Enfin veuve !

Jean Louis Bordessoules

ENFIN VEUVE !

Jean-Louis Bordessoules

(bordessoules@orange.fr)

Comédie policière

(1 h 45 environ)

Tout public

Résumé

Gérard Pignon a gagné une très très grosse somme au loto… Cet humble employé a, du coup, complètement changé de vie. Xavière de Laroux, professionnelle du veu­vage, a épousé la très très grosse somme gagnée au loto par Gérard Pignon. Mais comme elle n'est pas partageuse, elle décide d'employer un majordome au pédigrée particulier pour devenir veuve le plus rapidement possible, en toute impunité bien évidemment…

Distribution

(1 femme – 2 hommes)

Gérard Pignon (vit de ses rentes)

Xavière Pignon-de Laroux (son épouse pour le meilleur, pour le pire et pour l'argent)

Gilbert Larose (tueur professionnel)

Costumes et décor

Costumes contemporains, ceux que l'on peut porter au quotidien. Il est bon de pré­voir plusieurs tenues, l'action se déroulant sur plusieurs jours.

Prévoir quelques tenues poussiéreuses et en lambeaux suite à quelques mésaventures.

L'action se situe dans la pièce de vie principale de la maison des Pignon. Quelques sièges et une table basse peuvent suffire. Les pendrions pour les entrées-sorties, ou des portes si la production est riche.

ACTE I

Scène 1 : Le matin au petit-déjeuner, Xavière et Gérard.

XAVIÈRE – Mais enfin, Gérard, perdrez-vous un jour cette manie d'aller « embau­cher », comme vous dites, alors que rien ne vous y oblige ?

GÉRARD – Je te l'ai expliqué cent fois, Xavière, c'est une promesse que je me suis faite à moi-même. Même riche, je veux continuer à me lever le matin, à être produc­tif, à…

XAVIÈRE – Productif !

GÉRARD – Si, productif. Tu peux te moquer, mais j'ai du travail…

XAVIÈRE – Avec quand même une secrétaire pour vous aider…

GÉRARD – Une assistante, plutôt, oui. Tu ne vas pas me dire que tu es jalouse ? Six mois après notre mariage !

XAVIÈRE – Je pourrais.

GÉRARD – Et cette assistante m'est précieuse. Imagine-toi que ce n'est pas facile de passer de la vente d'électroménager à la gestion d'un patrimoine comme le nôtre !

XAVIÈRE – C'est vrai que de la cafetière électrique aux placements boursiers, il y a un monde...

GÉRARD – Ne te moque pas, s'il te plaît. Je ne vendais pas que des cafetières élec­triques. Il y avait tout l'électroménager : lave-linge, lave-vaisselle, réfrigérateur, congélateur, etc. Sans compter tout ce qui est téléviseurs, chaînes hi-fi, et compa­gnie ! J'étais technico-commercial, et compétent, je me permets de te le rappeler.

XAVIÈRE – C'est pour ça que notre sèche-linge est toujours en panne ?

GÉRARD – Heu...

XAVIÈRE – Et que nous avons dû acheter un autre lecteur de DVD car le premier ne pouvait pas se raccorder au téléviseur...

GÉRARD – Eh bien...

XAVIÈRE – Hum ?

GÉRARD – C'est la notice qui n'était pas complète... Avec ces traductions du chinois mal faites, tu comprends...

XAVIÈRE – Je comprends au moins que vous êtes meilleur conseiller pour les autres que pour nous...

GÉRARD – Bref. Tu ne t'en rends pas compte, mais il faut quand même que je suive l'état de mes biens ; de NOS biens, et cela représente du travail. Il faut contrôler les comptes, percevoir les loyers, recevoir les banquiers, les investisseurs, répondre aux multiples courriers de sollicitation…

XAVIÈRE – Mais ce besoin de travailler ? De passer des heures chaque jour à vous occuper de choses que vous pourriez tout à fait confier à d'autres ! Et vous pourriez à la place avoir des loisirs, vous occuper de moi, bref, vivre ! Il n'y a pas que le tra­vail, dans la vie. Vous n'avez pas envie de faire autre chose ? Apprendre ? Vous cultiver ? Découvrir ? Voyager ? Faire du sport ?

GÉRARD – C'est plus compliqué que cela Xavière. Je suis employé, fils d'employés, je me sens, malgré ma fortune récente, toujours appartenir à ce monde. Je ne m'imagine pas ne pas aller travailler le matin. J'aurais l'impression de trahir mes amis, mes parents, de ME trahir. Tu comprends ?

XAVIÈRE – Non.

GÉRARD – Cet argent, que j'ai gagné au loto, j'ai encore l'impression qu'il n'est pas à moi, tout simplement parce que je ne l'ai pas mérité avec mon travail. Cela me manque presque. Alors je me force, c'est vrai, je m'oblige à aller travailler. Pour es­sayer, même si je n'ai pas gagné cet argent, au moins de le mériter, de mériter de ne pas le perdre, en aidant les autres, éventuellement. Tu comprends mieux ?

XAVIÈRE – Un peu. Mais vous pourriez quand même déléguer complètement le travail à quelqu'un qui vous ferait un rapport, chaque mois ou chaque semaine si vous préférez. Et puis le reste du temps, vous faire plaisir. Le résultat serait le même.

GÉRARD – Mais je me FAIS plaisir ! Apprendre des choses nouvelles est un plaisir. Cela peut te surprendre, mais à travers ce que j'appelle un travail, je découvre un monde nouveau. C'est toujours passionnant d'apprendre quelque chose de nouveau. En découvrant le monde des affaires, j'ai l'impression de jouer au Monopoly. J'imagine que cela choquerait mon père, qui était un syndicaliste convaincu, mais on y gagne de l'argent avec de l'argent, sans rien faire, sans rien produire ! Je n'ai pas en­core bien compris comment ça marche, mais ça marche ! Nous sommes chaque jour, malgré ce que nous dépensons, un peu plus riches que la veille.

XAVIÈRE – Je ne vois pas ce qu'il y a de choquant là dedans. Vous n'allez pas culpabiliser parce que vous êtes riche, quand même !

GÉRARD – Presque, figure-toi. J'ai l'impression que c'est de l'argent mal gagné et qu'il risque de disparaître comme il est venu. Jusque là, j'imaginais naïvement que l'on gagnait de l'argent en vendant quelque chose, ou en travaillant pour quelqu'un, bref, un système d'échange, en quelque sorte. Mais là même pas. Nos actions en bourse prennent de la valeur sans rien faire. Elles montent ou parfois baissent, selon l'humeur des dirigeants ou de simples rumeurs, mais sans échange commercial, sans rien produire de concret, sans réalité économique. Je ne sais pas si c'est un reste de culture catholique où il faut souffrir pour mériter quelque chose ou bien par solidarité avec ceux qui travaillent dur pour gagner un smic, mais j'ai du mal à trouver cela normal, même si j'en profite.

XAVIÈRE – Arêtez, vous allez me faire pleurer !

GÉRARD – Ne sois pas ironique, s'il te plaît, je suis sincère. Je trouve ce système très injuste pour les plus pauvres et j'ai même parfois l'impression que notre société glisse doucement vers ce que nous avons connu à la fin de l'Ancien régime. Une classe d'hyper-privilégiés qui domine de plus en plus la masse des humbles. Sauf que cette fois-ci les médias et les publicistes sont là pour endormir la population et éviter une nouvelle révolution... De toute façon, je n'ai pas oublié que mes grands-parents étaient paysans. J'ai beaucoup placé dans du solide, de l'immobilier, de l'or. Le reste, je n'y crois pas trop. C'est de l'argent artificiel qui peut partir aussi vite qu'il est venu. Alors même s'il disparaît, il nous restera largement de quoi vivre, rassure-toi. En attendant, je découvre un environnement nouveau et pour l'instant cela m'amuse.

XAVIÈRE – Bon, ça va ! J'ai compris. Mais vous pourriez malgré tout faire cela ici ! Notre hôtel particulier est bien assez vaste pour y aménager un bureau et y travailler. Et votre soi-disant assistante pourrait se rendre tout aussi bien ici qu'à votre bureau avec ca­napé.

GÉRARD – Il n'y a ni canapé ni bar dans mon bureau, et si tu y venais de temps à autre, tu le saurais. D'autre part, je veux impérativement sé­parer le travail, qui est une charge, de la vie privée qui, depuis que je te connais est un enchantement. Si tu savais comme j'ai hâte de te retrouver après le bureau…

XAVIÈRE – Eh bien justement, dépêchez-vous donc de partir, vous reviendrez plus vite.

GÉRARD – Je m'y précipite de ce pas, mon amour... pour que soit plus prompt et ra­pide mon retour… Ah, Xavière, tu m'inspires des alexandrins ! Tu as réchauffé mon cœur, tu m'échauffes les sangs, tu…

XAVIÈRE – Au revoir, Gérard, à cet après-midi.

GÉRARD – Euh… Au revoir, mon amour, à tout à l'heure, je me hâte de revenir, je…

XAVIÈRE – Et fermez bien la porte en sortant. Je vous laisse, j'ai à faire.

Xavière quitte le plateau, Gérard sort par la porte d'entrée en fond de scène. Xavière revient aussitôt et se précipite sur le téléphone.

Scène 2

XAVIÈRE – Monsieur Larose ? Vous pouvez venir, la voie est libre.

Elle raccroche et marche nerveusement. On sonne.

XAVIÈRE – Entrez, c'est ouvert !

GILBERT – Madame. Je me présente : Gilbert Larose…

XAVIÈRE – Bonjour. Monsieur Larose ? Je suis surprise, je vous imaginais moins... enfin plus..., bref vous n'avez pas vraiment la tête de l'emploi…

GILBERT – Dois-je le prendre comme un compliment ?

XAVIÈRE – Vous pourriez, mais nous verrons cela plus tard. Le travail d'abord... Enchantée, Monsieur Larose. Vous avez votre curriculum vitæ, je suppose ? (Gilbert lui tend son CV) Merci.

Xavière s'assied et étudie le CV. Gilbert reste debout et observe l'environnement.

XAVIÈRE – C'est tout ?

GILBERT – Pardon ?

XAVIÈRE – J'imagine que vous vous moquez de moi !

GILBERT – Me moquer de vous ? Mais absolument pas...

XAVIÈRE – Parce que vous espérez peut-être que je vais vous embaucher avec un CV pareil ?

GILBERT – Je ne comprends pas...

XAVIÈRE – Vous allez vite comprendre. Je cite : condamnations pour escroquerie, abus de bien sociaux, détournement de fonds, faux et usage de faux ! Et vous espérez peut-être vous faire embaucher avec un profil de cet acabit ! Tenez, je vous le rends, votre torchon ! Et au revoir, monsieur Larose.

GILBERT – Calmez-vous, il y a méprise. Tout n'est pas dans le CV... C'est de ma faute, j'aurais dû vous prévenir. Je n'ai pu y mettre que ce qui a été homologué par les tribunaux. En fait, si vous regardez les dates, cela ne résume que mon début de carrière, des erreurs de jeunesse. La suite, je ne peux pas l'écrire… parce que je n'ai pas laissé de traces et ne tiens pas à en offrir. On ne sait jamais sur qui l'on tombe. Tout le monde n'a pas mon honnêteté.

XAVIÈRE – Votre honnêteté... Passons. Et c'est quoi, la suite ?

GILBERT - Ce pourquoi vous m'avez contacté. Par exemple, un tragique accident automobile… Une princesse qu'un chauffeur maladroit n'a pas réussi à faire passer sous un pont à Paris…

XAVIÈRE – Lady D…? Non ! Ce n'est pas possible, vous mentez ! Les polices fran­çaise et britannique on fait et refait l'enquête et n'ont rien trouvé !

GILBERT – Si elles ont fait et refait l'enquête, comme vous dites, c'est bien qu'elles ont trouvé quelque chose de louche, mais n'ont pu remonter jusqu'à moi. Heureuse­ment.

XAVIÈRE – Mais comment avez-vous fait ?

GILBERT – Secret professionnel… Mais allez, comme je sens que vous doutez de moi, je vais vous dire comment j'ai fait. En fait, je n'étais pas complètement certain de réussir. Disons que j'ai eu de la chance et la princesse un peu moins. Je me suis tout simplement procuré le numéro de téléphone portable du chauffeur. Avec l'argent et de l'astuce, on se procure beaucoup de choses. Il ne m'est plus resté qu'à lui télé­phoner alors qu'il conduisait et à l'insulter copieusement jusqu'à ce qu'il perde le contrôle de la voiture ! Et aucune trace ni preuve quelconque, j'avais utilisé un télé­phone à carte volé.

