encens

Julien Aubert Schiappapietra

 

En scène Wilma et Claude

Claude : Je ne sais pas pourquoi tu m'as appelé, le fait est que ça fait 17 ans que je n'ai pas eu de tes nouvelles, chérie. Ca fait un moment et j'ai vécu sans toi depuis. Il a fallu apprendre à me passer de la pression de tes doigts sur mes poignets et tu oses revenir comme une enfant, tout ça après ton départ dans la nuit, dans le brouillard. Ca n'a pas de nom, ton départ n'avait pas de nom, ton retour m'est douloureux, il défie mes limites et brouille la vie que j'avais cru construire. Tu n'as pas le droit de me faire ça, me laisser seul pour revenir. Je ne l'accepte pas

Wilma : Je ne suis pas vraiment partie, c'est juste que tu m'aimais, tu me faisais confiance et tu croyais en moi. Et j'ai eu peur, peur parce que, je ne sais pas, tu m'aimais. Oui c'est ça, c'est parce que tu m'aimais que je suis partie ; enfin non, que je ne suis pas partie, que j'ai laissé la situation s'éteindre.

Claude : Du jour au lendemain tu as disparu, tu m'as enlevé la seule place qui comptait, la seule place où j'appartenais, la seule raison qui me disait de continuer.

Wilma : D'accord, ok, j'ai cru avoir été douce, c'est juste ; je ne voyais pas d'autre manière, je ne voyais pas comment faire autrement, tu n'aurais pas compris parce que moi non plus je ne comprends pas en fait. Ton amour, ça me mettait toute cette pression, tout cet amour me donnait tant d'amour que ça en débordait et je n'ai pas su gérer ça. Je n'ai vraiment pas su, alors je suis partie. Je ne suis pas partie ! Enfin c'est que oui, mais pas vraiment, enfin tu comprends ce que je veux dire.

Claude : Alors tu es une victime, il y en a marre que tu sois la victime Wilma. Tu l'as toujours été, tu as toujours prétendu l'être mais comment te croire quand toi tu ne me faisais pas confiance. Ne me dis pas que je t'ai trop aimé

Wilma : J'ai pas dit ça, enfin si ; mais ce n'était pas ce que je voulais dire, je voulais juste dire que, voilà, tu m'aimais et ça m'était insupportable. Je veux dire pourquoi ? Enfin, justement, ce pourquoi me faisait peur parce que je le devinais. Tu sais, je suis douée : je sais les choses, je sais ce que tu ressens, je sais ce que tu as ressenti et je sais que tu m'en veux, et c'est normal enfin, tu as toutes les raisons de m'en vouloir, mais je voulais que tu saches que dans tous les cas, je reviens toujours.

Noir

 

 

 

Armistice seule en scène

Armistice : J'étais seule à mon réveil, j'étais seule et je le suis depuis, le temps a passé sans même que je le vois s'écouler parce que je crois qu'en fait, il n'y a plus de temps : il n'y a que moi, suspendue dans le noir du vide, moi suspendue dans le flou du rien et pourtant j'étais quelque part mais je n'en ai gardé qu'un seul souvenir ; après il n'y a eu rien d'autre que moi face à moi et pourtant je sais que ça fait longtemps - même si je ne sais pas ce que ça veut dire longtemps - longtemps, longtemps, longtemps, longtemps, longtemps, longtemps, longtemps ,longtemps, longtemps, longtemps, longtemps, longtemps, longtemps… je sais même plus là du coup mais ça fait en tout cas une certaine quantité de douleur, pas tant notable dans sa qualité mais dans son caractère diffus, je veux dire, sans parler de temporalité, cette douleur elle a duré, en fait… duré, duré, durée, duré, durcie quoi, je ne sais pas, je ne sais plus. De quoi je parlais ? Qu'est-ce que je disais ? Qu'est-ce que je voulais dire ? Qu'est-ce que ça veut dire en fait ? Ca veut dire ce qu'on m'a dit que ça voulait dire, mais j'ai oublié, j'ai tout oublié depuis tout ce temps. J'ai oublié et j'ai oublié qui j'étais, il ne reste plus que ma respiration presque silencieuse et le sens des choses a disparu.

Je ne sais plus si j'ai connu d'autres corps que le mien, si j'ai aimé d'autre amie que moi-même et pourtant il me semble avoir été autre que moi-même par le passé, mais là, maintenant, je suis cloîtrée dans cette poussière blonde, figée, suspendue dans une flèche de lumière qui traverse la pénombre ; comme celle qui traverse une salle un peu sombre un jour d'été quand on ferme les persiennes. Mais je ne suis plus qu'ici, maintenant, ici c'est tout ce que je suis, là, c'est tout ce qu'il faut voir de moi. Ce que j'essaie d'être et de vivre pourtant mais pourquoi ?

 

Wilma arrive par la gauche, Claude par la droite, chacun de leurs mains droites prennent un bras d'Armistice, chacun de leur côté. Cette dernière se retrouve les bras en croix, Wilma et Claude tournent dans le sens trigonométrique. Armistice est dos au public, Wilma aussi, Claude est face au public. 

