se réfugier sous le gros édredon pour Elise. Comme un chat aux aguets, elle suivait tous ses mouvements d'un petit air mutin et, quand il eut finit de préparer le café, sortit du chaud refuge de leur couche, se vêtit de son survêtement et s'installa près de lui pour déguster un merveilleux petit déjeuner, le dos tourné vers l'âtre.

— Toi qui es si ingénieux, invente la machine à arrêter le temps !, plaisanta-t-elle.

Il sourit en plongeant son regard dans le bleu des yeux d'Elise. La journée s'annonçait coquine et pleine de délicieuses taquineries.

 

Inséparables, même sous la douche, ils se préparèrent ensemble dans la salle de bain embuée.

— Domi, quand je pense qu'il y a un mois nous naviguions dans la vie sans vraiment penser l'un à l'autre. Imagine-toi que nous nous soyons ratés ! Oh !, non… J'ai tant besoin de toi, tant envie de toi, tant à vivre avec toi, tout à construire… Mon Dieu,…Domi !

Elise, les larmes aux yeux, se blottit contre Dominique. Elle resta ainsi sans bouger, littéralement agrippée à lui.

— Viens, dit-il doucement, le travail nous attend, viens Elise!  

 

Ils descendirent à l'atelier tous les objets à réparer et commencèrent ensemble les travaux de restauration.

         A la fin de la journée, il ne restait plus qu'une cithare dont quelques cordes avaient disparues. Dominique s'en occuperait dès son retour en Suisse.

         A la pensée qu'effectivement, ils allaient bientôt devoir se quitter pour une longue période, Elise éprouva un profond désespoir. « Comment vivre ces prochaines semaines sans Dominique à ses côtés ? » C'était au-dessus de ses forces. Elle aurait voulut mourir avec lui en pleine extase pour ne jamais le quitter. Dominique remarqua sa soudaine tristesse et l'enveloppa de ses bras en la berçant doucement, sans un mot. Il savait ce qu'elle ressentait car son cœur était étreint par la même mélancolie. Mais il savait aussi que, bientôt, il reviendrait dans cette ferme du Haut-Doubs auprès de celle qui avait fait éclater son amour avec tant de violence et de tendresse à la fois.

         La journée fut morose, entrecoupée d'élans soudains de tendresse et de passion exacerbés par la séparation prochaine.

 

         Ils finirent la soirée sur la galerie, le nez plongé dans le vieil almanach qu'Elise avait découvert au premier jour de leurs recherches.

Ils s'enivrèrent d'anecdotes du siècle passé, de chroniques et de faits divers. Ils apprirent la vie et le dur passé des gens d'ici, la progression de l'industrialisation, pas toujours bénéfique à la région, mais surtout le profond attachement de ses habitants à cette terre nourricière du Haut-Doubs.

Tard dans la soirée, le téléphone sonna. Rapidement, Elise descendit les degrés de l'étroit escalier de la galerie. Elle revint auréolée de joie et de bonheur.

— Domi, c'est ton papa. Il aimerait te parler, dit-elle. Je crois qu'il a une merveilleuse nouvelle pour nous. Oh !, c'est incroyable !, comme je suis heureuse.

Surpris, Dominique ne comprit pas ce soudain sursaut euphorique. Il se rua dans le bureau et empoigna le combiné.

— Hallo !, papa !, comment vas-tu ?, et maman ?, et Frédérique ?

Le papa de Dominique, assailli par toutes ces questions, répondit avec assurance et patience, puis en vint au fait.

         — Ecoute Dominique, nous avons des projets pour toi. Tu sais que notre petite entreprise du Val-de-Ruz est associée à une usine d'ébauches en France. Nous avons besoin pour notre secteur de Pontarlier d'un jeune commercial ayant de bonnes connaissances d'horlogerie. Alors, écoute bien, et c'est là que la nouvelle va te réjouir ! Tu pourras rester auprès d'Elise…

         — Comment cela papa, et mon stage en Suisse alémanique ?

         — Eh bien, il se fera en France, à Pontarlier… et cela dès le mois prochain. Nous élaborons déjà les dernières formalités de… Hallo !, tu m'entends Dominique…

         Une voix étranglée de joie lui répondit.

         — Oui, papa, je t'entends.

         — Bon, nous en reparlerons demain. Je crois que tu as eu ta part d'émotions pour aujourd'hui. Embrasse ton Elise de ma part !, je te passe ta maman.

         Dominique conversa longuement avec Patricia, puis avec Frédérique. Il raccrocha, le cœur chaviré de joie, puis alla rejoindre Elise. Il lui raconta tout en détail, enthousiaste et confiant en l'avenir. Ils échafaudèrent des projets de vie commune, de bonheur à deux et peut-être bientôt à trois. Elise pleura doucement dans les bras de Dominique.

         — Je n'aurais jamais pu te quitter pour si longtemps. Maintenant je sais que c'est pour deux à trois semaines au maximum. Je survivrai !, plaisanta-t-elle en reniflant. Viens, allons nous coucher, il est tard !

         En passant dans le couloir aux larges fenêtres donnant sur la campagne, ils perçurent tout d'abord une clarté inhabituelle et un silence qu'Elise connaissait bien.

         — Il neige, murmura-t-elle, il neige.

Le nez collé aux vitres, ils regardaient ce merveilleux ballet de beaux flocons blancs, légers et silencieux, planant dans l'air frais de la nuit.

 

         Arrivés dans leur nid d'amour, comme ils se plaisaient à nommer leur chambre sous les combles, ils attisèrent le feu dans la cheminée, bourrèrent quelques grosses bûches et, bien à l'abri sous la couette, se laissèrent hypnotiser par la vue des grandes flammes multicolores qui dansaient en se tordant au-dessus du bois.

 

 

La neige n'avait cessé de tomber toute la nuit. Les vitres des fenêtres, rétrécies par l'amoncellement de flocons dans les angles, ne laissaient passer que peu de lumière. Leur petite lucarne d'observation avait l'opacité du lait.

— Aujourd'hui c'est vendredi, chuchota Elise. Aujourd'hui il a neigé, ajouta-t-elle en glissant lentement ses mains le long du corps de Dominique. Et, que fait-on dans la neige ?, questionna-t-elle pendant que ses mains audacieuses s'aventuraient vers le haut des cuisses de Dominique.

— Des bonshommes de neige, lâcha-t-il sur un ton détaché.

— Non !, un bain de neige, mon nounours dit-elle en se couchant sur lui. Mais pas tout de suite, ajouta-t-elle, ses lèvres parcourant le cou de Dominique.

 

Le rituel du bain terminé dans une bataille de neige acheva de les réveiller.

Ils avaient mis les parents d'Elise au courant du projet de Vincent. Ils eurent de la peine à contenir leur joie et furent enthousiasmés de savoir que leur fille ne serait plus seule en ville. Il fallait quelqu'un de bien pour la protéger. Et seul Dominique pouvait, à leurs yeux, le mieux s'acquitter de cette mission.

Pour l'heure, il y avait rassemblement à la ferme. La tempête des jours passés avait meurtri la forêt et, de grands sapins fauchés par les bourrasques bloquaient les chemins forestiers. On aura besoin de renfort. Dominique et Elise furent volontaires. Un voisin s'insurgea du fait que l'on ne pouvait se permettre d'engager des pt'its jeunes de la ville pour un travail aussi dur.

Albert réfléchit, puis il demanda :

— As-tu déjà conduit un tracteur Dominique ?

         — Oui, bien sûr !, répondit l'intéressé.

         — Bon tu prendras la Jeep, avec Elise bien sûr. Vous nous aiderez au débardage.

         — Ça marche comme ça !, s'exclamèrent les rudes paysans. « Mais prudence les jeunes et pas de bécots pendant le travail c'est dangereux », ajouta l'un d'eux, déclenchant l'hilarité générale.

         — Allez en route !, commanda Albert en remettant les clefs de la Jeep à Dominique affublé d'horribles pantalons de velours épais comme des planches de sapin. Elise se moqua de lui.

