Elles s'appelaient Rose

Haillons

I see trees of green… red roses too… I see em bloom… for me and  you… And I think to myself... what a wonderful world… flapflapflappflapflapflapflapflapflapfflapflapflappflapflalapflap…

Murphy peste, repousse sa chaise bruyamment et, pour la deuxième fois de la soirée, se lève et avance jusqu'au boitier commandant l'intensité du ventilateur détraqué. Une nouvelle fois, il repousse l'interrupteur sur 2.

Bright blessed days… dark sacred nights…

Dehors la nuit étend son étreinte et la chaleur se fait pesante. A travers le store baissé filtrent les lumières des immeubles voisins tandis qu'une dizaine de mètres plus bas, Heaven Town continue de grouiller de ses petites existences nocturnes et inavouables. Murphy ne retourne pas à son bureau mais se sert un verre de whisky. Sur la bouteille, une étiquette factice indique qu'il s'agit d'un Redbreast 2034. Une antiquité.

L'immonde liqueur aseptisée n'a pas encore terminé de couler à l'intérieur de sa gorge qu'un bref frottement se fait entendre sur le seuil. Murphy se retourne et, à travers la lumière jaunâtre coulant sous la porte, distingue une feuille de papier.  

The color of a rainbow… so pretty… in the sky…

Son verre à la main, le detective s'avance silencieusement vers la porte, et l'ouvre brusquement, d'un coup. En débardeur et caleçon dans le couloir vide, il se penche et ramasse l'enveloppe tandis que la mélodie de son vieux poste s'infiltre dehors. Il rentre, referme soigneusement la porte. Pose son verre sur le coin de la table qui lui sert de bureau et ouvre le courrier anonyme.

I see friends shaking hands… sayin… how do you do…

Murphy retire soigneusement, avec deux doigts, le papier plié à l'intérieur. Il laisse tomber l'enveloppe sur le parquet et déplie soigneusement la lettre.

Cher M. Murphy,

Je m'appelle Rose. Vous ne me connaissez pas mais cela n'a pas d'importance. Pourriez-vous s'il vous plaît, à la réception de ce mot, venir chez moi au plus vite, au 15 de la rue Middleton ? J'ai quelque chose à vous confier. J'espère que vous viendrez. Rose.

Murphy contemple un instant le message, essuie distraitement la sueur qui perle à son front. Puis il pose la lettre sur un coin du bureau et retourne vers le ventilateur avant qu'il ne se détraque à nouveau.

Yes I think to myself… what a wonderful world.

Six jours plus tard, Murphy est debout, en complet gris malgré la chaleur, dans un hall poussiéreux et gris. Il est entré au 15 de la rue Middleton en poussant la porte parce que personne ne répondait. Maintenant il est debout, le visage levé vers le ciel. Sous l'immense plafond décrépi surplombant quatre étages, il contemple un magnifique vitrail en rosace, immense, incrusté dans le mur en face de l'entrée, et illuminé par plusieurs bougies, installées derrière Dieu sait comment. Des particules de poussière centenaires, prises dans les rayons de lumière obliques jaillisant du vitrail, dansent devant ses yeux.

Fasciné, Miles contemple les figures délabrées qui ornent la composition. Il distingue une femme, nue, portant une petite fille dans les bras. Un verger, avec une petite maison plantée sur une colline, semble constituer l'arrière-plan. Il fait un pas dans la lumière irréelle, le bras tendu pour toucher le vitrail. Il sent le verre froid et lisse, millénaire, sous ses doigts. Qu'une telle œuvre soit encore de ce monde lui paraît inconcevable.

Il finit par décrocher son regard et prend l'escalier de béton sur sa gauche, s'agrippant fermement à la rambarde déglinguée au cas où une marche s'écroulerait sous ses pieds. Rose Lyne habite au second, la porte numéro 17, d'après le panneau indicatif situé dans le hall. C'est d'ailleurs l'unique habitante, l'immeuble devant être rasé d'ici quelques jours pour faire place à une déchetterie.

