ENCORE UNE HISTOIRE DE CHARLOTTE

hectorvugo

Chapitre un : la période bleue

 

Depuis le début de mes amours, ma vie obéissait à une seule loi cardinale : celle de la fidélité.

Soyons précis. Ma fidélité.

Une fidélité paradoxale.

J'avais choisi d'être fiable à un prénom pour être tranquille.

Toutes les femmes de ma vie s'appelaient Charlotte.

C'était très pratique. J'évitais les scènes de ménage. Maitresse ou concubine, il n'y avait aucune méprise. Pas même celle des visages. Comment faire comprendre à une charlotte que je la confondais avec une autre ? A moins qu'elle ne fouillât dans les contacts de mon portable pour y trouver 36 charlottes, chacune ayant un numéro comme les rois de France ou les papes.

Avec Charlotte I, j'avais cru au grand amour et j'avais perdu ma virginité. Je m'étais marié avec Charlotte II. Une erreur que je payais encore par une pension alimentaire hors de prix. Charlotte III m'avait donné une fille Marie Charlotte que je voyais un week end sur deux. Charlotte IV m'avait presque poussé au suicide avant qu'elle ne me présentât Charlotte V avec qui je vivais à présent.

Pour la première fois une femme n'avait pas cherché à connaitre ma vie d'avant.  Ma cinquième Charlotte  ne s'intéressait qu'au présent et accessoirement au futur proche. Je trouvais cette approche de la vie épatante.

Certes pas très reposante. Les premiers temps de notre relation furent passionnés. On ne se quittait pas d'une semelle. Collés l'un à l'autre. En accord avec la saison. C'était le début de l'été.

Nous ne parlions pas de projet. Nous vivions au jour le jour sans la pression du quotidien. J'avais posé mes valises, pour un mois d'essai, chez elle dans un pavillon de banlieue fleurant bon la province. Elle habitait un village à 30 minutes de Paris, un endroit hors du temps, un lieu d'artiste. Et pour cause, sa maison avait été l'antre d'un peintre ayant eu son heure de gloire au siècle dernier. Charlotte avait gardé un vieux chevalet dans son dressing, unique vestige du passage de l'artiste ici.

Elle y posait dessus ses vêtements quand elle se déshabillait.

C'était le signe que nous allions faire l'amour. Que de jupes, que de chemisiers, que de dessous s'étaient substitués à une toile au point d'en faire une, à leur manière, une sorte de tapisserie ou les goûts et les couleurs donnaient le ton de la saison.

Fin juillet j'eus la saugrenue idée d'y ajouter mon polo, mon bermuda, mes chaussettes et mon boxer rouge.

Le lendemain, c'était la fin de ma période d'essai. J'allais partir à regret. Par pudeur, je ne montrais rien de ma tristesse, me forçant même à une gaité surjouée que Charlotte observa avec ironie.

-  Pourquoi cette comédie Bruno ? Tu as le droit d'être triste

- Mais je ne le suis pas

- Arrêtes. Pas avec moi. Tu parades trop pour cela soit honnête. Tu fais comme les autres.

- Les autres ?

- Mes autres amants. Tu n'es pas le premier tu sais.

 

Je n'aspirais pas à être le dernier. Je souhaitais que mon bail fût le plus long. On se dit toujours ces choses-là au début. Après ça se gâte.

L'amour c'est comme la météo, c'est une question de cycle.

Nous traversions celui de la découverte mutuelle, le plus agréable. Je ne voulais pas qu'il s'achevât sur une simple période d'essai d'un mois. Charlotte non plus.

Elle me le fit comprendre d'une manière bien à elle, tout en métaphore.

Charlotte acheta un nouveau chevalet et l'installa à côté du sien.

-          Tu peux rester si tu veux

-          Jusqu'en septembre ?

-          Au-delà. C'est toi qui vois

-          Je pensais que la vie de couple ce n'était plus ta tasse du thé

-          Tu es en train de me faire changer d'avis

-          C'est une déclaration ça ?

-          Peut être…. .

De ce jour, j'investis la moitié du dressing.

Mon appartement parisien devint une résidence bis, un plan B plus spacieux qu'un hôtel en cas d'heures supplémentaires à effectuer au bureau ou d'absence prolongée de Charlotte

Pour le moment je goutais aux joies d'une vie à deux. Contrairement à mon vécu et mes opinions, cette vie-là était des moins contraignantes.

Ça n'allait pas durer longtemps.

La faute à qui ?

A elle d'abord, « prise dans le tourbillon de son métier » formule qu'elle utilisait à toutes les sauces pour justifier une absence. Charlotte la cinquième était assez connue dans le milieu de la décoration d'intérieure. Et à en croire son carnet d'adresses, elle disposait d'une clientèle très huppées.