         — Tu es ravissante dans ta canadienne, ma chérie. Avec tes bottes pleines de fourrure on dirais une oursonne, railla-t-il en évitant une grosse boule de neige qui siffla à ses oreilles sans l'atteindre. Il l'attrapa à bras le corps et ils roulèrent dans la neige fraîchement tombée. Elle se délivra d'un long baiser puis, ils coururent vers le gros Diesel dormant dans le garage.

         Après avoir préchauffé le moteur, Dominique donna un tour de clé. Le vénérable engin sursauta, toussa, gémit puis, comme par enchantement commença à s'animer.

         — Donne du gaz !, s'écria Elise.

Dominique appuya sur la pédale d'accélérateur.

Le moteur tournait maintenant bien rond, il embraya et sortit le véhicule du hangar.

         — Bravo !, s'écria un des amis d'Albert. T'es un chef le p'tit Suisse. Allez les gars on peut y aller, ajouta-t-il.

         La Jeep sautait et se tordait dans les ornières et au passage des congères. Les jeunes riaient comme des enfants ; un rire communicatif engendrant la bonne humeur générale.

         Déjà, dans la forêt résonnait le vacarme des tronçonneuses. De larges tranchées de sapins avaient été creusées par la tempête. Les grands arbres décimés gisaient au sol tels des géants anéantis par quelque puissance mystérieuse.

 

         Quand arriva la pause de midi, l'air empestait le gasoil et les vapeurs d'échappement des tronçonneuses. Un grand feu brûlait au milieu des débris de bois. L'appétissant fumet des saucisses grillées chassa les âcres odeurs des moteurs et chacun se régala de bons produits du terroir arrosés de vin rude et râpeux mais, qui paraissait délicieux après ce dur labeur en pleine nature. Dominique et Elise avaient charrié les troncs au long des chemins ; le camion grue viendra en prendre livraison plus tard.

Les restes de débardages furent empilés dans la remorque. De temps en temps, un rayon de soleil perçait les nuages, illuminant la campagne de reflets diaphanes.

         Les rudes montagnards avaient apprécié l'indispensable travail de leurs jeunes protégés et s'étaient réjouis de la présence prochaine du jeune Suisse dans leur région. Ils l'avaient félicité pour son engagement, surpris qu'un jeune microtechnicien1 sache manier leurs outils.

 

         A la nuit tombante. Ils étaient rentrés, les joues rouges, la goutte au nez, en chantant, un peu grisés qu'ils étaient d'air vif et de vin de bûcheron. La bonne vieille Jeep brinquebalait un peu plus que le matin, mais on riait à chaque embardée en tapant sur l'épaule du chauffeur pour, gentiment, le rappeler à l'ordre, alors on passa le volant à Elise qui ramena tout le monde à bon port.

        

Les doigts d'abord insensibles reprirent vie sous l'effet de la chaleur. Les joues brûlaient et la douche prise à deux eut raison de la résistance de Dominique et d'Elise.

Le dîner copieux sonna le glas de la fatigue terrassant les jeunes peu habitués à ce travail.

Ils se couchèrent tôt et s'endormirent vite, soudés l'un à l'autre dans la chaleur de leurs corps.

 

        

         La nuit leur parut longue et calme. Ils furent heureux de se réveiller dans les bras l'un de l'autre comme tous les matins depuis sept jours. Aujourd'hui, ils étaient invités pour une promenade en luge : magnifique perspective de loisir qui par ce temps neigeux promettait d'être inoubliable.

         Ils furent vite prêts. A peine furent-ils habillés que, au-dehors, tintaient les grelots pendus à la cocarde des chevaux de l'attelage.

Elise, emmitouflée dans un manteau de fourrure, la tête protégée d'une toque et les mains plongées dans un manchon d'astrakan ressemblait à une princesse Russe. Quant à Dominique, il avait plutôt l'air menaçant d'un moujik1, sanglé dans une vieille canadienne quadragénaire, les jambes protégées par d'antiques bottes de cuir brun, la tête disparaissant sous un calot de soldat de la dernière guerre.

         Ils se couvrirent de couvertures et protégèrent leurs yeux de vieilles lunettes de moto.

         Lorsque le cocher se retourna pour donner le signal du départ, il ne put s'empêcher d'éclater de rire.

         — Qu'est-ce que vous êtes mignons mes enfants, dit-il en riant de plus belle, allez en route.

         A Chapelle-des-Bois, ils prirent encore un couple de Parisiens en vacances dans la région. En plaisantant, le montagnard pilotant l'attelage signala au passage que les deux jeunes gens, en parlant d'Elise et de Dominique, étaient des Russes en voyage de noces dans la région. A la mine ébahie des nouveaux arrivants, il eut beaucoup de peine à ne pas éclater de rire. De temps à autres, il jetait un regard furtif en arrière, jubilant de sa plaisanterie, surtout lorsqu'au passage d'une vieille ferme délabrée Dominique sortit quelques sons incompréhensibles ou seul le mot Datcha2 était reconnaissable.

         Alors n'y tenant plus le cocher hilare avoua sa plaisanterie, ce qui provoqua le rire sincère des Parisiens qui engagèrent immédiatement la conversation avec Elise et Dominique.

         La joyeuse troupe se rendit à Bois d'Amont où l'on put visiter le musée de la Boissellerie3. Le petit restaurant sur la place les accueillit et les enchanta de bons plats régionaux, puis ce fut le retour vers Le Cernois.

         Bertrand était déjà là et se fit une joie de retrouver Dominique sachant qu'il serait leur hôte plus souvent, maintenant qu'il allait habiter en ville avec Elise. Puis ce fut le départ pour Pontarlier, le séjour était fini. Après de longues effusions et le serment de revenir dès que possible pour Dominique, ils prirent congé, le cœur lourd, de la ferme du Cernois. Bertrand les conduisit jusqu'à Pontarlier avec la vénérable Rover puis, il remonta vers les hautes plaines laissant les amoureux entre eux.

         Elise retrouva avec plaisir son appartement et, ils suspendirent immédiatement les tableaux du bon Père Magloire.

         — Voilà, comme ça c'est un peu plus chez nous, dit Elise en se laissant embrasser.

         Le soir tombait sur Pontarlier quand ils se réveillèrent de leurs derniers ébats.

         — Ce soir, dîner de fête pour mon chéri !, déclama Elise.

On sonna à la porte. Laetitia entra, une bouteille d'un grand cru à la main.

         — Tiens mes chéris, c'est pour fêter votre amour et la promotion de Dominique. Bon, je vous laisse vous avez autre choses à faire que d'écouter votre vieille tante, dit-elle en s'apercevant de la nudité des jeunes amants. Ah !, que c'est beau, que c'est fort l'amour !, dit-elle en quittant l'appartement. J'aimerais avoir encore vingt ans !

Puis, son pas disparut dans l'escalier.

         Ils restèrent seuls sur le sofa, au milieu des coussins. Dominique alla glisser quelques bûches dans la cheminée de marbre. La douce lumière des deux petites lampes bleues léchait les bibelots qu'Elise avait rapportés de ses voyages en Alsace et en Bourgogne. L'appartement était confortable et assez grand pour deux personnes. Dominique se réjouissait de venir y partager la vie d'Elise. Il se savait comblé par la vie et voulait en faire profiter celle qu'il avait choisi pour l'éternité.

         — Domi, tu rêves ?, entendit-il dans un demi sommeil.

         — Pardonne-moi, oui je rêve… je rêve de nous, de notre bonheur, de notre vie, de toi, de toi et encore de toi.

         Elle vint se glisser entre ses jambes et lui prit le visage entre ses doigts fins. Noyant son regard dans celui de Dominique, elle ne prononça aucune parole. Elle sentit les battements de son cœur s'emballer et dut se faire violence pour ne pas encore une fois succomber à la tentation du piège charnel.

         — Viens !, j'ai faim dit-elle. Non !, à la cuisine… se défendit-elle, à la cuisine.

         Elle lui concocta un repas de roi.

Ils finirent la soirée devant la télévision. Ils ne suivirent que quelques scènes du film, puis se glissèrent voluptueusement dans le lit..

 

 

Dimanche sonnait à deux pas de là. Les lourdes cloches de l'église Sainte Bénigne résonnaient dans l'appartement.