L'odeur d'humidité et de moisissure prend rapidement le détective à la gorge tandis qu'il gravit les degrés de béton, passant devant des appartements désolés, au mobilier abandonné et tombant en poussière. Ici et là une chaise ou une table encombrent les couloirs, obstruant parfois complètement le passage. Par terre gisent des vestiges de vaisselle aux motifs travaillés, quelques débris électroniques et parfois un jouet d'enfant. Des calendriers, figés à jamais des décennies en arrière sur des images de cocotiers et de plages de sable fin, restent punaisés sur les murs. Les tapisseries, autrefois bariolées de couleurs vives, sont aujourd'hui d'un gris de cendre.

La poussière semble avoir remplacé l'oxygène. Arrivé sur le palier du second, encore éclairé par le majestueux vitrail, Murphy se passe la main sur le visage pour y essuyer le souffle de la mort. Il cligne des yeux, repère la porte numéro 17, s'avance en écrasant des éclats de verre et frappe. Aucune réponse. Sur sa gauche, le couloir plongé dans l'obscurité des siècles ressemble à une gueule béante. Il ouvre la porte et entre.

Il y a de la vie ici. Des fleurs jaunes sont installées dans des vases de cristal posés sur des buffets dans l'entrée de l'appartement. Un miroir est accroché près d'un porte-manteaux. Y est suspendue une veste bleue. Des photos récentes d'une femme d'âge mûre aux côté d'une autre, plus jeune et qui semble être sa fille, sont suspendues dans des cadres aux couleurs vives. L'appartement est entretenu avec soin, comme si l'occupante faisait tout son possible pour contenir la lente et inexorable avancée du temps.

« Mme. Lyne ? Je suis Miles Murphy. Je viens à propos de la lettre, excusez-moi de n'être pas passé plus tôt. »

Le petit appartement est meublé avec goût et opulence, chose rare à Heaven Town et d'autant plus incongrue dans ce bâtiment en ruines. Miles entre dans le salon, au centre duquel trône une imposante table en marbre recouverte d'une précieuse soie blanche. Tout autour, des meubles chargés de vaisselle et de poupées de porcelaine, inestimables, et qui contemplent le détective de leur regard enfantin. Miles a l'impression qu'elles vont se mettre à rire aux éclats et à se moquer de lui. Posée sur la table il y a une enveloppe.

« Mme. Lyne ? Il y a quelqu'un ? »

Il y a une porte au bout du salon. Miles regarde l'enveloppe, posée à l'ombre d'un petit bonsaï en fleurs. A l'attention de M. Miles Murphy.

« Mme. Lyne ? »

Pris d'un pressentiment, Murphy attrape l'enveloppe, la retourne, la soupèse puis se décide à l'ouvrir. Il y a une clé et du papier à l'intérieur.

Cher M. Murphy,

Si cette lettre est là alors c'est que je suis morte. Si tel est le cas, s'il vous plaît n'ouvrez pas la porte au fond du salon. Je devais vous expliquer certaines choses, mais vous êtes arrivé trop tard et vous devrez les comprendre par vous-même. La clé vous ouvrira la porte d'un coffre de la Northern Bank, dont le numéro est indiqué sur l'autorisation ci-jointe. J'aurais aimé vous voir une fois. Rose.

Miles regarde les poupées rieuses, se demandant ce qu'elles ont bien pu voir ici dans ce salon. Il jette un dernier regard vers la porte du fond, puis attrape le contenu de l'enveloppe et abandonne les poupées et les fleurs à leur destin.

Le siège de la Northern Bank était avant le Cataclysme une flèche de verre et de titane s'élançant fièrement vers le ciel, et dont le logo, un planisphère représentant les anciens continents, éclairait la nuit d'un halo phosphorescent et éternel. Aujourd'hui le bâtiment n'est plus que l'ombre de lui-même, certains murs ont été rebâtis à l'aide de briques et la mappemonde s'est éteinte. Des hordes de créatures en haillons zonent dans les rues adjacentes, là où se croisaient autrefois dans des restaurants de luxe les grands financiers du monde.

Murphy grimpe rapidement les escaliers qui mènent à l'entrée de verre, serrant son pardessus contre lui car le vent a commencé à se lever. Il pousse la porte sous l'œil inquisiteur du vigile et pénètre dans un hall autrefois grandiose. D'importants efforts ont été entrepris pour préserver la grandeur passée du bâtiment, et le détective ne peut s'empêcher de ressentir quelques secondes durant la magnificience des lieux, tout en marbre et en dorures.