XAVIÈRE – Alors là, chapeau. Vous en avez d'autres, comme ça ?

GILBERT – Hum… Que pensez-vous du décès de notre pape précédent ?

XAVIÈRE – Le pape ? Pas possible !

GILBERT – Si. Son successeur était pressé. On vieillit vite dans le métier. Il m'a suffi de l'approvisionner en hosties à la cocaïne. Comme c'était un boulimique de l'hostie, il a eu une bonne overdose. Le Vatican n'a rien osé dévoiler. Imaginez le scandale si les médias avaient appris que le pape se droguait ! Pour moi, c'était du pain béni. Si je peux me permettre l'expression, bien sûr.

XAVIÈRE – Alors là si je m'attendais… Et je comprends mieux pourquoi l'ancien pape faisait parfois des déclarations complètement farfelues.

GILBERT – Je ne suis pas certain que la drogue y soit pour grand chose. Vous savez, pour vouloir être pape, il faut déjà avoir une sacrée névrose... Un dernier pour la route… et pour vous convaincre ?

XAVIÈRE – Oh oui, allez-y ! C'est un peu malsain mais cela a un côté people que j'adore…

GILBERT – Vous vous souvenez du fameux séjour en clinique de Johnny Hallyday ?

XAVIÈRE – Ah non, là je ne marche pas ! Vous vous moquez de moi ! Johnny n'est pas mort, je l'ai encore vu à la télé la semaine dernière.

GILBERT – Pas mort, pas mort… Avez-vous remarqué, comme la plupart des critiques, que depuis son opération il chante mieux qu'avant ?

XAVIÈRE – Bien sûr. Et c'est normal. J'imagine qu'on chante mieux en bonne santé que malade.

GILBERT – Sauf que maintenant c'est l'un de ses sosies qui chante ! Le vrai, l'origi­nal est quelque part au fond du Pacifique en train de nourrir les crabes…

XAVIÈRE – Quelle horreur !

GILBERT – Disons plutôt un recyclage entièrement écologique. En presque. Parce qu'avec ce qu'il consommait, je ne suis pas certain que les crabes en ressortent indemnes...

XAVIÈRE – Mais c'est monstrueux !

GILBERT – Pourquoi ? Nous y gagnons au change, le nouveau chante mieux que l'ancien qui était rongé par l'alcool. Et puis il en avait marre de jouer les doublures.

XAVIÈRE – Après tout, pourquoi pas. Ce n'est pas à moi de vous donner des leçons de morale. Et pour mon cas personnel ?

GILBERT – C'est beaucoup plus facile dans la mesure où votre mari n'est pas une personne célèbre. D'un point de vue pratique, je vous suggère de me présenter comme votre majordome. Cela me permettra d'aller et venir à ma guise dans la mai­son. Une petite question toutefois. Préférez-vous que je vous informe au préalable de ce que j'entreprendrai vis-à-vis de votre mari ou bien au contraire que je vous laisse la surprise et le plaisir de la découverte ?

XAVIÈRE – J'aime autant que vous me préveniez, je pense que je savourerai davantage l'événement. C'est comme au restaurant, on se régale souvent rien qu'en lisant la carte et en voyant une table bien mise. Alors... quand mettrez-vous le couvert ?

GILBERT – Tout de suite, à condition bien sûr que, comme convenu, vous me don­niez la moitié de mon… cachet. L'autre moitié après la fin de la représentation, bien entendu.

XAVIÈRE – Je vais finir par croire que vous êtes aussi vénal que moi. Ce qui n'est pas pour me déplaire. Vous savez que nous pourrions faire de grandes choses, tous les deux ?

GILBERT – Chaque chose en son temps. D'abord votre mari. Je vous propose de lui faire tester dès ce soir un produit que m'a fait parvenir un ex-agent de la DGSE… Un tout nouveau poison dont les molécules se transforment en éléments anodins, indécelables, au fur et à mesure de leur action. Un progrès phénoménal dans l'histoire de l'empoisonnement. Et grâce à un laboratoire français !

XAVIÈRE – Vraiment ? Vous n'allez pas me dire qu'il existe des laboratoires dont l'objectif est d'inventer de nouveaux poisons !

GILBERT – Pas vraiment. Ils ont juste découvert cela par hasard en mettant au point un exhausseur de goût pour une grande chaîne de restauration rapide… Mais ce n'est pas très inquiétant. Les habitués de ces établissements sont soit déjà morts empoisonnés soit complètement mithridatisés depuis longtemps. En tout cas moi, je n'y mets pas les pieds.

XAVIÈRE – Bref. Voici le premier versement (elle lui donne une enveloppe). Vous voici mon majordome jusqu'à ce que mort s'ensuive… Celle de mon mari, bien sûr.

GILBERT – Merci. Permettez que je recompte…

XAVIÈRE – Je vois que la confiance règne… Pour qui me prenez-vous ?

GILBERT – Pour quelqu'un qui place l'argent au-dessus de tout et qui n'aime pas en donner, tout simplement. Et comprenez que dans mon métier, on se doit de tout vérifier.

XAVIÈRE – L'argent, l'argent… j'aime aussi les hommes… vous savez…

GILBERT – Sauf que si j'ai bien compris, vous avez une manière d'aimer les hommes un peu particulière et qui ne leur porte pas chance. Je vous ai dévoilé mon cursus, mais je me plais à imaginer que vous n'êtes pas en reste. Cela dit, je ne vous demande rien. Ah ! Vous m'en voyez désolé, mais il semble manquer 200 €. Je vous laisse vérifier par vous-même...

XAVIÈRE – Vous avez dû mal compter ou je me serais trompée. Les billets ont parfois du mal à se séparer...

GILBERT – A se séparer de votre portefeuille, du moins...

XAVIÈRE – Très drôle. Mais vous aviez raison. Je viens de m'apercevoir qu'ils étaient restés dans ma poche. J'ai dû aller un peu vite en besogne. Tenez, l'erreur est réparée.

GILBERT – Je vous remercie. Le compte y est, je suis prêt à intervenir.

XAVIÈRE – Quant à mon cursus personnel, que vous évoquiez précédemment, vous avez vu juste, je me flatte d'avoir comme vous une certaine expé­rience. J'ai essayé par moi-même au début, mais quand il m'a fallu aller jusqu'à un procès et un non-lieu, je me suis dit qu'à l'avenir je ne travaillerai qu'avec des profes­sionnels. Il ne faut pas gâcher ses chances. Et je ne m'en plains pas. J'ai probable­ment moins de sang que vous sur les mains mais je suis prête à parier que cela m'a rapporté davantage. Je pense d'ailleurs prendre prochainement ma retraite. Gérard est mon dernier mari, je vais penser un peu à moi après toutes ces années de sacri­fices.

GILBERT – Sacrifice dans tous les sens du terme... si je puis me permettre ce trait d'humour. Mais je suis tout à fait d'accord avec vous sur un point. C'est bien joli de se décarcasser à gagner sa vie en tuant les autres, mais vient un moment où l'on a besoin de se faire plaisir. On n'en peut plus de se tuer au travail. Les gens ne se rendent pas compte de l'ingratitude de ce métier. Aucune reconnaissance, toujours le mépris, voire la suspicion... Par contre, sans vouloir entrer en compétition avec vous, j'ai tout de même travaillé aussi occasionnellement pour mon compte et ne me sens pas spécialement démuni.

XAVIÈRE – Prétentieux ! Vous savez que j'ai tout de même (elle lui chuchote un montant à l'oreille) au chaud !

GILBERT – Fichtre ! Belle réussite, je vous félicite. Mais je ne suis pas loin derrière, vous savez ! (il lui chu­chote à son tour un montant à l'oreille)

XAVIÈRE – Pas mal, c'est davantage que je ne pensais. Pour un artisan, vous partirez avec une bonne retraite, et bien avant vos 62 ans ! Cela dit, grâce à vous et à ce dernier coup, je pense que je vais vous devancer de loin !

GILBERT – Je le crains. Si j'avais su, j'aurais augmenté mes tarifs ! Je plaisante, bien sûr. Soyons sérieux. Où puis-je déposer ma valise ?

XAVIÈRE – Vous n'avez que cela comme bagage ?

GILBERT – Je ne pense pas m'éterniser chez vous, je préfère laisser l'éternité à votre mari. Le travail m'attend ailleurs aussi.

XAVIÈRE – Quelle chance vous avez ! Quand je pense au nombre de chômeurs qui ne trouvent pas de travail… Il faudrait organiser des formations de tueur professionnel pour résorber le chômage, vous ne pensez pas ? Avec toutes les per­sonnes désagréables, gênantes ou inutiles que l'on côtoie, ce n'est pas le travail qui manque !

GILBERT – Personnellement, je n'y tiens pas. Cela ferait baisser les prix, on ferait venir des tueurs d'ailleurs, ou pire, on délocaliserait en offrant des séjours à l'étran­ger à nos futures victimes pour les envoyer se faire trucider ailleurs où la main d’œuvre est moins chère ! Non. Je tiens au côté artisanal de mon métier. Dans arti­sanat, il y a « art ». Vous comprenez ? Je me sens comme un orfèvre du crime, un artiste du décès provoqué, un esthète de la thanatologie.

XAVIÈRE – Puis-je vous poser une question indiscrète ?

GILBERT – Posez toujours, je verrai si je peux vous répondre.

XAVIÈRE – N'avez-vous jamais des problèmes de conscience ? Se faire payer pour tuer des gens, de sang froid, sans même les connaître...

GILBERT – Bien sûr... Je m'y attendais, la question facile ! Tout le monde me la pose, ou presque...

XAVIÈRE – Eh bien ? Cela vous gêne de me répondre ?

GILBERT – Oh que non ! Tout d'abord, j'ai très bonne conscience par rapport à mes commanditaires. Je prends un engagement vis-à-vis de quelqu'un, et je m'honore de remplir mon contrat. J'ai la bonne conscience du devoir accompli, et la responsabilité de décider de la mort de mes victimes incombe à mes clients, pas à moi. Et dans les cas, ra­rissimes je vous rassure, où j'échoue, c'est « satisfait ou remboursé ». Ma prestation n'est payante que si je réussis. Cela fait partie des conditions générales de vente de la profession.

XAVIÈRE – J'entends bien cet aspect des choses, mais le fait de tuer ne vous gêne pas ?

GILBERT – Vous savez, chère madame, que nous sommes tous destinés à mourir un jour ou l'autre. N'est-ce pas ?

XAVIÈRE – Oui, bien sûr, mais pas trop vite quand même.

GILBERT – Et, bien souvent, l'on meurt vieux, malade, graba­taire, dépendant des autres, ou encore dans la force de l'âge mais dans les souf­frances d'une maladie incurable ou d'un accident... Piètre perspective, non ?

XAVIÈRE – Je vous l'accorde. C'est le genre de chose que l'on passe sa vie à essayer d'oublier...

GILBERT – Eh bien chaque fois que je mets un contrat à exécution, que j'envoie dans l'autre monde l'un de mes contemporains sans aucune souffrance, ou si peu, j'ai le sentiment de le délivrer de ses futurs malheurs, de lui épargner une fin de vie difficile. Je lui rends service en lui épargnant des souffrances inutiles. Et je fais en même temps un heureux, ou une heureuse dans votre cas, puisque je permets à quelqu'un de se débarrasser d'un problème ou encore de gagner un bel héritage ou une assurance vie, voire les deux. Tout bien réfléchi, je fais deux bonnes actions d'un coup. Vous n'êtes pas d'accord ?

XAVIÈRE – Je ne suis pas certaine que tout le monde verrait votre métier de tueur à gages comme cela. Mais pourquoi pas ?

GILBERT – N'oubliez pas que j'ai quand même eu la bénédiction du Pape pour le débarrasser de son prédécesseur ! L'exemple vient d'en haut. Mais je peux vous retourner la question. N'avez-vous pas vous-même quelque scrupule à me confier la mission délicate de vous libérer de votre richissime époux ?

XAVIÈRE – De quoi vous mêlez-vous ?

GILBERT – Hé, hé ! Cela vous gêne de me répondre, me semble-t-il...

XAVIÈRE – Mais pas du tout. C'est simplement que c'est très personnel.

GILBERT – Alors ? Puisque nous en sommes aux confidences existentielles...

XAVIÈRE – Eh bien... Je m'habitue. Je me fais à l'idée.