Après la douche, sans neige, et le petit déjeuner, ils sortirent en ville. Ils avaient encore le temps, Dominique reprenait le TGV du soir vers vingt heures. Ils se promenèrent le long de la rue de La République en regardant les vitrines. Elise lui fit visiter son petit paradis. Par hasard, ils arrivèrent dans la rue Jeanne d'Arc, à proximité de la maison de Serge et Véronique.

— Viens !, on va les surprendre, dit Elise

Ils passèrent le porche gothique, traversèrent la cour pavée. Leurs pas résonnaient sur les pierres dégagées de leur tapis de neige. Derrière une fenêtre, quelque chose ou quelqu'un s'anima, puis l'ombre fut rejointe par une autre plus grande. Une fenêtre s'ouvrit, une voix d'enfant appela :

         — Elise !, Elise !

Puis Véronique invita les jeunes gens à monter.

         Elle fut accueillie avec chaleur. Véronique la serrait tendrement dans ses bras pendant que Nathalie observait Dominique en usant de son charme. Quand il lui dit gentiment de s'approcher, elle eut une hésitation puis, se laissa apprivoiser par ce beau jeune homme qui la complimentait pour son élégante beauté pleine de féminité. Elle était conquise et déjà ne voulait plus quitter son amoureux à aucun prix.

         On embrassa Dominique comme si on le connaissait depuis toujours. Le bonheur fut à son comble lorsque les deux jeunes amoureux leur apprirent que dans quelques temps, ils ne se quitteraient plus. Dominique visita l'atelier de Serge, s'extasia sur sa dextérité et sa façon de faire vivre le bois. Ils restèrent bien sûr à déjeuner.

         Au milieu de l'après-midi, Elise et Dominique prirent congé des jeunes parents et de la petite Nathalie qui convint de la date de son mariage avec Dominique.

         Ils passèrent encore au Café de La Poste. Les amies n'y étaient pas. Le garçon leur servit un café en souriant. Doucement, il demanda : « Ça va ? », puis repartit en direction du bar.

         Ils retournèrent à l'appartement, sans échanger une parole, seulement de temps en temps quelques baisers muets et tristes. Dominique prépara son sac. Les heures passaient silencieuses et moroses, puis vint le moment de se rendre à la gare. Elise se laissait diriger comme une automate ; elle avait mal en son âme. Ils se rendirent sur le quai, à quelques minutes de l'arrivée du train. Ils ne virent pas poindre le museau de la rame orange et grise. C'est seulement lorsque le crissement stridents des freins se répercuta sous la verrière que leurs lèvres se séparèrent. Il n'y avait que quelques passagers à la montée. Dominique lança son sac sur la plate-forme de la voiture et enlaça son Elise une dernière fois. Alors, elle lui glissa à l'oreille en le mordillant :

         — Au revoir petit papa !, reviens–nous vite, nous t'attendons.

Dominique resta un instant interloqué, puis comprenant le sens de la phrase d‘Elise, il redescendit sur le quai et embrassa sa petite fiancée avec toute la passion de son amour.

         — C'est… c'est vrai ?, on attend… un bébé,… un bébé mon Elise, Oh !, je t'aime petite mère, je t'aime !

Il ne put en dire plus, le chef de gare dut presque les séparer pour procéder au départ de train. Les portes claquèrent, Elise resta seule sur le quai, de grosses larmes roulant sur ses joues rosies par le froid. « Mon Dieu comme elle est belle ! », pensa Dominique, le nez collé au carreau de la porte. De son doigt il dessina un cœur sur la vitre que son souffle avait embuée. Déjà les quais disparaissaient, le train dépassait le bâtiment de la Police des Airs et Frontières poursuivant sa course en direction de la cluse, puis Neuchâtel via le Val de Travers.

         Quand il prit place, ses yeux embués de larmes attirèrent l'attention d'une vieille dame ayant par désœuvrement, comme on le fait souvent dans les trains, suivi la scène. Elle lui offrit une mandarine et avec un merveilleux sourire, en lui caressant la main, lui chuchota : « Mais vous la reverrez bientôt la future petite maman, et vous serez heureux, vous verrez… ! Je le sens. Je suis une vieille dame qui se mêle de ce qui ne la regarde pas. Pardonnez-moi, mais vous aviez l'air si triste… »

         — Merci madame dit-il en reniflant. Vous êtes trop gentille… !

         — Bah, bah, bah !, répondit-elle en hochant la tête.

Elle lui caressa la joue et entama la conversation avec douceur.

 

 

         Elise enfonça ses mains dans les poches de son manteau et remonta sa capuche de fourrure. Elle quitta la gare d'un petit pas lent. Elle avait pourtant hâte de retrouver son chez-soi. Elle se plongera dans son lit pour pleurer, en attendant le téléphone de Dominique.

         En traversant la place Sainte Bénigne, elle entendit les chœurs répéter dans l'église. Elle se risqua à entrer. La musique spirituelle lui faisait du bien. Elle s'assit un instant sur un des vieux bancs de bois poli par les ans et se laissa emporter par la musique. Elle pensa à l'enfant à venir, à toutes ces choses à faire avant la naissance, à prévenir ses parents : il se peut que la nouvelle ne les réjouisse pas autant qu'elle. Et puis surtout informer les parents de Dominique. Mais cet enfant elle le voulait, elle fera tout pour le garder, le chérir et l'élever comme elle l'a été : dans la douceur et la chaleur d'un foyer heureux.

         Lentement, elle monta les escaliers menant à son appartement. Elle rencontra sa tante qui, à sa mine défaite, conclut que quelque tracas embarrassait sa petite Elise. Elle ferma sa porte d'entrée et gravit les dernières marches avec sa nièce. Elle prépara un thé et, quand il fut servi demanda :

         — Qu'est-ce qui te tourmente ma douce ?

Alors Elise fondit en larme et, entre deux sanglots, avoua qu'elle attendait un enfant.

         — Quoi, mais c'est merveilleux ma petite ! Tu ne vas pas te faire du soucis pour cela. Maintenant il faut penser à lui, à toi et au papa. Quand s'installe-t-il chez toi ? Tu pourras toujours compter sur moi. Je me charge de tes parents et de l'enfant si tu as besoin d'une nounou, et puis, cet été on fera une magnifique fête à la ferme. Tu verras, il sera heureux ce petit ou… cette petite. Comment vas-tu l'appeler ?

         Le téléphone sonna. C'était Dominique. Il venait d'arriver chez lui. La pendule sonnait vingt et une heure trente.

         Elise lui raconta la venue de sa tante Laeticia et parla du futur, de sa joie d'être bientôt maman, de ses peines et de ses appréhensions aussi. Il la rassura. Il avait mis Frédérique au courant. Elle l'avait assurée de son soutien et embrassait la petite maman. Pour ses parents, aucune crainte ils se doutent de quelque chose. Frédérique les a préparés à cette éventualité. Il annonça son arrivée pour début février. Peut-être viendrait-il en voiture, à condition de réussir cette fois son examen de conduite. Puis la maman de Dominique voulut lui parler. A son ton, Elise comprit qu'en effet Frédérique avait préparé le terrain et que Patricia et Vincent n'étaient pas dupes. Ce qui expliquait aussi la soudaine affectation de Dominique dans la région. Puis vint Frédérique qui, elle, ne cachait pas ses mots et parla ouvertement de l'heureuse nouvelle. Dominique eut le mot de la fin. Il lui envoya une brassée de baisers, tout son amour et sa force pour attendre son arrivée prochaine.

         Laetitia resta encore un peu avec Elise puis, discrètement, s'effaça et prit congé de sa jolie petite nièce.

         Elise grignota quelques gâteaux devant la télévision puis se coucha, rassurée et apaisée par tant de bonnes paroles.

         Cette nuit, les mains de Dominique lui manquèrent.

 

 

 

XI

 

 

         Après la grasse matinée du lundi matin, Elise était heureuse de retrouver ses amies au salon. Le téléphone sonna vers dix heures. Amandine venait aux nouvelles. Elle s'inquiétait de ne rien avoir entendu pendant cette semaine.