Nous n'en avions jamais parlé jusqu'à cette soirée d'octobre où Charlotte me présentaient à ses clients et ses amis, impossible de les dissocier pour elle.

C'était donc suffisamment sérieux entre nous pour qu'elle m'affichât à son bras. Un détail me mit mal à l'aise. Tous m'appelaient le nouveau. Je passais pour une bête curieuse à leurs yeux. Après un QCM (subtilement planqué sous une conversation bateau) pour tester ma culture générale, on sonda mes opinions politiques. A ma réponse : « je ne suis d'aucun bord », la maitresse de maison bondit de joie alors que son mari resta circonspect, puis m'observant de bas en haut il m'acheva : «  il ne manquait plus que ça un centriste tendance molle ». Une sexagénaire refaite jusqu'aux orteils s'esclaffa : « Quel bonheur ! Ceux sont mes préférés ! Tu me le prêteras quand tu auras terminé ton histoire avec lui Charlotte ? ».  La demande était tellement premier degré que je crus réellement à un mot d'esprit. D'habitude ce dernier génère souvent le rire. Celui-ci fut sanctionné par un silence de mort. On entendit les mouches voler. Tout le monde regarda Charlotte dans l'attente de sa réaction. C'était malsain comme ambiance. Un rodéo chez les faux culs. Charlotte s'en tira avec une pirouette : «  tant qu'il n'a pas dépassé la date limite de consommation, je le garde pour moi ».

J'eus la terrible sensation d'être un sex toy dans une soirée rose Tupperware. Sensation rapidement décuplée par l'impression de ne pas appartenir à un même monde. Nous ne portions pas les mêmes vêtements, nous ne sentions pas les mêmes parfums, nous n'avions pas les mêmes références. Bref je n'étais pas de leur caste.

Malgré cette gentillesse  quoiqu'à la limite du mépris et cette curiosité à mon endroit, j'étais en dehors du coup. Trop cheap. Ca parlait déco, fen shui, art contemporain, nouvelles technologies.

J'esquivais quand on me demandait mon avis. Je suivais  à la lettre une technique infaillible. Je mangeais. J'avais toujours la bouche pleine. J'opinais parfois du chef sur un sujet a fortiori quand il obtenait une majorité favorable écrasante. J'étais un suiveur. Charlotte, elle, était une meneuse. Une des plus persuasives et des plus agressives aussi.

Un à un ou une à une, elle tentait de convaincre pour certains, d'amadouer pour d'autres. Et quand on abordait son domaine de prédilection, à savoir la déco, plus personne n'avait droit au chapitre autrement qu'en la questionnant. Elle monopolisait la parole dans la réponse. J'assistais à un pingpong étonnant ou elle prodiguait des conseils, obtenait parfois des rendez-vous.

Aussi pendant 30 minutes d'échanges, elle avait fait son chiffre d'affaire pour le semestre à venir. Chapeau l'artiste. Ainsi prochainement elle interviendrait pour embellir un appartement donnant sur le lac d'Annecy, reverrait la disposition d'un chalet à Saint Moritz, pour finir sur l'habillage complet d'un loft londonien.

Le lendemain Charlotte préparait ses valises pour Annecy. J'épousais le destin d'une femme de marin, à ceci près que j'étais un homme et que mon marin avait un 90 c de tour de poitrine. Jamais un au revoir sur un quai de gare ne sonna aussi juste. Normal c'était notre premier. Il eut des accents « Lelouchiens » avec ses yeux dans les yeux et ses longs silences qui vous forcent à baisser la tête et regarder ailleurs pour refouler vos larmes. Nous faillîmes pleurer.

C'était la fin de l'âge d'or de notre amour.

 

 

 

Chapitre deux : période pourpre

 

Un rose délavé se mélangeait au gris dans une vie assez monotone. Je travaillais beaucoup. Je trouvais dans cet échappatoire un moyen de tuer le temps, de le rendre supportable. La fin de l'automne donnait à Paris une odeur scandinave dont je goûtais peu les plaisirs. Il fallait être un sacré archéologue du bonheur pour y trouver des pépites de satisfaction. La lumière du jour faiblissait dès l'aurore, une humidité tenace vous suivait jusqu'aux moindres recoins de votre intimité. Le ciel se transformait en brumisateur perpétuel qui, à la tombée de la nuit, laissait place à des averses soutenues.

