Empire III

Wilou Riamh

Cadeau de Noël pour Matt Anasazi

Le câble d'alimentation débranché, Clara referma soigneusement le capot de la batterie. Equipée d'épais gants de mécaniciens retenus par des élastiques à ses poignets, elle passait ses après-midis à réparer ce vieil aéro. C'était un engin monoplace permettant de se déplacer à basse altitude. Fut un temps où on les nommait aérocycles, en mémoire des motos d'autrefois, pourvues de roues. Puis, l'aéro n'ayant aucune roue mais deux réacteurs à impulsion magnétique, on retira la dernière partie du mot. Fut un autre temps, avoir un aéro était la classe absolue, le rêve de tout adolescent normalement constitué.

Fut un temps où l'enfance était un doux rêve. Les enfants de la génération suivante n'avaient pas eu cette chance.

Clara vivait dans une maison isolée dans une combe presque cachée du reste du monde. Il fallait traverser des déserts avant de trouver cette oasis perdue au fond d'une vallée. Elle regardait souvent le ciel, le soir, quand elle avait fini ses réparations du jour et que la nuit était tombée. Elle levait les yeux vers cette immensité que son père avait traversé il y avait fort longtemps. C'était ce que sa mère lui disait régulièrement. Elle ne disait pas qu'il était mort. Au fond, elle n'en savait rien. Le père de Clara était un mystère, un héros de roman, comme dans les livres d'antan. Une entité imaginaire, et pourtant presque palpable. Après tout, Clara était sa chair et son sang.

Ce soir là, Clara voulait veiller tard pour voir les feux d'artifice. On célébrait les dix ans de la Confédération des Anneaux. Ça aussi, c'était une entité abstraite pour Clara. La Confédération n'était qu'un concept étrange. Juste un agrégat de quelques planètes et satellites circulaires construits autour, tels des atolls. De sa combe, Clara pouvait voir les parois extérieurs refléter les lumières des étoiles. Le spectacle nocturne appelait à l'aventure, à l'imagination. Clara pensait à son père, dans son vaisseau, traversant les étoiles, dépassant les atolls de la circonférence, naviguer au gré des vents magnétiques. Il était quelque part. Peut-être se battait-il contre des pirates. Sa mère lui avait seulement dit qu'il avait dû partir.

Elle voulait réparer l'aéro à temps. Un jour on part, mais un jour un revient. C'était ce que disait sa mère. Alors un jour, peut-être, son père reviendrait. Elle braqua son petit pod numérique vers le ciel et le filma quand les premiers feux d'artifice explosèrent en gerbes colorées.
Sa mère, Kay, arriva et posa une main sur son épaule. Elle sourit, juste pour elle. Clara était ce qui lui restait, et elle lui rappelait tant cet homme... Curieux comme une seule nuit, au hasard, pouvait changer un destin, une vie. Deux vies. Sans doute trois.

Qu'est-ce qui faisait qu'elle était là, dans l'ancienne maison de James ? La peur de retourner en ville, d'affronter les cohortes de néopatriotes ? Peut-être. Elle restait au calme, protégée de tout, et veillait sur sa fille. La petite avait neuf ans. Il avait fallu l'éduquer, loin des écoles, loin des programmes officiels de la Confédération, remplis de propagande. Elle lui avait appris tout ce qu'elle savait, et si la petite aimait bien les histoires, la Grande Histoire ne la passionnait pas autant. Pourtant, entre la petite et la grande, il n'y avait qu'une capitale d'imprimerie. Les histoires de son père, très vagues, étaient imbriquées dans la vraie. Celle des grands, celle des gens sérieux. Mais elle ne le savait pas encore. Pas vraiment. Mon père est un aventurier, se disait-elle.

- Allez, Clara, c'est l'heure de te coucher.

- Mais maman, c'est pas fini !

- Il est onze heures.

- Et j'ai rechargé les batteries...

