Emile, soldat de 2ème classe

manu88

« Cher Journal, c'est la dernière fois que je t'écris. Il a plu sans discontinuer depuis jeudi ou vendredi je ne sais plus très bien. Maintenant le soleil s'est levé, il va faire beau et je vais mourir, c'est bien ma veine.

J'ai enfin trouvé un moyen pour sortir mes pieds de la boue de la tranchée. Cette nuit j'ai pris la caisse en bois où dormait le chien et en la retournant ça me fait comme une table basse juste assez grande pour m'asseoir. Le chien lui, il dort sous l'abri, sur les pierres au sec contre Lucien, moi je n'y vais plus ça sent trop mauvais.

Les autres, ils sont partis. Enfuis depuis quatre jours. Huit hommes évaporés dans la nuit avec tout ce qu'ils ont pu emmener de leur barda en essayant de ne pas faire de bruit. Tu parles ! Je te parie qu'ils ont été repérés aussitôt par les boches, mais enfin je n'ai pas entendu de tirs cette nuit là. Après tout c'est qu'ils ont peut être réussi leur coup. Si c'est le cas, ils doivent bien rigoler de moi dans leur planque, ils doivent surement jouer aux cartes, peut être même qu'ils boivent un verre à ma santé à l'heure qu'il est. Moi je suis resté. Les copains m'ont laissé une demi-boule de pain, deux pommes, une gourde avec un reste de gniaule dedans et une grenade. J'ai aussi le fusil du caporal, mais je crois qu'il ne marche plus, même la baïonnette n'est plus très affutée.

J'avais prévu de partir moi aussi. Avec les copains on avait repéré un endroit bien pépère un jour qu'on allait au cantonnement chercher des rations et de l'eau. Pas loin d'ici mais rudement bien planqué et à l'écart, sûr que les boches ça leur plairait à eux aussi. Un corps de ferme, avec de la fumée qui sortait de la cheminée. Une bonne fumée de chêne ou de hêtre, celle qui donne envie de manger de la saucisse à cause de l'odeur. Et du foin à l'abri pour dormir. On avait décidé de partir la nuit où le caporal est mort éparpillé par un obus percutant alors qu'il allait à la feuillée. On n'avait plus un gradé à l'horizon et personne ne voulait plus donner d'ordres à personne, et un biffin sans ordres c'est inutile. Malsain. Alors on a décidé, qu'on en avait assez. Nous étions dix, suffisamment pour se défendre en chemin et juste ce qu'il faut pour rester discrets.

Les préparatifs nous avaient bien occupés deux jours pleins. Oh pas pour partir, pour ça on était toujours prêts, c'était surtout pour faire croire aux boches qu'on était encore bien plus nombreux et qu'on demandait qu'à en découdre, histoire qu'ils ne s'approchent pas trop de nous avant un bon moment. En réalité, on n'avait pas été aussi actifs depuis longtemps, depuis que les premières gelées nous étaient tombées dessus je crois bien. C'est comme ça que Lucien s'est blessé, il s'est tiré une balle dans la jambe, juste au dessus du genou en faisant le mariolle. Lui qui disait partout qu'en huit mois au front en première ligne il n'était même pas sûr d'avoir réussi à blesser quelqu'un, cette fois c'était fait et bien fait. C'était pas beau à voir.

Avec les copains on a essayé de le soigner comme on a pu, on a fait des bandages avec les manches d'une chemise qu'on avait faire bouillir dans l'eau de pluie. Lucien lui, il criait qu'il fallait l'achever tellement il avait mal. Mais personne n'a voulu. Alors on lui a donné de la gniaule, et on en a bu aussi. Avec les autres on a discuté de notre plan une bonne partie de la nuit, et ils ont décidé de partir en laissant Lucien, mais pas moi. Je ne pouvais pas le laisser seul dans cette boue avec les boches en face, pas Lucien. Je me souviens, la dernière fois qu'on nous a passé des colis je lui ai piqué ses gâteaux secs la nuit, Lucien il le savait, il a tout vu, mais il a rien dit. C'est mon ami.

Lucien est mort il y a deux jours, c'est long de tenir la main d'un camarade qui pleure et qui gémit qu'il faut l'aider à crever. Il avait vingt et un ans Lucien.

Maintenant je suis seul, seul avec le chien. C'est une bonne compagnie ce chien, même s'il passe toute la nuit à se gratter à cause des poux. Saleté. J'ai aussi ma grenade, bien au fond de ma poche. Je lui parle mais c'est pas la même chose quand même. Lucien me manque.

Avant je ne faisais pas trop attention, mais maintenant je les entends en face. Ça bouge beaucoup, ça crie. Je ne comprends rien, mais je pense qu'ils préparent quelque chose. J'entends le bruit des caisses de munitions qu'on manipule, le bruit du mouvement des batteries. Ce soir j'ai cru entendre des chevaux, d'habitude quand il y a des chevaux en face, le chien les repère bien avant qu'on les entende, mais là non. Surement à cause de l'odeur de Lucien.