Un champ de parapluies noirs cachait les silhouettes, la mienne particulièrement.  Le jour et la nuit s'étaient enlacés depuis longtemps. Je regagnais mon meublé. Peu avant de prendre le métro je consultais mon téléphone portable. J'espérais y lire un texto de Charlotte. Elle m'envoyait encore  des mots doux les premiers jours après son départ. Rapidement, ils devinrent rares puis inexistants. Elle m'appelait une fois par quinzaine, c'était suffisant à ses yeux.

Je n'étais pas déçu, encore moins effondré, pis je m'étais préparé à ce scénario.  Et puis il y avait les multiples reports de son retour. Charlotte me baladait. J'en étais triste. Tout cela nourrissait en moi un curieux paradoxe. Je la désirais ardemment tout en étant certain que notre histoire finirait en queue de poisson dans un cul de sac.

J'aurais pu couper les ponts avec elle, lui expliquer que nous ferions mieux en rester là. Mais ma lâcheté, mon impayable besoin de ménager la chèvre et le choux au cas où me poussèrent à ne pas briser nos liens.

Je continuais à lui adresser des textos à la Cyrano en sachant pertinemment qu'elle n'y répondrait pas. Elle les lirait sans doute, au pire le sourire aux lèvres, au mieux la larme à l'œil.

Mon corps n'en pouvait plus. Il réclamait sa dose de caresses.

J'étais en manque.

Je le sus par un signe cutané. Une évidence. J'eus la chair de poule un dimanche soir en ramenant ma fille Marie Charlotte à sa mère.

D'habitude je restais dans ma voiture. Je me tenais à l'écart de leur retrouvaille. J'en comprenais l'urgence et le besoin. Souvent un homme venait les rejoindre constituant le trio d'une famille recomposée. Depuis bientôt deux mois, l'homme était absent de ce tableau.

Ma fille m'avait dit qu'il était parti pour affaire à Marseille.

Je saisissais cette opportunité avec tact. Je suivais la stratégie du chat. Voici quatre semaines j'étais sorti de la voiture pour leur faire un signe de la main.  Puis deux semaines plus tard, j'étais resté au seuil du portail à échanger quelques mots.

Ce dimanche-là je fis le grand saut.

-          Mon ex m'y aida.  Tu as un quart d'heure pour prendre un café ? 

-          J'ai tout mon temps

-          Charlotte ne t'attends pas ?

-          Non, elle est à l'étranger pour son boulot

-          Célibataire alors ?

-          En quelque sorte

-          Comme moi

Ce fut le préambule d'une conversation atypique. Tout de moins pour moi. Car je n'avais jamais eu jusqu'ici le moindre don d'écoute. Je me transformai en psy version Jacques Vabre.

Charlotte 3 m'avoua tout. L'éloignement de son homme, le naufrage de son couple.

Ce qu'elle vivait ressemblait comme deux gouttes d'eau à ce que je traversais avec Charlotte 5. A une exception de taille. Son histoire d'amour était bien plus ancienne que la mienne. Après 6 ans c'était presque normal de voir les sentiments s'user.

Par peur de ridicule, je ne lui dis rien me concernant. Après quelques mois d'amourette avec ma décoratrice, il valait mieux taire mon mal être.

Etais je aussi malheureux ? Non, je souffrais d'un simple spleen. Comparé à la détresse de Charlotte 3, j'avais l'air d'un petit joueur.

D'elle j'avais gardé l'image d'une femme insubmersible, un roc de tendresse. Là je découvrais sa roche s'effriter à l'eau de ses larmes.

C'était touchant de la voir pleurer. D'autant qu'elle larmoyait avec classe, le corps droit et digne.

A la dernière gorgée de mon café, je l'embrassai sur la bouche, un baiser instinctif presque chaste. Elle aurait pu et dû me gifler pour cela.

Au contraire, elle en exigea un second, beaucoup plus bestial, beaucoup french kiss.

L'arrivée impromptue de Marie Charlotte mit fin à ce baiser en apnée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre trois : l'embarras d'aimer

J'ignorais comment j'étais rentré chez moi. La voiture garée sur ma place de parking me confirma le moyen de locomotion que j'avais utilisé pour regagner mon home sweet home.

Quant à savoir si j'avais été lucide au volant, la réponse était non. Je m'étais laissé guider par réflexe, la tête ailleurs, à des amours anciennes dont j'avais regouté le nectar.

Comment avais-je fait pour oublier les lèvres de Charlotte 3, l'odeur enivrante de son cou, sa respiration nasale quand le baiser dépassait la minute ?

Je les avais logés au très fond de mon subconscient, dans le grenier du surmoi, là où l'on entasse les souvenirs sensoriels avariés à force de les avoir usé jusqu'à la corde.

Je les redécouvrais avec délice. Et comme une madeleine de Proust, Ils convoquaient de vieux et fantastiques réflexes que j'avais crus perdus dès notre séparation.