GILBERT – Vous ne me rassurez guère. Cela sous-entend que lorsque vous m'avez contacté vous n'étiez pas certaine de votre choix et que vous commencez seulement à vous faire à l'idée que je vais tuer votre époux. Pour un peu, je venais pour rien ! Et j'espère que vous n'allez pas changer d'avis au dernier moment. Méfiez-vous, il pourrait être trop tard et vous le regretteriez.

XAVIÈRE – Non, vous avez mal compris. Quand je dis que je m'habitue, c'est par rapport à mon premier mari.

GILBERT – C'est vrai. J'oubliais que vous n'êtes pas une débutante. Au premier, vous aviez quelques scrupules, mais maintenant... c'est devenu la routine.

XAVIÈRE – Pour le premier, je l'avoue, j'ai eu des hésitations. La peur du gendarme, surtout. D'autant plus que l'héritage n'était pas si conséquent que cela. Il s'agissait surtout de me débarrasser de lui.

GILBERT – Tandis que maintenant pour le second...

XAVIÈRE – Pour le second, cela a été plus facile. Il était tout bonnement haïssable. Personne ne l'a regretté. Les troisième, quatrième et cinquième, ma foi, je me suis peu à peu habituée. Alors maintenant, vous savez, Gérard...

GILBERT – Fichtre ! Mais vous êtes presque aussi dangereuse que moi, ma parole !

XAVIÈRE – Mais je n'ai jamais tué personne, moi ! Enfin, presque... juste une petite fois, au début.

GILBERT – Eh oui, il me semble que pour votre premier mari vous m'avez dit avoir fait les choses vous-même.

XAVIÈRE – Oui. J'ai commencé d'une manière très amateur, vous savez. J'ai lui des tas de ro­mans policiers, et puis je me suis lancée. Mais comme j'ai dû quand même me dé­fendre devant un tribunal, j'ai ensuite procédé différemment. J'ai fait tuer mon second mari par le troisième. Et ainsi de suite, vous comprenez. Une chaîne de solidarité, en quelque sorte.

GILBERT – Je comprends. C'est astucieux. Mais, sans vouloir être indiscret, s'agit-il d'une vocation ou bien cela vous est-il venu sur le tas, par la pratique ?

XAVIÈRE – Vous êtes décidément bien curieux. Mais finalement, cela ne me déplaît pas d'en parler, on n'a pas tous les jours une oreille complaisante pour partager ce genre d'ex­périence. Pour tout vous dire, c'est une vocation que je dois à mon premier mari, Emile. J'étais une oie blanche qui pensait faire à la fois un mariage d'amour et un mariage de raison.

GILBERT – Je vois : optimiste !

XAVIÈRE – Utopiste, plutôt. Pourtant, Emile semblait prévenant, raffiné, distingué, il était propriétaire d'une petite entreprise qui lui permettait de gagner confortablement sa vie... J'apportais de mon côté une maison dans l'île de Ré que j'avais héritée d'une tante morte... prématurément. Tout aurait pu se dérouler dans la plus belle des harmonies.

GILBERT – Mais ? Car il y a un « mais », bien sûr.

XAVIÈRE – Mais, comme vous dites, les choses ont mal tourné dès la nuit de noces. Conformément à la tradition, les jeunes mariés que nous étions sont allés se cacher, en fin de repas, dans l'ap­partement de la demoiselle d'honneur. Demoiselle d'horreur devrais-je dire, puisque j'ai découvert pour l'occasion qu'elle était depuis des mois la maîtresse de mon tout nouveau mari.

GILBERT – Bienvenue dans le ménage à trois !

XAVIÈRE – Même pas, c'est elle seule qui a passé la nuit de noce avec mon mari ! Et quand j'ai voulu protester, ce dernier n'a pas hésité à me frapper. Et lorsque les invités sont arrivés au petit matin pour nous déloger, il m'a forcée à regagner le lit conjugal, au milieu des traces de leurs ébats nocturnes. J'ai cru en mourir de honte. Il m'a même menacée de me frapper à nouveau si je disais quoi que ce soit.

GILBERT – Voyez-vous, à vous écouter, je ne regrette pas mon célibat.

XAVIÈRE – Et ce n'est pas tout, pour couronner ce début de vie conjugale, il m'a expliqué froidement qu'il ne m'avait épousée que pour avoir une domestique gratuite chez lui et profiter d'une maison non moins gratuite dans l'île de Ré.

GILBERT – Décidément, vous aviez touché le gros lot.

XAVIÈRE – Et ce salaud m'a annoncé, en guise d'apothéose, qu'il allait partir en voyage de noce avec sa maîtresse dans ma maison de l'île de Ré, et que je faisais partie du voyage pour m'occuper des corvées ! Et pas question de me révolter sous peine de me faire battre !

GILBERT – Et alors, qu'avez-vous fait ?

XAVIÈRE – Que vouliez-vous que je fasse ? Rien. J'ai fait celle qui s'était résignée. Son orgueil a fait qu'il m'a crue. Mais j'avais eu toute ma nuit de noce pour ruminer et décider de le condamner à mort. Je ne savais encore ni comment ni quand, mais j'avais décidé d'élimi­ner cet individu néfaste, ce monstre lubrique de la surface de la Terre.

GILBERT – Bravo ! Vous êtes une femme de décisions ! Et combien de temps cela vous a-t-il pris ? Je suis impatient de savoir comment vous avez fait.

XAVIÈRE – Dès notre arrivée dans l'île, je me suis mise à les observer, à étudier leurs habitudes. J'ai lu des romans policiers, comme je vous l'ai déjà dit. Cela aurait pu les intriguer, mais quoi de plus naturel que de lire des polars à la plage ! Même si j'étais plutôt cantonnée à la cuisine. Bref, j'ai eu l'idée de tenter quelque chose qui n'était pas sûr de réussir mais qui avait statistiquement de bonnes chances. Un peu comme vous avec Lady D.

GILBERT – Vous savez ménager le suspens !

XAVIÈRE – J'y viens. Chaque après déjeuner, lorsqu'ils se précipitaient à la plage en me laissant la vaisselle, je les suivais et les observais aux jumelles. Mon mari avait adopté un rituel ridicule : il se déshabillait, poussait le cri de Tarzan et se précipitait en courant dans l'eau. Pour prouver sa virilité auprès de sa dulcinée, j'imagine. Les hommes se croient toujours obligés d'en faire trop !

GILBERT – Merci.

XAVIÈRE – De rien. Bref, cette coutume idiote m'a incitée à faire une première tenta­tive sans risque juridique. Nous étions en mai, l'eau était encore froide. Et sa fête tombait le surlendemain. J'ai voulu jouer les épouses soumises et lui faire, c'est le cas de le dire, un repas de fête, tout en pensant lui faire sa fête dans le sens le plus dramatique du terme. Cela aurait pu lui sembler bizarre, là aussi, mais il a pensé que je voulais le reconquérir et s'est moqué de moi.

GILBERT – L'orgueil en a perdu plus d'un.

XAVIÈRE – Exact. Quoi qu'il en soit, je lui ai servi un véritable festin, bien lourd et indigeste, copieusement arrosé des meilleurs vins que j'ai trouvés. Je n'ai épargné ni mon porte-monnaie ni ma peine, vous savez. Tant et si bien qu'il est parti à la plage l'estomac fortement les­té et le sang complètement saturé d'alcool.

GILBERT – Et alors ?

XAVIÈRE – Comme à l’accoutumée, mais avec davantage d'intérêt, je les ai suivis et observés aux jumelles. Il n'a pas dérogé à ses habitudes : déshabillage, cri de Tar­zan, et course vers l'eau. Le cri de Tarzan, sous l'effet de l'alcool tenait plutôt de celui d'un coq enroué, mais ce n'est pas grave. Comme il se mettait systématiquement au même endroit, j'avais même pris soin de mettre quelques grosses pierres dans l'eau pour le faire trébucher et l'aider à se mouiller... et ce que j'espérais est arrivé : plongeon et hydrocution. Adieu Emile !

GILBERT – Bien vu ! Et aucune preuve contre vous.

XAVIÈRE – C'est ce que je croyais. Mais cette garce de Suzanne, sa maîtresse, a flairé le coup. Les femmes sont plus intuitives que les hommes, vous le savez. Elle a bien senti que ma soudaine générosité culinaire était louche, et ce décès consécutif lui a semblé limpide. Elle donc prévenu les gendarmes, fait peser les soupçons sur moi, et comme c'est moi, en tant qu'épouse qui héritais de son usine et de ses biens, j'ai été accusée puis jugée !

GILBERT – Mais il n'avaient aucune preuve d'un assassinat direct ?

XAVIÈRE – J'ai quand même dû me défendre avant d'obtenir un non-lieu. Heu­reusement, que j'avais pris la précaution de faire ce repas le jour de sa fête. Et puis ils ont été obligés de reconnaître que ce n'était pas un enfant et qu'il ne tenait qu'à lui de ne pas se mettre dans de l'eau froide après un gros repas. Tout le monde sait cela. Même sa maîtresse aurait dû l'en empêcher !

GILBERT – Vous vous êtes donc retrouvée riche et libre. Vous auriez pu vous en ar­rêter là...

XAVIÈRE – J'aurais pu m'en contenter, c'est vrai. J'avais, suite à son décès de quoi vivre sans problème quelques années, mais j'avais, grâce à lui, acquis une telle haine des hommes que j'ai voulu continuer. Sa mort avait été trop rapide, j'avais besoin de me venger encore. Je me suis donc mise en quête d'un numéro deux, riche aussi si possible. J'étais encore jeune et séduisante, relativement riche, cela n'a pas été très compli­qué. Mais cette fois-ci, les rôles étaient inversés, c'est moi qui dirigeais les opéra­tions.

GILBERT – Et pour vous... séparer sans risque de votre second mari ?

XAVIÈRE – Ma triste expérience des gendarmes et du tribunal avec Emile m'ont inci­tée à procéder autrement. J'ai pris comme amant le second sur la liste de mes pré­tendants. Riche aussi bien sûr. Puis je l'ai manipulé, lui ai fait miroiter le mariage s'il me débarrassait de mon second mari...

GILBERT – Comme cela, c'est lui qui prenait le risque.

XAVIÈRE – Cela a été plus long, bien sûr, presque un an. Mais j'avais choisi de jouer la prudence. Et tout s'est déroulé comme prévu, il n'y a pas eu de suite judiciaire à mon second veuvage, j'ai pu épouser mon troisième mari dans les mois qui ont suivi.

GILBERT – Vous savez que vous commencez à m'intéresser. Je crois que je vais prendre des notes et m'inspirer de vos méthodes. Comment avez-vous fait pour le second ?

XAVIÈRE – Le plus simple est souvent le plus efficace. J'ai fait en sorte que mon amant et lui soient amis. C'était d'ailleurs plus pratique pour recevoir mon amant. Nous nous sommes peu à peu organisés pour qu'ils aillent faire régulièrement des sorties en vélo. J'ai beaucoup insisté auprès de mon second ; je voulais absolument un mari en pleine forme !

GILBERT – Et ensuite ? Le dénouement ?

XAVIÈRE – Il a suffi d'attendre le moment propice. Il n'étaient que tous les deux sur une route départementale peu fréquentée, une semi-remorque les a dépassés, et lorsque la remorque était à leur hauteur, mon second mari a « imprudemment » fait un écart sur la gauche et s'est retrouvé broyé sous les roues de la remorque. Le chauffeur du camion ne s'est même aperçu de rien ! L'accident bête, quoi ! C'est du moins la conclusion des gendarmes.

GILBERT – Bravo. Et la suite du feuilleton ?

XAVIÈRE – J'ai reproduit le même scénario. Ou presque, bien sûr. D'abord la re­cherche d'un amant qui ferait un bon quatrième mari, puis la mise au point du chan­gement d'époux. Évidemment, il fallait que je change de tactique, je ne pouvais pas proposer à mon troisième de faire des sorties en vélo seul avec un copain ! Et j'ai fait en sorte que mon nouvel amant ne soit pas connu de mon mari. Prudence, tout de même.

GILBERT – Et comment est mort ce fameux troisième ?

XAVIÈRE - Il a maladroitement glissé sur le bord d'une falaise alors qu'il venait me rejoindre dans une buvette. J'avais des témoins et un alibi parfait. Quant à mon amant de l'époque, il a rompu avant que je n'aie le temps de l'épouser. Je pense qu'il a eu peur que je ne devienne veuve une nouvelle fois... Trois fois veuve en à peine trois ans, c'est vrai qu'il y a de quoi faire réfléchir un candidat au mariage, aussi épris soit-il.