         — Oh !, pardonne-moi, implora Elise. Je suis tellement folle amoureuse que le monde s'est arrêté de tourner pour moi. Elle lui raconta ses douces journées et ses folles nuits. Amandine palpitait de joie à l'écoute des paroles de son amie. Elle aussi, avait vécu de merveilleux moments en compagnie de Frank. Elles se donnèrent rendez-vous dans une heure au café pour parler de leurs amours respectifs.

         Elise se prépara et se fit belle,… encore plus belle !

 

A onze heures, elle retrouva Amandine au Café de La Poste. Le garçon, toujours sympathique les accueillit avec bonhomie. Elles se glissèrent dans leur coin de prédilection, derrière les hautes fougères du fond.

         Amandine raconta l'intrusion tumultueuse de la femme de Julien dans le salon. En pouffant de rire, elle narra son éviction par Josiane. Les menaces et paroles de revanche avaient alors fusé. Claire était persuadée qu'Elise avait fui avec son mari. Puis un jour, elle vint s'excuser et offrit un magnifique bouquet de fleurs à Josiane.

         — A-t-on des nouvelles de lui ?, demanda Elise.

         — Rien, volatilisé ! Son amour pour toi l'a probablement tué. Je ne sais pas.

         — Pauvre homme !, s'apitoya Elise. Que sa vie a dû être triste ! Enfin !, moi j'aime mon futur petit mari et mon bébé se réjouit aussi.

         — Ton bébé ?, questionna Amandine. Quel bébé ?

         — Amandine,… je suis enceinte !, répondit laconiquement Elise.

         — Toi !, non !…

Amandine se leva soudain et embrassa sa copine avec fougue.

         — Tu vas être maman !

Le garçon venant à passer par là, lança un : « J'm'en doutais aussi, allez j'vous embrasse aussi », et il se pendit au cou d'Elise. « Ah !, je suis content pour vous. Vous allez vivre quelque chose de merveilleux. C'est le garçon d'hier ? Il a l'air si gentil ! Tous mes vœux de bonheur Elise. »

         Les filles parlèrent encore longtemps ainsi, à voix basse, puis elles prirent congé du serveur qui, en passant son torchon sur la table, leur souhaita une bonne journée.

         Amandine et Elise retrouvèrent le froid mordant du dehors. De petits flocons épars virevoltaient dans l'air glacé, écrasé par un ciel gris, chargé de neige à venir.

         Elles se hâtèrent vers le salon de coiffure et s'y engouffrèrent en soufflant sur leurs doigts gelés.

         — Bonjour mes filles !, lança gaiement Josiane. Elise, ma chérie, comment vas-tu ?, ajouta-t-elle.

         Les deux jeunes filles allèrent embrasser leur patronne heureuse de retrouver son petit univers au complet. Nicole était déjà à l'œuvre et préparait les appareils.

         Elles mirent Elise au courant, en détail, des péripéties de la semaine passée et s'enquirent de sa santé, de ses amours, de ses joies de ses peines…

« Raconte-nous, Elise, c'était comment là-haut ? »

         Elise raconta son bonheur, ses heures inoubliables, ses joies et ses projets… Elle garda pour la fin la merveilleuse nouvelle de sa maternité future.

         Les larmes aux yeux, ses amies vinrent l'embrasser et lui souhaiter une vie entière de bonheur.

         — Ce bébé, c'est un peu le nôtre, dit Amandine.

         Josiane, pragmatique, demanda : « Mais, ce bébé ne date pas de la semaine passée ?… »

         — Non, bien sûr, répondit Elise. Je pense que la nuit de Noël y est pour quelque chose. C'est à ce moment que…

         Elle ne termina pas sa phrase, puis elle ajouta en rêvant… « Mon Dieu, que c'était beau la première fois… Il y avait le feu de bois qui dansait dans la cheminée, les marches d'escaliers qui craquent, la chambre de Dominique… et lui …»

         Elle soupira, les yeux fermés, ses bras autour de ses épaules comme prisonnière de son étreinte. Ses amies, attendries, admiraient le simulacre de sa première nuit d'amour avec Dominique.

         Josiane, le mouchoir à la main exprima le désir de continuer à préparer le salon, « Sinon, on va toutes se mettre à chialer ! », ajouta-t-elle en se mouchant.

         La journée commença doucement. Les nouveaux produits de beauté pour cheveux, lancés par une grande marque de Paris, attirèrent pas mal de clientes intéressées par la réclame vue à la télé. Demain Elise suivra son premier cours à l'auto-école. Elle n'espérait pas passer son examen avant l'accouchement, mais elle serait alors bien préparée et pourrait reprendre ses leçons par la suite.

         Quand le soir tomba, un peu de mélancolie s'empara d'elle à qui les heures de complicité avec Dominique commençaient à manquer. Elle se rendit au Café de La Poste, accompagnée de Nicole et d'Amandine qui avait décidé de rester à Pontarlier ce soir. Elle tiendrait compagnie à Elise. Les trois amies se faufilèrent vers leur profonde banquette cachée derrière les grandes plantes vertes. Elles restèrent une bonne partie de la soirée à discuter et potasser le fascicule de théorie remis par le moniteur de l'école de conduite. Amandine prodiguait maint conseil et répondait aux questions d'Elise. Un peu plus tard dans la soirée, elles quittèrent l'établissement et regagnèrent l'appartement d'Elise. Nicole prit congé et s'enfuit dans la nuit, d'un petit pas pressé mais prudent.

         Les deux filles se retrouvèrent au chaud, près du feu rougeoyant dans la cheminée. Elles écoutaient de la musique en sourdine pendant qu'elles discutaient joyeusement. Elles étaient toutes deux amoureuses et heureuses de savoir que quelque part un garçon pensait à elles. Ce fut Dominique qui téléphona le premier. Il voulait savoir comment allait la petite maman, fut heureux de pouvoir converser un peu avec Amandine en la priant de veiller sur Elise. Elles appelèrent ensuite Frank.

         Tard dans la nuit, elles s'échangeaient encore leurs confidences.

 

 

         Des jours et des nuits passèrent. Elise avait subit son premier examen gynécologique : tout allait bien. Le soir, elle suivait assidûment les cours théoriques de conduite en compagnie de quelques jeunes filles qui admiraient ses connaissances de la conduite automobile. Un soir, au retour d'un cours, Dominique lui annonça qu'il avait réussi son examen et qu'il la rejoindrait très bientôt à Pontarlier.

 

         Un samedi matin de février, alors qu'Elise avait congé et qu'elle profitait de sa matinée pour flâner au lit, le timbre de la sonnette retentit. « Qui cela pouvait bien être ?, pensa Elise, Dominique ne devait arriver que la semaine prochaine, à cause d'un contretemps… à moins que malgré tout ?… » Le cœur battant, elle se dirigea vers la porte qu'elle ouvrit jusqu'à la butée de la chaîne de sécurité. Un énorme bouquet de fleurs avait été déposé. Elle dégagea la sécurité et souleva les roses odorantes. « Des roses rouges, dit-elle, qui peut se permettre… ? » Elle comprit immédiatement. Dominique se tenait dans un coin d'ombre et observait la réaction d'Elise. Elle lâcha le bouquet et lui sauta au cou. Elle entoura son corps de ses bras et de ses jambes. Il la souleva de terre. Elle s'accrocha à lui en glissant ses jambes autour de sa taille et se laissa porter jusque dans l'appartement. Il la déposa sur le lit et l'embrassa longuement, puis en se dégageant doucement mais fermement, il alla ramasser les roses et fermer la porte. Elle avait tant attendu ce moment là, repoussé à plus tard par la force des choses, qu'elle ne pouvait y croire. « Enfin, il était là, bien là… chez elle, près d'elle, avec elle… »

         Peu avant midi, ils émergèrent de leur rêve. Ils étaient si heureux qu'ils auraient pu le hurler. C'est alors qu'elle lui demanda :

         — Comment es-tu venu. Il n'y avait pas de train à cette heure là ?

         — La voiture est sur la place devant la salle de sport Arthur Morand, dit-il simplement.

         — Et… qu'est-ce que tu as comme voiture ?, questionna-t-elle curieuse.

         — Devine !