Ils étaient revenus avec les gestes et leurs habitudes. Une habitude retrouvant la fraicheur d'une première fois.

Je me couchais ce soir-là le cœur battant dans l'envie de recommencer une histoire avec une ex, d'en faire une charmante parenthèse, une bulle où nos vies respectives reprendraient une nouvelle respiration.

Idée folle, vite alimentée par un texto de Charlotte 3 : ce soir je pense très fort à toi. Hier encore j'aurais payé cher pour ce message fût de Charlotte 5. Il venait d'une ex dans la dynastie de mes amoureuses.

Jamais je n'avais eu comme maitresse une ex.  Et je me disais que l'expérience devait être tentée. J'avais pour ainsi dire une fenêtre de tir.

La nuit fut courte et belle. Délicieusement déraisonnable dans ses conseils.

 Le lendemain matin, à peine le premier café avalé, je pianotais sur mon téléphone portable une missive à Charlotte 3, histoire de prendre la température d'un sentiment.

Etait-il toujours à 40 degrés chez elle ou bien était-il descendu dans des eaux ou le désir s'évapore ?

Les poètes disposaient jadis d'instruments autrement plus imagés et efficaces qu'un thermomètre pour mesurer la fièvre amoureuse. Il savait utiliser les mots, des mots déclencheurs de lave et de pulsion.

Avais-je ce don-là ? Jusqu'ici peu. J'usais d'un regard de chien battu pour déclencher la pitié et au-delà de la pitié, un début de désir que mon tact et mon savoir-faire transformaient en désir tout court. Bref j'avais la grâce du touché.

Or j'aurais pu envoyer un selfie à Charlotte 3. Mais ma gueule du matin n'était pas un produit d'appel. Au contraire, elle était le meilleur moyen de fermer la porte à une délicieuse éventualité.

Alors je jouai au Hugo du pauvre, risquant une poésie hasardeuse.

 

Le fruit de ta bouche a ce talent à part

Celui de voyager au plaisir dans le temps

De me faire replonger dans une histoire

Ou Aimer était un jeu d'enfant

 

Des vers bancals qui eurent une réponse de Charlotte 3 très pragmatique et terre à terre.

 

Si tu veux consommer, allons à l'hôtel

C'est préférable

J'en connais un pas très loin de chez moi

Tu es libre quand ?

 

Je reconnaissais là sa qualité première : ne jamais perdre son temps dans des blablas stériles.

Charlotte 3 allait droit au but.

 

Connaitre la passion charnelle entre une « halle aux vêtements » et un « go sport » était très improbable. L'hôtel  se plantait au milieu d'une zone industrielle. Un vrai « tue l'amour ». On entendait les voitures, les consommateurs sur le parking avec leurs engueulades à propos du lot de slips blancs à 5 euros, et surtout le couple de la chambre voisine pas avare dans l'expression de son plaisir.

Dans ce brouhaha infernal nous nous demandions comment prendre le nôtre. Simplement en oubliant le monde extérieur. Il suffisait de ce centrer sur nous-mêmes et de se laisser aller.

Je savais que le corps d'une femme était propice à l'abandon et salutaire dans l'étreinte. Celui de Charlotte 3 dépassa le souvenir que j'en avais. Je le retrouvais intact, et mieux encore, amélioré par la potion du temps.

Etait-ce la clandestinité qui me la sublimait ? Oui et non. J'étais amusé, excité par ce rendez-vous étrange, puis conquis par la douceur et le côté ouaté de sa peau.

J'étais obnubilé par elle. Je m'oubliais. Et heureusement. La seule pensée de mon corps flasque aurait freiné mes ardeurs.

Nous nous étions follement amusés comme de vieux adolescents affamés et gastronomes à la fois dans l'usage de nos caresses.

Et quand le temps du repos sonna, il se manifesta par le biais d'un porte-voix annonçant la représentation prochaine d'un cirque sur le parking d'à côté.

Nous l'entendîmes distinctement. C'était le signe du retour au monde réel.  Les voitures faisaient toujours autant de bruit, les consommateurs s'engueulaient encore, cette fois-ci  à propos d'un lot de chemises blanches à 15 euros et  l'on passait l'aspirateur dans la chambre voisine.  Rien n'avait changé au bout du compte.

Sauf nous.

Charlotte 3 et moi, nous nous étions aimés.

Son portable sonna. C'était Marie-Charlotte. Elle l'attendait à la sortie de son cours de danse. Ma maîtresse se rhabilla et devint instantanément, par le biais de son chignon refait, une mère respectable.

Moi je la regardai nu comme un ver en me disant : Voilà une journée RTT réussie.

