EMMA

Kazan Fuurin

Nouvelle de 09/2013 pour ParisPolar. La contrainte est une photo de R. Slocombe (voir photo). J'ai tenté un mix SF/Polar de gare ("à la" Blade Runner) dans un style le plus brut, exercice ardu.

J'avais décidé ce soir-là, sur un coup de tête. Je ne voulais pas planifier, bien trop peur que ce changement dans mon emploi du temps paraisse si peu naturel. Evidemment, la décision n'avait pas été prise à la légère, mais mûrement réfléchie au cours de la journée : j'avais procédé à toutes les vérifications que je faisais depuis maintenant près de deux ans. Disons juste que je n'avais pas prévu d'aller au magasin depuis plusieurs semaines.


Je quittai mon poste à mes heures habituelles ; la nuit d'automne avait plongé et entouré la Cité dans son ambiance à la fois molle et pesante. Les gouttes démarraient du ciel en même temps que ma marche silencieuse. La veste boutonnée jusqu'au col, je n'avais pas déclenché le système anti-pluie dont elle disposait. Ce miracle technologique qui asséchait les gouttes avant même qu'elles n'arrivent sur le textile ou la peau me donnait soif et rendait mes mains rêches. Au lieu de cela je préférais sentir la douceur presque tiède de l'eau qui ruisselait sur mon corps. Une forme de sensation de vie. Ou simplement l'envie de me sentir comme le protagoniste d'un roman d'espionnage.


Après avoir pris le Métro à Grande Vitesse jusqu'à l'autre bout de la ville, je flânais volontairement en examinant les vitrines avec grand intérêt. Sous mon air que je voulais le plus détaché possible, je recherchais dans les reflets des échoppes et parmi les visages que je parcourais innocemment un indice quelconque quant à la présence d'un éventuel pisteur.
Pendant plusieurs mois, immédiatement après la mort de Baptiste, je m'étais découvert un talent autodidacte de fin observateur ; au sein de la foule bigarrée qui peuplait mon quotidien, j'étais assuré de la présence de médiocres détectives privés, de petites frappes maffieuses et de chasseurs de trésors modernes. Ceux qui pensaient que la présence était leur plus précieux atout ne se doutaient pas un seul instant que, malgré le fait que je n'étais pas encore câblé – plus par choix de vie que par raison d'argent - j'étais capable de discerner dans les traits et les attitudes de vulgaires rapaces à la recherche d'une fortune oubliée.


Par contre, je ne devais mon salut et l'absence d'agression dans des petites ruelles sombres par le fait que, grâce à une analyse rapide par un implant neural de reconnaissance visuelle dont tous ces amateurs devaient être équipés, l'on déduise que j'étais le petit-fils et le neveu de directeurs de police, qui occupaient des postes dans les districts les plus nantis. S'attaquer à la famille de la police, ça avait un risque, encore et surtout au début du vingt-deuxième siècle.


Je me souviens encore de cet homme qui s'était présenté sous le nom de Victor P. dans mon service. Il avait dû soudoyer un membre de notre service Ressources Humaines pour intégrer mon service, et pas avec un petit chèque, mais il n'avait même pas appris à lever la tête immédiatement lorsque l'on appelait par son faux prénom. Physiquement il avait tout l'air du privé raté : un double menton dégoulinant, des minuscules yeux porcins qui essayaient tant bien que mal de brûler d'intelligence, une tignasse grisonnante qui aurait fait la joie de laboratoires pharmaceutiques en quête d'un cobaye pour un shampooing « cheveux gras et antipelliculaires ». Il avait dû investir dans un implant neural encyclopédique pour répondre aux questions liées à la comptabilité – département dans lequel je travaillais – mais cela ne suffisait pas pour apprendre le métier ; déverser des banalités académiques sans avoir de formation universitaire, on en avait vu plein avant. Mes collègues le considéraient comme un cancre à la faculté. Moi je le considérais comme un cancre dans la vie, et je m'en délectais.
Je l'ai surpris plus d'une fois, par le biais de fenêtres ouvertes en plein été, à s'escrimer d'extraire des informations à mon sujet auprès de collègues à qui je n'adressais même pas la parole et qui ne me connaissaient que de nom. Régulièrement, au retour de ma pause déjeuner je trouvais des miettes du pain complet, hors de prix et ragoûtant, dont je le savais friand, entre les touches de mon clavier et sur mon bureau. Même après son départ, quelques mois après avoir fait sa première apparition, j'avais un jour senti à plein nez son abominable eau de Cologne dans les sanitaires, signe d'un passage éclair tôt dans la matinée. Après examen à peine minutieuse, j'y découvris une minuscule caméra, mais par jeu, j'avais préféré me taire. A peine trois jours après, l'assistant de mon patron, bien que myope comme une taupe, avait décelé le dispositif. C'est pour dire !


