En transit

raphaeld

C'est marée haute ! Les couloirs de l'aéroport dégueulent des hordes de touristes bigarrés ; la masse turbulente se presse jusqu'aux guichets de la douane. Ça déborde dans tous les coins, ça chiale, ça chante, ça hurle… ça dégueule… dans toutes les langues ! ça n'a rien à déclarer… Ils ont tous hâte d'en finir. Premier virage, deuxième… On n'en voit pas le bout ! Et ça n'avance pas ! Et ça continue d'arriver ! On se bouscule, on se tasse, on n'est plus qu'une bouillie informe et incolore. Le bon gros melting pot à l'américaine. Y'a plus que dans les aéroports que ça se passe.

Un toutou fend la masse. Les passagers en transit se pâment devant tant de mignonneté ; par groupe de quatre ou cinq ils s'abaissent pour lui caresser le museau… Le cabot bronche pas, il doit avoir l'habitude, c'est son quotidien… Il profite de ses atouts pour aller renifler partout : les mains, les poches, les chaussures… Les bagages… Il est si chou qu'on oublierait presque le gros black qui tient la laisse. Pas l'air commode, il se dandine derrière son sniffeur. De temps en temps il le guide vers des groupes plus basanés, plus barbus… Des fringues plus louches… Des colis suspects… Il passe dans la file d'à côté. Je remarque tout de suite ses yeux ; je les connais bien ceux-là ! Ceux du type en manque. Qui retournerait ciel et terre pour une piquouze de plus. Du coup ça m'étonne moins son comportement au toutou, à se débattre le museau comme ça… Mon pauvre, que te font-ils faire. Si tu fais bien ton boulot t'auras probablement droit à un petit rail. Ça se voit que le su-sucre c'est pas ton truc.

Le chien-détecteur et son maître aux gros bras passent leur chemin, ils ont repéré quatre types en sandales et gandoura. Je me reconcentre sur la magnifique brune juste devant moi… Un cul pas possible. Un enculé de mexicain entre nous deux me cache la vue, j'en suis sûr il le fait exprès ! Je lorgne vers le passeport de la nana… Savoir à quoi j'ai affaire, quelle langue utiliser. Bien sûr je pourrais juste y aller avec un « Hello » et enchaîner en anglais. Mais les gens préfèrent parler dans leur propre langue, ça les rassure… Et puis ça fait bon genre… Qu'on rechigne pas à l'effort, ça laisse jamais de marbre ça. Qu'on se décarcasse pour les gens même en général. Bon, ça n'a pas toujours l'effet escompté… Mais je m'égare. Peu importe. J'ai les chocottes vous l'aurez compris. J'ai jamais les couilles au moment de me lancer.

Surtout que je pue comme un rat mort, que j'ai les tripes qui s'entrechoquent et se roulent les unes sur les autres… Ah, ce vol ! Pas une partie de plaisir… La moitié de l'avion a défilé aux chiottes, et en rangs ! Bien sagement, chacun attendait son tour, sa galette ! Y compris la petite vieille d'à côté… Et c'est elle qui y est restée le plus longtemps ! Elle en est ressortie livide, et puis elle a pas arrêté de roter ! Soi-disant que ça apaise… Que ça remet les entrailles en place… Et si encore y'avait eu qu'elle ! Mais tout le monde s'y est mis ! Des dizaines, des centaines de passagers en mal de l'air ! A éructer, gémir et péter dans tous les sens ! Au moindre trou d'air c'était l'hécatombe. Ah ! des secousses ! sauve qui peut, tout le monde aux chiottes ! Et chacun pour soi ! Enfin moi non plus, j'en menais pas large… Le bide se nouait par à-coups, la gorge se resserrait… J'ai senti l'angoisse monter, je vous l'avoue je vais pas faire le fier… Alors je l'ai recalée bien au fond à coup de grandes respirations, de mouvements lents et amples… Un genre de sophrologie, des restes de l'armée… Je me suis relaxé dans la masse agonisante, je me faisais liquide… Pendant trois heures ça a duré ! Comme des pruniers vraiment ! En descendant on savait plus marcher droit ! Deux-cent, deux-mille personnes vertes et titubantes ! Ah ! et cette odeur ! Mais je m'égare…

La file continue d'avancer, la brune aussi… Bientôt il sera trop tard. Et je sais bien ce que je me dirai. Encore une de ratée ! C'est à force de petits échecs qu'on finit par rater sa vie… Quand on n'y fait plus attention… Que ça s'inscrit dans le quotidien… Matin midi et soir ! Après les repas ! C'est mon addiction. Ça et les culs bien roulés. Celui de la brunette remue langoureusement dans son minishort, à chaque pas c'est incroyable ! Un spectacle grandiose ! J'en ai les larmes aux yeux à mater son popotin… ça m'inspire des songeries… Ah putain j'le veux pour moi ce cul-là ! Assez qu'il me nargue ! Pousse-toi le mexicano, j'ai affaire ! Rendez-vous avec l'histoire ! Je commence à le doubler le taco… Ni vu ni connu par la gauche. Je continue à griffonner sur mon carnet, ça me donne l'air absorbé, comme si c'était pas voulu… Je lance quand même des petits coups d'œil vers les papiers de ma déesse, savoir quelle langue elle parle… Ah ! Voilà ! Espagnole ! C'est dans la poche !

« Hola ! » que j'attaque, tout simplement…

Elle me regarde un peu… Les espagnoles ça jauge vite. Moins vite que les françaises mais plus que toutes les autres je crois bien… Pas farouche elle se décide à me répondre un petit « Hola… »

On entame une conversation cent fois répétée entre ces murs. Faite de noms d'aéroports et de destinations exotiques. Celle qui passe en revue la routine de chez soi, les précédents voyages, les turbulences du vol… On est en pilote automatique, comme porté par l'esprit du lieu. Je perds pas le nord, je m'apprête à lui demander combien de temps elle va y rester en transit… J'y suis quand même pour dix heures, et on peut difficilement imaginer un endroit plus chiant qu'un aéroport… Même les maisons de retraite sont plus animées. Je vois le toutou qui s'amène… J'entends pas la réponse de ma mignonne, juste les mots de l'énorme agent de la douane qui me dit de me mettre sur le côté. Le cabot s'excite sur ma poche de derrière…

Je vois la brune s'éloigner. Je baisse mon froc devant deux agents impassibles… Je les entends même pas respirer… J'explique que c'est pas moi l'odeur, c'est mes potes à Paris… Que j'en ai même jamais pris, jamais eu sur moi. Devant moi les agents fouillent mes fringues et font des croix. Au bout d'un certain temps ils me laissent filer, ils ont sûrement mieux à faire. Je suis soulagé en quelque sorte. Je sais pas combien de temps j'y suis resté là-dedans, j'étais comme dans un brouillard... Je veux la retrouver mon espagnole !

Seulement voilà, on m'a lâché à la case départ, entre les guichets et moi y'a trois heures de touristes qui roulent les uns sur les autres. J'explique que j'étais à deux doigts de passer à mon guichet avant de me faire écarter… on veut rien savoir, on m'envoie chier avec les autres. Je maudis ces putains de chiens-junkies, et ces casse-couilles de la douane. Et toutes les files d'attentes… Et tous les guichets… ça me rappelle trop ma vie… A chaque virage je crois à un changement, mais je fais que revenir sur mes pas… C'est des serpentins… C'est qu'une gigantesque salle d'attente… Sans rien derrière.

Signaler ce texte