 

 J'avais laissé ma voiture au garage pour révision. Uber était en grève. En conséquence contraint et forcé, j'utilisai les transports en commun. Pourtant sur le retour, je pris le RER, le cœur léger. Une anomalie tant j'avais le risque de croiser tout au long de mon trajet des mendiants, des vendeurs à la sauvette, des piques Pocket et accessoirement des travailleurs temps partiels. Ce risque se confirma. Ils étaient français, syriens, Afghans, turcs, portugais, espagnols, algériens, égyptiens, somaliens. Il y avait des péruviens perdus là par hasard et au milieu de ce melting pot des chinois avec des sacs Vuitton placés au plus près de la porte pour sortir rapidement de la rame, le seul moyen, pour eux, sans doute de se sentir en sécurité.

Tous étaient partis à présent. J'arrivai à mon point de destination : un quartier suffisamment aisé pour que la misère y fût bannie. En quittant de la station il y avait un kiosque à journaux ou l'on vendait « le monde » et « les échos » plus qu'ailleurs.

C'était un signe, un marqueur indéniable que les riches vivaient entre eux ici. Et quand vous aviez encore un doute, il suffisait de jeter un œil sur le banc d'à côté. Il était bien trop propre pour qu'un clochard y passât la nuit dernière.

C'était mon luxe à moi de vivre dans ce pâté d'immeubles, d'être un bobo avec qui la vie s'était montré bonne fille jusque-là.

Même si je me plaignais de mon sort.

Me plaindre de quoi au juste ? D'être abandonné par une femme au métier trop prenant ? De commencer une liaison avec une ex dans un hôtel de banlieue ? De ne pas savoir que faire ? Quitter l'une pour retrouver l'autre ?

Que de soucis existentiels je devais gérer.

Les choses étaient pourtant simples. Elles tournaient autour d'une phrase sonnant comme un ordre impérieux : n'oublie pas de vivre.

Chaque expérience était un fruit dans lequel il fallait mordre sans peur du qu'en dira t'on.  Alors aimer charlotte 3 ne devait pas être un problème mais une voie peu conventionnelle vers le bonheur. Mon bonheur. Un objet officieux que je cachais du regard des autres. Pour ces derniers je demeurais un homme attendant sa concubine que son métier éloignait de moi.  A force de gamberger je fus pris de violent maux de tête.  Je bifurquai sur une pharmacie à deux pas de mon appartement.

On se connaissait avec la pharmacienne et son jeu favori avec moi était de questionner sur ma petite amie. Elle ne dérogea pas à la coutume et  me posa des questions sur mon couple, je lui répondis en lui mentant. Je lui dévoilai le contenu de textos que je ne recevais pas.

Tout bien considéré, psychiatriquement je n'étais pas très net.  J'imaginais de faux sms pour justifier ma vie avec Charlotte 5, une vie dite officielle alors la clandestine avec Charlotte 3 était toute réelle.

Comment qualifiait-on ce travers ? Ah oui on appelait ça de la squizophrénie amoureuse.

Une double vie. L'une virtuelle, l'autre vraie.               

 

Les deux allaient se rejoindre par un hasard fou. Au moment même où je m'apprêtai à lire le dernier faux sms de charlotte 5 à ma pharmacienne, j'en reçus un véridique.

Ma petite amie revenait. Rectification entre Saint-Moritz et Londres, elle passait en coup de vent chez elle  pour 24 heures.

Surprise. On se voit ce  soir mon chéri. Passe à la maison à 19 heures. La nuit est à nous.

-          La pharmacienne : avec votre aspro ce sera tout ?

-          Moi : non,  tout compte fait donnez-moi du viagra en plus


 

Chapitre quatre : retour de flamme

Physiquement j'avais les batteries à plat. J'avais un besoin furieux de ne rien faire. Buller sur mon canapé était mon ambition du soir. Je me demandais même si j'avais la capacité intellectuelle de suivre la saison entière d'une série à la noix sur netflix.

Charlotte 5 bousculait mon emploi du temps.

A la place de la série, Je descendis chez le fleuriste acheter des roses puis commandai un taxi pour 18h30.

Il se présenta en bas de chez moi pile à l'heure, d'une amabilité fort agréable, comme s'il sentait le besoin de reconquérir une clientèle qui lui avait faux bond. Je voyais dans cette tentative très gauche un avant-gout de ce que Charlotte 5 me proposerait dès que je passerais le seuil de sa porte.

J'avais l'intime conviction qu'elle ne me reparlerait pas d'un passé récent et se bornerait exclusivement aux plaisirs du présent. A quoi bon s'étendre sur des messages qu'elle ne m'adressait pas et sur les miens qu'elle lisait peu.