GILBERT – Alors ?

XAVIÈRE – Avec trois héritages, j'étais désormais assez riche pour pouvoir changer d'identité et de région. J'ai épousé mes quatrième, et cinquième maris sous des noms différents. Et comme aucune empreinte ou trace de mon ADN n'est liée aux décès précédents, aucun lien ne peut être établi par la police. Je pense pouvoir me vanter d'avoir réussi des crimes parfaits.

GILBERT – J'en suis admiratif. Je ne m'attendais pas à trouver quelqu'un d'aussi professionnel que moi !

XAVIÈRE – Mais je me lasse, voyez-vous. Ma soif de vengeance est assouvie, et l'argent m'intéresse moins. Je pense en avoir suffisamment. D'où une dernière ligne droite avec Gérard, histoire en de finir en beauté, puis une retraite bien méritée. Vous ne trouvez pas ?

GILBERT – Je suis entièrement d'accord avec vous. Il n'y a pas que le travail dans la vie, il faut aussi savoir penser à soi.

XAVIÈRE – D'autant plus qu'en perdant de la motivation, je sens que je deviens moins rigoureuse, et que je serais capable de commettre une imprudence. C'est pour cela que depuis mon quatrième, je fais toujours appel à un spécialiste, comme vous.

GILBERT – Ce n'est pas moi qui m'en plaindrais. D'autant plus qu'il faut éradiquer le travail au noir dans notre métier. Laissons la profession aux professionnels. N'est-ce pas ?

XAVIÈRE – En fait de travail au noir, c'était surtout le noir du veuvage que j'ai porté déjà six fois. J'espère surtout que vous ne me décevrez pas. Mais je vous laisse vous installer. Pour votre chambre, vous prenez l'escalier derrière cette porte, c'est au second étage, première porte à droite. Je vous abandonne, je dois sortir.

GILBERT – Un détail, avant de partir. Vers quelle heure rentre votre mari ?

XAVIÈRE – Vers 16 heures. Ses journées de « travail », pour reprendre son expres­sion sont assez courtes.

GILBERT – Et je suppose que ma présence en ces lieux sera pour lui une surprise…

XAVIÈRE – En effet, je ne l'ai pas prévenu. Je ne savais pas si j'allais vous embau­cher ou non. Mais vous vous débrouillerez très bien pour vous présenter. Je ne serai de retour que vers 16 h 30 ou 17 heures.

GILBERT – Je ferai de mon mieux. Madame peut compter sur moi.

XAVIÈRE – Madame ?

GILBERT – Madame ne doit pas oublier que je suis désormais son majordome. Je joue mon rôle. Bonne journée, Madame, je vais déposer ma valise et, si Madame m'y autorise, je prendrai connaissance des lieux. Si mon produit miracle pour ce soir s'avérait inefficace, il me faut trouver d'autres moyens de suggérer une mort naturelle à l'époux de Madame.

XAVIÈRE – Soit. A ce soir, monsieur Larose. Nous dînons vers 19 h 30. Je vous don­nerai les instructions pour le repas dès mon retour. Nous avons une cuisinière, vous n'aurez que le service à faire.

GILBERT – Gilbert, Madame. Il convient d'appeler son majordome par son prénom. C'est l'usage.

XAVIÈRE – Soit. Va pour Gilbert.

GILBERT – Au revoir, Madame. Que Madame passe une bonne journée.

Xavière sort.

Scène 3 : 16 heures. Gilbert fait les poussières ou ce que souhaite le metteur en scène dans la pièce principale, Gérard rentre du « travail ».

GILBERT – Bonsoir, Monsieur. J'espère que Monsieur a passé une bonne journée...

GÉRARD – Monsieur ? Vous m'attendiez, peut-être… Nous avions rendez-vous ?

GILBERT – Madame m'avait prévenu de votre arrivée. Mais nous n'avions pas ren­dez-vous, non.

GÉRARD – Alors que puis-je pour vous, cher Monsieur ? Sachez toutefois que je ne reçois habituellement qu'à mon bureau. Je tiens à préserver mon intimité.

GILBERT – Que Monsieur ne m'appelle pas « Monsieur », mais Gilbert. Ce sera plus simple.

GÉRARD – Nous nous connaissons ?

GILBERT – Non, mais que Monsieur ne s'en offusque pas, c'est l'usage.

GÉRARD – Bon. Ça suffit, mon petit bonhomme. Assez tourné autour du pot. Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici, et pourquoi je vous appellerais par votre prénom ? Nous n'avons pas gardé les vaches ensemble, il me semble !

GILBERT – Que Monsieur se calme… Je ne suis ici qu'à la demande de Madame, et…

GÉRARD – C'est mon épouse qui vous a ménagé ce rendez-vous avec moi ? Elle aurait pu me prévenir, quand même !

GILBERT – Ce n'est pas un rendez-vous, Monsieur, Madame m'a attribué une chambre pour que je puisse être toujours présent.

GÉRARD – Ne me dites pas que vous allez vivre ici !

GILBERT – Hélas si, j'en ai bien peur. C'est indispensable pour ce que j'ai à faire…

GÉRARD – Mais ça ne se passera pas comme ça ! Les ménages à trois ce n'est pas mon genre. Et je vais commencer par vous casser la figure, mon vieux !

GILBERT – Hum… Je rassure Monsieur, cela ne devrait pas durer davantage que quelques jours, en fonction de mon efficacité. Mais puis-je demander à Monsieur la raison qui le pousserait à s'en prendre à mon intégrité physique ? Aurais-je été, sans le vouloir, irrespectueux ?

GÉRARD – Mais c'est qu'il se fout de moi, par-dessus le marché ! Alors mettons les choses au clair : je suis déjà assez furieux d'apprendre que ma femme a un amant, mais vous avoir en plus sous le nez à longueur de journée et de nuit, même pour quelques jours, jamais ! C'est compris ? Et vous allez me faire le plaisir de prendre la porte dare-dare avant que je ne mette mes menaces à exécution !

GILBERT – Madame a un amant ? Mon Dieu ! Comme Monsieur doit être malheu­reux ! Si je m'attendais…

GÉRARD – Et en plus il se fout de ma gueule ! Dehors ! Ou je vous transforme en pot de rillettes ! En flaque de vomis !

GILBERT – Mais… Pourquoi Monsieur s'en prendrait-il à moi ?

GÉRARD – Pourquoi ? Vous n'y êtes pour rien, peut-être ! Vous passiez par hasard et ma femme vous a violé, si ça se trouve ! Vous êtes une victime, j'imagine !

GILBERT – Oh mais je peux garantir à Monsieur que Madame ne m'a pas violé. Ma­dame est une femme tout ce qu'il y a de plus correct.

GÉRARD – Alors vous ne voyez pas pourquoi je veux vous casser la figure ?

GILBERT – Franchement…

GÉRARD – Vous couchez avec ma femme, vous vous installez sous mon toit, vous me narguez, mais vous faites l'étonné lorsque je vous dis que cela a le dont de me faire sortir de mes gonds !

GILBERT – Mon Dieu ! Je comprends ! Bien sûr !

GÉRARD – Ah ! Quand même ! Bon. Vous filez ou je vous hache menu ?

GILBERT – Que Monsieur se calme… J'ai bien peur que Monsieur ne se soit four­voyé…

GÉRARD – Finassez pas avec moi, mon petit vieux ! Et parlez comme tout le monde, ça ira mieux !

GILBERT – Bien Monsieur. Je crois comprendre que Monsieur s'est mépris, tout à l'heure. J'ai dit à Monsieur que j'étais ici à la demande de Madame et que j'allais dor­mir sous ce toit, mais pas pour la raison que Monsieur a imaginée…

GÉRARD – Au fait, mon vieux, au fait ! Et arrêtez avec vos « Monsieur » à tout bout de champ !

GILBERT – Cela fait partie de mon métier, Monsieur. Madame m'a engagé comme majordome et je suis au service de Madame et de Monsieur. Et l'usage voudrait que Monsieur m'appelle par mon prénom plutôt que « mon vieux ». Cela est très vulgaire et j'ai peur de ne pouvoir m'y habituer…

GÉRARD – Majordome ? Mais… pour quoi faire ?

GILBERT – Tout, Monsieur. La maison est grande et la cuisinière ne peut tout faire à elle seule. Je serai un peu l'homme à tout faire dans cette maison, pour faciliter votre vie… ou votre mort…

GÉRARD – Hein ?

GILBERT – Euh… Votre mor... ral !

GÉRARD – Mais mon moral va très bien, je vous rassure. Je suis riche, j'aime ma femme, ma femme m'aime, et j'ai une santé de fer ! Dans la famille on finit tous cen­tenaires !

GILBERT – Monsieur a de la chance. Mes derniers employeurs n'ont pas eu la même longévité. J'espère ne pas porter malheur à Monsieur.

GÉRARD – Je ne suis pas superstitieux, je vous rassure. J'ai les pieds bien sur terre. Et ils sont morts de quoi, vos anciens patrons ? Que je me prépare ! Ha, ha, ha !

GILBERT – Intoxication alimentaire… Enfin, en ce qui concerne le dernier.

GÉRARD – Fruits de mer ?

GILBERT – Non, hosties.

GÉRARD – Pardon ?

GILBERT – Hosties ! Vous avez bien compris. Un lot avarié, probablement.

GÉRARD – Quand même ! Ce devait être un gros consommateur, pour en être mort. C'était un prêtre ?

Gilbert lève le doigt vers le haut.

GÉRARD – Un évêque ?

Gilbert lève le doigt vers le haut.

GÉRARD – Un cardinal !

Gilbert lève le doigt vers le haut.

GÉRARD – Non, ce n'est pas possible, ce n'était pas le Pape, quand même ?

Gilbert acquiesce de la tête.

GÉRARD – Vous étiez au service du Pape !!!

GILBERT – Hélas oui, Monsieur.

GÉRARD – Ne dites pas « hélas », dans un CV, c'est une sacrée référence !

GILBERT – Mais il est mort, Monsieur…

GÉRARD – Oui, mais vous n'y êtes pour rien, il n'avait qu'à pas s'empiffrer d'hosties, après tout.

GILBERT – Monsieur a sans doute raison.

GÉRARD – Ah ben si je m'attendais ! Quand ma femme va savoir ça !

GILBERT – Elle le sait déjà, Monsieur. C'est peu pour cela qu'elle m'a engagé.

GÉRARD – Pour avoir empoisonné le Pape ?

GILBERT – J'ai du mal à suivre Monsieur…

GÉRARD – Mais non, je plaisante ! J'imagine bien que vous n'y êtes pour rien. Ne le prenez pas mal, mon vieux.

GILBERT – Monsieur me rassure.

GÉRARD – Mais blague à part, vous avez servi chez d'autres célébrités ?

GILBERT – C'est un peu ma spécialité, Monsieur. Mais tous ne sont pas morts je vous rassure.

GÉRARD – Tous ne sont pas morts ? Ça veut dire que vous avez eu d'autres cas… malheureux ?

GILBERT – Hélas oui. J'ai perdu un emploi suite à un dramatique accident de la cir­culation sous le pont de l'Alma…

GÉRARD – Non ?

GILBERT – Si.

GÉRARD – Ben mon colon. Bon enfin, moi, je ne suis pas célèbre, je n'ai pas de chauffeur et je ne vais jamais à la messe. Bref, je me sens en pleine sécurité avec vous. Pas vrai mon vieux ? Heu… je veux dire mon vieux Gilbert.

GILBERT – Monsieur peut me faire confiance. Comme je l'ai promis à Madame, je m'occuperai tout particulièrement de lui.

Scène 4

Entrée de Xavière.

GÉRARD – Et quand on parle du loup !

XAVIÈRE – De la louve, mon agneau… Et je vais vous manger tout cru…

GÉRARD – Mais avec joie, ma chérie, j'en tremble à l'avance de plaisir.

GILBERT – Si Madame et Monsieur veulent bien m'excuser, je vais les laisser dans l'intimité de leurs retrouvailles et vais aller aider la cuisinière à préparer le dîner.

XAVIÈRE – Merci, Gilbert, à tout à l'heure et n'oubliez pas la petite surprise que je vous m'avez promise…

GILBERT – Madame peut compter sur moi. A tout à l'heure Madame, à tout à l'heure, Monsieur.

GÉRARD – Pas si vite, mon v… Gilbert ! Apportez-nous du champagne et deux coupes, j'ai quelque chose à fêter avec mon épouse !

