Enfance
arthurm
L’aube grise, au fond tout au fond, achemine lentement les saveurs sucrées d’un soleil impatient de surgir mais pas maintenant. Un peu plus mate la ligne d’horizon esquisse des silhouettes fantomatiques d’arbres ou de géants immobiles et frustrés de l’être car de là, même le vent n’aurait réussi à faire percevoir un mouvement à l’oeil, cet œil humain, si parfait des fois, mais mou sur la distance. Un peu plus près, un champ tente de virer au noir sachant pertinemment sa couleur verte d’origine mais fantasmant des premières lueurs pour apparaître blanc, couvert de rosée légèrement givrée et qui sait ? Éclater au grand jour sous l’indigo solaire. Des haies, des arbustes plantés ça et là qui délimitent, définissent des espaces naturels à la façon humaine. Des prés où plus tard des vaches mâchonneront paisiblement de l’herbe grasse. Des aires, en jachère. Tout est neutre, pour l’heure, formant la perspective en cinquante nuances d’argent. Un dessin de collégien apprenant la formation des différents plans à l’aide du dégradé de mine carbone. Je regarde ce paysage, devant moi. L’air, encore froid des heures sombres, s’emplit d’une douceur immatérielle indéfinissable. Je frissonne, un peu.
À mes pieds, une vieille cartouche subit les aléas du temps. Son culot piqueté de rouille atteste de sa volonté de se fondre dans le paysage mais le plastique de sa chambre ne disparaitra pas comme ça. Je le sais, sous mes yeux doivent mourir, comme elle, des dizaines d’autres. Je ne comprends pas pourquoi ces gens, qui ne sont pas pressés pourtant, laissent derrière eux ces traces de leur passage. Traces qui d’ailleurs font le jeu de leurs détracteurs. Ils polluent une nature qui leur donne tant. De dépit, j’en jette ma canette d’un balancé de bras athlétique.
Cela fait si longtemps… J’ai grandi ici. Dans ces champs. Au milieu de rien, dans la diagonale du vide. Ce trait, partant de la Vendée et descendant chatouiller la Méditerranée, en adressant au Var ses salutations sincères d’être la pointe de la flèche, le bout du bout de ce projectile tendu par l’arc Atlantique. Avec le temps, la vue sous mes yeux s’est transformée sans bouger d’un pouce. Les agriculteurs ont, comme depuis toujours, façonné cette terre qui m’a fait pousser. Aussi des habitations en plus, quelques entrepôts, croisés sur la route, qui se dissimulent à ma vue mais je sens leur présence. Quand j’ai quitté ces étendues, il n’y avait que nous. Derrière moi, la maison de mes parents. Loin, mais déjà éclairée par la chaude lumière de la cuisine, délicate et rassurante comme une odeur de café, promesse d’un bisou sur les joues de celle qui m’a mis au monde. La toux de mon père qui fait trembler les murs.
Un merle chante. Ce stupide volatile pas tout à fait noir au bec pas tout à fait jaune, chante à ne plus pouvoir s’entendre penser. Il s’en fiche. Il sait, lui. Il sent. Et tout le monde lui répond. Les moineaux, les rouge-gorges. Le pic-vert, déjà à l’ouvrage, le coucou, me saluant. Sous moi, les criquets frottent leurs ailes contre leur abdomen. À foison. Un sourire me traverse. Comme une balle. Sous la lune qui s’efface le coq annonce à qui veut bien l’entendre qu’il vient de s’éveiller.
Entre chien et loup je me tiens là, inutile et déplacé, dans ce territoire qui jadis était à moi. Mon terrain de jeu, où quiconque se soumettait à ma Loi, celle de mon imagination, que je fusse roi ou chasseur, brigand ou justicier. Jouissance ultime et désintéressée que celle d’un enfant qui ne connait pas sa chance et fait jeu de tout bois, feu de tout objet. Ne craignant rien, ni les chasseurs ni les invectives de mon père, enfant sauvage aux traits remplis par la chair abondante des repas de famille, mes vagues de souvenirs éclatent. Ressac brutal d’une enfance à la campagne pour l’homme décharné que je suis devenu en m’infligeant moi-même l’offrande de chaque sirène des villes.
Mes pensées pleurent et se dissipent au rythme de mes paupières qui clignent. Un nez qui renifle engourdi par le frais et des pommettes rouges symbolisent l’émotion et alors ? Je ne reconnais pas ce corps. Ni cette âme. Je ne suis plus personne, omniscience absolue sans faire partie de rien. Je quitte la cartouche pourrissant au rythme du chant du roi des basse-cours, embrassant ma mère frottant ses ailes, fourmillant sous l’humus. Le coucou renifle pour l’enfance du champ dévoré par les vaches. Le soleil se lève en toussant, soulevant poussière et prêt à irradier le merle, dispersant ses glaires indigos sur les géants immobiles et mon œil humain le capte. Nous ne sommes pas seuls.