La route était bouchée, ivre de véhicules dont la moyenne en km/heure désespérait la maréchaussée. Les radars étaient bernes et avec eux les revenus de la police nationale. Nous imitions les diligences d'antan qui parcourant les villes et les villages donnaient le temps aux voyageurs de voir.

Que voyais-je de si particulier pour en dire quelque chose ? Rien qui eut alimenté la conversation autre que des platitudes. Nous avions croisé des voitures de toutes sortes, des berlines, des citadines, des pots de yaourt sans permis, et même des camions dont le gabarit s'approchait des monstres des mangas japonais.

Après de longues séances, de sur place, nous avions rejoint l'autoroute, pas aussi fluide que je ne l'espérais.

J'étais déjà en retard. Je demandais à mon chauffeur de me tendre la petite bouteille d'eau qu'il tenait à la disposition de ses clients. J'avais mon cachet bleu à prendre.

A voir sa tête il avait compris dans quel état de misère sexuelle j'étais. Il s'étonna qu'un homme de mon âge usât d'un tel traitement pour rehausser sa virilité.

« Je pensais qu'à votre âge vous n'en aviez pas besoin »  m'avoua-t-il. Je ne lui répondis rien. Pour tuer le malaise il embraya sur ses problèmes de couple avec sa femme de 30 ans sa cadette.

Il était dans une impasse avec elle et se demandait même s'il n'allait changer de bord. Si vous aviez son regard sur moi, un regard d'enfant sur un paquet de bonbons. Je crus qu'il allait me faire le coup de la panne. Il faisait simplement de l'humour, mais j'étais tellement à cran que je l'interprétai au premier degré.

Il se reprit.

-          Rassurez-vous j'aime ma femme

-          Elle a réellement 30 ans de moins de vous ?

-          Oui mais je n'ai pas besoin de viagra pour coucher avec elle

 

Inutile de continuer la conversion même si j'avais une furieuse envie de lui balancer au visage : « et toi ! Tu crois que c'est facile de coucher avec deux femmes à trois heures d'intervalle. Je les aime mais je ne bande pas sur commande. J'ai 50 ans. Merde !!!! »

Tout en retenant cette tirade je le fixai droit dans les yeux. Le taxi baissa les siens. Il avait compris qu'il était allé trop loin.

Domicile de Charlotte 19h20.

Je fis un effort de dingue pour avoir l'air d'un amoureux devant sa porte. Ça me rendait triste d'en arriver là. J'avais terriblement honte de tricher. Je sonnai. J'entendis les pas de Charlotte 5, ses talons hauts dont je distinguai le tempo sur et délicat. Plus elle approchait, plus mon cœur battait la chamade. Il trichait lui aussi et se mettait à l'unisson de mon esprit.

La comédie pouvait commencer. Moteur. Action !!!

Le visage de Charlotte 5 respirait l'illusion d'un sentiment que je connaissais sur le bout des doigts. Elle joua l'éprise à la perfection, Elle me donna un long baiser avec une langue trop nerveuse dans ses mouvements. J'avais du mal à suivre. Je me laissais entrainer. Je ne maitrisais plus rien, mon corps contre elle et ma tête ailleurs. J'étais un homme objet. C'était un remake de l'affaire Thomas Crown. Je campais un Steve Mac Queen pâle, disons violet à mesure que notre étreinte durait. Charlotte interprétait une Faye Deneway confondante de vérité, folle de joie à l'idée de ces retrouvailles. Avions-nous battu le record de la plus longue embrassade ? Nous en approchions dangereusement.

J'eus besoin d'air. Je m'écartai. Elle revint instantanément vers moi,  ronronnant contre mon poitrail. Elle me dit que je lui avais manqué. Je lui rétorquai : un moi aussi, la voix bien trop grave pour sonner vraie. Charlotte 5 éclata de rire.

-          Tu es incapable d'être sérieux. Il faut que tu tournes tout en dérision

-          Qu'est-ce que tu veux. Je déteste les longs moments de vérité. Ca me rend mal à l'aise

-          Et bien moi, ça me rend heureuse. Oh que c'est gnangnan comme conversation. Arrêtons de parler !  Bruno J'ai soif. Pas toi ?

-          Si. J'ai le gosier sec

 Elle se dirigea vers le bar, non sans mettre en évidence sa silhouette dans une démarche aérienne. Charlotte 5 était légère et elle voulait que l'instant le fût aussi. J'aimais sa robe mauve épousant parfaitement ses formes, d'un amour hélas esthétique. Au risque de paraître trivial c'était cérébralement bandant de voir cette femme délicieusement proportionnée s'accorder avec l'espace. Je voulais en faire une image arrêtée, un portrait, une nature morte. C'était tellement beau. Du Léonard de Vinci, du Robert Doisneau.