GILBERT – Je reviens à l'instant, Monsieur.

XAVIÈRE – Quelque chose à fêter ?

GÉRARD – Bien sûr, mon amour ! Cela fait exactement 6 mois que nous nous sommes rencontrés !

XAVIÈRE – Seulement ?

GÉRARD – Comment ça, seulement ?

XAVIÈRE – Heu… C'est seulement ce soir que vous vous en souvenez !

GÉRARD – Pardonne-moi mon adorée, je ne sais pas où j'avais la tête. Tout va si vite depuis quelques mois ! Mais jamais je n'oublierai notre rencontre…

XAVIÈRE – Moi non plus.

GÉRARD – Je sortais juste des bureaux de la Française des jeux avec mon chèque en poche, et sur qui je tombe ?

XAVIÈRE – C'est plutôt moi qui suis tombée…

GÉRARD – Très juste ! Une femme belle et distinguée qui s'évanouit devant moi… Comme dans un conte de fée ! N'est-ce pas merveilleux ?

XAVIÈRE – J'aime beaucoup les comptes, Gérard… Et quand je vous ai vu, j'ai su que je ne devais pas vous laisser partir comme cela, seul et désorienté avec ce mal­heureux chèque en poche. Qui sait ce qui aurait pu vous arriver ?

GILBERT (qui revient) – Madame et Monsieur sont servis. Permettez que je vous serve, ce sera pour moi un grand honneur en ce jour anniversaire.

GÉRARD – Je suis tout à fait capable de le faire, vous savez, mon v… Gilbert.

XAVIÈRE – Laissez-le faire, mon ami, et occupez-vous plutôt de moi…

GÉRARD – Mais bien sûr ma douce… je ne vois que toi !

Gilbert les sert ; il a ostensiblement ajouté un produit dans le verre de Gérard.

GILBERT (servant Xavière) – Madame… (servant Gérard) – Monsieur…

GÉRARD – Merci mon v… Je vais y arriver. Si, si, je vais y arriver : merci Gilbert.

GILBERT – J'en serai infiniment reconnaissant à Monsieur.

GÉRARD – J'ai une idée ! En même temps que nous fêtons notre... comment dire... hexa-moisiversaire ou plutôt notre hémi-anniversaire, nous allons souhaiter la bienvenue à Gilbert dans notre maison et trinquer avec lui. Vous voulez bien aller chercher une troisième coupe, mon bon Gilbert ?

GILBERT – Je m'y précipite. Monsieur est trop bon. Mais juste une larme pour trin­quer je ne bois que rarement d'alcool.

GÉRARD – Pour trinquer, c'est promis. (pendant que Gilbert est sorti chercher sa coupe) Et toi ma chérie, tu as passé une bonne journée ?

XAVIÈRE – Excellente, je vous remercie, cher. Pleine d'avenir radieux, du moins je l'espère. (retour de Gilbert)

GÉRARD – Servez-vous, Gilbert, faites comme chez vous ! C'est d'ailleurs un peu chez vous, non ?

GILBERT – Tout à fait, Monsieur. Et je remercie sincèrement Madame et Monsieur de leur accueil chaleureux. Et je m'engage à remplir ma mission du mieux qu'il me sera possible.

GÉRARD – Et moi je vais faire un petit discours. (il pose son verre) Je voudrais dire combien, Xavière, mon aimée, ta présence a bouleversé mon existence. Depuis notre rencontre, je n'ai cessé de penser à toi, tu es le soleil de mes nuits, le sel de ma vie, l'étincelle de mon existence. Ma vie, jusque-là morose et monotone a enfin pris un sens, celui du bonheur. Tu illumines mes jours et ensorcelles mes nuits. Je te jure devant témoin de t'aimer jusqu'à ma mort… le plus tard possible bien entendu. Je lève mon verre à notre amour sans faille. Santé et longévité ! N'est-ce pas, Gilbert ?

Xavière et Gilbert posent leurs verres pour applaudir le « discours » de Gérard.

GÉRARD – Eh bien trinquons !

Il prend un verre, autre que le sien. Xavière et Gilbert hésitent à prendre un verre, essayant de se souvenir lequel est empoisonné…

GÉRARD – Allez, ne faites pas les timides ! (il tend un verre à Xavière, l'autre à Gil­bert). A votre santé !

XAVIÈRE – J'ai une idée ! Très cher, si nous échangions nos verres, ainsi je connaî­trais vos pensées et vous connaîtrez les miennes…

GÉRARD – Si cela peut te faire plaisir, ma mie, je n'y vois aucun inconvénient.

Ils échangent leurs verres, on voit Xavière soulagée.

GILBERT – Est-ce que Madame et Monsieur croient à la chiromancie ?

GÉRARD – La chiroquoi ?

GILBERT – Mancie. La chiromancie. L'art de lire l'avenir dans les lignes de la main. C'est une de mes spéciali­tés. Permettez que je regarde votre main, Monsieur ?

Ils posent leurs verres ; Xavière s'impatiente.

GILBERT – Oh, quelle belle main ! Regardez cette ligne de chance, une véritable au­toroute. La ligne de vie semble ne plus vouloir se terminer, quant à la ligne de cœur, l'Airbus pourrait y atterrir…

GÉRARD – Vous ne vous êtes pas foulé, mon v… Gilbert. Mais prenez la main de ma femme. Enfin, empruntez, lisez, mais rendez-la moi après.

XAVIÈRE – Est-ce bien utile ?

GÉRARD – Allez, mon adorée, laisse-toi prédire des choses agréables… ça ne peut pas faire de mal. Pas vrai Gilbert ?

XAVIÈRE (pose son verre) – Bon, allez-y…

GILBERT – Je vois beaucoup de chance, de la richesse… aussi une rencontre qui va bouleverser la vie de Madame…

GÉRARD – Vous retardez, mon vieux, la rencontre, elle date de 6 mois et c'est moi ! Ha, ha, ha ! Mais c'est pas mal quand même votre truc. Bon allez, on trinque ?

Gérard prend un verre, trinque et boit cul sec. Xavière et Gilbert se regardent, at­tendent aucun des deux n'osant boire, ils reposent leurs verres…

GÉRARD – Ben alors ? Vous ne buvez pas ?

XAVIÈRE – En fait j'ai un léger mal de crâne et j'ai bien peur que l'alcool ne me réus­sisse pas... Veuillez m'excuser très cher.

GÉRARD – Eh bien je ne vais pas faire le difficile, moi, je vais même en boire une deuxième. (il prend une autre coupe et la vide ; Gilbert et Xavière l'observent) Et hop ! Derrière la cravate ! Par contre vous, mon bon Gilbert, vous ne vous défilerez pas, tenez, buvez ! (il lui tend la dernière coupe, celle qui, par déduction est empoisonnée)

GILBERT – Je remercie Monsieur de l'horreur qu'il me fait, euh, je veux dire de l’hon­neur. Oh ! Déjà 18 heures ! (il regarde l'heure à sa montre en s'arrangeant pour ren­verser son verre) Mon vieux que je suis maladroit ! (on doit comprendre que sous le coup de l'émotion et de l'angoisse Gilbert s'exprime de manière particulièrement confuse) J'ai embaumé mon nerf de cam­pagne ! Je vis Madame et Monsieur de rien couloir m'abuser... Je ne vais pas ce qu'il m'est esbigné. Je suis en fait très brouté...

XAVIÈRE – Mais qu'est-ce que vous racontez, Gilbert ? Vous devenez complètement incohérent ? Reprenez-vous, mon ami !

GÉRARD – C'est vrai, ça, je ne comprends rien à ce que vous dites !

GILBERT – Que Madame et Monsieur veuillent bien me plastronner, lorsque je suis brouté, j'ai de la difficulté à troubler mes veaux, et mes dépôts peuvent trembler in­convénients...

XAVIÈRE – Mais c'est qu'il se moque de nous, ou quoi ?

GÉRARD – Non, non, je crois comprendre, Xavière. Il est ému, troublé de l'honneur de trinquer avec nous, et a du mal à trouver ses mots, à « troubler ses veaux », comme il vient de dire. Vous comprenez ? Cela se ressemble phonétiquement, mais c'est tout.

GILBERT – Je lénifie Monsieur de sa prétention. Puis-je avoir l'automatisation de me respirer dans ma tremble ?

GÉRARD - « Respirer dans ma tremble, respirer dans ma tremble ? » J'ai compris ! « Retirer dans ma chambre » ! Oui, oui, allez-y, mon vieux, euh, Gilbert. Et à demain, nous nous débrouillerons avec la cuisinière.

XAVIÈRE – Je vais d'ailleurs lui dire de servir de ce pas. A tout à l'heure, mon ami.

GÉRARD – A tout de suite, mon amour... (seul, à lui-même) Drôle de type, quand même, ce Gilbert. Il a servi des célébrités et il s'émeut d'un rien. (il regarde au sol) Tiens, le champagne fait des trous dans parquet, maintenant ? Heureusement que j'ai un bon estomac ! Bizarre, quand même, bizarre...

NOIR

ACTE II

Scène 1 : Dans l'après-midi du lendemain, peu avant le retour de Gérard

XAVIÈRE – Bravo, monsieur le professionnel ! Hier soir je me suis un moment de­mandé qui vous souhaitiez empoisonner !

GILBERT – Que Madame veuille bien m'excuser, mais j'ai été surpris par Monsieur. Il est tout feu tout flamme et un peu imprévisible. Je vais tenir compte de ce paramètre lors de ma prochaine intervention.

XAVIÈRE (dragueuse) – Vous avez de la chance d'avoir d'autres atouts... Mais finissez d'abord votre mission, je vous y engage. Nous verrons plus tard pour les autres aspects de nos relations. N'est-ce pas, mon cher Gilbert ?

GILBERT - Madame peut me faire confiance. Je mets tous mon professionnalisme à son service.

XAVIÈRE – J'y compte bien, et pas que sur le professionnalisme... Et c'est pour quand cette… intervention ?

GILBERT – Dès ce soir. J'ai été très inspiré par l'escalier qui mène à votre cave. Je déconseille d'ailleurs fortement à Madame d'y aller. Ce serait risqué. Si par contre elle suggérait à Monsieur d'aller y chercher une bonne bouteille pour le dîner… il se pourrait que Monsieur ait quelques difficultés à remonter rejoindre Madame.

XAVIÈRE – Je ferai ce que je pourrai. Et je compte sur vous pour que cela marche, cette fois-ci.

GILBERT – Madame peut se considérer déjà presque veuve.

XAVIÈRE – J'espère. Je dois avouer que votre manque de sang froid ma beaucoup déçue hier soir.

GILBERT – J'ai eu très peur que Madame ne boive la coupe empoisonnée et, je dois l'avouer, je n'ai su que faire durant quelques instants. Mais tout de même, Monsieur est très chanceux : il a bu deux coupes sans tomber sur la bonne ! C'est incroyable ! Je ne suis pas étonné qu'il ait gagné une grosse somme au jeu. Statistiquement, Monsieur devrait être mort. Je suis mathématiquement très déçu. Si même la science nous lâche...

XAVIÈRE – Et moi donc... En attendant, offrez-lui un billet express pour le Paradis. Tenez, il arrive, retirez-vous et laissez-moi avec lui.

Scène 2 : Arrivée de Gérard

GÉRARD – Bonsoir mon amour ! C'est moi qui rentre du boulot !

XAVIÈRE – Je vois, mon ami, je vois.

GÉRARD – Et tu as passé une bonne journée ?

XAVIÈRE – Excellente ! Je vous attendais avec impatience, même.

GÉRARD – Quelle chance j'ai ! Dis-moi, mon amour, ce monsieur Gilbert, ton major­dome, il n'est pas là ?

XAVIÈRE – Il doit être dans sa chambre, je l'ai libéré il y a quelques minutes, il n'avait pas arrêté depuis ce matin.

GÉRARD – Il m'a paru bizarre hier soir, tu n'as pas trouvé ?

XAVIÈRE – Bizarre ? Ma foi non. Pourquoi ?

GÉRARD – Cette façon de ne plus pouvoir s'exprimer correctement sous prétexte qu'il avait renversé du champagne, pour quelqu'un qui a servi des personnalités, je trouve cela surprenant. Pas toi ?

XAVIÈRE – Hum... Cela peut arriver à tout le monde, non ?

GÉRARD – Oui, bon, admettons. Et tu es sûre de son CV ? Je me méfie des es­crocs. Avec notre fortune, nous devons faire des envieux, tu sais.