 Noir

 

Claude et Wilma seuls en scène

Claude : Tu te rappelles de la fois où on était allé au parc en plein mois d'Août ? Il faisait beau et il faisait chaud, tu avais ton débardeur blanc qui est trop petit et tu avais les cheveux lâchés, et ils collaient au bas de ta nuque parce que tu transpirais. Moi je m'en rappelle et je m'en suis rappelé jusqu'à maintenant, mais là je ne me souviens plus trop.

Wilma : C'est étrange, enfin moi je m'en souviens, tu avais très chaud, aussi.

Claude : Oui, peut-être.

Wilma : On avait quel âge, quoi, dix-sept, dix-huit ans ?

Claude : Oui, je ne sais plus en fait.

Wilma : Non je suis quasiment sûre, j'avais 17 ans, et c'était il y a 17 ans,  tu avais ta veille Renault qui sentait le renfermé et la liberté. C'est après ce jour-là que j'ai laissé la vie m'éteindre.

Claude : Quoi ?

Wilma : Ce que tu disais, le jour où je suis partie.

Claude : Ah oui. Non je ne vois pas, enfin je ne sais pas, je ne crois pas.

Wilma : Mais Claude ?

Claude : Ce n'est pas moi qui suis parti, j'ai décidé de ne plus m'en rappeler.

Wilma : Mais, Claude !

Noir

 

Armistice dans la même position, les autres sont partis. Alexandre entre en scène

Alexandre : Un changement de perspective en quelque sorte, n'est-ce pas ?

Armistice : Je ne sais pas, je ne crois pas, au fond, qu'est-ce que ça change ?

Alexandre : Je ne sais pas.

Armistice : Et ben, alors.

Alexandre : Que veux-tu que je fasse ? Dis-moi.

Armistice : Libère-moi, aide-moi, ne me laisse surtout pas.

Alexandre : Je – oui, je vais y aller, j'y vais.

Armistice : Non.

Alexandre sort

Armistice : Si. J'avais la foi, j'avais foi en la vie, juste en ça, en cet instant, là, au moment où je dis les mots. Mais je n'y crois plus, ils ne servent plus qu'à retarder un silence que je ne saurais pas encore voir venir. Je ne me verrais pas du tout accepter ; ce silence il me terrifie, j'ai peur de me retrouver seule face à moi-même dans une salle au parquet ciré. J'ai peur des rayons de lumière filtrée sur mon corps, sur son corps. J'ai peur de l'inconnue que je vois dans mon regard quand je me tiens devant la glace. Alors pour ne pas avoir à faire face à cette ombre inconnue, au maelstrom glacé de mes yeux noirs, j'occupe le temps, j'occupe les secondes qui passent en parlant. Et ça fait mal de dys-tordre à ce point-là le présent, ça dure. Mais il le faut parce qu'alors le froid devient trop lourd sur ma peau, et j'ai mal partout de ce silence. Je ne veux plus avoir mal.

Noir

 

Alexandre seul en scène : J'veux dire, arrête quoi, c'est dur d'être comme moi, fin, j'veux dire, personne comprend la souffrance que je ressens, seul, dans mon immense manoir du 20ème, dans ma maison face à la mer, dans ma demeure aux multiples ilots de vie. C'est dur d'être gâté, d'être gâté au point d'en être pourri jusqu'à l'intérieur et de trouver quand même des raisons de se plaindre. J'veux dire, attends, ne pars pas ; mais écoute moi. Ce n'est pas parce qu'on est riche qu'on n'est pas triste. Des fois, ça me rend malheureux d'avoir un étage pour moi tout seul, d'avoir de l'argent au point de ne plus savoir quoi en faire. On y perd son âme, j'veux dire, j'ai pas perdu la mienne mais c'est un risque qu'on prend et qu'on court quand est riche quoi. Les gens comprennent pas ça, que la richesse c'est tellement un fardeau, je veux dire. Qu'on me plaigne, je veux qu'on me plaigne, qu'on plaigne mon bonheur.

Noir

 

Alexandre et Armistice

Armistice : Prends-moi dans tes bras, donne moi la mort et berce-moi d'illusions, que je puisse encore sentir l'herbe sous le béton.

Alexandre : Laisse-moi te prendre dans mes bras. Je sais la vérité que tu pressens. Laisse moi savoir pour toi et pleure sur mon épaule car je suis pour toi.

Armistice : Je crois me rappeler d'une musique qui fredonne l'air que mon père me chantait souvent pour me calmer de mes terreurs nocturnes, pour me sauver de mes cris dans la nuit.

Alexandre : Je ne peux pas chanter ton souvenir mais je peux être là.

Armistice : Toi qui as toujours su, qui me sait depuis plus longtemps encore.

Alexandre : Je voudrais simplement que tu saches que tout va bien se passer.

 

Claude et Wilma, identiquement.