Quelques tableaux, des chef-d'œuvre qu'il faudrait restaurer, sont même accrochés aux murs, au-dessus de luxueux canapés en cuir noir. Excepté quelques employés de ménage scrupuleusement occupés à s'assurer de la propreté des lieux et une hôtesse au teint cadavérique portant une cravatte rouge, le hall est vide.

La femme en cravatte semble surprise lorsque Miles lui montre le document et lui fait part de son souhait d'accéder au coffre 1984. Elle farfouille nerveusement dans un tiroir, fait tomber au passage ses lunettes, les ramasse, extirpe du tiroir un trousseau de clés en bronze, se lève bruyamment de sa chaise à roulettes et lui fait signe de la suivre en direction d'une porte de fer forgé.

« Cette antiquité remplace l'ancienne porte à carte à puce qui avait été mise en place il y a deux siècles. C'était ce qui se faisait de mieux en matière de protection. Et, j'imagine que l'on ne fera jamais mieux. De toute façon, maintenant il n'y a plus rien à voler. Enfin, je croyais… », dit-elle en ouvrant la porte à l'aide de son lourd trousseau et en s'effaçant pour laisser Miles passer.

« Attendez-moi ici, je reviens avec le coffre. »

La pièce est immense et son plafond trop haut pour que Miles puisse le distinguer. Les murs sont couverts de gravures étranges, réalisées à même la pierre, et représentant des galaxies et des planètes lointaines, découvertes des siècles plus tôt et aujourd'hui tombées dans l'oubli. Un rayon de lumière blanche éclatante vient tomber sur une table de métal, ridiculeusement petite dans cette pièce vide et immense. Il fait un froid glacial. Miles entend la femme en cravate revenir au bruit de ses talons qui claquent sur le sol nu.

« Voici le coffre, vous disposez de tout le temps que vous voudrez. Quand vous aurez terminé, veuillez utiliser cette petite clochette. »

Elle pose le coffre sur la table, qui résonne contre les planètes, hésite un instant et repousse ses lunettes du bout du doigt.

« Seriez-vous intéressé pour que je vous montre l'ancienne porte à carte à puce ? Je suis sûre que vous trouveriez ça très intéressant. Elle est toujours dans notre dépôt, en bas, et j'ai les clés… » lance-t-elle tout de go avec un sourire gauche. Murphy esquisse un mouvement de surprise.

« Je… crois que je vais déjà m'en tenir au coffre, merci beaucoup. 

- Comme vous voudrez, vous ne savez pas ce que vous ratez. »

Interloqué, Miles regarde la femme s'éloigner à petites enjambées et refermer la porte derrière elle. Il entend le bruit de la clé que l'on insère dans la serrure et le cliquetis du loquet. Après quelques secondes, son attention revient sur le petit cube de métal gris et froid posé sur la table. Il l'ouvre à l'aide de la clé contenue dans l'enveloppe de Rose Lyne. A l'intérieur il y a une photo, une note, une bourse en cuir élimée et un petit pendentif en argent.

La note dit :

Cher M. Murphy,

Vous devez être étonné de trouver votre nom dans cette boite de métal. Si c'est le cas, c'est que je n'ai pas eu le temps de vous expliquer. Je suis très malade mais j'ai vécu comme je l'ai voulu. Il n'y a qu'une seule chose que je n'aurai pas réussi à faire : Me reconcilier avec ma fille, qui s'appelle Rose, comme moi. Alors j'aimerais que vous lui remettiez ce médaillon pour moi. S'il vous plaît ne l'ouvrez pas avant d'être avec elle. Pour votre peine, ce qui est dans la bourse de cuir vous appartient. Rose.

Miles repose le papier d'un air perplexe et ouvre la bourse de cuir : Dans sa main tombent quatre diamants bruts, qui viennent scintiller sous la lumière blanche, comme des étoiles. Interdit, Miles fixe les pierres avant de les remettre dans leur étui. Puis il se lève, ramasse la photo, la bourse et le pendentif. Il sonne.