XAVIÈRE – Son CV m'a paru tout à fait correct, franchement.

GÉRARD – Et puis, tu as vu, là ? Le champagne qu'il a renversé a attaqué le vernis du parquet. C'est étonnant, non ?

XAVIÈRE – Ce doit être une coïncidence. Je ne vois pas comment quelques gouttes de champagne pourraient faire des trous dans un vernis...

GÉRARD – Moi non plus, je m'interroge, c'est tout.

XAVIÈRE – Cessez de vous inquiéter quand tout vous sourit, mon ami. Allez, je vous laisse, je vais donner quelques instructions à la cuisinière et à Gilbert.

GÉRARD – Si tu le vois, tu lui demanderas de m'apporter un whisky. Merci ma bien aimée.

Gérard, en attendant son whisky, regarde avec attention les attaques du champagne sur le parquet.

Scène 3 : Arrivée de Gilbert et de l'apéritif

GILBERT – Monsieur est servi. Où puis-je déposer la boisson de Monsieur ?

GÉRARD – Sur la table, mon vieux, sur la table, pas sur le fauteuil.

GILBERT – Que Monsieur veuille bien m'excuser. Mais si Monsieur voulait bien m'appeler Gilbert plutôt que mon vieux, j'en serai très heureux.

GÉRARD – Oui, oui, Gilbert, je vais m'y faire. Dites, vous avez vu, le parquet, là ?

GILBERT – Je vois, en effet, on dirait que le vernis a subi quelque corrosion. Un li­quide agressif serait tombé dessus que je n'en serais pas plus étonné.

GÉRARD – Je ne vous le fais pas dire, Gilbert. Je ne vous le fais pas dire... Et vous savez ce qui m'étonne, par contre ?

GILBERT – Non, mais Monsieur peut me faire confiance et partager son étonnement avec moi. Je partage très bien l'étonnement.

GÉRARD – La confiance, oui... C'est l'essentiel. Eh bien voyez-vous Gilbert, ce qui m'étonne, c'est que ces taches semblent coïncider avec le champagne que vous avez renversé hier soir. Oh certes, il ne s'agissait pas de champagne bio, mais quand même.

GILBERT – Vous doublez pire que la campagne tétait pas de la campagne ? Oh, queue vieux....

GÉRARD – (au public) Et ça le reprend ! (à Gilbert). Calmez-vous, mon vieux... je ne vous accuse pas.

GILBERT – Divers, style poulet, pas con vieux.

GÉRARD – Gilbert, pas mon vieux. Oui. Je sais, je sais. Mais calmez-vous quand même, vous dites encore n'importe quoi. Et ce n'est quand même pas de votre faute si le champagne est corrosif ? Non ?

GILBERT – Burne canon, con lieu.

GÉRARD – Hum ? Bref. Je ne comprends à nouveau rien à ce que vous me dites. Quoi qu'il en soit, j'ai fait un test avec le reste de champagne dans la bouteille, tout est normal. C'est pourquoi je me demandais si vous ne prenez pas, par hasard des médicaments que vous auriez ajouté dans le champagne et qui auraient pu le rendre corrosif. Un médicament pour vous calmer, par exemple. Attention aux mélanges, Gilbert !

GILBERT (qui respire) – Oui, oui, ce doit être cela. La perte de mon dernier client m'a fortement ému et j'ai un léger traitement sédatif pour quelques semaines. J'en avais mis dans le champagne, ce que je n'aurais pas dû faire. Par chance, j'ai renversé mon verre, sinon je crois bien que je me serais perforé l'estomac.

GÉRARD – Alors nous voilà tous rassurés, mon bon Gilbert. Le tout, c'est de com­prendre, et j'aime bien comprendre. Mais si j'étais vous, je me méfierai des mélanges pour mon estomac. Sur ce, je crois qu'il est temps que vous alliez ai­der la cuisinière pour le repas de ce soir. Je suis encore capable de boire mon whis­ky tout seul. A tout à l'heure.

GILBERT – Je m'empresse d'y aller, Monsieur. A tout à l'heure, Monsieur. (il sort)

GÉRARD (regardant le parquet corrodé) – Quand même, quand même... Bref, à ma santé.

Scène 4 : Gilbert sort, retour de Xavière

XAVIÈRE – Nous pourrons passer à table dans quelques minutes, cher. Tout va bien ?

GÉRARD – A peu près, je te remercie. Notre fortune se porte de mieux en mieux. Je ne me suis jamais senti aussi heureux de ma vie. Entouré d'amour et sans aucune contrainte matérielle désagréable, le bonheur total. Il n'y a que ce Gilbert que je n'ar­rive pas à sentir.

XAVIÈRE – A propos de Gilbert, mon ami, il préfère que ce soit vous qui alliez à la cave y chercher une bonne bouteille de vin. Il craint que son choix ne vous con-vienne pas.

GÉRARD - Qu'est-ce que je disais ! Je ne le sens pas. A peine capable de faire son boulot, et on ne comprend plus ce qu'il dit dès qu'une mouche pète de travers.

XAVIÈRE – Oh, Gérard, vous exagérez !

GÉRARD – A peine, mon amour, à peine. Et qu'avons-nous pour le dîner, que je réfléchisse à que je vais remonter de la cave ?

XAVIÈRE – Rien que de très simple : une bonne entrecôte avec des pommes frites et des hari­cots verts.

GÉRARD – Alors c'est parti pour la spéléo. Je te retrouve dans quelques minutes dans la salle à manger.

Sitôt Gérard descendu vers la cave, Xavière se penche vers où il est sorti pour écou­ter, Gilbert apparaît et fait de même. Quelques instants passent. Un grand bruit d'écroulement. Un cri de Gérard. Puis...

GÉRARD (off) – Xavière, Gilbert, il y a quelqu'un ? Que Gilbert descende ! J'ai besoin d'aide, vite ! Mais attention à l'escalier, il ne tient plus que par miracle !

Xavière tourne en rond et manifeste sa mauvaise humeur de voir son mari survivre au second essai d'assassinat. Les deux hommes reviennent sur le plateau, Gérard couvert de poussière mais les bras chargés de bijoux.

GÉRARD – Tout va bien Xavière ! Je viens de faire une découverte extraordinaire ! Regarde ! J'ai trouvé un trésor ! Le mur qui tient l'escalier s'est effondré et regarde ce que j'ai reçu dans les bras !

XAVIÈRE – Oh, Gérard, c'est magnifique, je vous aime de plus en plus ! Vous êtes un homme décidément plein de ressources ! N'est-ce pas Gilbert ?

GILBERT – C'est le veau blême, Madame. Mon vieux est visitation mort du chemin.

XAVIÈRE – Plaît-il ?

GILBERT – Je vidais : vieux pneu est ostensiblement extensible en veau de mer.

GÉRARD – Voilà que ça le reprend ! Dès qu'il a une émotion cet animal perd les pé­dales et dit n'importe quoi.

XAVIÈRE – Mais qu'est-ce qu'il dit Gérard ? Je ne comprends rien.

GÉRARD – Moi non plus, mais laisse tomber. Je retourne en bas, il y en a encore autant.

XAVIÈRE – Encore autant ? Mais c'est merveilleux. Tous ces si beaux bijoux... J'ai l'impression d'être une reine.

GÉRARD – En attendant, le mieux que tu aies à faire est d'aller chercher ton sac de voyage ou ta valise.

XAVIÈRE – Mon sac de voyage ? Ma valise ? Pour quoi faire ? Vous voulez me chasser ? Vous ne m'aimez plus ? Nooooon, ne me dites pas cela... Ce n'est pas de ma faute si ce mur s'est écroulé, je n'y suis pour rien ! Vous n'imaginez quand même pas que j'ai cher­ché à vous tuer !

GÉRARD – Mais bien sûr que non, nunuche, c'est pour prendre le reste du trésor en bas. Allez, vite, je ne voudrais pas que cela s'effondre complètement.

GILBERT (hébété) – Et poids ? Est-ce que je preux vous plaider ? Baisez-moi taire, Monsieur va paître tout mal...

GÉRARD – Vous, vous ne bougez pas. Vous n'êtes bon à rien alors pas de connerie. Nous revenons dans cinq minutes.

GILBERT – Chien, me pneu. Je ne rouge pas d'une femelle en arpentant Madame et Monsieur.

GÉRARD – Euh, oui, c'est ça. Décidément, je ne m'y ferai pas, Xavière, à ton major­dome.

XAVIÈRE – Je dois avouer que je suis moi-même quelque peu déçue. J'attendais autre chose de lui. Mais je fais contre mauvaise fortune bon cœur, ou plutôt l'inverse vu ce que vous venez de trouver miraculeusement, très cher.

Ils descendent, Gilbert reste seul.

GILBERT (à lui-même) – Du temps doigt, mon vieux Gilbert, du talc ! On fait spire... Ah... Je sens que ça revient. Je me calme. Mais je ne tiendrai pas longtemps avec ces deux-là, moi. Il va falloir que je trouve une solution rapidement, sinon c'est eux qui vont avoir ma peau. (il empoche négligemment quelques bijoux qui « traînaient »).

XAVIÈRE (qui revient) – Alors, Gilbert, vous allez mieux ? Tenez, aidez-moi à prendre cela.

GÉRARD – Alors, iceberg, savate vieux ? Vous énucléez ?

GILBERT – Que Monsieur veuille bien m'excuser, mais j'ai peur de ne pas bien saisir ce que Monsieur vient de me dire...

GÉRARD – Je vois que vous avez récupéré. Je m'exprimais simplement dans votre langue. Enfin dans vos moments d'émotion. Vous avez dans ces moments-là un lan­gage complètement incompréhensible, j'essayais de vous imiter dans le but de com­muniquer. Mais je constate que c'est désormais inutile. (on voit qu'il cherche quelque chose depuis un moment).

GILBERT – Monsieur a perdu quelque chose ? Puis-je venir en aide à Monsieur ?

GÉRARD – Je ne pense pas. Dis-moi, Xavière, il y avait tout à l'heure un splendide petit bracelet de perles fines, je ne le vois plus. Tu le vois ?

GILBERT (qui fait glisser ce qu'il avait dérobé de sa poche vers un siège) – Monsieur veut peut-être parler de celui-ci ?

GÉRARD – Précisément, Gilbert. Mais j'ai dû passer devant sans le voir il y un ins­tant. Je vous remercie. C'est bien lui. Vous comprenez, je ne voudrais pas perdre ce que je viens de gagner au péril de ma vie.

XAVIÈRE – Oh, Gérard, vous exagérez... non ?

GÉRARD – Du tout, très chère. C'est un miracle que je ne me sois pas tué dans l'ef­fondrement de ce pan de mur. J'ai trouvé un trésor, certes, mais je me demande bien comment ce mur que le maçon avait vérifié a bien pu tomber de la sorte. Mais il vient demain pour le garage, je lui en parlerai. Et vous, Gilbert, vous n'avez pas une idée sur la question ?

GILBERT – Bois ? Laid mât du trou. Je ne noie pal ce que Monsieur vieux pire.

GÉRARD – C'est bien ce que je pensais. Merci, Gilbert. Vous pouvez vous retirer, je crois que vous en avez assez fait pour aujourd'hui.

NOIR

ACTE III

Scène 1 : Le matin, avant le départ de Gérard, discussion avec Gilbert.

GILBERT – Bonjour Monsieur. Monsieur a bien récupéré de ses émotions d'hier soir ?

GÉRARD – Récupéré et réfléchi, mon vieux. Mûrement réfléchi.

GILBERT – Monsieur souhaite peut-être faire allusion à la proposition que j'ai faite à Monsieur ?

GÉRARD – Exactement, mon vieux. Et renoncez à ce que je vous appelle Gilbert. J'hésite même à contacter la police, voyez-vous.

GILBERT – Je ne le conseille pas à Monsieur. Que Monsieur n'oublie la position de Madame dans toute cette affaire. Et puis il y a aussi les bijoux. Outre que je peux mettre Monsieur en rapport avec des gens susceptibles de les acheter en toute discrétion, il ne faudrait pas que les services de l'Etat soient informés de leur existence...

GÉRARD – Je vois que vous êtes un voyou fini et sans aucun scrupule.

GILBERT – Je gagne ma modeste existence avec les moyens dont je dispose. Si Monsieur peut m'aider à trouver un trésor ou à gagner au loto, je suis prêt à devenir honnête. Du moins je me promets d'essayer.

GÉRARD – Je vois. Il ne me reste plus qu'à trouver une solution à l'amiable. A ce soir, mon vieux.

