Émoi et toi

Marc Chataigner

- Au bal des banquiers, les zéros sont rois! Amusant, non? Je rumine cette phrase depuis tout à l'heure, tu en penses quoi ?
- Si tu veux mon avis, j'en pense que tu es déjà en retard. Tu ferais mieux de finir de te préparer. Tu auras tout le temps de travailler tes traits d'esprits dans le taxi. Et même durant le cocktail, parce qu'il va encore durer plus longtemps qu'il ne devrait.
- Si l'adage est juste, un cocktail sans fin ne peut être une bonne chose, ne penses-tu pas?
- Mais as-tu fini? Tout le monde t'attend! Dois-je te rappeler que c'est toi la star de ce gala?
- Je me fais désirer, voilà tout. Ils comprendront...
- Si tu les gratifies de ta présence avant la cloture...
- J'hésite entre cette tenue et celle-ci ; la noire est de rigueur, mais si c'est à moi de tenir le devant de la scène, je penche pour la jaune. Non?
- Tu hésites ou tu fais tout pour repousser l'échéance? Si mon avis t'intéresse vraiment, la jaune est trop canari.
- Et c'est bien connu, un canari, ça peut se faire plumer...
- Et vus les traits d'esprit dont tu comptes faire bénéficier l'assistance ce soir, je te recommandrais la sobriété. Le noir est une valeur sûre. Même au Crazy Horse où les plumes font partie de la tenue officielle, elles sont noires!
- Que tu es rabat-joie...
- Arrête de discuter, veux-tu, et active toi bon sang! Souhaites-tu vraiment que ce par-terre d'opportunistes avides de chair fraîche saisissent l'occasion de faire courir sur toi des bruits d'emplumée? Comme quoi ton nouveau poste tiendrait davantage à tes tenues aguicheuses et ta répartie qu'à tes compétences en statistique ou en modèlisation macro-économique? Il n'est plus temps de discuter, habilles-toi!
- Ça y est, tu as réussi! Tu m'a coupé l'envie d'y aller. Je n'y vais plus. L'histoire est réglée.
- Ok, tu es nerveuse, je le lis sur ton visage. Et c'est normal, après tout. Mais tu n'as aucune raison de t'inquiéter, tu ne t'es pas vue offrir ce poste par hasard. Tu es leur meilleur élément et tu n'as vraiment plus besoin d'en rajouter pour qu'ils en soient convaincus. Tu vas être radieuse ce soir... si seulement tu enfiles cette robe noire!
- Oh! Et puis tu as raison, je devrais leur en donner pour leur argent, et accepter ce poste en tenue de Crazy Horse! Ah! ...
- ... tu dis n'importe quoi...
- ... je ne sais pas quoi me mettre!
- Tu ne sais pas où te mettre, tu veux dire...
- Si tu as décidé de jouer sur les mots, laisse-moi seule, tu ne m'aides pas!
- D'accord, très bien, je disparais...
- Non... Reste avec moi s'il te plaît...
- Bon, et bien je reste alors...
- Reste, oui, reste là...
- Je garde mes jeux de mots pour moi. Je dois avouer qu'ils ne sont pas à la hauteur de tes traits d'esprit.
- J'ai besoin de toi...
- Tu pleures?
- Je craque... sniff... Oui, je craque! ... Tu vas me dire que je ne devrais pas! Que je n'ai pas le temps pour ça! Que je pourrais me retenir! ...
- Détrompe-toi, mieux vaut que tu te vides maintenant plutôt qu'avec fond de teint et mascara.
- Pourquoi ai-je accepté?... sniff....
- Pleurs, relâche toi, laisse retomber la pression...
- Pourquoi ai-je dis oui?... sniff....
- Un petit rééquilibrage, voilà tout. Tu t'effondres comme un indice asiatique, mais tu vas te reprendre aussi vite qu'un indice asiatique.
- Ils vont surtout penser que je suis aussi explosive qu'une bulle immobilière chinoise! Mais pourquoi ai-je accepté? ... J'étais bien là où j'étais, j'ai bien performé... Là où je mets les pieds, il n'y a plus de femmes, tu le sais aussi bien que moi. Pourquoi ai-je dit oui?
- Pour leur prouver le contraire. Ça a toujours été une tactique gagnante pour toi, prendre le marché à revers. Tu as fait de l'ESS quand tout le monde était encore sur le baril, tu as misé sur l'Amazone quand les autres n'y voyaient encore que du bois et non de la médecine de pointe, tu leur as prouvé des millions de fois qu'un dollar investi par toi valait de l'or.
- Ce n'est pas une place pour une femme. Et tu le sais aussi bien que moi. Là-haut, il n'y a plus de place pour le sensible, pour le spirituel, l'élégant, le doux, plus de temps pour materner mes investissements.
- Tu seras entourée d'hommes, ce n'est pas faux.
- De zombies short-termistes qui ne voient que des points de croissance, oui!