La petite fille battait des paupières, comme si ça allait faire pencher la balance en sa faveur. Mais il était l'heure d'aller dormir.

- Joyeux Noël, maman.

- Joyeux Noël, poussin.

Clara fit un bisou à sa mère et alla dans sa chambre. Elle regarda un peu par la fenêtre, en secret, les volets entrouverts, pour voir la fin du feu d'artifice. Au fond, elle ne savait pas non ce que c'était, Noël. Sa mère lui disait que c'était une fête que leurs ancêtres célébraient sur leur planète d'origine, mais il s'était passé des siècles et quelques exodes. On avait reconstruit des civilisations à l'autre bout de la galaxie. Il n'y avait même pas trois cent soixante-cinq jours par an, sur cette planète. Le vingt-cinq décembre tombait probablement en avril, cette année, pour ce qu'elle en savait, elle n'avait pas pris la peine de compter les années depuis l'exode, et puis, c'était inutile... on ne pouvait pas savoir quel jour il aurait été sur terre, si elle avait encore existé.

Le feu d'artifice terminé, elle ferma doucement ses volets entièrement. Elle ignorait qu'elle habitait une des rares, peut-être la seule, maison artisanale, avec des volets en bois. Elle n'avait jamais vu la ville. Elle n'avait jamais vu de l'autre côté de la vallée. Elle savait qu'il n'y avait que le désert. Elle savait qu'il y avait des villes, des villages. Elle pensait que sa maison ressemblait aux autres.

Elle savait cependant que les arbres étaient rares sur cette planète, et qu'elle avait de la chance d'en avoir deux dans son jardin, ainsi qu'une centaine bordant la vallée. Le bois étant inutile dans ce monde de technologie, qu'on ne prenait pas la peine d'exploiter les forêts. La Civilisation préférait le métal et le nucléaire. Comme avant. Les Hommes, au fond, n'apprenaient rien. Ça, sa mère lui avait dit.

Elle serra son ours en peluche dans ses bras.

- Joyeux Noël, Tommy.

L'ours, sympa mais peu bavard, ne répondit rien. Clara sourit et se coucha toute habillée. C'était devenu une habitude que sa mère n'avait pas réussi à corriger. Clara ne voyait pas pourquoi c'était important. Elle savait lire et réparer des moteurs, alors dormir en pyjama ou en salopette, c'était la même chose ! Cependant, elle n'aimait pas perdre du temps le matin. Elle aimait enfiler ses chaussures à la première heure, chaparder quelques tomates dans le jardin, et aller courir dans les bois en s'inventant des histoires, avant de revenir à midi, d'écouter les histoires de sa mère, et d'aller réparer l'aéro. La vie était simple, mais il y avait quand même bien plus important que mettre un pyjama. Point final.


Le lendemain, elle se leva de bonne heure. Le soleil était levé depuis au moins deux cycles, qui selon le système terrestre, devaient faire au total cent trente minutes. Elle se passa le visage sous l'eau fraîche dans la salle de bains, enfila ses chaussures, et fila dans le jardin pour cueillir quelques fruits...

… et tomba à la renverse en voyant l'engin gigantesque, plus haut que sa maison, qui avait aplatit quelques buissons. C'était un peu rouillé, un peu sale. Le vaisseau avait avalé des kilomètres... des années lumières, sans doute. Il n'était pas de première jeunesse, Clara pouvait en jurer. Elle n'était pas experte en aéronautique, mais l'aspect général ne laissait aucun doute. Sur l'aile gauche, sous le cockpit, on pouvait lire, en caractères italiques Empire III. Il y avait donc eu deux Empire avant celui-là...

Elle entendit des pas derrière elle. Elle se retourna vivement et se retrouva face à un homme, grand, qui avait un peu l'air d'un aventurier, chemise un peu élimée, bottes militaires, holster à la hanche, qui contenait un blaster.

- T'es un pirate ?

L'homme explosa de rire, dévoilant une fossette au menton et quelques pattes d'oie autour des yeux. Un visage expressif. Il se passa une main dans ses cheveux sombres.