GILBERT – A ce soir, Monsieur. Et que Monsieur soit bien prudent et fasse comme je lui ai dit.

GÉRARD – C'est noté, Gilbert, je dois aussi ne pas trop abuser de ma bonne étoile. On ne survit pas forcément à tout.

GILBERT – Et moi je ne voudrais pas perdre une aussi bonne source de revenus que Monsieur, et puis j'ai besoin de Monsieur pour honorer le contrat conclu avec Madame.

GÉRARD – Vous ne manquez pas d'air. Bon. Je vais me préparer et ensuite, je pars au boulot. (il quitte le plateau)

Scène 2 : Entrée de Xavière

GILBERT – Bonjour Madame. Madame a bien dormi ?

XAVIÈRE – Je vous remercie. Quoique. Je ne sais pas si je dois. Vous avez encore échoué. Vous n'êtes décidément pas très doué comme assassin. J'ai l'impression de m'être fait rouler ! Mais je ne vous préviens, je ne rajouterai pas un centime au contrat. A vous de vous débrouiller pour que cela ne traîne pas des semaines, je ne le supporterai pas. Je meurs d'impatience de me voir veuve et ce côté bon vivant de mon mari m'exaspère ! Il est d'un égoïsme ! Il ne semble penser qu'à son bonheur sans se soucier de ce qui me ferait plaisir. Heureusement que vous êtes là.

GILBERT – Je fais de mon mieux, Madame. Mais Monsieur a véritablement une chance insensée. Et je rappelle à Madame que grâce à ma maladresse, son patri­moine a encore bien fructifié hier soir.

XAVIÈRE – Pas uniquement grâce à vous, c'est le hasard.

GILBERT – J'ai tout de même été l'artisan du hasard en sabotant ce mur qui renfer­mait sans que vous le sussiez un trésor inestimable. C'est pourquoi, quoiqu'en pense Madame, une petite prime de gratification ne me semblerait pas imméritée.

XAVIÈRE – Une petite prime ?

GILBERT – Disons le quart de ce qui était prévu en plus.

XAVIÈRE – Vous ne manquez pas d'air, vous. Soit, j'accepte, mais à une seule condition, c'est que tout soit réglé ce soir. Sinon, vous pouvez dire adieu à votre prime.

GILBERT – Madame est exigeante. Car Monsieur me semble avoir quelques soup­çons et si je venais à échouer à nouveau, j'ai bien peur que ses soupçons ne de­viennent franche suspicion et n'entraîne une intervention policière... Mais je vais faire le maximum. Je préfère que ce soit Madame qui dise adieu à Monsieur plutôt que moi à ma prime.

XAVIÈRE – Je ne veux pas le savoir. Je n'en peux plus de faire semblant. Débarras­sez-moi de ce crétin, et je saurai vous récompenser bien au-delà de ce que vous pouvez imaginer.

GILBERT – Je remercie Madame à l'avance.

XAVIÈRE – Bien, je vous laisse, je dois y aller. J'ai... un rendez-vous.

GILBERT – Oh, que Madame prenne le bus, ce matin. Je lui déconseille de prendre la voiture. Il vaut mieux que Monsieur la prenne lui-même.

XAVIÈRE – Je devine. Merci de m'avoir prévenue.

GILBERT – Au revoir, Madame, à ce soir.

Xavière sort, Gérard arrive rapidement derrière.

GÉRARD – Cette fois-ci, je suis parti. A ce soir, Gilbert. Et je prends un taxi, comme vous me l'avez conseillé.

Bref noir

Scène 3 : Retour de Xavière

GILBERT – Bonsoir Madame. Madame a passé une bonne journée ?

XAVIÈRE – J'en ai assez de vos manières, monsieur Larose. Vous m'avez encore déçue. J'ai espéré un instant, en recevant un appel téléphonique du commissariat, et patatras ! Ce n'était qu'un faux espoir.

GILBERT – Le commissariat ?

XAVIÈRE – Oui, le commissariat. Il m'ont appelée pour me dire que notre voiture avait été retrouvée gravement accidentée avec un mort au volant. Un homme ! Vous imaginez ma joie ! J'ai pensé que cette andouille de Gérard avait enfin eu un accident mortel !

GILBERT – J'imagine sans peine, Madame.

XAVIÈRE – Et voilà que ces imbéciles gâchent tout en m'apprenant que le mort est le voleur de notre voiture ! Ce n'est même pas cette saucisse de Gérard ! Il a fallu que quelqu'un soit assez sot pour voler notre voiture au moment où j'en avais le plus besoin ! C'est à croire que je porte la poisse.

GILBERT – Un fâcheux concours de circonstances, tout au plus. Mais nous allons fi­nir par y arriver. Que Madame patiente. Cela ne fait après tout que deux jours que je suis là. Et déjà 3 tentatives, sans compter celle que j'ai préparée pour ce soir. Il me reste encore une chance pour ma prime. Et cette fois-ci, mes arguments funèbres seront de poids.

XAVIÈRE – Je n'en peux plus Gilbert. Il faut que vous me remontiez le moral. Racon­tez-moi ce que vous avez prévu pour les festivités de ce soir. Un peu de prospective morbide me réjouira.

GILBERT – Madame se souvient que Monsieur a convoqué le maçon pour faire le point des travaux du garage.

XAVIÈRE – En effet, oui.

GILBERT – Je me suis donc autorisé quelques modifications aux travaux effectués par le maçon de manière à pouvoir provoquer à distance un écroulement du garage au moment choisi.

XAVIÈRE – Impressionnant ! Mais, j'y pense, le maçon risque aussi d'y laisser la vie. Non ?

GILBERT – C'est probable, Madame. Mais cela n'en aura l'air que plus accidentel, et puis cela lui servira de leçon pour sa négligence en ce qui concerne le mur de la cave.

XAVIÈRE – Sauf que pour la cave, vous avez un peu aidé le destin.

GILBERT – Je le confesse à Madame.

XAVIÈRE – Allez, Gilbert, je vous pardonne cette fois encore votre manque de réus­site. Mais c'est bien parce que c'est vous et que vous avez un charme indéfinissable qui me...

GILBERT – Que Madame ne se précipite pas. Je dois avant tout exécuter mon enga­gement moral vis-à-vis de Madame. Je suis un homme honnête. Je ne souhaite pas tromper Monsieur avec Madame. Si Monsieur nous quitte, alors, évidemment, les choses seront différentes.

XAVIÈRE – Ne parlez pas de malheur ! S'il me quittait cela représenterait six mois de sacrifices pour rien ! Tout cet investissement ! Vous ne vous rendez pas compte.

GILBERT – Que Madame se rassure, je ne parle pas de quitter sur le plan matrimonial, mais de quitter ce bas monde, ce que je vais m'efforcer de rendre imminent. Je laisse Ma­dame savourer ces instants à venir et vais en profiter pour voir si tout est en ordre au garage. A tout à l'heure, Madame. (il sort)

Scène 4 : Retour de Gérard

XAVIÈRE – Bonsoir, mon ami. Vous avez passé une bonne journée ?

GÉRARD – Excellente, comme d'habitude. Mais si tu savais, il m'en est encore arrivé une bonne !

XAVIÈRE – Dites toujours...

GÉRARD – Eh bien ce matin, je me suis dit, soudainement : « allez, mon vieux Gé­rard, tu vas faire comme avant, tu vas prendre le bus pour savoir si tu sais encore faire ».

XAVIÈRE – Passionnant. Et alors ?

GÉRARD – Eh bien j'ai pris le bus.

XAVIÈRE – Vous m'en voyez bouleversée.

GÉRARD – Mais non, arrête d'être ironique ! Le plus fort, c'est que quelqu'un en a profité pour voler la voiture !

XAVIÈRE – Je sais, le commissariat m'a téléphoné pour m'en informer.

GÉRARD – Donc tu sais le pire : la voiture est foutue et le type est mort. Un accident incompréhensible, m'a-t-on dit au commissariat. Comme si la voiture avait été sabo­tée...

XAVIÈRE – Allons, allons, vous vous faites des idées, très cher. Vous voyez des ten­tatives d'assassinat partout !

GÉRARD – Avoue que... c'est troublant. Le champagne qui fait des trous, le mur de la cave qui s'écroule, la voiture soudainement sans direction et sans freins, je dois dire que je com­mence à me sentir un peu nerveux.

XAVIÈRE – Mais non, mais non. Une série de hasards. Avez-vous regardé votre ho­roscope de la semaine ?

GÉRARD – Si tu crois que je m'intéresse à ces conneries ! Non, vraiment, je m'inter­roge sur ce Gilbert.

XAVIÈRE – Gilbert ? Qu'est-ce qu'il a à voir là dedans ?

GÉRARD – Tout a commencé avec son arrivée. Et le champagne au moins est direc­tement lié à lui. Pour le reste, je ne peux rien dire.

XAVIÈRE – Vous voyez...

GÉRARD – Il n'empêche, je le ressens comme une menace personnelle. Par contre, je me demande, à supposer que cela soit la réalité, pourquoi il chercherait à me tuer...

XAVIÈRE – Effectivement, cela semble incompréhensible. Une vieille rancune ?

GÉRARD – Non, je ne me connais pas d'ennemis. Je menais une vie toute simple de vieux garçon solitaire avant de rencontrer la fortune puis le bonheur conjugal dans tes bras.

XAVIÈRE – Un déséquilibré, peut-être...

GÉRARD – Un déséquilibré agit dans l'impulsion du moment. Dans mon cas, si cela est vrai, c'est un assassin maladroit, certes, mais persévérant.

XAVIÈRE – Alors je ne vois pas. Mais vous devriez arrêter de vous torturer de la sorte. Profitez de la vie, de moi...

GÉRARD – C'est bien mon intention, très chère. Mais pour finir mon raisonnement, l'appel du commissariat m'a fait repenser à toutes ces histoires policières qui fleu­rissent à la télévision ou dans les romans.

XAVIÈRE – Et alors ?

GÉRARD – Eh bien la plupart du temps, il faut répondre à la question : « à qui profite le crime ? »

Cette phrase jette un froid. Un ange passe.

XAVIÈRE (gênée) – Et... alors ?

GÉRARD – Et alors, et alors... La réponse est pourtant simple.

XAVIÈRE (de plus en plus mal à l'aise) – Simple ?

GÉRARD – Mais oui. Il n'y a que toi qui pourrait en profiter, en héritant de mes biens et en touchant l'assurance vie que tu m'as fait contracter. N'est-ce pas ?

XAVIÈRE (encore plus mal à l'aise) – Mais enfin, très cher, je vous assure que...

GÉRARD – Que ?

XAVIÈRE – Que... je vous aime pour tout ce que vous m'avez apporté depuis ces doux mois en votre compagnie, et que je n'ai personnellement jamais envisagé de vous tuer. Je peux vous en donner ma parole. Et puis être riche sans vous ne m'apporterait rien. Je me sens complètement incapable de gérer autant d'argent.

GÉRARD – Alors dans ce cas, le crime ne profiterait à personne. Je dois donc être le jouet de mon imagination, je ne vois que cela comme explication. Tu n'es pas d'accord ?

XAVIÈRE (soulagée) – Mais bien sûr cher. Et puis il n'y a pas que du négatif ! Songez à tous les merveilleux bijoux que vous avez découverts hier soir ! C'est plutôt de la chance que de la malchance. Non ?

GÉRARD – A péril de ma vie, tout de même, ne l'oublions pas. A ce propos, je pense que c'est bientôt l'heure où le maçon devrait arriver pour voir le chantier du garage. J'avoue qu'il m'inquiète un peu aussi, celui-là.

XAVIÈRE – Et comme nous n'avons plus de voiture, il peut prendre son temps pour bien faire les choses !

GÉRARD – Plus de voiture ? Tu oublies que nous sommes riches. Dès demain je m'occupe de nous en acheter une autre.

XAVIÈRE – Quel bonheur que de vivre à vos côtés, très cher ! Mais je vous laisse, je dois aller me faire belle pour la soirée.

GÉRARD – A tout à l'heure, ma reine !

Xavière sort, Gilbert arrive immédiatement.

GILBERT – Bonsoir, Monsieur. Monsieur a passé une bonne journée ?

GÉRARD – Instructive. J'ai pu constater votre... efficacité en ce qui concerne la voi­ture. C'est le genre de chose qui aide à réfléchir.

GILBERT – Constater mon efficacité ? Monsieur n'a pas eu la témérité d'essayer la voiture, j'espère ? C'était très dangereux.

