Embruns australs

Estelle Demontrond Box

Concours de nouvelles l'Occitane en Provence Une femme, sa terre d’accueil australe, les souvenirs de la France qu’elle a quitté, l’enfant qu’elle porte et l’homme qu’elle aime.

La douce chaleur du printemps australien caresse ma peau avec gourmandise. Une brise légère, tiède et imprégnée des exhalaisons de la flore environnante, chatouille mes narines avides de bien-être et de sensations : les riches parfums de l'eucalyptus, du frangipanier et du santal s'entremêlent pour mon plus grand plaisir. Au loin, le rire moqueur d'un kookuburra retentit. Les loriquets lui répondent bruyamment. Mon Australie d'adoption me fait cadeau de son charme étrange. Les yeux fermés, je respire ce doux exotisme à plein poumons.

Je suis bien. Des brins d'herbe balaient ludiquement et pudiquement la plante de mes pieds nus et vulnérables. Quelques fourmis téméraires décident d'escalader mon bras droit ; je résiste à l'envie de les en chasser et me concentre sur leurs mouvements légers et rapides. Après quelques minutes, je conclus que leur présence n'est finalement pas si désagréable, leurs pas comparables a une infime caresse. Je devine la vive lumière du ciel australien derrière mes paupières closes. Je plisse les yeux pour m'isoler davantage.

Je pourrais rester ici des heures, dans ce parc, étendue à même le sol, pleinement consciente de cette nature envoûtante et encore étrangère qui m'entoure. La terre se fait l'écho de l'océan proche et de ses vagues impatientes. Mon corps entier vibre à leur rythme comme si je faisais partie des éléments.

J'ai soudain la chair de poule ; la brise se rafraîchit mais je n'ai toujours pas envie d'interrompre cet état de semi-inconscience si reposant et énergisant à la fois. Mes sens sont en éveil et je me sens plus vivante que jamais.

La peau tendue de mon ventre se soulève par endroit et je pose affectueusement les mains sur ce miracle grandissant. La magie de cette grossesse inattendue ne s'évapore toujours pas, même après 6 mois ; sentir ce petit être affirmer sa présence m'éblouit à chaque instant et cette complicité inexplicable et unique m'emplit de bonheur. Mon corps ne m'appartient plus vraiment mais cette évidence me convient. Nous ne formons qu'un ; je caresse avec gratitude ces petites bosses ondulantes et souris instinctivement.

Je me lève lentement et décide de marcher sur la plage avoisinante. L'océan est maintenant agité et le bruit des vagues se fracassant sur les rochers me rappelle mes vacances à Biarritz lorsque j'étais enfant. Les souvenirs se bousculent : la confiture de cerises noires de ma grand-mère, la sauge et la menthe de son jardin que j'adorais écraser entre mes doigts et renifler insatiablement ; les effluves tantalisants du gâteau basque de la boulangerie d'à coté, le marmitako délicieux du père Sallaberry qu'il avait plaisir à partager, les milans se laissant inlassablement porter par le vent, les brebis qui  fleuraient bon la laine et son suint, les surfeurs. L'odeur suave des flots…

Finalement, malgré leur distance, les deux régions ont beaucoup de points communs ; cela explique certainement pourquoi j'ai trouvé ma place avec aisance sur cette terre australe. Je réalise soudain que cet enfant que je porte se trouvera peut-être un jour dans la même situation mais inversée ; sur la plage basque, se souvenant de son enfance australienne. Cette pensée cocasse me fait sourire. Ma douce France me manque bien sûr. Mais cette nouvelle terre enivrante de l'autre bout du monde m'accueille à bras ouverts.

Une immense vague se brise sur un rocher situé juste derrière moi ; ses embruns me prennent par surprise et m'éclaboussent généreusement. L'eau dégouline sur mon visage et une saveur salée envahit ma bouche et mes narines. J'effleure mes joues du bout des doigts et éclate de rire. Je me sens libre et heureuse. Des mouettes me survolent en ricanant ; je suis persuadée qu'elles se moquent de mon sursaut !

L'odeur marine puissante me réveille et m'apaise à la fois. J'adore la mer et la force qu'elle me transmet. Le calme quelle m'apporte aussi. J'arrête de marcher, tire un peu plus les pans de mon châle pour me protéger des bourrasques gémissantes, clos à nouveau mes paupières et ouvre tous mes sens. Je ne veux pas oublier une seule minute de cet après-midi particulier. J'espère que mon petit homme ressent ce que je ressens, à travers ma peau, à travers mon corps, à travers mon cœur.

Quelqu'un m'appelle. J'ouvre les yeux.

Au loin, j'aperçois Joshua qui vient à ma rencontre. Joshua, mon meilleur ami, mon âme sœur, le père de mon futur enfant. Son sourire réchauffe immédiatement mon corps engourdi. Il se met à courir et je sais, à cet instant, que je passerai le reste de mes jours à ses côtés ; quoiqu'il advienne, où que nous soyons.

Il me rejoint enfin et sa présence rassurante me comble de joie. J'étudie minutieusement son visage ensoleillé: ses yeux clairs honnêtes, ses rides creusées par un climat brut et aride, ses lèvres charnues. Il se penche et m'embrasse tendrement sur la joue puis pose sa main sur son ventre arrondi, s'accroupit et partage avec son fils un secret ancestral. Je ressens aussitôt des mouvements : Petit Être a reconnu la voix de son père ! Ou peut-être a-t-il réagit à la chaleur de sa main.

Le temps s'arrête sur cette plage où nous sommes tous trois connectés. Je prends conscience du parfum de la peau de Joshua : légèrement poivré, boisé, protecteur. Il s'approche de mon oreille et me chuchote qu'il nous aime. Le son de sa voix grave me transporte dans un monde sûr et où tout est possible.

Le soleil descend lentement à l'horizon peignant dans son sillage le ciel de couleurs chaudes et chatoyantes : des rouges amarantes se partagent la scène avec des jaunes safran et des oranges ocres. Le spectacle est éblouissant. Joshua et moi demeurons silencieux, enlacés comme deux enfants abandonnés sur une île déserte. Les mots sont désormais obsolètes. Nous nous comprenons. Il me serre un peu plus fort et nous ne faisons plus qu'un avec la nature qui nous entoure, avec l'univers qui nous héberge.

À cet instant précis, je réalise que plus qu'a Biarritz, et plus que sur la côte australienne, c'est enveloppée dans ses bras avec cet enfant à naître que je me sens chez moi. J'ai enfin trouvé mon port d'attache, mon pays, ma maison.

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