Il était l'exemple du plus mauvais pisteur qui était à mes trousses, et j'étais presque déçu de son départ. Pour vous donner une comparaison, imaginez que vous appreniez à jouer aux échecs. Vous n'avez jamais subi une seule défaite mais chaque affrontement s'annonçait ardu, un vrai challenge de l'esprit. Et puis que soudainement apparait un garçon sûr de lui ; vous vous amusez alors avec lui, à lui faire miroiter la possibilité d'une victoire, tout en réfléchissant au moyen le plus spectaculaire de lui asséner un mat ridicule. Et malgré tout, il réclame revanche sur revanche. J'étais tombé sur des adversaires un peu plus compétents ; par défi, je les laissais m'approcher de moi. Ils étaient comme des outils qui étayaient mes facultés d'observation, de déduction, de méfiance, de comédie. Ils ont été aussi enrichissants pour moi qu'un professeur d'école ou de théâtre.


En plus de cet incompétent notoire, je me sentais épié dans le moindre de mes mouvements, dans les centres commerciaux, dans la rue, au travail, dans les cafés, sur InfoSphere.


Mais au fil des mois, le long de ces trois longues années, ils ont fini par tous se désintéresser de mon être. Mon orgueil en a pris un sacré coup ; parallèlement j'étais soulagé de pouvoir enfin me consacrer au secret de Baptiste. Même si toute cette mascarade avait l'air d'une partie de jeu sans importance, l'enjeu était bien plus grave. Après tout j'avais perdu un ami d'adolescence dans cette histoire, et je me devais d'assurer sa mémoire et d'accepter son héritage.


Baptiste et moi nous avions fait connaissance en troisième, la dernière année du collège. A l'entrée au lycée, nous étions pris de la même passion : l'amour du vingt et unième siècle. A l'époque, et encore maintenant, les media nous avaient attribué d'une nouvelle classe sociale : les Xxiaristes. Lui était plutôt fana de musique, notamment de Radiohead ou des Queens of the Stone Age (à ne pas confondre avec Queen, antérieur de deux ou trois décennies ; mais pour des oreilles non averties, c'est plutôt la même chose). Pour ma part c'était plutôt le cinéma, les polars précisément. J'adorais et adore toujours Christopher Nolan ou Guy Ritchie. Beaucoup de mes proches me considéraient comme snob de ne pas regarder les films contemporains ; il faut dire que cela peut piquer un peu les yeux de regarder les images numériques de l'époque, vraiment de mauvais goût ! Nous échangions quand même beaucoup à ce sujet, que ce soit en littérature ou en culture générale de l'époque. Nous ne faisions pas les fautes de goûts de porter des pin's ou de nous extasier sur Friends, respectivement début des années 1990 et fin des années 1990 (voire début 2000 quand même). Je ne vais pas m'attarder dessus, mais vous devriez vraiment vous acheter et télécharger le chapitre sur cette époque pour y accéder depuis votre implant neural encyclopédique. Vous êtes surpris ? Vous avez pourtant typiquement le regard de quelqu'un qui en est équipé.