Dehors la tempête s'est levée et le ciel est gris et menaçant. Murphy regarde les ordures rouler dans la rue par la fenêtre du pub crasseux dans lequel il s'est refugié. Dans un juke box abimé, une voix de femme rocailleuse chante Because the Night sur fond de hurlements du vent. Il est seul avec le barman, un vieil homme pâle qui fixe la rue de ses yeux vitreux. Quelqu'un entre en faisant tinter la porte et va s'asseoir un peu plus loin, sous un poster jauni représentant une fusée et un chien. Miles sort la photo de sa poche intérieure et, pour la première fois, pose ses yeux sur l'adolescente en pull noir qui s'appelle Rose, comme sa mère. Prend sa bière et boit une gorgée, sans quitter le visage des yeux.

Le regard bleu, les cheveux châtains, une quinzaine d'années. Elle n'est pas très jolie, sans doute à cause des tâches de rousseur qui criblent sous visage. La photo n'est pas très récente, elle a été prise devant une fontaine en forme de poisson. Rose, assise sur le rebord, regarde l'objectif et sourit timidement. Il y a du monde tout autour, mais Miles ne reconnaît pas l'endroit. Elle semble effrayée. Murphy contemple la photographie quelques minutes, puis se lève et se dirige vers le barman.

« Excusez-moi, vous reconnaissez cette place ? » L'homme se retourne lentement vers lui, le contemple quelques secondes comme s'il ne l'avait pas vu entrer et penche les yeux vers la photo. 

« Hum, c'est la place Triton, c'est dans le quartier gris. Ouais, dans le quartier gris.

- La place Triton ? D'accord. Vous savez où c'est dans le quartier gris ? » Le vieux tourne la tête

vers la fenêtre et regarde les premières gouttes de pluie s'écraser contre la vitre. La musique s'est éteinte.

« Ptête que si ma main recevait une pièce ma tête s'en rappellerait. Il va y avoir des morts cette nuit, à cause de la tempête.»

Sourd aux prophéties du vieil homme, Miles pose un billet sur le comptoir, à côté de la photo de Rose. Le vieil homme n'y touche pas mais tourne à nouveau son regard vers lui.

« La place Triton, elle est au croisement des rues Smith et Springsteen, au sud. Là où y'avait la gare qu'a brûlé. » Miles sort dans la tempête.

L'après-midi touche bientôt à sa fin. Le ciel est couleur de cendre et le vent hurle comme un fantôme lorsqu'il s'engouffre dans les petites rues tortueuses du quartier gris de Heaven Town. Depuis sa voiture, une Blue Note 2173, Murphy traverse la place Triton en courant pour s'abriter sous la devanture d'une épicerie. Il y a du beurre de cacahuète en promotion. De là où il est, le détective aperçoit la fontaine avec le poisson ; son bassin vide et sec crépite sous l'assaut de la pluie et sera bientôt plein à nouveau.

La rue est déserte, excepté Murphy et, à l'intérieur de l'épicerie, à travers le store presque baissé, la silhouette de l'épicier, découpée contre le mur à la lueur d'une lampe. Et le bruit de tonnerre de l'eau qui ruisselle à grands torrents d'une gouttière déglinguée. Miles ôte ses gants de cuir et pousse la porte. Le tintement, aigü, est exactement le même que celui du bar.

La longue créature échevelée qu'est l'épicier lève son visage émacié puis le replonge derrière le comptoir. L'épicerie empeste un mélange de pourriture, d'encens et d'épices artificielles. Des armées de bocaux de toutes sortes sont alignées sur des étagères branlantes et couvertes de toiles d'araignée ; devant pendent des quantités de filets remplis de légumes, de fruits, de viande. Des cartons, partout, remplis jusqu'à la gueule de boites de conserve. Il fait très noir.

Miles s'empare presqu' à tâtons d'une boite de beurre de cacahuète en aluminium, enfonce son pied dans un carton rempli de farine bleue, et arrive devant le comptoir sans dessus-dessous. Il pose le beurre de cacahuète sur une boite de haricots.

« Qu'est-ce que c'est ? » La voix de l'épicier est stridente, comme s'il avait des épines dans la gorge qui l'irritaient à chaque son.

« C'est... du beurre de cacahuète. » Quand la pathétique créature tend un bras décharné à plusieurs centimètres de son visage, il comprend qu'elle est aveugle. Peste et range la photographie.

« Ca fera sept dollars en ce cas.

- Vous connaîtriez une jeune fille qui s'appelle Rose ? Sa mère aussi s'appelle Rose. Elles viennent souvent par ici. 

- Rose, oui, Rose. Elles sont venues, oui. Mais ça fait bien longtemps. Comment vont-elles ? La petite Rose a dû grandir… Et sa mère, est-elle guérie ? Travaille t-elle toujours à, comment, l'université de Miskatonic ?

- Hé bien, oui… elle est y toujours. Elle va bien. Mais elle se fait du souci pour sa fille, elles se sont brouillées et elle n'a plus de nouvelles. Vous ne sauriez pas par hasard qui pourrait me donner des nouvelles à son sujet ? C'est sa mère qui m'envoie, elle s'inquiète.

- Oooh c'est bien la première fois que ça lui arriverait. Même pas sûr que sur son lit de mort elle s'inquièterait de laisser sa fille toute seule. Enfin elle a un demi-frère à ce que je crois savoir, mais je ne le connais pas. Par contre un ami à elle n'habite pas très loin d'ici. Enfin n'habitait, parce que c'était il y a dix ans, je ne sais pas s'il est toujours là…

- Vous avez son adresse ?

- Oh, c'est la rue juste derrière, le numéro 6. Il s'appelle J.B. Lenoir. »

J.B. Lenoir est un grand type noir comme la suie. Il ne fait pas entrer Miles, qui reste sur le palier, sous la pluie, son chapeau gris dégoulinant enfoncé jusqu'aux oreilles. L'autre porte une antique salopette bleue avec des bretelles et un tee-shirt blanc taché. On le croirait sorti d'un champ de coton.

« J'ai plus vu Rose d'puis cinq ans. Sa droguée de mère la rendait complètement folle. Un jour elle m'a donné d'l'argent pour que j'la bute. C'est là que j'lui ai dit de foutre le camp d'chez moi et d'revenir quand elle aura retrouvé l'esprit. Faut croire qu'elle l'a jamais r'trouvé parce qu'elle est jamais r'venue ! Et vous voulez savoir où elle est maintenant ? Demandez-donc à sa mère ! »

Lenoir tire ses bretelles quand il parle et les claquer contre son torse de buffle. En même temps, il semble machouiller quelque chose, ce qui rend la compréhension de ce qu'il dit assez difficile.

« Elle est morte.

- Dieu merci une bonne nouvelle ! Ecoutez, les dernières fois que cette pauv' fille est venue, elle avait commencé à se shooter elle aussi. Elle en pouvait plus d'sa mère, et d'cette ville maudite. Elle s'fournissait chez un gars, Marx Turing.

- On m'a dit qu'elle avait un demi-frère, vous le connaissez ? » Miles attrape son chapeau, l'essort et le remet sur sa tête. Il esquive une poubelle vide entraînée par la pluie et le vent dans le caniveau.

« Ouais j'sais qu'elle en a un, non j'l'ai jamais vu. Mais elle non plus l'a jamais vu. Le gars, Turing, vous voyez le garage de l'aut' côté de la place Triton ? C'est là qu'il est. Mais il est toujours défoncé ce pauv' type.

- Ah. Ok, merci. »

Puis sans ajouter un mot le géant noir lui tourne et dos, remonte les marches et, avant de fermer la porte derrière lui, jette un regard menaçant sur le détective.

«  Allez foutez le camp maintenant, y va y'avoir de la flotte sur mon tapis ! »

Marx Turing habite à moins d'un kilomètre mais la tempête devient tellement violente que Miles opte pour la Blue Note. Il soupire lorsque le claquement de la portière met brutalement fin au tumulte assourdissant. Maintenant règne un silence de mort. Le détective allume lentement les phares, qui balaient devant eux, à travers le rideau de pluie,  des arbres faméliques tordus par les vents. Il met le contact et démarre. Il lui faut une dizaine de minutes pour parcourir les 800 mètres vers le garage de Turing.

Il y a de la lumière derrière les vitres crasseuses. Les murs sont recouverts d'antiques tags fluo et un énorme volet de ferraille ferme l'accès donnant sur la rue.  Il règne une odeur de rouille tout autour et à l'intérieur du bâtiment. Murphy est entré en poussant simplement la porte de tôle à moitié arrachée et est entré dans un vaste hangar jonché de détritus et de rats. Au fond s'entassent les dépouilles de véhicules centenaires.

Une unique ampoule, très puissante, éclaire le bâtiment d'un jaune poisseux. Au fond il y une petite pièce vitrée, avec un homme brun qui regarde Murphy à travers un carreau cassé. Quand Miles le voit il sursaute et ouvre la porte. Il tient une Remington dans ses bras tremblants qu'il pointe vers Miles. Il a aussi une horrible voix haut perchée.

« Lenoir m'a dit que t'allais passer pour me parler ! Mais moi je veux pas te parler ! Alors  dégage d'ici où je te troue la peau ! Comme tous les rats ici, je pourrais te trouer la peau ! D'ailleurs qu'est-ce qui me dit que t'es pas un rat ? Un gros rat gris qui viendrait fourrer son nez dans mes affaires, encore un, hein ? T'es un rat ? »

Miles qui avait vu le fou arriver avait eu le temps de sortir son pistolet, qui pendait maintenant dans sa main le long de sa cuisse. De là où il était, il n'était quand même pas sûr d'atteindre Turing sans s'en prendre une.

« Je ne suis pas un rat, je m'appelle Miles Murphy. Je suis juste venu vous demander si vous connaissiez quelqu'un qui s'appelle Rose Lyne. Mais je repasserai, je ne veux pas déranger... »

Miles a déjà esquissé quelques pas prudents vers l'entrée, comme pour témoigner de sa bonne foi. En réalité, il n'a nullement l'intention de partir, mais comme souvent, la tactique marche : l'autre baisse sa carabine et le regarde d'un œil torve.

« Qu'est-ce que vous lui voulez à Rose vous pouvez pas laisser en paix ? Elle est morte en prenant sa dose, elle hurlait tellement qu'on croyait qu'elle se faisait bouffer par les rats, les rats…

- Non, pardon, je voulais parler de sa fille. Pas de la mère, elles ont le même nom.

- J'ai jamais connu la mère, moi je te parle de la fille. Elle a claqué y'a deux ans. C'est même moi qui l'ai enterrée, au cimetière de Blues Hill. Pourquoi ? Pourquoi tu demandes ça ? »

Les élements étaient trop déchaînés pour que Miles envisage de se rendre au cimetière après son passage chez Turing. Il avait réussi à partir parce que l'autre s'était mis à trembler en parlant de l'enterrement et sans le vouloir le coup était parti dans l'ampoule. Quand le hangar s'était retrouvé dans le noir Murphy s'était tiré pendant que l'autre hurlait dans l'obscurité qu'il allait se faire dévorer par les rats. Ensuite Miles avait passé la nuit dans la voiture, garée sur la place Triton, a regarder tomber la pluie et à penser à la mère de Rose.

Au  petit matin, il est allé au cimetière. Il n'y avait pas un bruit, comme si la tempête de la veille avait lessivé le monde dans une immense machine à laver. Le ciel était plus pâle que d'habitude, et il n'a croisé personne en route. L'athmosphère était étange. Ensuite Miles s'est garé devant la grille en fer forgé du petit cimetière, un peu en périphérie du quartier gris. Plus personne n'habitait dans le coin, il devait être le seul être humain à deux ou trois kilomètres à la ronde. En gravissant un petit sentier humide serpentant entre les tombes, Miles se demandait pourquoi Turing avait enterré Rose ici. Au moins, elle était tranquille. Peut-être même que Turing, aussi camé qu'il soit, l'aimait.

Quand Miles a trouvé la grossière stèle, il a compté que Rose était morte à 30 ans. Et quand il a ouvert le médaillon, parce qu'il était avec elle, il a décidé de rester un peu. Parce dans le médaillon il y avait une photo de Rose, de sa mère, et de son père à lui.

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