         — Ne me fais pas languir, dis-le moi, mon Domi.

         — Eh bien, figures-toi que je me passionne pour les anciennes berlines anglaises et que la Rover de ton papa m'a tapé dans l'œil, alors j'ai cherché et trouvé une Rover plus récente. Elle date des années septante. Elle roule très bien,… un peu grosse mais, pour une petite famille, il faut bien cela.

         — Quelle couleur ?

         — Grise et intérieur gris en feutrine; du luxe pour l'époque. Nous irons la voir tout à l'heure.

         — Au fait, ajouta Elise, je connais quelqu'un qui loue un garage à la rue des Jardins, tout près d'ici. Cela pourrait être appréciable en hiver. On ira lui demander tout à l'heure,… viens ici mon amour !

         Elle se pendit encore une fois à son cou.

         — Allons déjeuner un morceau. Je n'avais pas prévu ta visite, je n'ai rien pour préparer un repas décent !

         — J'ai tout prévu ma douce. La voiture est pleine de spaghettis et de sauces toutes meilleures les unes que les autres. Il y a de la confiture, des conserves, des saucisses, du chocolat. Tu connais maman ! J'ai tremblé au passage de la douane ; heureusement je n'ai pas été inquiété. Je file chercher mon sac et je te rejoins, fais chauffer l'eau, ah !, j'ai même du vin d'Italie…

         Il disparaissait déjà à l'énoncé de ses dernières paroles.

         —… sans m'embrasser ?, réclama Elise en recevant un fougueux baiser.

La porte se referma. Elise se noyait dans son bonheur.

 

         Peu de temps après, il revint, les bras chargés de deux gros sacs de voyage. Elise avait préparé la table et prenait très au sérieux le rôle de maîtresse de maison qu'elle s'accordait dès à présent.        

Le déjeuner fut succulent.

 

Elise téléphona ensuite à Monsieur Boissier qui accepta de louer le garage à Dominique. Il pouvait en disposer dès à présent.

Ils se rendirent sur la place Morand où était stationné le véhicule. Elise fut admirative devant la magnifique machine rutilante, immatriculée à Neuchâtel. Ils s'y installèrent et, immédiatement, le charme britannique opéra. L'intérieur était silencieux, feutré et luxueux. Le moteur ronronnait avec cet étrange sifflement sourd du huit cylindres propulsant le lourd véhicule avec souplesse.

 

Ils arrivèrent rapidement à la rue des Jardins et, Monsieur Boissier, un charmant retraité, ami de la famille Besson, attendait les jeunes gens. La grosse berline avait tout juste la place dans la longueur mais, « après un peu de rangement , avait dit le brave homme, on pourra y faire entrer un Monts- Jura là-dedans ». Puis il invita les jeunes gens à prendre un petit digestif. Il voulait connaître le petit Suisse. Il s'émerveilla de ses connaissances et de sa précoce promotion dans la hiérarchie de l'entreprise qui allait l'employer. Le reste des bagages fut acheminé à l'aide de la vieille charrette à bois dormant dans le garage depuis fort longtemps.

         L'après-midi ne faisait que commencer, Elise proposa de monter au Cernois. Ils iraient surprendre ses parents et Bertrand. Les routes étaient bien dégagées et il ne neigeait pas. Le soleil commençait à poindre et l'on sentait ses rayons réchauffer les visages.

         Après avoir emballé le nécessaire, ils repartirent en direction du garage.           Le feulement du moteur rappela sa puissance. En peu de temps, ils arrivèrent à la hauteur d'Oye-et-Pallet. Dominique conduisait avec souplesse et assurance. Elise se sentait en sécurité et jouissait du paysage. A Malbuisson, le soleil luisait de mille éclats sur le lac encore gelé. Ils passèrent Mouthe avec le sentiment d'un printemps précoce bien que la neige fût encore partout présente. Il était quinze heures lorsqu'ils entamèrent les premiers virages au-dessus de Chaux-Neuve.

Ils gravirent la D 46 dans le silence ouaté de la vieille Anglaise, en jouant à cache-cache avec le soleil. Après le village du Cernois et le dernier bois de sapins, la route s'élargissait. Dominique bifurqua dans le chemin menant à la ferme. Bertrand occupé à couper du bois sous les chauds rayons du soleil, mit la main en visière devant ses yeux éblouis par la neige. Il ne reconnaissait pas la grosse voiture venant à la ferme. Soudain il s'anima, planta sa hache sur le billot, et accueillit les arrivants de grands signes de sa main tenant une casquette. Il courut en direction de la voiture et, avec empressement, en triturant son couvre-chef, l'air humble, courba l'échine en ouvrant la porte à Elise en lui lançant un, « Bienvenue au château Baronne !». Elise lui sauta au cou et, quand vint le tour de saluer Dominique, Bertrand lui accorda un « Maître » très élogieux. Ils partirent tous d'un éclat de rire qui attira Amélie, surprise de voir que les nouveaux venus n'étaient autres que sa fille et Dominique. Elle s'élança au devant d'eux et les bombarda de questions. Pendant qu'ils se réunissaient au salon, Dominique informa les Besson de sa venue plus tôt que prévue à Pontarlier, ce qui emplit de joie le cœur de maman d'Amélie. Sa petite ne sera plus seule en ville. Le thé chauffait déjà lorsqu'Albert vint aux nouvelles, surpris lui aussi de voir sa fille et Dominique aujourd'hui.

         Bertrand remit à plus tard la corvée de bois et s'entretint de leurs projets de musée avec Elise et Dominique. Ils avaient d'ores et déjà des visiteurs potentiels. Les élèves des classes de Morez viendraient certainement visiter les lieux lors d'une prochaine course d'école d'été.

        

         Elise, Bertrand et Dominique passèrent l'après-midi dans la grande pièce aux boiseries de couleurs sombres. Le piano avait repris du service et égrenait ses airs de flonflons d'autrefois. Le soir tombé, le charme intemporel du décor dégageait toute la puissance de son ampleur. On se serait cru au temps de l'entre deux guerres. Les ultimes accords d'une valse mouraient aux derniers tours du moteur de la machine et le silence s'installa. Elise revint de la chambre derrière le tas de bois. Elle avait préparé le lit et allumé le bois craquant dans la cheminée pendant que Bertrand et Dominique mettaient la dernière main à la disposition des meubles et instruments qu'un voisin venait d'apporter. Tous trois descendirent préparer un repas de fête car, c'est ce soir que l'on annoncera la nouvelle aux parents d'Elise.

 

         Albert ne dit d'abord pas un mot. Le nez baissé sur la table, il laissa couler une larme sur la nappe de toile cirée, puis, relevant la tête regarda sa fille et Dominique puis il vint les embrasser tous les deux pendant qu'Amélie essuyait ses yeux du coin de son tablier.

         — On va les marier ces petits, dit-il enfin à sa femme. On va les marier et ils vont nous faire beaucoup de beaux petits, hein !, mon Amélie. C'est à eux maintenant de donner la vie, c'est à eux de continuer le monde, d'en faire un livre de poésie où les pages suivront aux pages jusqu'à l'éternité. Soyez heureux mes enfants !, ajouta-t-il en guise de conclusion. Donnez vous de l'amour chaque jour, car c'est la seule chose que chaque homme, chaque femme, peut à tout moment partager avec celui ou celle qu'il aime et cela sans compter car l'amour, plus on le donne et plus il devient inépuisable !

         On termina la soirée au champagne sauf Elise qui dut se contenter d'y tremper les lèvres.

         Bertrand avait une fois de plus décroché sa guitare et entonné de vieilles ritournelles et des airs de folklore américain ou irlandais d'antan.

         Elise, admirative, observait le jeu saccadé des doigts sur les cordes et, puisait un bien-être sans limite à l'écoute des accords profonds et harmonieux. Bizarrement ces mélodies l'accompagnèrent longuement tout au long de sa grossesse.

 

 

         Le dimanche après-midi, ils prirent congé des parents d'Elise et de Bertrand. Ils arrivèrent sur la place Sainte Bénigne alors que le soir commençait à rosir les maisons de Pontarlier. Dominique remonta les provisions que les parents n'avaient pas manqué de donner aux deux jeunes.

