Elle

bleuelectrique

N'avez-vous jamais parlé à un souvenir ?

" Qu'est ce que je te sers ? " Elle hésite. La table est remplie de bouteilles vides, de verres renversés, de sachets de chips vidés. Du vin. La couleur, peu importe. Il faut que je le rattrape, se dit-elle. Sinon, la soirée risque d'être foutue.

Elle prend son verre rempli, le regarde dans les yeux. Il a un sourire coquin. Ils trinquent. A cette soirée, à notre soirée, pense t-elle avec délice. Elle trempe ses lèvres dans la liqueur. Sa tête ne tourne pas. Elle s'évade.


-Tu t'égares.-


Elle marche en titubant. Pas de talons à ses pieds, mais une robe courte et moulante qui la met en valeur. Elle le sait. Elle sent le regard de ces mâles qui l'envient, lui. Car elle veut se donner à lui, et à personne d'autre. Ils le savent. Tout le monde sait.

Ses jambes l'amènent de droite à gauche. Elle le cherche du regard, et dès qu'elle le trouve, elle s'échappe encore. Il s'en lasse très vite. Trop vite, pense t-elle avec regret.

Poser mon sac. Il l'amène jusqu'à sa chambre, mais à cet instant elle n'y pense même pas. Elle ne tient pas de verre entre ses mains. Elle est toujours sobre. Lui pas. Il ouvre la porte avec difficultés. Elle s'en amuse. " Le maître des clés ", c'est comme ça qu'il veut s'appeler. Très bien, elle l'appellera comme ça. Ils entrent, elle pose son sac, fait mine de fouiller à l'intérieur pour gagner du temps. Avant quoi ? Elle ne le sait même pas, et s'en doute un peu. Aurait-elle peur ?

Elle entend la porte se fermer, se retourne et le voit stoïque. Quelle bande de petits malins. Ils veulent leur donner ce qu'ils veulent. Tant mieux.


-Tant pis pour toi.-


Elle le regarde. Il est debout mais ne tient pas droit. Elle rigole, lui aussi. L'ironie du sort. Il s'installe sur le lit. Il connait cet endroit. Elle s'y sent étrangère. Elle frappe à la porte, demande à sortir. Le non qui veut dire oui. Il le sait. Elle sait qu'il le sait. Bien sûr, aucune réponse. Quelques rires au loin. Elle s'assoit à côté de lui, mais assez loin tout de même. Pour lui laisser croire que je ne me laisse pas avoir aussi facilement. Il ne tente rien. Il est à moitié couché. Il commence à lui parler, avec la voix d'un ivrogne, et les yeux qui sentent l'alcool. Elle sourit, mais se sent un peu seule. Elle ne répond pas à ses provocations. C'est encore trop tôt.

Elle demande à boire. Il va à la porte, qui s'entrouvre. Les autres apportent de l'alcool pur. Trop pur. Elle boit quand même. Il le faut. Sinon, il ne se passera rien, elle le sait. Il renverse du liquide par terre. Elle le regarde, perplexe. Pathétique, mais tellement attirant. Son sourire reste.

La porte finit par s'ouvrir en grand. Il est au bord, contre le mur pour ne pas tomber. Elle s'approche, l'observe avec défiance. Lui la regarde, la provoque de son air satisfait. Mais il doit être déçu. Et pourtant, elle ne sort pas. Si je sors, est ce que tout sera fichu ?

Elle la voit arriver. L'autre est saoule, les regarde, rit aux éclats. Elle l'embrasse avec tellement d'intensité qu'elle sent le regard envieux de son voisin. " Je vais finir par être jaloux " dit-il, toujours de sa voix perchée. Elle s'en moque un peu. Enfin, c'est l'air qu'elle se donne. Au fond, elle est entièrement satisfaite de cet imprévu.


-Si naïve.-


L'horloge tourne. Elle le rattrape. Elle se sent bien, elle se sent ivre. Elle ne le cherche plus, mais elle l'attend. Que fait-il ? On vient la voir. Il fait, mais pas avec elle. Allons bon, voilà que la soirée est finie. Elle ne cache pas sa déception. Mais elle assume. Elle ne s'attend pas à ce qu'un autre lui vienne en aide. Que cherche t-il exactement, elle ne le saura jamais. Mais il veut que ça se passe, et elle a envie de lui sauter au cou quand il vient vers elle et la tire par le bras. Il ouvre le frigo, lui donne à manger. Bien, bien, bien. Mais encore ? Et elle le voit arriver. Elle n'attend plus grand chose de lui, mais elle savoure quand même des yeux. Les trois bambins se sourient, se prennent en photo. N'importe quoi. Mais elle adore ça. Elle sent sa main se poser sur elle. Elle apprécie sa chaleur, elle se sent en sécurité.

