Elle est seule

Franck Pelé

Une femme se consume dans une solitude noire et acide. Elle a aimé, elle pense qu'elle n'aimera probablement plu. Elle est seule. Comme d'autres qui ne le savent pas encore.

Elle est seule. Elle ne l'a pas toujours été, mais elle préfère se consumer doucement plutôt que se brûler aux réalités qui bouleversent. Elle sait reconnaître les flammes qui font les feux de joie, mais le souvenir des siens est bien trop froid. Elle voulait être princesse, elle pourrait l'être demain, elle préfère s'infliger le titre de reine de connes en attendant un jour meilleur, sur lequel elle crachera sans un regard. Parce qu'il est des cicatrices qui ne cicatrisent pas, qui ne partent jamais en fumée, contrairement aux espoirs plus tôt allumés.

Elle est seule, le loup lui manque un peu, mais elle préfère caresser le chat, dont on ne voit pas toujours la queue dès l'instant où l'on en parle. La solitude accélère le vieillissement. Elle se dit usée, abîmée, elle n'a pas envie de se rendre séduisante. Pour qui ? Pour quoi ? Pour qu'on lui promette monts et merveilles et qu'on la laisse en bas du premier sommet gravi avec amour, avec pour seule compagnie la certitude que la montagne n'est pas belle ? Elle est encore jeune mais elle se sent mourir chaque jour un peu plus vite que les autres.

Elle pourrait aimer cet homme fait pour elle. Mais comment accepter que tout soit pardonnable, que tout ait une explication, qu'aucune histoire ne ressemble à une autre... Elle voudrait griffer la moindre bonne intention, lacérer la plus douce des attentions, incinérer le moindre élan vers elle avant qu'elle ne puisse sentir le goût du miel en lequel elle croira toujours, malgré les salauds qui volent la réputation de la ruche en baisant les ouvrières.

Elle ne regarde plus la beauté lourde de ses seins, elle leur en voudrait presque d'attirer les chasseurs de crime, elle ne veut pas croire en la réalité de ceux qu'elle fantasme, tous les bourreaux se ressemblent, surtout ceux des cœurs. Elle ne reçoit pas d'amis en couple le samedi soir, elle se prépare un petit dîner à deux et c'est toujours elle qui mange sans faim. L'autre, sa solitude, dévore tout. Le sel, le sucre, le miel, l'envie, l'espoir, le temps, mais elle laisse toujours un peu de souffrance au bord de l'assiette. Comme pour dire qu'elle reviendra, qu'il faudra du temps pour finir les restes, surtout les plus indigestes.

Elle sort faire les courses, elle a un enfant, parfois deux, la mère est solide, c'est la femme qui part en fumée. Elle ne veut pas voir le regard des maris qui reniflent une beauté sous le poids des regrets, elle ne veut plus qu'on la consomme, c'est exactement pour ça qu'elle se consume. Elle voulait qu'on la vive, pas qu'on la brûle vive. En sortant du magasin, elle croise un couple qui sourit sans y croire. Ils se parlent sans rythme, sans passion, comme on parle à un collègue. Elle se dit que cette femme idéale pourra discuter avec quelqu'un en préparant le dîner, qu'elle pourra poser sa tête sur une épaule en regardant la télé, qu'elle jouira peut-être sans s'aider de ses mains. Elle ne sait pas que cette femme est bien plus seule qu'elle.

Et un jour, au moment de retenir un sourire qui ne demandera qu'à se dessiner, elle renaîtra de ses cendres et sera aussi belle qu'une musique jouée pour elle, aussi solide qu'un pont entre deux rives.

Franck Pelé - textes déposés SACD - novembre 2014

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