- Un peu, répondit-il. Juste un peu.

Clara vit sa mère à l'embrasure de la porte. Elle avait un sourire qui en disait long.

- Alors c'est toi, mon papa ?

Il y eut un silence. Dix années pouvaient former un sacré fossé. L'homme s'approcha et posa une main sur l'épaule de sa fille.

- Oui... et ta mère m'a dit que tu avais presque fini de réparer l'aéro.

Il avait une certaine fierté dans sa voix. Il remarqua que Clara avait ses yeux. D'un bleu profond. Elle avait aussi ses cheveux. Et sa manière de sourire un peu en coin.

Clara passa du temps à finir de réparer l'aéro avec son père. Elle lui expliqua ce qu'il savait déjà, mais il ne disait rien. Il était impressionné par les capacités de sa fille. Digne fille de son père. Les chiens ne faisaient pas des chats.

- Je ne peux pas rester, tu sais, dit-il, au bout d'un moment de silence.

- Parce que t'es un pirate ?

- Un peu.

Clara fronça les sourcils.

- Mais y'a pas de pirate dans la Confédération, maman m'a dit. Ils sont en dehors.

- Il y a certains pirates qu'on amnistie jamais... c'était avant la Confédération.

Elle ne comprenait pas ce qu'il lui disait. Elle ne comprenait pas pourquoi il ne pouvait pas rester. Après tout, l'endroit était secret, et personne ne savait qu'elle vivait ici.

- J'ai combattu dans le camp des perdants, Clara. J'ai perdu la guerre. Et j'ai été banni. Je suis clandestin.

- Alors je veux venir avec toi. On peut vivre tous les trois sur une autre planète ! Et puis... et puis pourquoi t'es revenu, si t'es clandestin ? La police va te trouver !

- Parce que j'avais promis à ta mère de revenir.

Il y eut un nouveau silence. Clara se releva et s'enfourcha l'aéro. Il était trop grand pour elle, mais un jour, elle serait bien moins petite qu'aujourd'hui. Elle croisa les bras.

- Hé bien, c'est nul. Tu viens et tu t'en vas. C'est nul. Je préférais quand t'étais juste une histoire. Moi je veux voyager avec toi et faire des trucs de pirates !

Il s'approcha d'elle et passa un bras autour de ses épaules. Il avait risqué gros pour venir ici.Une promesse était une promesse. Je reviens dans dix ans. C'est la durée au-delà de laquelle les criminels dans mon genre sont amnistiés. Il y avait cru. Mais en venant, il avait découvert que les ennemis de la Confédération, guerre terminée ou non, le restaient à vie. Il aurait seulement fallu qu'il jure fidélité au nouveau régime lors de son avènement. Mais, jeune et encore écorché, il avait tourné le dos à tout ça. Clara n'était pas née...

Quand il relâcha son étreinte, il eut la surprise de voir Kay. Elle avait un sac militaire sur l'épaule. Elle posa le sac à terre.

- Tu ne crois quand même pas qu'on va rester ici encore dix ans ?

Il était fait comme un rat. Clara affichait son fameux sourire, celui qui la faisait ressembler à son père.

- Et c'est moi qui pilote ! Fit Clara.

Les parents s'échangèrent un regard. Etait-ce vraiment une vie pour une petite fille, de grandir dans la clandestinité ? Elle est déjà clandestine, sembla dire Kay. Ça se voyait dans ses yeux. On ne vit pas isolé du monde par amour du paysage. Et les néopatriotes arriveraient bien assez tôt, alertés par l'atterrissage de l'Empire III sur cette planète...

Alors ils plièrent bagages. Et ils étaient déjà loin quand la police arriva dans la combe, déserte, ne contenant plus aucune preuve de l'identité de ses occupants. Il n'y avait plus qu'une image virtuelle sur un vieux pod, qui disait Joyeux Noël En clignotant.

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