         — Il vous faut que des bonnes choses de la ferme !, avait dit Amélie.

Les réserves de cuisine d'Elise étaient devenues impressionnantes. Lentement ils s'installaient dans la vie de couple.

 

         Le lundi matin, Dominique se rendit au centre microtechnique et commença sa carrière par une visite des divers ateliers et prise de connaissance des innombrables petits ateliers disséminés jusqu'à Besançon et, qui servaient de relais de montage selon leurs spécialités. En fait, rien de nouveau pour lui qui venait du Val-de-Ruz en Suisse où la pratique des ateliers de montage à domicile pour le compte d'une entreprise de grand volume est très répandue dans ce milieu rural.

         Le lendemain, il partira à la rencontre de toutes ces ouvrières et ouvriers spécialisés, qui, dans l'enchâssement de pivots1 sur les rouages¹, qui, dans l'équilibrage des balanciers à ressorts hélicoïdaux¹ ou le sertissage des rubis2 ou bien encore l'assujettissement des éléments des platines¹. Tout ce réseau de petites mains représente, dans les régions des montagnes horlogères, la colonne vertébrale de plus grandes entreprises de rhabillage3. Le rôle de Dominique était de fidéliser et d'optimiser le travail de ces personnes essentielles et compétentes. Il voyagera beaucoup dans le région, de Pontarlier à Morez ou Frasnes et Besançon.

         Chaque soir, il se réjouissait de retrouver son Elise qui commençait à s'arrondir.

         Les parents de Dominique s'étaient, eux aussi, réjouis de savoir qu'Elise allait être maman. La fête de mariage était prévue pour le 21 juin. A la ferme tout serait prêt pour le grand souvenir. Les voisins l'avaient assurés.

         Elise continuait à coiffer ces dames de Pontarlier. Tout ce petit monde attendait la venue de ce bébé de l'amour.

                 

         Le printemps venait à petit pas, chassant la neige, habillant les arbres de vert, tiédissant l'air. La ville, un jour, se trouva délivrée de son tapis blanc qui, au fil des semaines, avait viré au gris. Elise et Dominique allaient souvent se promener dans les environs de Pontarlier. L'hiver avait fait place aux pluies de mai. La vie du jeune couple avait conservé l'attrait des premiers jours. Ils allaient souvent au Cernois, ou là-bas, de l'autre côté de la frontière. Dans la grande maison perdue dans la verdure, en haut de la côte menant aux Vieux-Prés, au-dessus de Chézard1, ils n'en finissaient pas de savourer ces heures passées à deux dans la forêt ou sur le banc, en surplomb du village dormant au pied du mont. La cloche de dix huit heures les ramenant vers la maison.

 

         C'était samedi. Au-dessus de la campagne humide, on entendait le moteur d'un avion crevant l'azur d'un ciel limpide, délavé par la pluie qui avait noyé les coteaux verdoyants. Comme émergeant d'une longue léthargie, Elise revenait soudain à la vie. L'air était si pur et si léger qu'elle se sentait renaître après un long hiver. Elle ouvrait les yeux sur un monde nouveau, emplissant ses poumons de l'air frais et vivifiant de l'après-midi. Elle était tout simplement heureuse, comme on peut l'être sans artifice, parce qu'elle était aimée, qu'elle aimait et que de cet amour allait bientôt naître un petit être qui continuerait leur vie.

 

        

 

XII

 

 

         Le tambour roulait depuis déjà une heure au fond de la prairie quand Elise se réveilla. Par précaution et par égard à ses rondeurs prénatales, elle et Dominique dormaient dans la chambre du bas.

Dominique avait ouvert la fenêtre sur une matinée déjà chaude et lourde. Les vaches paissaient tranquillement et cherchaient déjà l'ombre sous les grands arbres de la prairie.

         Elle ouvrit les yeux et demanda à Dominique quelle pouvait être la nature de ce réveil martial. Il répondit par la négative.

         Elle se leva prestement et, par la fenêtre ouverte, entrèrent des saveurs aromatiques de pins, d'herbe et de plantes des champs que le soleil frisant venait réveiller. De la poussière d'or recouvrait les hautes plaines fumantes sous les rayons filtrant au travers des lourdes branches des Mélèzes.

 

         Plus rien, le tambour s'était soudain tu. Du milieu des buissons odorants et humides de rosée, deux ou trois oiseaux s'envolèrent vers le ciel d'azur marbré d'un seul petit nuage blanc. Au même moment, le tambour se remit à battre au creux de la forêt. Ce n'était pas ce roulement de caserne, non … cela ressemblait plutôt à ces mélopées surgissant du fond des steppes africaines, comme dans les vieux films en noir et blanc. Le son se répercutait contre le contrefort de la montagne et leur revenait en vagues plus ou moins fortes. Soudain, l'écho sembla se dédoubler, se donner la réplique. Un autre tambour parlait ainsi au premier depuis le Mont Noir, puis un troisième par La Combe des Cives et un quatrième venu du Nord. Les roulement se rapprochaient, semblaient sonner le réveil. Au loin Elise perçut une silhouette venant de la forêt sous le Mont Risoux. Ah ! le bel anachronisme que ces tambours aux consonances africaines au milieu des hautes plaines du Jura !

         Les roulements se rapprochaient maintenant et semblaient cerner la maison. Soudain dans la clarté d'un rayon de soleil, un éclat embrasa le contre-jour des arbres. Une personne marchait dans la prairie et sa longue robe brillait de mille paillettes sous le soleil. Sa progression était lente et le rythme se superposait aux autres roulements de tambours.

         Elise pouvait maintenant distinguer une personne habillée d'une longue robe brillante et coiffée d'une toque. Au fur et à mesure que le bruit s'amplifiait, elle sentait monter en elle une bouffée de chaleur et les battements de son cœur s'accéléraient : elle avait reconnu Jacqueline, la Camerounaise. Elle se souvint alors de sa promesse : « Mariez-vous un beau jour d'été. Nous ferons la fête à la lisière de la forêt au son des tambours ! »

Elle avait donc tenu parole et la voilà maintenant vêtue d'un costume de son pays, le tambour sur la hanche, en train de donner la sérénade à son amie. Les autres percussionnistes avaient rejoint Jacqueline. Elles portaient toutes les costumes traditionnels de leur région, car elles étaient toutes quatre Camerounaises et venaient, selon leur coutume, apporter un message de bonheur dispersé aux quatre points cardinaux.

         — Où que tu ailles par le monde, Elise, les tambours t'accompagneront, te protégeront, te rappelleront que quatre filles veillent sur toi aux quatre coins de la terre, annonça Jacqueline en reprenant sa mélopée lente et mystérieuse à la fois.

Puis les tambours s'éloignèrent de nouveau de la ferme en formant un quadrilatère parfait. La musique lancinante devint de moins en moins audible, puis les derniers battements s'estompèrent dans la chaleur de ce matin de juin.

         La ferme était en fête. On avait ouvert la grande porte à double battants menant au musée. Le piano avait été astiqué et, aux rythmes africains se substituaient maintenant les accents enlevés d'une Polka.

         Déjà, les premiers voisins arrivaient en calèche ou en char attelé.

Soudain, Elise s'aperçut que Dominique n'était pas là, comme d'habitude, pour son réveil. Elle l'appela. Quand il apparut, elle lâcha un Oh ! d'admiration. Pour la circonstance, il s'était habillé en hobereau1 et, tout en lui faisant la révérence, il la pria de le suivre dans le jardin ensoleillé, où les parfums capiteux des fleurs s'exhalaient de chaque corolle encore humide de rosée.

         Une table avait été dressée à l'ombre d'un arbre, le petit déjeuner préparé sur une nappe blanche foulant le parterre de fleurs des champs. Des petits enfants jouaient dans les bosquets parfumés, et Dominique se tenait devant la table, attendant Elise qui riait de bonheur.

         — Tu es complètement fou !, dit-elle. On se croirait à Versailles. C'est de la folie, nous ne sommes qu'au Cernois, mon roi !