Silence total

-          Dis-moi Bruno, tu n'es pas très causant

-          Je te regarde

-          Et alors ?

-          Je te trouve belle

Je manquais singulièrement d'inspiration. Il valait mieux se taire et peut être boire

-          C'est gentil Bruno. Un peu plat mais gentil.

Plat. Charlotte 5 avait vu juste. Je ne ressentais pas grand-chose pour elle, physiquement parlant. C'était atroce. J'étais un morceau de viande froide coincé au fond d'un canapé en cuir, le vermicelle en berne.

 Aucun désir.

Je me disais : «  le viagra de la pharmacienne, c'était des smarties ou quoi ? J'aurais dû en prendre deux d'un coup. »

Elle s'approcha et se glissa tout contre moi.

-          Tu ne bois pas ?

-          Pas envie

-          Je vais essayer d'élargir ton vocabulaire

Sa main caressa mon entre jambe. Réaction positive. Totem et tabou. Freud et Rocco are back. Pensées intimes : « tu vois avec un peu patience ça marche ce médicament. Mais les sentiments ils sont ou ? Planqués ? Pris dans une camisole de force ? » Charlotte titilla avec sa langue le lob de mon oreille gauche.

D'habitude je réagissais positivement à cette stimulation sensuelle. Ça me faisait voyager ce truc. Mon esprit mettait en branle la « romantic play list » mentale avec « Hotel California », « I ve got you under my skin ».  Là rien. Le bug musical.  A la place je sentais le frottement de sa langue contre mon cartilage auditif. J'entendais ses léchouilles entre coupées d'une respiration bizarre. C'était agréable mais je n'étais pas transporté.

En version cinémascope, ça donnait quoi notre étreinte ?

Deux corps mous en mal de câlin. L'un trichait le manque (moi), l'autre le transpirait de sincérité (elle).

La langue de charlotte 5 rassurée par la manifestation caverneuse et anatomique de mon désir attaqua mon oreille droite pour venir sur ma bouche qu'elle consomma tel un fruit prêt à tomber de l'arbre après une trop longue exposition au soleil. Nous étions deux pêches prêtes à s'éplucher mutuellement, à mains nues sans économe. Nous nous délestâmes de nos vêtements. Puis en tenue d'Adam et d'Eve, nous nous jaugeâmes.

Tout à l'heure j'avais eu une approche artistique de sa silhouette, convoquant Léonard de Vinci. C'était un peu exagéré. Au touché ses lignes n'étaient pas parfaites. Je m'en moquais. Charlotte 5 avait l'avantage de ses rondeurs. A l'instar des aveugles j'en fis le tour via mes mains, tout en délicatesse. Le piano et l'amour se rejoignaient. Au lieu de jouer de Rachmaninov, j'exécutais bêtement mes gammes. Elle ne sentait pas la différence dans mon interprétation. Nous nous étions plus aimés depuis longtemps. L'ivresse de nos retrouvailles lui enlevait toute lucidité. Charlotte 5 satisfaisait son désir égoïstement, naturellement, sans préservatif. Tous les couples se regardaient dans les yeux quand ils faisaient l'amour. C'était le signe d'une osmose. Nous, nous regardions le plafond. Triste constat. Une vaste lézarde l'enlaidissait comme une balafre sur un visage. Un coup d'enduit dessus n'y changerait rien.

Peu après avoir joui, Charlotte s'avachit sur mon corps.

-          Commentaire post coït d'une voix de petite fille : «  ce serait chouette d'avoir un enfant de toi, Bruno »

-          Voyons Charlotte, à 45 ans est-ce bien raisonnable ?

 

 

Chapitre cinq : c'est qui ce Bruno ?

Au petit jour, j'étais parti comme un voleur laissant Charlotte 5 endormie dans son lit, un simple baiser sur le front en guise d'au revoir. Elle ronflait.

A peine arrivé au bureau, je lui envoyai un sms tendre, histoire d'adoucir mon départ. Je ménageais l'avenir tout en sachant qu'il demeurait flou.

La nuit avait été belle et intense. En l'honneur de son souvenir, je m'attendais à une réponse rapide. Elle ne vint pas.

Charlotte 5 n'était pas une correspondancière forcenée. Pour elle, les mots étaient des détails, des empêcheurs de tourner en rond, elle leur préférait les gestes. Je le savais depuis des lustres, mais je m'accrochais à un impossible renversement de tendance. Je devais me faire une raison. Elle avait tout d'une méditerranéenne pour les attentions du corps, et tout d'une nordique pour sa froideur épistolaire.  Quant à sa curiosité lors de nos conversations j'avais abandonné mes illusions. Elle détestait les intrusions dans la vie privée. M'avait-elle déjà posé une question sur mon métier ? Non. Sur mes amours anciennes ? Pas davantage. Sur mes enfants si toutefois j'en avais ? Non plus.