- C'est un vrai nid de crabe, je ne peux pas le nier. Mais avant d'accepter ce poste, tu le savais très bien tout ça, non?! Tu ne réussiras pas à me faire croire que ne découvres que maintenant l'envers du décors.
- Bien sûr que non, tu ne serais pas là sinon. Mais n'ai-je pas signé mon arrêt de mort en embrassant tous ces zéros?
- Rien n'est jamais joué d'avance. N'est-ce pas là une de tes expressions favorites? Elle est plus qu'à propos.
- Pourquoi je discute de ça avec toi, ton seul intérêt est que je fonce la tête la première et que je finisse par la perdre. Tu n'auras qu'à occuper la place laissée vacante.
- Mon intérêt est que tu te portes bien, aussi.
- Ton intérêt est que la situation tourne à ton avantage, c'est ton esprit de banquier qui veut ça. Ne mens pas pour une fois.
- Pourquoi aurais-je un "intérêt" dans cette affaire, après tout? Qu'essaies-tu de me faire admettre?
- Que tu es froid, calculateur, tu te dis rationnel pour ne pas effrayer l'épargnant, tes manches sont truffées de cartes factices. Je ne pourrais même pas te dire que tu es vénal, ce serait te féliciter, mais laisse-moi te dire que tes désirs sont insolvables.
- Tu dérailles, il te faut du repos. Après ce soir, tu prendras un long week-end en bord de mer.
- Tu aimerais bien, hein, tu aimerais bien que je te laisse la place! Que tu aies carte blanche! No limit à l'indécence! Je le vois bien à ta tête, c'est vers là que tu me mènes. Et si je t'écoute, je suis perdue. Il faut que je m'écoute aussi, il faut que je m'écoute. Je ne peux pas être seulement toi, j'ai une âme. J'ai une âme, tu n'en as pas.
- Suffit!
- J'ai une âme, pour le moment encore, tu n'en as jamais eu.
- Tu délires complètement!
- C'est ça, je délire! Et quelle délivrance!
- Reviens sur Terre, reprends toi!
- Me reprendre, oui, me reprrendre, me saisir, me serrer, me consoler, me sentir, regarde cette poitrine, regarde la! Et bien je la libère! Là! Elle se soulève, elle bat!
- Habille-toi, tu n'as plus le temps.
- Regarde ce corps, je le vénère! Libéré! Il sent, il ressent, il frissonne, il vibre, il est fébrile, je me sens pleine, grosse d'émotions, riche en émois. Et toi?
- Et moi? Émoi, je ne connais pas.
- Ah! Et en plus tu dis ça comme une victoire. Affranchi de sentiments. Je te savais froid et stérile, mais là tu frôles le blasphème! Oiseau de mauvaise augure, il ne saurait y avoir d'intérêt sans émoi. Si tu avais une âme, tu saisirais ce que je te dis, mais voilà, tu n'es qu'un reflet dans le miroir.
- Je suis ton reflet.
- Tu es mon garde chiourne quand arrive le moment où je ne dois plus me poser de questions. Avec toi, les sentiments et le vivant braient à l'ânerie. Tu ne connais pas la justice mais seulement le résultat. Tu es mon pire cauchemard et je t'ai pourtant donné toute la place.
- Tu ne peux pas me détester autant. Si je n'ai pas d'émotions, je te mets en émois parfois. Je t'ai faite frémir, trésaillir, en jouant à mes jeux d'argent. Jouir, peut-être même. Tu ne peux ma détester autant. Je suis ton reflet, celui qui sait que la justice n'est qu'un mot et n'aura jamais d'autre incarnation. Ce que je te fais ressentir n'est peut-être pas noble, mais ça c'est bien réel. Bien plus réel que les milliards que tu vas faire dans les prochains mois. Ce poste, ça va être de l'adrénaline en barre! Tu vas avoir les seins qui vont balloter, tu peux me faire confiance! et tu vas aimer ça. Comme tu as toujours aimé te mettre en danger. Prendre des risques. Miser. Les jeux sont faits, tu as signé, tu n'as pas de limite, rien ne va plus.
- Je n'ai pas de limite.
- Tu es sans foi ni loi.
- Je suis sans foi ni loi.
- Tu es sans scrupule.
- Je suis sans scrupule.
- Tu es aussi puissante que la main invisible du marché.
- Je suis la main invisible.
- Et tu vas être vraiment en retard.
- Et je suis en... Oh merde! Quelle heure est-il?
- Ta nouvelle vie commence dans 20 minutes.
- C'est impossible! Vite, allons pour la robe noire alors, vite.


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- Ah! Tu sors enfin mon trésor.
- Oui! Nous sommes terriblement en retard!...
- Le taxi attend en bas,il est là depuis un moment.
- Allons-y.
- Chérie darling, tu es ravissante en noir dominatrice. À qui parlais-tu dans ton boudoir?
- À moi-même. Je répètais mon rôle pour ce soir.
- Tu vas faire fureur je suis sûr.
- Tu ne crois pas si bien dire.

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