Elle

Je me sentais calme, froid comme une truffe de chien bien portant ou comme la patte d'un serpent. Pourtant, quand Elle est apparue, au plus profond de mon âme, cela a fait comme le chant d'un coq, au petit matin, dans une métairie !

Elle… car c'est Elle dont il s'agit, a surgi telle une petite Heidi, dans les schönen contes de fées germaniques. Elle, fille du Soleil et de la Mer réunis ! Un rêve de volupté durant une éclipse ! Beauté ambrée magnifique, brune des sables au sourire à fendre l'âme d'une bûche en cœur de chêne, le regard profond et pénétrant jusqu'à la douleur. Ses yeux, dont la flamme traverse le crépuscule, attirent, subjuguent et dévorent le regard de l'imprudent qui les contemple. Je les ai souvent étudiées, ces étoiles noires qui commandent la curiosité et l'admiration, on ne les apprivoise pas, elles jouissent de la souffrance d'autrui comme un mélomane jouit du Requiem de Mozart. Et sa peau parle une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils couchants…

Mais comment est-elle arrivée jusqu'ici ? Qui l'a amenée ? Quel pouvoir magique l'a installée sur ce trône de rêverie et de sensualité ? A quel démon bienveillant dois-je d'être ainsi entouré de mystère, de sublime et de parfum dont je m'enivre avec une sensibilité aiguisée ? Ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus heureuse, n'a rien de commun avec cette soudaine apparition dont j'ai maintenant connaissance et que je savoure minute après minute…

La pluie continue à déverser sa peine abondamment, devant ma fenêtre et devant mon lit. Elle s'épanche en rivières de scintillements sur le sol aussi désolé que le ciel. Mais mon cœur se pâme d'un soleil brûlant, comme la jeunesse sous la domination de l'Amour. Au plus profond de moi, l'extase universelle ne s'exprime par aucun bruit. Les eaux en furie sont elles-mêmes endormies. C'est une orgie silencieuse. Elle, car c'est elle dont il s'agit, brille en moi d'une flamme enivrante et douce. Les fleurs excités brûlent même de rivaliser avec Elle, par l'énergie de leurs couleurs multicolores rendant visible leurs parfums et les faisant monter jusqu'à l'Astre paternel comme des fumées.

Oh, Béatitude ! Laisse-moi respirer longtemps l'odeur de ses cheveux noirs de jais, y plonger tout mon visage comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un foulard odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air ! Si tu pouvais savoir tout ce que je vois, tout ce que j'entends dans ses cheveux ! Mon âme voyage sur son parfum sucré comme l'âme des autres hommes sur la musique. Ses cheveux contiennent tout un rêve, et toutes les mers dont les moussons me portent vers de charmants climats où l'horizon est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine. Dans la nuit de sa chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur africain ; sur les rivages duvetés de sa chevelure, je m'enivre des odeurs envoûtantes d'épices et d'encens ; dans l'océan de sa chevelure j'entrevois les ports fourmillant de clameurs et de chants mélancoliques. Et quand je mordille ses cheveux flottants et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

 Pour Elle, je ramasserai le plaisir, je cueillerai la joie et je cultiverai le bonheur. Pour Elle, je décrocherai les étoiles du ciel et lui en ferai des lanternes japonaises… parce que la pire des souffrances est celle de ne pas pouvoir aimer.