         Frédérique apparut, vêtue d'une robe paysanne du haut Val-de-Ruz. Elle embrassa  Elise en la serrant fort contre elle. Les parents de Dominique vinrent aussi rendre hommage à la princesse d'un jour. Princesse adulée et choyée car c'était aujourd'hui son anniversaire. Elise avait vingt ans. Tout le monde avait revêtu ses plus beaux habits traditionnels ou les avait loués. La fête devait être belle.

         Elise fit honneur à la table du petit déjeuner et se retira dans la salle de bain après avoir remercié tout le monde. Une vieille diligence jaune et noire arrivait sur la route de La Combe des Cives. Le cocher, qui n'était autre que Bertrand, sonnait du cor à s'en faire péter les poumons. Elise croyait rêver. L'illusion était parfaite et, l'on aurait pu se croire véritablement dans une page jaunie de l'histoire de France.

         Elle se hâta pour être prête. Tout ce joli monde devait se retrouver dans la petite église de Pontarlier pour célébrer le mariage de la fille Besson et du petit dernier des Favre.

         Elle enfila avec l'aide de Frédérique, la magnifique robe de dentelles, que sa grand-mère avait porté au jour de son mariage. Quelques savantes retouches avaient été nécessaires et le travail ingénieux des amies d'Amélie avait fait des miracles.

Coiffée de son chapeau de paille à larges bords et rubans roses, vêtue de cette magnifique robe de dentelles à longue traîne, elle resplendissait de beauté lorsqu'elle monta dans la diligence aux côtés de Dominique. Ce fut un cortège de vieilles voitures et de berlines resplendissantes qui s'ébranla et prit la direction de Pontarlier. On avait prévu la remontée en voiture pour Elise. Le reste des invités regagneraient Le Cernois dans ces merveilleux véhicules obsolètes.

         Le convoi traversa les villages et prit la route de la rive nord du lac. Ce voyage laissa un indélébile souvenir à Elise.

         A quatorze heures trente, ils arrivèrent à Pontarlier, tout juste pour la cérémonie de quinze heures. Les badauds se mêlaient aux amis, on riait, certains applaudissaient au passage de ce cortège venu d'une autre époque. L'effervescence avait envahi la petite ville. On eut cru qu'il y avait fête au village. On gara les étranges chariots, charrettes et berlines dans la rue adjacente à l'église. On se pressa dans l'édifice qui fut vite rempli. Des curieux s'étaient faufilés pour jouir du spectacle et des costumes.

         La cérémonie fut émouvante et empreinte de tendresse partagée. Des enfants s'exclamaient, vite réprimandés par les chut ! des parents. Après la consécration du mariage, un petit garçon entra seul sous la nef, caché derrière un énorme boisseau de blés craquant. Il parcourut, dans un silence total, les quelques mètres le séparant du chœur où se trouvaient le prêtre et les jeunes mariés et, dans un fervent discours pratiquement inaudible, tendit son bouquet en direction des mariés. Les cloches se mirent à sonner sous le ciel d'azur. Ecrasant discrètement une larme, on quitta la fraîcheur de l'église pour se chauffer aux rayons d'un soleil radieux. Un peu plus haut, à la rue des Remparts, quelques tables avaient été dressées pour offrir une collation aux invités et à ceux qui, par malice, tentaient de grappiller quelques rondelles de saucisses, une tranche de bon pain ou encore un verre de vin.

Vers dix-sept heures, les voitures vinrent charger les invités. Les chevaux soignés et reposés piaffaient d'impatience de retrouver leurs montagnes. Cor tonitruant, caracolant, la malle-poste prit la tête du convoi.

Elise et Dominique y grimpèrent sous les bravos des badauds.

Le cortège reprit la route des bords du lac. La diligence s'arrêta à Oye et Pallet pour permettre à Elise de continuer le voyage plus confortablement. Cette fois, Bertrand et Frédérique prirent place à l'intérieur et jouirent des bravos du public croyant saluer les nouveaux mariés en personne.

Elise et Dominique remontaient au Cernois dans la voiture de Vincent et Patricia.

 

Vers vingt heures, le long appel de la trompe de poste retentit dans la montée du Cernois. La fête allait commencer.

Les chevaux retrouvèrent leurs paddocks, le piano se mit à jouer, les hauts bougeoirs furent allumés, la prairie s'anima dans la nuit naissante. L'on chanta, raconta des histoires, de celles que l'on perpétuait jadis à la veillée, merveilleusement enrichies par des troubadours improvisés qui s'étonnaient eux-mêmes de la richesse de leur verbe. Puis, tard dans la nuit, quand la forêt se fut assoupie, on entendit à nouveau les tambours qui s'approchaient. On alluma un grand feu de bois au milieu de la prairie et, tous réunis autour des flammes on imita les danses scandées par Jacqueline et ses amies.

Tard dans la nuit, plus proche de l'aube que du crépuscule, Elise et Dominique s'éclipsèrent, laissant aux invités le soin de perpétrer la tradition en les cherchant.

Par ruse et pour éviter les inévitables pièges préparés par les témoins, ils montèrent se retrancher pour la nuit dans leur chambre derrière le tas de bois. Leur surprise fut totale. Lorsque Dominique s'assit sur le lit, une sirène mugit au-dehors, dans la nuit. Sous les rires d'Elise, il se releva. Par acquit de conscience, il répéta l'opération qui se solda par un nouveau hurlement de sirène. Alors, Elise vint le rejoindre et ils commencèrent à bouger sur le lit, ce qui déclencha un concert de mugissements lugubres. L'hilarité s'empara des invités qui vinrent applaudir sous les fenêtres de la chambre en lançant de joyeux :

— Faites-nous en encore de beaux et sains pour agrandir la famille !

Dominique débrancha l'instrument. Ils purent ainsi dormir tranquillement pendant que la fête continuait au-dehors.

 

 

         Les vacances qui suivirent à la ferme furent idylliques pour les deux jeunes gens. Ponctuées de longues promenades et de séances de repos total. Les journées passaient avec cette douceur et cette langueur des jours d'antan. Ils eurent beaucoup de visites et le musée attira des touristes curieux de cette époque et surtout des coutumes et modes de vie de la région aux temps de l'entre deux guerres.

Vint le moment du retour sur Pontarlier, puis de nouveau les vacances horlogères pour Dominique. Elise ne travaillait plus que quelque jours par semaine. Puis vint l'été, les fenaisons, les lourds orages, quand le ciel déchaîné laisse voir les lézardes béantes et fulgurantes de l'éclair rageur. Les grandes chaleurs les faisaient fuir de plus en plus souvent au Cernois.

 

Un jour, les arbres  se colorèrent de nuances fauves. Les soirées se firent plus fraîches. Les prairies se paraient au crépuscule de robes de voile humide de rosée. La nature se préparait déjà au retour des frimas.

 

Elise eut les premières contractions dans l'après-midi. Elle appela Dominique au bureau. Par chance il n'était pas en déplacement. Elle prévint aussi ses amies du salon de coiffure. Chacune et chacun était prêt à voler  à son secours. Quand Dominique rentra, l'hôpital avait confirmé à Elise la disponibilité de son gynécologue. Avec quelque appréhension Dominique et Elise s'y rendirent. La longue attente commença pour chacun.

 

La cloche avait sonné douze fois au loin lorsque le médecin donna le dernier ordre de pousser à Elise.

Cinq minutes plus tard Ophélie agrandissait la petite famille. Elle était la plus belle et la plus bruyante des petites filles.

Lorsque Dominique, un peu abasourdi par l'événement annonça la venue de la petite fille, la famille et les amis furent transportés de bonheur.

Dominique, épuisé par l'émotion se jeta enfin sur le lit vide. Il ne put s'endormir que tôt le matin.

 

 

         les saisons se succédèrent. L'été avait fait revivre les ruisseaux et les vertes prairies se parfumaient de senteurs boisées ou musquées.

         Sous le rideau d'ombre des grands sapins du Mont Risoux, Ophélie gazouillait sur une couverture pendant qu'Elise et Frédérique en vacances au Cernois tenaient conversation.