GÉRARD – Certes non, Gilbert. Mais un voleur l'a eue, cette mauvaise idée, et il en est mort...

GILBERT – Monsieur m'en voit désolé. Mais cela aura aidé Monsieur à réfléchir, je suppose.

GÉRARD – Cependant, je ne parviens pas à imaginer ma bonne Xavière en assassin, même par procuration.

GILBERT – Pourtant, je pensais avoir apporté à Monsieur....

GÉRARD – Je l'ai testée tout à l'heure, pour voir. Eh bien rien, mon vieux, rien ! Elle n'a rien laissé paraître. Elle apparaît pure comme l'eau claire.

GILBERT – Si Monsieur le pense.

GÉRARD – Et je persiste à vous considérer comme un dangereux mythomane, mon vieux. Il va falloir atterrir un jour. Pour l'instant, rien n'étaye de façon formelle ce que vous m'avez avancé. Par contre je vous préviens que je vais tout faire pour convaincre mon épouse de vous faire quitter cette maison rapidement.

GILBERT – C'est dommage, je commençais à bien apprécier Monsieur. J'aurais fait ce que j'aurais pu. Je souhaite bien sincèrement bonne chance à Monsieur.

GÉRARD – Assez avec votre ironie, Gilbert. Et laissez-moi. De toute façon, il faut que j'y aille, je vois le maçon dans le jardin, nous avons une réunion de chantier au sujet du garage. A plus tard ! (il sort)

Scène 5 : Retour de Xavière

GILBERT – Une fois encore, les dés sont jetés, Madame.

XAVIÈRE – J'espère que vous aurez été plus efficace cette fois-ci, Gilbert. Regar­dons par la fenêtre, ne perdons rien du spectacle.

GILBERT – Hum... Si Madame veut bien s'écarter un peu de moi, je me sens un peu gêné...

XAVIÈRE – Mais vous m'affolez, Gilbert ! Je n'en peux plus de cette chique molle de Gérard alors que vous êtes là, vous, avec votre aura de mâle, votre énergie virile, votre...

GILBERT – Que la bave m'exulte à la corrompre, et je tiens obscurément à tester sans mon vol...

XAVIÈRE – Qu'est-ce que vous dites, Gilbert ? C'est moi qui vous fais cet effet-là ? Allons, calmez-vous, je vous laisse recouvrer vos esprits... mais votre trouble me flatte.

GILBERT – Je voulais simplement dire à Madame que Madame m'excuse de l'inter­rompre, mais je tiens absolument à rester dans mon rôle...

XAVIÈRE – Mais enfin, Gilbert, je vous laisse complètement indifférent ? Pire, je vous répugne ? Vous me trouvez trop laide, sans charme ? J'ai tous les amants que je désire à l'extérieur et celui que je convoite m'échapperait ?

GILBERT – Ce n'est pas cela Madame. Je reconnais que Madame possède un charme certain et se trouve fort séduisante. J'ajouterais même que si je ne me faisais pas violence, il y a longtemps que j'aurais peut-être cédé aux avances de Madame...

XAVIÈRE – Mais alors, Gilbert ?

GILBERT – Je ne souhaite pas trahir Monsieur. J'ai un sens très aigu de l'honneur et ne veux pas tromper Monsieur sous son toit avec Madame.

XAVIÈRE – Alors là ! Alors là ! Vous vous moquez, Gilbert ! Vous acceptez que je vous paye pour le tuer mais vous refusez un moment de tendresse avec moi, et tout cela au nom de je ne sais quels principes ? Vous avez perdu le sens des valeurs, ma parole.

GILBERT – Absolument pas, Madame. Pour ce qui est de tuer Monsieur, c'est un contrat professionnel que j'ai conclu avec Madame et duquel ma relation avec Monsieur est complète­ment étrangère. Il s'agit d'une relation purement professionnelle. Par contre, je me suis pris de sympathie pour Monsieur, et j'aurais grand scrupule à trahir sa confiance. Je n'oserais plus me regarder dans mon miroir.

XAVIÈRE – Décidément, votre sens des valeurs m'échappe, Gilbert ! Cela ne vous gêne pas de tuer mon mari mais vous ne supportez pas de le faire cocu... Soit, je ne cherche plus à comprendre, je me plie à vos désirs, et les miens attendront que vous ayez enfin pu montrer quelque efficacité dans l'aspect professionnel de votre présence en ces murs. Parce que franchement, je commence à m'interroger sur vos capacités réelles à résoudre mon problème.

GILBERT – Je dois avouer à Madame que je commence moi-même parfois à douter. Malgré ma longue et fructueuse expérience, j'ai peur d'être tombé sur un cas particu­lier, le syndrome du bunker.

XAVIÈRE – Le syndrome du bunker ?

GILBERT – Oui, Madame. C'est comme cela que nous appelons ce genre de cas dans notre profession. C'est le cas de celui qui résiste à tout, que moi-même et tous mes confrères redoutons à chaque nouvelle mission. Le cas de l'éternel chanceux. L'indestructible. Il est sur sa planète chance, ne se doute de rien, ne voit rien, et tout ce que l'on peut imaginer de plus pervers, de plus retors pour le détruire ne fait pas plus d'effet qu'un caillou dans l'eau. Ces gens-là sont une véritable calamité pour la profession. Ils ont une telle chance et souvent une telle inconscience, qu'ils passent à travers toutes les épreuves sans même sans émouvoir.

XAVIÈRE – Gérard s'interroge tout de même. Il m'en a parlé hier soir. Savez-vous ? C'est peut-être bon signe. Une faiblesse dans la carapace de chance ?

GILBERT – C'est vrai que j'ai aussi ressenti une certaine méfiance de sa part. Et c'est probablement bon signe. Ah, je vois qu'ils approchent du garage. Soyons atten­tifs.

Un moment. Un bruit. Des cris.

XAVIÈRE – Et merde !

GILBERT – Je crois que Madame a trouvé le mot juste.

XAVIÈRE – Je pars avant qu'il ne revienne, je ne supporte plus de le voir survivre à toutes les catastrophes. Quant à vous, je ne vous félicite pas, nous en reparlerons et je vous laisse voir avec lui. Et en ce qui concerne votre prime, vous pouvez vous asseoir dessus ! (elle sort)

GILBERT – Je consens Madame, mais elle ne pneu qu'onduler que je niais courant tout ce qui est lubriquement grossissant pour la déboulonner de son mieux.

GÉRARD (qui revient, couvert de poussière) – Ah mon Dieu ! Gilbert ! Je ne sais pas comment je suis encore là. Le garage s'est effondré. Le maçon a juste eu le temps de nous faire sortir avant que tout ne s'écroule. Il s'en est fallu d'une demi-seconde et nous étions morts, écrasés sous des tonnes de béton, tous les deux.

GILBERT – Seulement !

GÉRARD – Seulement ?

GILBERT – Con vieux naît pinasse pas lord. Déjà...

GÉRARD – Et voilà que ça le reprend. Bon alors cette fois, mon vieux Gilbert, vous respirez un grand coup... comme cela... voilà. Vous comptez jusqu'à 10 et vous m'écoutez.

GILBERT – Rien l'évier.

GÉRARD – Restons confiants, ça va revenir. Je vous disais que le garage s'est ef­fondré. Le maçon a juste eu le temps de nous faire sortir avant que tout ne s'écroule. Il s'en est fallu d'une demi-seconde et nous étions morts tous les deux.

GILBERT – Hélas !

GÉRARD – Hélas ? Comment cela, hélas ? Vous avez retrouvé votre vocabulaire ou vous déraillez encore ?

GILBERT – Dans le sens qu'il plaira à Monsieur. Il me semble que j'avais prévenu Monsieur qu'il menait une vie quelque peu dangereuse.

GÉRARD – Comment ? C'est encore une de vos sinistres plaisanteries ! Mais vous ne reculerez devant rien ! Attendez, j'appelle la police. Et nous allons voir qui rira le dernier.

GILBERT – Je veux des groseilles urgemment, Monsieur. Ce gars ferait un gros nœud pour les oreilles de Monsieur.

GÉRARD – On se calme ! Gilbert ! Respirez, encore. On n'y arrivera pas si vous par­lez tout le temps n'importe comment dès que vous avez une émotion !

GILBERT – Que Monsieur veuille bien m'excuser. Cela va mieux. Je voulais dire à Monsieur que je le déconseille fortement à Monsieur. Cela m'amènerait à parler de Madame, ce qui ferait mauvais effet. Et puis il y a l'histoire des bijoux dont le fisc n'a pas encore entendu parler...

XAVIÈRE (qui revient) – Gérard ! Mais qu'est-ce qu'il vous est encore arrivé ? Mais comment vous débrouillez-vous pour être toujours couvert de poussière ? Cela de­vient une manie. Quand vous me ramenez de bijoux, passe encore, mais là, vous me semblez bredouille, mon ami ! Allez vite vous changer avant de tout salir. Allez, allez !

GÉRARD – Imagine-toi, ma bonne Xavière, que j'ai failli mourir il y a à peine plus de deux minutes, alors la propreté de la maison, tu sais ! Je m'en bats.

XAVIÈRE – Failli mourir ? Encore ? Mon Dieu mais vous le faites exprès ou quoi ? Mais comment donc ?

GÉRARD – Le garage. Il s'est écroulé de manière incompréhensible. Hier encore tout semblait solide, et ce soir, patatras ! Tout s'écroule. Comme le mur de la cave.

XAVIÈRE – Et avec le même maçon. Si j'étais vous, mon ami, je changerais d'arti­san. Il ne doit pas être franc-maçon, celui-là.

GÉRARD – Je crois qu'il n'est pas prêt de revenir. Il a failli y laisser la peau et m'a dit en partant qu'il allait m'envoyer un de ses confrères pour reprendre le chantier.

XAVIÈRE – C'est le moins qu'il puisse faire pour réparer ses bêtises.

GÉRARD – Certes. Même si cela n'explique pas tout. Mais nous verrons cela plus tard, je vais me changer.

GILBERT – Si Monsieur a besoin d'aide, que Monsieur n'hésite pas à me solliciter. Je me ferai un plaisir d'aider Monsieur.

GÉRARD – Non je vous remercie, Gilbert. Je crois sincèrement que vous en avez assez fait pour aujourd'hui. Mais nous en reparlerons plus tranquillement tout à l'heure. A plus tard. (il sort)

GILBERT – A tout à l'heure, Monsieur.

Scène 6

XAVIÈRE – Comme vous disiez, Gilbert, on dirait qu'il commence à se douter de quelque chose.

GILBERT – Il faut dire que quatre tentatives d'assassinat en deux jours, cela peut ébranler.

XAVIÈRE – Vous croyez ?

GILBERT – Hélas. Et je crains, au risque de décevoir Madame, qu'il serait préférable que je laisse deux ou trois jours s'écouler sans incident avant de recommencer.

XAVIÈRE – Comment ? Deux ou trois jours sans essayer de tuer mon mari ? Mais vous n'y pensez pas ! Je n'y survivrai pas.

GILBERT – Je n'aimerais pas que Monsieur finisse par en parler à la police. Déjà que les policiers doivent trouver un peu fortuit l'accident de la voiture. C'est un voleur qui est mort, il y a peu de chances qu'ils cherchent véritablement quelque chose, heureusement.

XAVIÈRE – C'est vrai que vous avez été un peu léger, pour la voiture, Gilbert.

GILBERT – Que Madame ne soit pas trop inquiète. Il est quasiment impossible de prouver qu'il y a eu sabotage. Seule une coïncidence avec un autre incident pourrait faire se tendre l'oreille des policiers.

XAVIÈRE – Mon Dieu ! Le maçon ! S'il venait à porter plainte pour sabotage de son chantier !

GILBERT – Là aussi, il y a peu de chances. A mon avis, il va plutôt avoir tendance à masquer ce qui est pour lui une faute professionnelle.

XAVIÈRE – C'est vrai. Heureusement, vous pensez à tout.

GILBERT – C'est mon métier, Madame. Mais nonobstant, il me faut endormir la confiance de Monsieur et ne plus rien tenter de quelques jours.

XAVIÈRE – Vous avez probablement raison...

GILBERT – Cela me laissera en outre davantage de temps pour bien préparer ma prochaine action.

XAVIÈRE – Bien, je vous laisse, j'ai à faire dehors. Tout le monde n'est pas comme vous et ne me repousse pas, heureusement ! (elle sort)

Scène 7 – Retour de Gérard

GÉRARD – Dites-moi, Gilbert, ma femme est partie ?

GILBERT – Oui Monsieur. