Embrun, vers le lac

edelepine

Une jolie promenade racontée avec le style de Philippe Delerm

C'est un matin las. On a dormi, pourtant on se réveille flapi[1] comme d'un sommeil beaucoup trop court ou peuplé de rêves exténuants. La fatigue est là mais le sommeil n'y est plus. Heureusement, des brins de soleil poussent au travers du volet en bois, augurant une belle journée de printemps. Sinon, c'est certain, il serait délectable de rester allongé à lire quelques pages d'un ailleurs plus engageant. Après s'être ébroué un peu, on se lève tout de même, grignotant ce qui traine avec un café qu'on a patiemment écouté goutter – qu'elle est lente cette cafetière !

Embrun, dont le nom sent bon l'écume des vagues se fracassant sur le granit breton, est en fait une petite ville posée dans un froncement alpin. Elle se situe à une altitude moyenne mais semble attirée par les hauteurs bien plus que par une glissade vers la plaine. Qui ne voudrait, par pure concupiscence[2], posséder ces rocs gigantesques, ces pics visant le ciel et leur insolente blancheur ? Ils doivent dépasser les deux mille cinq cents mètres, les mélèzes ne parvenant pas à s'étaler jusqu'aux sommets. La ville se montre fièrement. Rome en avait fait une capitale, Vauban y avait mis sa touche fortifiante, visant l'inexpugnabilité[3]. De plus, depuis 500 ans, le chef de l'État français en est le premier chanoine[4]. Juchée sur son promontoire taillé dans le poudingue[5], l'altière[6] a cette appétence[7] hautaine. Ses lignes de chalets montent comme des bras élancés vers les monts enneigés. Elle semble s'agripper aux pentes raides pour tenter de se hisser encore plus haut.

Toutefois, en aval, les choses sont intéressantes tout de même. Dans la journée, on se décide à partir en voiture jusqu'au barrage de Serre-Ponçon pour visiter ce coin inconnu. Le ciel est azur, comme celui du sud de la France, cependant un air vif nous rappelle que ce n'est que mars dans les Alpes.

On commence à longer le lac, la route monte et redescend de nombreuses fois, elle quitte par moment la rive pour la regagner ensuite, à des altitudes fluctuantes.

Le paysage est somptueux, la neige calotte encore le haut des montagnes, le lac est d'un turquoise profond. On s'arrête, à l'occasion d'un coude à peine aménagé de gravier, sur le bord de la chaussée, pour profiter du spectacle, prendre quelques photos. Puis, après une grande inspiration distillant l'oxygène frais dans les poumons, on remonte en voiture. Le départ se réalise lentement, on aperçoit, à peine plus loin, un autre décrochement de l'accotement donnant une bien meilleure perspective. On s'arrête à nouveau. Cela paraît ridicule, ça se faisait si vite à pied ! Cependant, en effet, le tableau est bien plus beau, c'était le bon choix. Le ridicule est si faible.

On repart et rebelote ! Il y a cette certitude que si nous voulons profiter pleinement de ce moment et repartir repu de paysages, il nous faut stopper à ce point-là, encore. On y aperçoit un promontoire dégagé qui donnera des photos souvenirs du plus bel effet. Le petit parking suivant semble toujours meilleur que le précédent, faut-il se raisonner ? Non, cela continue plus ou moins sur ce rythme, car à quoi sert de se restreindre et rentrer frustré quand le temps n'est pas compté. N'est-ce pas la valeur de la vie, ces temps gagnés sur les remplissages contraints ?

On reprend la promenade motorisée, admiratif, se délectant des panoramas. Quelques autochtones venant de face, connaissant l'itinéraire par cœur, coupent les virages sans vergogne, certains nous frôlant dans une ignorance dédaigneuse. Il n'y a pas de ligne médiane délimitant les voies. De toute manière, l'important sur les routes de montagne, ce n'est pas de savoir où est le centre mais de voir où sont les côtés ! La sérénité sera proportionnelle à ces petites certitudes blanches. Ils vont vite. Après tout ils sont chez eux, vous n'êtes que visiteur, même pas un invité. Cela se remarque aisément : conduite lente, hésitations​, la tête tournée côté paysages, prenant garde à la fois à ne pas se déporter au milieu de la route ni trop près de la falaise inquiétante – cette petite barre métallique entre deux plots de béton vieilli n'arrêterait pas notre engin. Ils sont de la montagne et ils connaissent, eux. Nous, nous sommes de la plaine. Ils ne prennent plus le temps de regarder le paysage...

On se résigne à ne pas se garer à nouveau au passage de quelques autres bas-côtés alléchants. L'ascension se poursuit. Une moto jaune double dans un bourdonnement entomologique[8] et disparait derrière le virage. Elle réapparait quelques instants plus tard, entre des branches d'arbres plus loin, puis s'envole définitivement.

On passe un col. La raideur se dissipe et le bitume entame une lente glissade sur l'autre versant. Une descente langoureuse débute, mue par le poids de la voiture, tout juste alentie par le frein moteur. On découvre un autre paysage, une autre vue, une autre vie. Arrêtons-nous sur cette hauteur, non loin du sommet !

Une nouvelle récolte de photographies plus tard, on regarde avec compassion un cycliste qui grimpe lentement en zigzag, pour s'épargner l'attaque de front de la pente raide. Reparti, plus la descente s'allonge, plus on se dit qu'il devait avoir des mollets aussi imposants que ses objectifs.

Contraint à suivre docilement les courbures, on cherche une radio pour accompagner les freinages et accélérations. L'autoradio tourne et tombe sur France Inter. C'est un morceau de clavecin dont les stridulations ne siéent guère à l'atmosphère de ce trajet paisible. On relance la recherche mais rien à faire, il n'y a que ça sur la bande FM ! Pourtant c'est bien cette station radio qu'on tente d'obtenir chaque jour sur la route du bureau alors que cette carcasse de voiture n'arrive qu'à la fournir entrecoupée et plongée dans d'affreux crépitements ! On y reste donc, Bach ayant eu l'ingénieuse inspiration d'accompagner cet instrument pinceur de cordes avec ceux qui ont l'amabilité sonore de plutôt les caresser. Puis, à la faveur d'un lacet contournant la barre rocheuse qui nous étreignait, de multiples fréquences se laissent capturer, l'une vantant sa vitalité en donnant cependant de la pop larmoyante ou lacrymale[9], l'autre portant fièrement le rock en bannière mais ayant abandonné son premier amour pour des rythmes aux redondances importunes... Finalement, Bach convenait bien !

Sur le bas-côté, des plaques blanches plus ou moins dodues signalent qu'un passé proche a connu une froidure que n'auraient supporté les manches courtes. Maintenant, la montagne transpire comme un boxeur au troisième round. La roche suinte et mouille son maillot de mousses vertes et de lichens gris.

Au détour d'un virage, un chemin semble monter vers un point de vue qui pourrait être l'un des plus beaux du parcours. On stationne sur une aire de graviers non loin et on le suit. En effet, le spectacle va être splendide, néanmoins il se mérite. Il est obstrué de plusieurs mètres d'arbres enchevêtrés. A côté des épines vertes des sapins, les chênes trapus ont conservé une partie de leurs feuillage sec, juste par pudeur. Il faut se faufiler dans le craquement des branches et le froissement des feuilles tombées, en se baissant, en poussant, en s'accrochant un peu le vêtement. Enfin, la falaise est atteinte, avec son panorama. Il y a ce petit moment d'hésitation, cette remontée profonde de vertige, à la vue du vide que l'on surplombe. On tient fermement en main, quelques instants, une branche solide. Puis, le volume dompté, on ressort l'appareil. Il faut cadrer une photo pour en exclure les rangées de pylônes et ces fils amenant aux villages l'électricité nourricière, sortant toute fraîche au bas du barrage. Peut-être même faudra-t-il effacer proprement sur un ordinateur ces traits aériens qui viennent gâcher les prises de vue. Qu'importe, du reste, c'est grandiose. En quittant l'endroit, des formes orange dans les yeux accompagnent tout ce sur quoi notre regard se pose. Le soleil que l'on voulait immortaliser, trônant au-dessus des montagnes, a laissé une empreinte rougeoyante.

On retourne fièrement vers la voiture, la besace pleine d'un butin sans prix. En posant le pied près d'une chose filiforme et mouvante, la peur post-édénique du serpent force à un arrêt brusque. Le cœur envoie d'un coup tout ce qu'il peut pour que les sens réagissent au danger. On sentirait presque nos oreilles bouger comme celles d'un chat. Mais ce n'est qu'une procession de chenilles.

On reprend place dans le véhicule. Un long silence sort de l'autoradio, comme une grande inspiration, avant que la voix grave et posée de Frédéric Lodéon, qui attendait que s'éteigne la toute dernière vibration d'une inaudible note de piano, ne présente le musicien prodige ayant dextrement[10] accompli cet opus que l'on vient de rater.

Que faire à cette heure ? Continuer vers des vallées inconnues ou rentrer ? Le temps est beau, pourtant on va rentrer. Une accumulation abusive de panoramas finirait par les brouiller tous dans nos souvenirs.

Sur le chemin du retour, on roule plus vite, en regardant moins les alentours et en poussant la hardiesse jusqu'à couper, modérément toutefois, quelques virages de la descente. L'endroit n'est plus inconnu, on commence à se sentir chez soi.

Finalement, en voyant un reste de neige lové dans un creux sombre, on regrette de ne pas avoir plongé ses doigts dans la substance un peu durcie de ces congères minimalistes. Plusieurs fois nos grosses chaussures se sont posées dédaigneusement juste à côté mais nos yeux ont préféré l'immensité de l'horizon à la bassesse de cette glace mourante.

Sur les bords du lac, enfin, le soleil montre des velléités[11] de fuite. Une petite attente permet alors d'arrêter sa course dans un instantané. Il disparait derrière des crêtes assombries et lance sur les reliefs alpestres[12], en guise d'au revoir, ses chatoiements vespéraux[13].

 


[1] Flapi : (fam.) extrêmement fatigué

[2] Concupiscence : Désir très vif des plaisirs sensuels; passion, convoitise à l'égard d'un bien matériel

[3] Inexpugnabilité : Caractère de ce qui est inexpugnable (Qu'il est ou qu'il semble impossible de prendre d'assaut, par la force des armes)

[4] Chanoine : Dignitaire ecclésiastique faisant partie du chapitre d'une cathédrale, d'une collégiale, ou de certaines basiliques

[5] Poudingue : Roche détritique conglomérée dont les éléments sont des galets plus ou moins arrondis réunis par un ciment

[6] Altier (-ière) : Qui est d'une grande fierté

[7] Appétence : Désir instinctif d'un objet, tendance à rechercher ce qui peut satisfaire les penchants naturels

[8] Entomologique : Qui a rapport à l'entomologie, qui est relatif aux animaux articulés, spécialement aux insectes

[9] Lacrymal : Qui concerne les larmes, les pleurs.

[10] Dextrement : Avec dextérité

[11] Velléité : Vague envie ou apparence, faible esquisse de quelque chose

[12] Alpestre : Qui a rapport ou qui est propre aux Alpes; qui ressemble aux Alpes, qui les rappelle

[13] Vespéral : Du soir, du couchant; relatif au soir; qui a lieu le soir

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