Enfant Divin

Cædrik San

Un garçon s’enfuyait à toute allure en grimpant les escaliers de n’importe quel immeuble à bureaux luxueux. Derrière-lui, on pouvait entendre les cris furieux de deux hommes en colère qui le poursuivaient et qui lui intimaient de s’arrêter immédiatement. Ils ne gratifiaient pas d’excuses tous ceux en travers de leur chemin qu’ils devaient bousculer pour avancer dans les couloirs étroits et ne prenaient surtout pas le temps d’éviter les nombreuses secrétaires ou autres employés les bras chargés de paperasses ou de cafés et pâtisseries. Bien sûr, ils ponctuaient leur verve de termes moins polis et n’hésitaient pas à littéralement battre du coude pour gagner un peu plus de temps.

Lorsqu’ils atteignirent le dernier palier des vingt-six étages de l’immeuble, ayant perdu le garçon de vue, ils choisirent de se séparer et le plus grand pris le couloir de droite tandis que celui en complet-cravate pris à gauche. Ils ne savaient pas si, comme l’immeuble formait un carré, ils allaient se rejoindre à l’autre bout, mais leur préoccupation première restait d’attraper ce jeune en fuite et ils ne mirent pas de tactique particulière au point.

De son côté, le garçon avait ralenti sa course, à bout de souffle et de force. Il se contentait maintenant d’avancer à pas rapides et à grandes enjambées, une main sur le ventre pour contenir un point douloureux au niveau du diaphragme et l’autre sur le mur pour mieux se soutenir, inconscient d’être sur le point de s’effondrer comme une pile de vêtements fripés tellement ses jambes tremblaient d’épuisement. Lorsqu’il croisait une porte de bureau fermée, il essayait d’en tourner la poignée en espérant trouver un endroit où se cacher, mais n’y apportait que peu de foi. Après tout, les deux hommes l’avaient vu monter jusqu’au dernier étage où il n’y avait pas d’issu et ils auraient vite fait de fouiller toutes les pièces du niveau pour le retrouver… Mais il s’accrochait à ne serait-ce que cette illusion de pouvoir se cacher quelques minutes, pouvoir se reposer un court moment et masser ses mollets malmenés.

Mais, lorsqu’il tentait pour la cinquième ou sixième fois d’ouvrir une porte au hasard, il entendit le cri d’un des hommes à l’autre bout du couloir et se retourna vers lui pour le voir foncer vers lui à toute vitesse. Il sursauta littéralement, agrippant de toutes ses dernières forces la poignée pour ensuite, d’un coup d’épaule, essayer de défoncer la porte. Pour quoi faire ? Il l’aurait bien vu entrer dans cette pièce, pourtant, c’était inutile de s’y cacher maintenant qu’on pouvait voir dans quelle pièce exactement il allait se reposer…

Mais dans le désespoir, il ne réfléchit pas. Il reprit sa course, une main toujours appuyée sur son ventre et il aperçue enfin une porte ouverte. Il fonça vers ce dernier espoir comme un papillon de nuit l’aurait fait avec un lampadaire éclairé et bouscula l’homme qui s’apprêtait à en sortir.

Dans la pièce, il ne trouva rien d’autre qu’un bureau sobre mais vide où était posée une boite en carton remplie de papiers et de stylos. Il se retourna vers la porte d’où l’homme l’observait, recula à tâtons et colla son dos contre l’énorme baie vitrée teintée du vingt-sixième étage.

L’employé congédié essaya d’entrer en contact avec lui, visiblement mal à l’aise de découvrir un si jeune garçon traversé de tremblement, effrayé, au regard sauvage et fuyant. Il voulait lui porter assistance, le calmer, mais rien n’y faisait et pendant ce court instant, des bruits de pas s’accéléraient dans le couloir et les ordres de l’homme s’intensifiaient à chaque mètre parcouru. Le garçon s’électrifia aussitôt et se retourna contre la vitre pour ensuite faire quelques pas vers l’arrière.

Il n’avait pas vraiment conscience de l’idée qui lui traversait l’esprit et n’avait aucune idée de ce qu’il l’attendait après, mais une chose était sûre : tout lui semblait plus salutaire que de devoir se faire attraper par ces horribles hommes.

Au moment même où ses deux poursuivants se rejoignaient sous le cadre de la porte, son corps se fracassait de plein fouet contre la vitre qui vola en éclat. Le verre renforcé l’avait littéralement assommé et il ne reprit conscience que quelques secondes avant de heurter le sol. Il n’eut pas même le temps de s’y préparer et de fermer les yeux : son corps s’écrasa avec force dans les escaliers qui menaient à la porte principale de l’immeuble, là où se trouvaient une masse importante de personnes sorties pour fumer ou juste en train de bavarder assises sur des bancs en bois.

Ils ne comprirent pas immédiatement ce qui venait de se passer, mais lorsqu’une femme remarqua qu’il s’agissait d’un corps, elle hurla tellement fort qu’une panique générale envahit tous les employés et visiteurs présents devant l’entrée. Trois ou quatre voitures s’arrêtèrent même en plein milieu de la rue achalandée, malgré les klaxons et les injures des autres qui venaient de s’engager devant l’immeuble et qui n’avaient pas assisté à cette chute violente.

Pour aucune raison, alors qu’un seul appel aurait suffi, un nombre incalculable de personnes s’emparèrent de leur téléphone et se mirent toute à crier aux urgences, qu’un suicide venait de se produire, qu’un enfant était impliqué, qu’il fallait rapidement envoyer une ambulance à telle adresse.

Malgré le boucan infernal, malgré les klaxons, les cris, les pleurés effrayés de parfaits inconnus qui n’avaient aucune raison de s’émouvoir, tous ses turent soudainement.

Lorsque l’enfant redressa sa tête lentement, le visage pire que n’importe quel mot horrible qui puisse exister dans un dictionnaire. Le nez arraché, le crâne renfoncé, aplati. Tout ceci dans un mélange d’immondices et de sang, de chair et d’os.

Tous se turent et regardèrent l’enfant se relever. Prendre son bras amputé, le recoller sur son épaule en place, le remboiter. S’asseoir sur le sol, appuyer sur ses tempes pour laisser son visage se reconstitué lentement avec un bruit désagréable d’os brisés et de chair étiré. Appuyer sur sa rotule également qui s’était retournée, la maintenir en place le temps que ses ligaments se resserrent lentement mais surement.

Tout un côté de son corps se regonfla, secondes après secondes, jusqu’à lui permettre enfin de se relever entièrement, titubant, maladroit et mal assuré sur ses deux jambes aux chevilles brisées.

Du haut de la fenêtre, les deux hommes ne parvenaient pas à voir ce qui se passait réellement en bas. Il ne voyait qu’une tache immonde de rouge sur le sol crème de l’entrée de l’immeuble, où quelques mouvements se manifestaient. Des spasmes peut-être ? Les derniers sursauts d’un gamin encore vivant quelques secondes plus tôt…

Mais non. Lorsqu’ils virent le garçon se relever et jeter un coup d’œil vers eux, ils comprirent qu’il s’en était sorti indemne et le regardait tout simplement continuer sa fuite en boitant, une main posée sur son épaule où son bras n’était plus accroché quelques instants plus tôt encore.

Et ils assistèrent simplement à cet évènement, incapables de comprendre ce qui venait de se passer. Dans leur tête, tous les deux, une seule chose était claire : l’Enfant Divin venait de leur filer entre les doigts et sans doute n’auraient-ils jamais la chance de remettre le grappin sur lui.

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