         Au loin, dans la poussière de la route que soulevait une étrange caravane, on distinguait un attelage chamarré. Plissant les yeux pour essayer de mieux distinguer les ombres, Elise et Frédérique reconnurent les roulottes d'un cirque. Oh !, il n'y avait pas beaucoup de véhicules. Les voitures avaient l'air bien fatiguées. Peintes et repeintes, elles ne laissaient plus rien distinguer du bois de leur carrosserie. Seules quelques écailles dans la peinture laissaient apparaître les couches successives.

         L'étrange convoi semblait se diriger vers la ferme. Par moments, poussée par le vent, l'odeur des chevaux arrivait jusqu'à la clairière où les deux femmes se tenaient.

         Arrivés devant la ferme, la caravane s'arrêta. Un homme descendit de la roulotte de tête et se dirigea vers Bertrand qui travaillait au-dehors. Après quelques palabres, les roulottes s'engagèrent sur le chemin menant à la grange. Les voitures se rangèrent en formation sur l'aire pavée et des femmes et des hommes en descendirent. Certains se hâtèrent de transporter du matériel un peu plus haut dans la prairie. Elise et Frédérique rejoignirent la ferme. Elles atteignaient  le porche quand arriva Dominique. Il serra son Elise et sa petite Ophélie dans ses bras, puis enlaça sa sœur avec tendresse. Bertrand leur apprit que le cirque désirait se reposer cette nuit au calme de leur prairie avant de partir demain pour Pontarlier. En remerciement, il donnera une représentation gratuite pour les habitants de la ferme et les voisins qui souhaitaient se joindre à eux.

         Les hommes s'affairaient à monter un petit chapiteau à ciel ouvert pendant que les femmes préparaient le dîner. Un seul avait en partie revêtu son costume de scène : c'était un clown hilare à la bouche énorme et le sourcil relevé qui incitait au rire. D'ailleurs il paraissait être le bout en train de la troupe et chacun riait de ses plaisanteries.

         Quand il s'approcha d'Elise, elle eut ce vague sentiment de le connaître, mais tous les clowns se ressemblent.

         Tout le monde se préparait au spectacle, Elise s'occupait de la petite Ophélie quand soudain, venu de nulle part, ses énormes chaussures rendant sa marche hésitante, noyé dans un pantalon à carreaux retenu par d'énormes bretelles et beaucoup trop large pour lui, il s'approcha doucement d'elle et lui tendit un petit coffret sans prononcer une parole. De son doigt ganté de blanc, il lui fit comprendre que c'était pour elle et s'éclipsa étrangement comme il était apparut.

         Il sembla même à Elise qu'une larme avait coulé sur sa joue.

 

Perplexe, elle s'empara du coffret et vit qu'une main malhabile avait tracé ces mots : « A n'ouvrir qu'après le départ du cirque ».

Elle ne sut jamais pourquoi, mue par un sentiment de respect, elle obéit et rangea la boîte dans un coin de la remise.

Pendant toute la représentation, elle ne cessa d'observer ce personnage étrange qui faisait rire tout le monde. Elle, elle le trouvait triste et désespéré malgré ses facéties. Ses yeux rieurs s'embuaient souvent de larmes et de désespoir, alors il faisait une galipette et repartait en riant.

A l'aube, le cirque était parti. Il ne restait qu'un peu de crottin qu'un cheval avait déposé avant le départ.

 

 

Ce n'est que quelques jours après qu'elle ouvrit le coffret. C'était un joyau aux yeux d'Elise. Pourtant il ne s'agissait que d'une petite boîte capitonnée de cuir à l'ancienne. Elle y découvrit une lettre et une bourse de cuir comme ces escarcelles du Moyen Âge.

Elle se saisit du papier parchemin et le déroula. Elle le lut. Une grosse larme roula alors sur sa joue. Un instant son cœur se serra puis elle continua sa lecture et s'assit sur un tabouret couvert de poussière et de foin. Le papier tomba à terre.

         « Oui, ma chère Elise, c'est bien moi, Julien, qui vient vous faire des excuses pour ma folie, pour tous les troubles que je vous ai causés, la peine que je vous ai imposée. Oui, je vous ai aimée jusqu'à la déraison, jusqu'à en mourir. Je vous ai aimée et je vous aime toujours avec la même passion qui me rend fou. Mon Elise, je vous souhaite tout le bonheur que je n'ai pas eu à vos côtés. Aimez Dominique et la petite Ophélie comme je vous aime ! Acceptez ce petit présent pour l'enfant et ne m'oubliez pas. Adieu Elise. »

         Elise s'empara de la bourse et, sans l'ouvrir, alla la cacher dans un recoin de la remise.

 

         Elle alla rejoindre Dominique et Ophélie. Ils partirent un peu plus tard vers la forêt avec un panier pour le pique-nique.  Quand ils revinrent, la robe d'Elise était toute froissée. Elle le retint soudain par le bras et, le regardant longuement, lui murmura ces simples mots :

— Je t'aime.

 

 

 

FIN

Copyright by Peter O'Roy

 

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


1 Tuyé : Vaste cheminée centrale d'une ferme ou viandes et charcuterie sont mises à fumer (Franche-Comté).

2 Névés : Amas de neige en cours de transformation en glace. (Suisse: Valais)

1 En bas, (Elliptique): La ville en pays de montagne est toujours située en bas de la vallée.

1 Dona nobis pacem : Donne-nous la paix

2 Vade in pace : Allez en paix

1 Costard : Costume (argot)

1 Schlöckele : Gorgée

2 Vorwärts die Hünde : En avant les chiens

1 Morphée : Dieu des songes (Grèce antique)

1 Val de Ruz : Vallon du canton de Neuchâtel. (Suisse)

1 DJ : Disc-Jockey (animateur)

1 Morgenstraich : Carnaval de la ville de Bâle en Suisse

2 LNM : Société de Navigation sur les lacs de Neuchâtel et Morat en Suisse

1 Eglise halle : Eglise à trois nefs d'égale hauteur, sans bas-côtés

1 Pives : En Suisse et Jura, cônes, fruits du conifère.

1 Souk : Marché Arabe

1 Régulateur : Grande horloge de précision sur laquelle les artisans réglaient les montres réparées.

2 Stube : Pièce au bas plafond, bien chauffée, où l'on se tient et où l'on se réunit (en Suisse.)

3 Comté : Fromage de la région

4 Fruitière : Nom particulier donné aux caves d'affinage.

1 Bédane : Ciseau en acier fondu et trempé

1 Credo quia absurdum: Je le crois parce que c'est absurde. (Croire sans avoir besoin de preuves rationnelles.)

2 Qui habet aures audienti, audiat : Que celui qui a des oreilles pour entendre entende.

1 fouille-merde : Inquisiteurs

1 Abusus non tollit usum : L'abus que l'on peut faire d'une chose ne doit pas forcer nécessairement de s'en abstenir.

2 Carpe diem : Mets à profit le jour présent.

1 Fée verte : Absinthe. Bien qu'interdite depuis 1905, elle est toujours présente dans la région ainsi qu'en Suisse.

1 Wehrmacht : Nom donné à l'ensemble des forces d'occupation allemandes entre 1939 et 1945

2 Kly Heimatstube : La petite pièce rappelant le pays.

1 Offenbach : Compositeur d'origine allemande 1819-1880, auteur d'opérettes (Orphée aux enfers, La belle Hélène, La vie parisienne, opéra (Les contes d'Hoffmann).

1 Chausson : Marque d'autocar très en vogue dans les années cinquante et soixante en France.

2 Radio Sottens : Nom de l'émetteur  national Suisse de l'époque.

1 Microtechnicien : Technicien spécialisé en techniques horlogères.

1 Moujik : Paysan Russe.

2 Datcha : Maison de campagne.

3 Boissellerie : Travail du bois tourné et tabletterie.

1 Pivots sur rouages / Paltine : Pièces d'horlogerie constituant le mouvement mécanique d'une montre.

2 Rubis : Monture de pivot en pierre dure, dans un mouvement d'horlogerie.

3 Rhabillage : Montage et finissage d'une montre à partir d'éléments préassemblés

1 Chézard : En Suisse dans le Val de Ruz. (Canton de Neuchâtel)

1 Hobereau : Gentilhomme campagnard.

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