Empreintes croisées

Christel Belle Des Champs

Le paysage est connu à défaut d’être reconnu. La neige abondante transforme tout et travestit les repères habituellement utilisés. La couverture blanche nivelle les talus et les chemins creux. Le puits de la Croix Saint-Jacques est totalement invisible, alors qu’il doit être là, à une dizaine de mètres. L’illusion est telle que l’homme pourrait se croire dans un paysage lunaire. Pourtant, il est chez lui, sur son territoire.
D’ici quelques jours, si le redoux s’installe, la neige aura fondu et les arbres commenceront à bourgeonner. En cette saison, on a déjà vu les arbres fruitiers commencer leur floraison. Mais cette année, décidément, le printemps se fait attendre.

A deux kilomètres de là, l’animal n’a aucune considération pour cette neige tardive. Il est sorti de son hibernation il y a deux jours, comme il le fait depuis toujours. C’est la saison qui décide.
Il est amaigri et sa seule préoccupation est son premier repas. Il connait son territoire par cœur. Il est allé à la rivière pour pêcher quelques poissons, mais l’eau gelée est encore vide de toute vie. Il n’en peut plus de cette faim qui l’assaille chaque heure un peu plus. La mâchoire fait mal de ne pas avoir mastiqué depuis des semaines.

D’un côté, la progression est pénible. Cet hiver est décidément bien long. Le barda est trop lourd et les bottes s’enfoncent profondément dans cette neige de presque printemps. Le vent est glacial et l’équipement choisi mal adapté. Le corps est frigorifié et l’esprit se demande pourquoi diable être venu. Ce fusil au canon gelé encombre plus qu’autre chose. Pourquoi être sorti ? Par habitude, sans doute. C’est l’ouverture de la chasse.

De l’autre côté, le pas est également lourd. Il est comme ankylosé. La progression est lente. A chaque pas, le crissement de la neige rappelle l’isolement. Patte avant, patte arrière, le cheminement vient comme il peut.
De son long museau il a fouillé la neige, mais aucune racine, aucun lichen pour satisfaire son appétit. Alors le mammifère se redresse sur ses pattes arrière ; son flair cherche au loin une espérance. Mais le vent ne ramène que quelques vains effluves.
L’estomac est creux et tous les sens sont aux aguets. Le flair, l’ouïe, la vue, tout le corps est tendu vers la proie nécessaire. Il doit manger avant la tombée de la nuit, sa survie en dépend.

Tout à coup, au détour d’un mouvement d’air, son odorat l’alerte ! Vers le nord nord-est, un animal pénètre dans le bois. L’ours ne parvient pas tout de suite à identifier sa future proie par son seul odorat. S’agit-il d’un mouton ? D’un rongeur ? Rien n’est sûr. Son unique certitude est que cette proie peut le rassasier avant la fin du jour.
Le plantigrade secoue la tête, se balance de gauche à droite. Il grogne et montre les dents. Il frappe le sol de ses pattes massives et ses griffes labourent la terre mêlée de neige.

Lorsque la proie est repérée, le prédateur va d’instinct se mettre sous le vent. Il court plein ouest, rejoint la rivière et la traverse. A cet instant, il entre en chasse.
Il remonte plein nord, tout en scrutant l’orée du bois. Il n’a pas encore identifié sa proie, prise au piège, là, à quelques centaines de mètres. Il sait juste qu’elle existe et qu’elle est là. Le plantigrade se relève encore une fois sur ses pattes arrière. Il renifle, il exulte. Sa délivrance est là, à portée de coups de pattes, à portée de coups de griffes. La faim est toujours présente, mais elle devient sereine, certaine d’être contentée. Le prédateur reprend sa stratégie, il contourne le bois pour attaquer sa proie par derrière.

Au même moment, un coup de tonnerre déchire l’horizon. Aussitôt l’ours sait à qui il a affaire. L’odeur de la poudre est reconnaissable entre toutes. Il doit affronter l’autre grand prédateur du lieu. L’homme et son bâton de feu. Il doit se montrer prudent et ralentit l’allure. Contrairement à lui, l’homme n’a pas d’odorat mais il a une bonne vue. Il faut avancer à couvert et sans bruit. Il s’approche. Encore et encore. Toujours plus doucement. Derrière l’odeur de la poudre, il déniche celle de la chaire humaine. Il hume à plein naseaux, dodeline de la tête et gémit de plaisir. De son odorat, il absorbe tout le bois.
Puis au détour d’un buisson, il voit sa proie. Petit point foncé sous les arbres dénudés. La proie lui tourne le dos et se précipite vers un volatile tombé du ciel. Ne pas faire de bruit. Suivre la proie. Rester à couvert et se méfier du bâton de feu.

La faim est là, insistante, obsédante. Elle dure depuis trop longtemps. Elle s’étire à la limite de l'évanouissement. Le prédateur reconnait ses signes : vue brouillée, souffle court, difficulté à se maintenir sur les pattes arrière. Plus la faim dure, plus la rage monte. La faim prolongée a cette vertu de décupler la hargne. Et c’est pourquoi l’esprit devient invincible quand le corps ne suit plus.
Alors la vision de la proie, là, à quelques instants enjambés fait vaciller le temps en espace. L’homme a le dos tourné, il est accroupi et ramasse le volatile. L’instant se confond avec l’espace séparant l’ours de sa proie. La pulsion du carnassier prend le pas sur la stratégie du prédateur et l’animal se précipite. Il se redresse et lance son attaque. Il hurle et fond sur sa proie. En cinq enjambés, la quadrupède a saisi sa prise. Il est dessus, il la maitrise de son poids. Toutes griffes dehors, il la plante. Il arrache ses doubles peaux inutiles, il la sent, la renifle, s’en délecte. La proie est sienne. Il grogne de plaisir. Il engloutit la tête de l’homme dans sa gueule et la rogne. Le frottement de ses dents sur la boîte crânienne contente déjà sa faim.

En dessous, le chasseur perd connaissance. Il n’a rien vu, rien entendu, rien compris. Il était là, seul, et l’instant d’après, l’ours était sur lui. Il n’a eu le temps d’aucune défense, d’aucun geste. Au moment de disparaitre, alors que l’ours joue avec son crâne comme un nourrisson mâchouille son hochet, il a dans la ligne de mire de son œil gauche, l’oreille droite de l’ours. L’oreille est ronde, parfaite et d’une épaisse fourrure brune. Elle est semblable à celle de la peluche de son enfance. Au moment de trépasser, il a juste le temps de se dire que cette oreille est presque attendrissante.

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