Bref Charlotte 5 était une égoïste d'une race très particulière, de celle qui s'attache aux plaisirs du couple dans le présent. Une épicurienne de l'instant.

Pourquoi je me rendais malade à espérer ce qui ne viendrait probablement pas. Je regardais mon portable souvent.  Parfois, je le tripotais comme un superstitieux mystique touche un chapelet. Qui sait vibrerait-il ?

Rien jusqu'à midi.

Coup de fil. Numéro masqué

-          Allo, Bruno c'est toi ?

-          Charlotte ?

-          Oui

-          Tu me caches ton numéro maintenant ?

-           Non. J'ai emprunté le téléphone d'une copine. J'ai laissé le mien à la maison. Tu peux me le récupérer ?

-          Oui. Mais je n'ai pas tes doubles de clés

-          Va chez ma voisine. Elle a un jeu. Elle te le donnera.

-          Ok j'y vais

-          T'es un amour Bruno. Je l'appelle pour lui dire que tu passes. Je te laisse.

-          Et Charlotte !

-          Quoi ?

-          Ton portable je te le rends quand ?

-          Je suis de retour en coup de vent samedi prochain. On se verra. Je te réserve ma soirée.

 

 

J'avalai mon sandwich et partis sur le champ.

Retour sur les lieux de l'amour. Chez Charlotte 5. Le pavillon vide me foutait le bourdon. L'odeur de nos peaux avaient disparu, le bruit de nos caresses étaient jalousement gardé par les murs. L'endroit sentait la bombe désodorisante, un parfum de synthèse qui s'incrustait sur les meubles.

Son iphone 7  vibra sur la table de la salle à manger. Un message. Celui d'un homme qui s'appelait Bruno. Bruno 3 précisément. Un message sans équivoque : Je suis à Londres ce soir. Tu me manques. On se voit quand ?

Charlotte 5 avait un amant. Un Bruno comme c'était drôle ! Au lieu d'en pleurer j'en riais. Jusqu'à nos liaisons souterraines, nous étions semblables.

Puis après le rire vint les interrogations. Pourquoi ce 3 après ce Bruno ? Je n'étais donc pas le seul à avoir ce prénom dans ses contacts.

Depuis le début de notre histoire, je n'avais pas été pris en flagrant délit de curiosité. La vie des autres n'était pas ma tasse de thé, à fortiori celle de Charlotte 5.  Que savais-je de mon amoureuse ? Rien, excepté son métier et encore par hasard. Je ne m'intéressais pas à elle autrement qu'à son corps. Tout comme elle, j'aimais en surface.

Qui était-elle vraiment ? Avait-elle eu beaucoup d'hommes dans sa vie ? Avait-elle des enfants, des parents ?

Je n'avais pas la curiosité de ces choses. Je ne l'avais plus. Par fainéantise. Par lâcheté. C'était si facile d'aimer une femme en ne gardant que le superficielle et l'évanescent.

Ce Bruno 3 c'était du lourd, de l'encombrant, du bromure à petite dose dans un roman qui avait déjà une couleur rose passé.

J'eus la mauvaise idée de regarder dans les contacts de Charlotte le nombre des Bruno. Il y en avait 6.  Elle les collectionnait et les classait comme les rois de France, chacun ayant son numéro.

Moi j'étais Bruno 6. Le petit dernier.


 

Epilogue

On se revit la semaine suivante. Je rendis le portable à Charlotte sans lui dire que Bruno 3 lui avait laissé deux autres messages.

Le dernier très direct  sonna sans doute la fin de leur liaison : puisque je n'ai pas de réponse de toi, je vais revoir Suzanne.

Elle n'alluma pas son portable et sauta dans mes bras. Nous fîmes l'amour. Moi je singeai la passion.  De toute façon j'avais besoin de me dépenser physiquement. Charlotte 5, elle, était toute entière donnée au présent. Elle m'aimait en pensant exclusivement à moi. C'était joyeux, léger comme une bulle de savon.

Notre amour avait-il une importance ? Pas autant que le autres. Le nôtre passerait, le jour où nous nous en lasserions.

Ce jour-là approchait à grand pas.

 

Aujourd'hui Charlotte 5 est un souvenir, ma liaison avec Charlotte 3 aussi.

J'ai 70 ans.

J'ai abandonné cette loi dynastique des prénoms.

C'est plus sympa et ça élargit les champs du possible.

 

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