Nous étions aussi équipés d'outils de l'époque, des smartphones. Baptiste préférait le Blackberry tandis que je préférais pianoter sur certains modèles Xperia. A l'époque l'outil phare était l'iPhone, et des produits concurrents, comme le Galaxy, faisait également fureur, car ils étaient complètement tactile ce qui facilitait la navigation sur Internet. Pour rappel Internet c'était un peu comme InfoSphere, mais en nettement plus nul et lent technologiquement, évidemment. Il est maintenu encore aujourd'hui par quelques petites sociétés vintage qui ont fait fortune le temps que la mode du xxiarisme avait perduré. Cependant nous préférions taper sur des claviers minuscules ; il y avait un plaisir physique inénarrable.


Baptiste et moi avions beaucoup communiqué par le biais de textos, aussi bien pendant notre adolescence que pendant nos études et même quand nous avions commencé à travailler – bien que cette habitude soit devenue beaucoup plus occasionnelle. C'est d'ailleurs à ce moment que j'ai reçu ce texto. « J'ai revu Emma, on s'est embrassés. C'était cool ». J'ai eu un froid dans le dos à la réception de ce message, que je visionnais comme un avertissement funeste. Une semaine plus tard on avait retrouvé le cadavre refroidi de Baptiste. Je n'avais pas réussi à le voir ni le joindre entre temps.


Il faut dire que Baptiste avait ses raisons de détester Emma. Nous l'avions connue au lycée ; contrairement à nous, elle était à la pointe de la technologie, cent pour cent câblée. Elle était précurseur dans la mode ; elle s'était même fait arracher une partie des cheveux et installé dans implants capillaires chromatisant, achetant chaque semaine de nouvelles gammes de couleurs. Bien qu'apparemment démente, sexuellement débridée (alors que nous avions une fascination pour la sexualité xxiaire, nettement plus conservatrice et moins sauvage), aux antipodes de nos valeurs et de nos désirs, Baptiste en était fou amoureux. Il fallait être aveugle ou dépourvu d'implants oculaires empathiques pour ne pas voir comment il en bavait devant elle. Mais il avait essuyé un refus. Pas un unique refus, mais un refus annuel. Si nous étions suffisamment ouverts d'esprit, Emma quant à elle demeurait superficielle et cloisonnée dans la réalité que le marketing lui avait gentiment offerte. Traîner avec Baptiste aurait terni son image.


C'est pourquoi ce texto m'avait surpris, d'autant plus que Baptiste avait un secret depuis plusieurs semaines. Il parlait d'une fortune qu'il avait dissimulée, mais son excitation était fardée par un élan majeur d'inquiétude. Il ne voulait pas que le danger déteigne sur notre amitié, mais je savais qu'il avait désormais peur pour ses jours. Aussi à la réception de ce message, devins-je méfiant immédiatement, et bien m'en avais pris. N'étant pas informaticien, j'imaginais que des pirates avaient accès à notre canal de communication favori. Je devais arrêter d'avoir confiance : moi aussi j'étais en danger.


Quelques semaines plus tard, j'assistais à une réunion d'anciens élèves du lycée. Je ne me leurrais pas : cet événement n'était pas organisé de manière fortuite. Il y avait certainement du grabuge là-dessous, des détectives ou des maffieux avaient mis la main sur Emma. Je ne lui avais alors adressé que quelque peu la parole, ce qui était naturel vue la relation houleuse qu'elle avait eue avec mon meilleur ami. Le peu d'échanges que nous avions eu confirmait mes soupçons : elle se sentait épiée, mais elle n'avait pas l'air d'être au courant sur l'activité de Baptiste avant sa mort. C'est fou comment l'absence d'implant oculaire empathique vous permet de mieux connaître les gens que si vous en étiez équipé. Je parlais ouvertement et ai même montré le dernier texto que Baptiste avait envoyé avant de mourir. Elle était partie dans un fou rire puis a échafaudé de multiples théories sur qui pouvait être cette néo-Emma. Elle avait poliment levé un verre à Baptiste, ce qui provoquait l'hilarité secrète de toute la classe. Je la laissais à la guise d'inconnus, compagnons et autres amis secondaires parmi qui devaient certainement se trouver des requins en recherche d'information.