Sans trop savoir comment, elle se retrouve à danser avec lui. Il l'entraîne. Il ondule son corps, elle le suit avec hésitation puis se laisse aller en rigolant de toutes ses forces. Des forces, elle commence à ne plus en avoir. L'alcool fait le reste. Le monde s'efface autour d'eux. Elle se plonge dans ses yeux, ne les lâche plus. Elle a peur de tourner la tête : si elle le fait, elle tombera, et sa soirée sera définitivement perdue. Mais elle ne le fait pas. Elle tient bon, parce qu'elle sait, elle sent qu'il la veut. Et je le veux aussi. Leurs mains se touchent, s'entrecroisent, tout tourne autour d'eux. " Ça, c'est vraiment toi ! " C'est vraiment ça, oui. C'est eux, seulement eux et leurs têtes qui se rapprochent. Leurs fronts qui se touchent. Elle pose son appareil photo, retrouve son corps, s'élance, ne recule jamais. Et comme d'habitude, elle ne se souviendra pas qui fait le premier pas. Mais c'est là. Ça se passe. Ils s'embrassent. Un baiser fou, un baiser doux mais appuyé, un baiser attendu, un baiser ivre.

Ils continuent de danser, ne s'arrêtent pas. Elle en profite pour se laisser prendre dans ses bras, et regarder autour. Elle n'aperçoit qu'un ami, qui la fixe, lui sourit, lui fait un signe avec le pouce. C'est gagné. Elle l'a eu. La joie de posséder ce qu'on désirait. Simple, mais tellement bon. Jouissif.

Au bout d'un moment, trop essoufflée, elle fuit. Elle le laisse là, comme un con sur la piste, le sourire sur les lèvres. Elle part à la rencontre des autres, sourire sur sa bouche sans s'en rendre compte. Autour d'elle, on sourit aussi. Petite conne, pensent-ils peut-être. Quoique, ils ont bien d'autres choses à penser. Et à faire. Mais ils lui sourient en retour.


-Ce sera éphémère.-


Elle ne s'y attendait pas, mais il la rejoint. Il la prend dans ses bras, la serre, la caresse doucement et lui sourit. Ah, ces sourires qui ne cessent jamais ! L'alcool, le désir, l'insouciance. A cet instant, rien ne compte autant que ce plaisir. C'est envoutant. Elle est envoutée. Je suis envoutée.

Ils tourbillonnent. La soirée suit son cours, et il ne la lâche plus. Elle ne sait pas s'ils sont ensemble, mais elle sait qu'il est collant. Elle est à deux doigts de regretter. Il la papouille, l'embrasse, lui fait presque mal à force de se coller à elle. Il doit peut-être tomber un peu sur elle. A un moment, elle manque de se ramasser par terre, sa robe remonte. Il la rattrape, ne descend pas sa robe. Profiteur, mais bien vu de ne pas m'avoir laissé tomber.


-Ça viendra.-


Il tente de l'amener dans sa chambre, sans succès. C'est que je suis coriace comme nana ! Elle ne se laisse pas emmener comme ça. Elle profite de ses baisers, de sa tendresse. Après tout, elle doit s'en douter. L'alcool l'empêche d'y voir clair, mais elle pense bien qu'après avoir passé la porte de sa chambre, tout ça sera terminé. Et en même temps, elle ne peut pas s'empêcher de douter. Il est si doux, si attentionné, si câlin. Est-ce qu'il veut de moi tout court ?


-Et toi, qu'est-ce que tu veux de lui ?-


Elle finit par se laisser entraîner, et une peste ferme la porte derrière eux. Il a gagné. Elle attend, mais il paraît timide. Étrange garçon, qui attire pour mieux être mené dans la danse. Il doit être peureux, après peut-être trop d'attente dans la ronde des solitaires. Ce doit être ça. Ça se confirme. Elle le touche, le pousse sur le lit, lui grimpe dessus, l'embrasse partout. Il semble surpris, brûlant de désir mais étourdi à la fois. J'ai l'impression de lui apprendre des choses, se dira t-elle tout au long de cet acte sensuel.


-Mais c'est toi qui apprend...-


Elle le conduit, essaie tant bien que mal de le guider. Elle en profite pour enfin goûter à son cou, son torse, caresser son dos, tenir ses mains. Il ne cesse d'entrecroiser leurs doigts. Il n'a pas l'air de comprendre ce que ça signifie. Ou alors il le sait, et il veut d'elle. Elle commence à y croire. Quelques instants plus tôt, elle se surprend à penser que cette chambre est désormais un peu la sienne, et qu'elle doit s'y habituer.