Wilma : Je vois dans tes yeux le refus de me voir, la nébuleuse sombre diamétrale et patiente. Et dans sa transparence floue, les ombres chinoises de ton coeur. La lumière s'éteint et si je disparais, toi aussi ; mais si tu disparais alors je meurs.

Claude : Comme toujours et ça nous tue.

Wilma : Tu vois, je ne peux pas franchir le seuil et je me hais pour ça. Ce serait mieux et pour toi et pour moi mais je ne peux y penser.

Claude : Et si c'est cassé ?

Noir

 

Alexandre est dos au public, Armistice face à lui, de trois-quarts.

Armistice : T'es marrant. T'es quelqu'un de marrant. "Quelqu'un" ; non en fait t'es rien. Tu n'es rien. On a pris soin de toi, on t'a aimé, langé, on t'a embrassé. Pour toi c'est toujours l'été, la vie est belle. Papa est riche, maman est belle ; le pognon coule dans tes veines. Tu n'es rien. Moi je suis quelqu'un. Je me suis battue pour chacune de mes blessures. J'ai lutté, j'ai tué, j'ai saigné pour chaque mètre que je foule. J'ai fait en sorte que ça soit possible. Et tu pleurais en t'endormant parce que Papa t'a fait du mal. Parce que d'avoir tant d'argent ça fait du mal, espèce de sale petite enflure gâtée, gradée et ingrate. Tout t'es tendu sur un plateau d'argent et tu dilapides tout. On t'offre le monde et il te semble gris parce que tu n'as eu à lutter pour lui. Tu n'es rien.

Noir

 

Wilma et Claude sont seuls en scène, face public. Ils parlent comme si l'autre n'existait pas.

Wilma : La manipulation nous sauve de l'échec, nous donne l'impression de maintenir une emprise. La contrepartie du contrôle c'est l'engagement totalitaire du soi et la transformation de comment je me perçois. Je suis l'entité pensante, je suis le Léviathan. Je suis l'Ariane qui nous lie et je tire, je noue, j'implique des parties et de toi et de moi. Si tu détruis ce que je construis, de bonne ou de mauvaise foi, et même si tu as raison de le détruire, ce sera quand même ta faute et pas la mienne, et je crois que ça, ça me sauve.

Claude : J'accepte la passivité, je veux aimer et être aimé. Au prix d'être pieds et poings liés, au prix de souffrir. Ma volonté existe, mes désirs existent, je les tais parce que j'aime et que j'accepte. Mais j'ai l'intime sentiment que le flou de mon acceptation cache quelque chose que je ne saurais dire. Une insatisfaction.

Wilma : C'est comme si je mettais en scène : je mets en scène ce que la vie attend de moi, ce qu'on attend de moi. Le bonheur est une question subsidiaire à l'accomplissement du destin qui prévaut à l'existence. S'il n'y avait pas de destin, pas d'ordre à respecter, je ne pourrais pas vivre. Tout serait hasard et ça me tuerait. La question est simple tout est hasard ou rien n'est hasard, si le premier prémisse est vrai, je ne pourrais pas vivre. Et c'est parce que je ne suis pas persuadée du second que je m'efforce de le mettre en acte. Le potentiel du destin ne me suffit pas, j'ai besoin de son action, je suis cette action, la main gantée du destin que je sens. Main de velours dans un gant de fer, j'ai décidé d'être le rouage manquant au mécanisme de la vie.

Claude : Être aimé, c'est comme n'être plus seul, perdu. Non pas que cela signifie ne plus être perdu mais au moins on est perdu à plusieurs et plus on est de fous plus on rit. Plus on est de fous plus on se sent vivre surtout. En fait, peut être que je suis fou.

Wilma : L'individu devenu norme, j'excarne ma norme ; qui pourrait me dire folle si je cherche dans ce jour sans fin d'où vient la lumière et que, déçue, je l'acte ? Pourtant ce n'est pas normal. On m'a dit en grandissant, souvent "fait des efforts pour être plus normale, au moins quand des gens sont là". La normalité est surestimée pour la simple raison qu'elle n'existe pas et que de fait elle rassure négativement. 

Claude : L'éloge de la folie n'est plus à faire, peut être reste-t-il à la chanter. A en faire un rythme. A la danser. A la vivre, puisque seule la folie fait sens, visiblement.

 

Wilma et Claude sont face à face

Wilma : Qu'est-ce qu'on fait puisqu'on sait qu'on se fait du mal ? Maintenant qu'on le sait mais qu'on s'aime quand même. On est bien emmerdé, la vérité c'est qu'on ne devrait pas connaître cette métastase.

Claude : Les psychiatres disent que les relations les plus stables sont construites entre une âme sadique et une âme masochiste. Entre un pervers manipulateur et un pantin dépendant.

Wilma : Ils appellent ça des névroses complémentaires.

Claude et Wilma ensemble : Je suis ta névrose complémentaire. Ils (sou)rient.

Noir

 

 

Armistice seule en scène, elle danse. Sia, Chandelier.

Pendant la danse, Claude, Wilma et Alexandre la rejoignent.

 

Fin

 

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