Les semaines qui suivaient n'étaient pas faciles. Je devais mener ma propre enquête sans pour autant trop attirer l'attention de mes poursuivants. Dès que je me sentais un peu trop suivi de près, il fallait que j'y mette un frein. Je rentrais alors de nouveau dans mon quotidien, le temps passer un peu les soupçons à l'éther. Je pensais que certaines conversations étaient de bons débuts, mais elles menaient inexorablement à des queues de poisson.


C'est seulement une nuit d'été un peu arrosée, que j'ai eu la réponse en rêve. Mon esprit avait fouillé dans un souvenir tombé aux oubliettes et me l'avait offert sur un coussin de velours. Au réveil j'étais en sueur, mais plus par l'excitation que par la chaleur croissante de la matinée.


L'année précédente la mort de Baptiste, nous nous rentrions d'une soirée entre amis et avions fait un détour pour prendre le temps de faire évaporer l'alcool. Nous étions alors passés devant un dépôt-vente d'antiquités et, évidemment, avions sondé la vitrine au travers de la grille à la recherche de quelque trophée xxiaire. Ce n'est qu'après une minute que Baptiste éclata de rire ; suivant son regard, je devinais ce qui avait provoqué son hilarité. Un grand mannequin féminin au teint d'albâtre se tenait au milieu de l'exposition ; la femme artificielle semblait prendre le soleil, yeux fermés, visage volontaire orienté vers le ciel, captant le message des nuages.


Cet air désinvolte nous a immédiatement fait penser à Emma, bien que physiquement, elle ne ressemble pas à son modèle. Toujours embrumé d'alcool, Baptiste s'accrocha au grillage et passa d'un art obscène la langue en travers, mimant un baiser qu'il voulait lui prendre de force. Nous avions fui quelques secondes après lorsque l'alarme se déclencha.


C'est après ce souvenir que j'acquis la certitude d'avoir trouvé la bonne réponse. Je me demandais encore comment je n'avais pu y penser quand l'authentique Emma avait échafaudé que l'Emma mentionnée dans le texto pouvait être une poupée gonflable. J'attendis quelques jours encore qui me semblaient être des siècles, mais je ne voulais faire l'erreur de ressortir du magasin, me prendre un coup de pistolet étourdissant et donner à d'autres l'héritage que m'avait laissé mon ami. Lorsque je revins au magasin, j'achetais quelques autres produits, et demandais au gérant de me laisser le mannequin dans son intégralité. Je prétendis ne pas avoir assez d'argent pour me l'offrir pour le moment mais le réservais en le gratifiant d'une avance sur l'achat.


Ce n'est que quelques mois plus tard, lorsque j'étais sûr que les yeux, les caméras et les implants s'étaient lassé de la vacuité d'indice que je pouvais transpirer, que je revins au dépôt-vente. A la surprise du gérant, je lui dis que je ne pouvais m'acheter le mannequin en entier, mais seulement la montre qu'elle portait au poignet droit. C'était un modèle xxiaire évidemment, mais que l'Emma chimérique ne portait pas à ma première visite, de même que cette grande robe noire et l'arceau qu'elle gardait à la cheville. Ces trois objets, je les avais vus dans la pièce que Baptiste avait dédiée à son univers du vingt-et-unième siècle.


Après avoir délesté mon portefeuille de cinquante newros, et après mon retour chez moi, j'explorais fiévreusement la mémoire interne du bracelet-montre, jusqu'à tomber avec grande stupeur sur ces informations qui devaient faire de Baptiste un homme riche. Des informations, il va sans dire, illégales, mais qui avaient une grande valeur monétaire pour qui voulaient en disposer.


Il ne demeurait qu'un seul risque : celui de terminer, après avoir retrouvé le contact dont le nom figurait aussi dans la montre, avec une balle dans la nuque au lieu de millions de newros sur un compte en banque. Mais bon, j'imagine que le fait que je vous ai raconté toute l'histoire en buvant des cocktails sur une île-villa paradisiaque, entourés d'une milice privée et de catins de luxe, vous indique quelle a été la conclusion de mon aventure ?

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