-A vrai dire, tu commençais déjà à t'y habituer...-


Leurs corps chauffent l'un sur l'autre, ils tournent, se retournent, mais restent habillés. C'est bien long comme prélude... Espérons que le produit final soit aussi délicieux que l'attente. Même mieux. Une explosion de saveurs. Elle commence à désespérer qu'il agisse, alors elle agit. Elle tente de guider sa main vers la fermeture éclair de sa robe, mais rien n'y fait. Il est maladroit. Ça l'agace un peu, car elle a terriblement envie de lui. Mais elle aime tellement la maladresse. Il est touchant. Alors elle ouvre sa propre robe, et l'enlève petit à petit. Toujours rien de sa part. Mais quand vas-tu te réveiller ?! Elle le guide encore, et toujours, mais il est seulement capable de se déshabiller lentement, et avec cette même maladresse. Elle patiente, elle se dit que ça vaut le coup. Ca vaut le coup.


-Ca vaut le coup.-


Et les minutes s'écoulent, et ils prennent leur temps pour s'offrir l'un à l'autre. Parfois, un sourire ou un petit rire étouffé. Leurs peaux se collent enfin, leurs bouches s'aspirent, leurs corps s'emmêlent... C'est si bon. Ce moment reste indescriptible. Les détails sont trop flous. Ne reste qu'un vague souvenir, deux silhouettes qui s'épousent, de la sueur et des gémissements, le souffle, et le délicieux parfum des deux odeurs corporelles mélangées. Elle aime ça, il aime ça, ils aiment faire ça et ils aiment le faire ensemble. C'est dit.


-Je précise qu'il doit être un peu déçu, il a bravé ton intimité, mais toi tu n'as pas osé, ou pas voulu, j'hésite encore à ce propos.-


Il se retire, se met à côté d'elle. Elle connait bien ce moment, elle sait d'avance qu'il appréciera, comme tous les autres, qu'elle ne se colle pas à lui après le sexe. Elle adore cet instant, où le plaisir a rongé chaque parcelle de son corps, chaque étincelle d'énergie. Cet instant où il ne reste en elle qu'une quiétude totale, qu'une plénitude apaisante. Ce moment qui lui appartient, à elle seule, et qui lui offre un peu de repos dans cette vie qui l'affole, l'éprouve, la met dans des états insoutenables. Mais en cette minute, il n'y a rien, rien que le vide. Le vide entouré de coton. Un nuage dans le néant. Le paradis, la petite mort, l'orgasme... Et pourtant, pas d'orgasme... Mais ces frissons qui la parcourent alors qu'elle commence à ressentir de nouveau le froid, et cette sensation bizarre au creux du ventre qui la retourne sans lui faire de mal, et ces picotements partout dans le corps qui la réveillent doucement pour la ramener à la réalité... Surtout après un rapport savoureux, surtout avec de l'alcool dans le sang, surtout quand la personne à ses côtés ne dit plus rien. La perfection. L'histoire d'une seconde.


-J'en ronronne de ma chaise étroite et dure qui me torture le dos-


Le silence se brise, elle ne sait pas vraiment comment mais cela arrive au bon moment. Pas de gêne, juste deux corps qui viennent de s'unir et qui se reposent côte à côte. Leurs bouches s'éveillent, certains mots les démangent. Ils parlent. Ils parlent de tout et de rien, du boulot, des autres, mais surtout pas de ce qu'il vient de se passer. 

Il lui demande s'il descend le store, elle sait déjà qu'elle va répondre non. Il ne comprend pas pourquoi. Elle a besoin de ce ciel blanc, nacré, qui la réveillera le lendemain et lui fera mal. Mais ce même ciel, pour l'instant, la préserve du reste. Elle se plonge dedans. Ses yeux la brûlent, mais aucune importance. Elle se demande ce qu'il fait dans son dos. S'il la regarde, s'il a envie de la caresser, s'il dort déjà. Elle laisse le temps couler, elle ne se doute pas que demain sera douloureux, frustrant, humiliant, le début d'un cauchemar de solitude et de maladresses terrifiantes. Pour l'instant, cette chambre, ce lit, ce corps près d'elle, et ce ciel lui apportent ce qui lui manquait.

Sans qu'elle en ait conscience, son esprit s'engourdit. Ses yeux se ferment. Elle les rouvrent de force, pour ne pas perdre son moment. Ses paupières gagnent du terrain. Qu'adviendra t-il ? Elle y pense à peine. Et bientôt, elle ne se pose plus aucune question.

C'était une belle soirée. Un bon moment.

Elle ferme les yeux.


-Un souvenir agréable.-

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