Embuée

arnaud-luphenz

Nous nous étions retrouvés sur une aire d’autoroute de l’A6, après un dialogue suivi sur internet. Son prénom, Evan, me faisait penser à l’Amérique, aux grands espaces. Le rêve. Il était si différent des racailles que je fréquentais alors. Il avait la même passion que moi pour la moto et les frites. Le menu du restoroute nous avait gâtés, à croire que le repas était fait pour les amoureux. La spécialité nous attirait tant : « Hamburger liquide sur son lit de patates belges ». Je lisais son désir dans son assiduité à regarder mon décolleté. Nous avions ensuite fait l’amour sur la banquette arrière de ma Volkswagen avec « Où sont les femmes ? » de Patrick Juvet pour nous protéger. C’était ma chanson préférée. Je me souviens de tous les détails de nos premiers moments. Je me sentais revivre avec grand bonheur. Sa Suzuki me faisait tant vibrer et je me blottissais dans son grand dos musclé lors de nos balades. Et puis deux ans plus tard, je suis devenue sa femme. J’étais enfin plus que sa régulière. Nos familles nous avaient déjà reniés car nous étions des métisses contrariés. Nous avons pris un petit deux pièces à Arcueil.
Nous partagions notre temps libre entre la télé, les bécanes et nos potes. Il ne me frappait pas souvent, alors je l’aimais de plus en plus. Mais quand il a été licencié de Garage 2000, il est devenu peu à peu méchant. Il ne rentrait plus que bourré et passait son temps à me brailler dessus à la maison. Evan ne supportait plus que je travaille. Je ne savais plus comment faire. Jusqu’à ce jour terrible où il se mit à faire les cent pas sur le palier devant notre porte, une arme à feu à la main. Je n’aurais jamais dû lui offrir un revolver pour notre nuit de noce, me disais-je. Mais il avait tellement insisté pour que je lui en procure un. Sur le coup, il m’avait fait penser à un petit garçon, celui qu’on souhaitait avoir ensemble, en fait. Alors, je lui avais cédé, pleine d’espérance. Il lui avait même donné le petit nom de Tourniquet. C’était chou.
Evan m’adressait des regards de sang à travers le judas d’où je l’observais. Il ne disait rien mais il fulminait intérieurement. C’était évident. Je finis par m’éloigner de cette vision de lui que je ne connaissais que trop, aussi silencieusement que possible. Il devinait assurément ma présence et pointait le canon de l’arme dans ma direction.
Mon lit me servit de refuge à cet instant, mais je savais que même le sommeil ne pourrait me préserver de la colère inassouvie de mon homme. Je tremblais de tout mon être. La sueur me recouvrait intégralement. Mon peignoir était trempé. Dans le salon voisin gisait le corps de ma récréation coupable du jeudi après-midi. Cet amant dont je ne connaissais pas le nom m’avait mise dans de beaux draps. Son odeur de tabac froid n’avait pas quitté ma peau, même après une douche. Evan, rentrant à l’improviste,l’avait étranglé en le trouvant dans mes bras. Il n’y avait pas eu de cri, juste des visages crispés par l’horreur. J’étais restée glacée, incapable d’articuler quoi que ce soit… Puis il était parti balle en tête. Il était revenu encore plus furieux, mais sans se décider à entrer. Une vraie bombe à retardement. Le réveil à ma droite martelait fiévreusement 2h41 et semblait avoir aussi peur que moi. Alors, je me suis mise à prier, pour la première fois depuis des années.
J’avais l’impression d’être à la merci d’un fauve en cage. Qu’aurais-fait ma mère dans une telle situation ? Fuir ? Mais sauter du sixième étage aurait été du suicide. Devais-je appeler un voisin ou mes anciens amis du milieu ? Non. C’était ma faute et je ne devais pas mêler un innocent à ça. Après tout, si je brûlais en enfer, j’aurais de la compagnie. J’entendais la voix de mon père me susurrer de sa voix pleine d’alcool fort quand j’étais enfant : Et de l’enfer naquit un être étrange. Une carapace dorée couverte de cendres. Il exposait son poitrail virevoltant et le vent froid glissait sur lui comme sur le ver des mondes. La poésie était toujours une introduction à une tempête de coups et pourtant j’aimais encore lire. Le seul héritage paternel positif en somme.
J’entendis ses clés dans la serrure. Il avait finalement pris sa décision, après vingt minutes d’hésitations. J’avais envie de hurler, mais encore une fois, j’étais incapable de produire le moindre son. Je me cramponnais au lit. J’étais une anguille avec une couverture sur le visage. Evan était penché au-dessus de moi. Sa respiration n’avait plus rien d’humaine.
Etait-ce la douleur de mon souffle qui me réveilla ? Ou cette sensation que mes yeux allaient s’ouvrir à la lumière, afin de m’aveugler une dernière fois. Où étais-je ? Ma souffrance n’avait d’égale que la puanteur qui emplissait les lieux. Où étais-je ? Ma toux asthmatique m’indiquait que j’avais plusieurs côtes cassées. Un bourdonnement enflait près de moi. Je pouvais à peine bouger. Je m’égosillais en voyant des dizaines de mouches dévorer sans relâche le cadavre d’Evan. J’étais déjà morte. Mon amour était passé à moitié à travers le pare-brise et une balle était plantée dans son cou. Nous étions visiblement dans un ravin, la Ford avait dû faire des tonneaux. L’aube se levait sur un bain de sang. Une buée couvrait les vitres de l’auto. J’apercevais toutefois des rangées d’arbres non loin. J’essayais de m’extraire de la carcasse en faisant des tractions. Quelle était cette force qui me poussait toujours à continuer ? Pourquoi m’avoir fait connaître ça ? Dans cette agonie dégueulasse, je me suis remise à prier, bien avant de chercher un portable.

http://www.edifree.fr/doc/1084

Signaler ce texte