Emmanuel de la Villéon (1858-1944) : 22 contes pour enfants écrits par le peintre révélés
Camille Salmon
Déchiffrer pour la première fois, mot après mot, ligne après ligne, les écrits de quelqu'un, près d'un siècle après leur rédaction, est un grand privilège. Lorsqu'il s'agit, qui plus est, de ceux d'un peintre de talent, l'excitation est plus grande encore. La sensation d'entrer dans son intimité, dans ses espoirs, de découvrir ses valeurs et des aspects de son quotidien, sans même y avoir été invitée…
Page après page, les contours de M. de la Villéon se dessinaient. Jour après jour, conte après conte, j'imaginais l'un de ses autoportraits me dictant, en chuchotant, son œuvre littéraire. Et j'étais soulagée de ceci : oui, il m'autorisait à effectuer ce travail, puisque j'en éprouvais de la joie et même quelque fierté.
Qu'un artiste peintre se soit consacré à l'écriture de contes destinés aux enfants n'est pas si surprenant : l'artiste et l'enfant partagent cette grande qualité qu'est la capacité d'émerveillement, la faculté de poser un œil neuf sur toute chose et de lui donner un sens personnel.
Emmanuel de La Villéon fait preuve de tout autant de poésie, de liberté et d'imagination dans ses contes que dans ses peintures.
De l'œuvre ici présentée, écrite avec une délicatesse toute « impressionniste », se dégage un amour profond de la nature -en particulier de sa région bretonne-, des animaux, de l'univers onirique, des joies simples de la vie de famille et de la communauté au sens plus large, mais aussi de la bonne chère. Epicurien, l'artiste aime à décrire longuement de véritables festins.
Mais, bien au-delà de ces thématiques, au fil de la lecture on réalise que sa démarche n'est pas si innocente. Chaque récit, en effet, délivre un ou plusieurs messages aux jeunes générations, et ce de façon d'autant plus explicite qu'il dédicace plusieurs d'entre eux à un enfant précis.
Au delà du divertissement, l'artiste accorde une importance considérable à la transmission de valeurs, véritables fils conducteurs recouvrant l'intégralité des contes, y compris ceux qui semblent, de prime abord, être les plus « légers ».
Valeurs morales tout d'abord : le père et grand-père se pose en effet en chantre de la bonne conduite enfantine. Obéissance aux aînés, confiance aveugle en leur jugement, patience, modération et aide envers son prochain sont des notions si redondantes que l'auteur peut friser le moralisme.
Bien au-delà encore, c'est une foi et une adoration exceptionnelles envers Dieu, l'église catholique et ses valeurs qui imprègne l'ensemble de l'œuvre. Les parents sont peu de choses en comparaison du petit Jésus et du Seigneur, entre les mains duquel les petits enfants doivent remettre leur vie, en toute confiance et humilité. Les membres de la Sainte famille et nombre de figures religieuses incarnent ainsi régulièrement des personnages dans les contes.
Lorsque l'envers de ce décor se révèle, il n'en est que plus surprenant et son impact plus fort. L'auteur, en effet, dévoile de temps à autres des aspects plus sombres de sa personnalité. Il apparaissent au détour de paysages morbides et inquiétants, de séjours auprès de morts en quête de paix, d'aventures au royaume de Satan, d'une conversation glaçante entre Jésus et Judas alors qu'ils sont enfants.
Ces égarements, peu prompts à enchanter les tout-petits, font ici figure de bouffées d'oxygène : ils nous offrent une part de l'homme vrai, de ses angoisses profondes faisant écho, sans doute, à des tragédies personnelles.
Camille Salmon