Peut être qu'ils savent que je suis seul à présent. Ils vont surement donner l'assaut. A leur place c'est ce que je ferais. Ou alors je vais recevoir une pluie d'obus fusants, ou des tirs de mitrailleuse depuis le blockhaus ouest. C'est ça le pire, la mitrailleuse, ça fait comme un essaim d'abeilles tueuses qui fusent au ras du sol. Ça doit être ça tout ce barouf, ils préparent les mitrailleuses.

Tout à l'heure, avec  le soleil qui sèche les habits, j'ai pu me reposer un peu. Pendant mon sommeil j'ai pensé à autre chose, je crois qu'ils ne vont pas me tuer, ils vont me faire prisonnier. Je ne sais pas ce qu'ils font aux prisonniers vu qu'en général on ne les voit pas revenir, mais je doute que ce soit pire qu'ici de toute façon. Ce qui m'inquiète c'est les copains, parce que moi je sais où ils sont.  Je sais où ils sont et je sais aussi qu'il suffira qu'un boche s'occupe de moi pendant une heure ou deux pour que je leur dise où ils se cachent. Même en échange d'un petit bout de viande je crois que je lâcherais le morceau, et vite encore.

Mais quoi ?  J'ai bien pensé me tirer une balle dans le pied pour être rapatrié, mais il y a bien trois semaines qu'on n'a pas vu un brancardier par ici. Et qui le préviendrait d'ailleurs ?  En plus le fusil ne marche plus, surement la boue.

En tout cas pas question d'aller faire camarade avec les Fritz on a son honneur quand même.

Je peux toujours attendre, rester ici et me cacher. Le problème c'est qu'avec les rations qu'il me reste, je ne tiendrai pas bien longtemps. Surtout avec le chien. Lucien, lui, il m'aurait dit qu'on a qu'à manger le chien. Moi je peux pas. Et puis faire du feu, ça pourrait faire venir les boches et je veux pas être prisonnier. Je veux pas qu'ils m'obligent à dire où ils sont planqués !

En face l'agitation est encore montée d'un cran. C'est pour bientôt. Et puis ça fait trop longtemps qu'ils n'ont pas balancé un crapouillot ou un fusant. C'est pas normal.

Je me demande si je pourrais aller rejoindre les copains, biens au chaud ? Peut être bien. Mais je peux aussi me faire prendre, c'est risqué.

Maintenant qu'il fait presque noir, je vois les lampes qui se balancent en face, ça fait comme une guirlande de noël. C'est surement pour demain.

Cette nuit j'ai un peu dormi. Enfin pas tout de suite, d'abord j'ai entendu les camions en face, puis plus rien, le calme. J'ai pensé qu'ils se reposaient avant l'attaque, c'est classique. Pour l'instant je n'ai rien vu, mais j'ai pris ma décision. Je ne vous donnerai pas les copains, jamais. J'ai trouvé la solution.

J'ai réussi à réchauffer un peu de café avec le reste de gniaule dedans. Ca fait du bien. J'ai jeté ma dernière pomme au chien, au début, il osait même pas y toucher tellement il y croyait pas !

J'ai dit au revoir à Lucien et je l'ai enterré comme j'ai pu, c'était dur. Et ce chien qui ne dit jamais rien qui s'est mis à aboyer comme pour les derniers honneurs. Finalement il y a de l'humanité dans cette bête.

Voilà cher journal, mon histoire s'arrête ici, dans ce trou. Je n'ai aucun regret, aujourd'hui il fait beau et je vais mourir »

EMILE DUCAMP-Soldat de 2ième classe.

 

Ce matin là, Emile Ducamp, Soldat de 2ième classe, revêtu de son uniforme boueux, escalada l'échelle de sa tranchée. Debout face à l'ennemi invisible, il mit les mains dans ses poches inspira profondément et avança.

Arrivé à mi parcours dans le no man's land, Emile fit jouer la goupille de la grenade qu'il tenait dans ses poches et continua d'avancer lentement. A une cinquantaine de mètres de la tranchée allemande, il tira sur la goupille et marcha les yeux fermés en comptant.

Un… Deux… Trois… Il revit sa mère qui lui souriait devant la maison et Lucien qui l'encourageait. Quatre… Cinq… Je ne dirai rien les copains, jamais. Six… Sept... Le chant d'un merle se mêle au son des cloches au loin. Huit... Neuf...  Courage. Dix. La grenade explosa dans un fracas terrible au bord du boyau ennemi.

Si Emile avait ouvert les yeux à ce moment là, il aurait aperçu les tranchées désertes. Plus personne pour profiter du spectacle qu'il leur offrait en cette matinée du 11 novembre 1918.

 

 

 

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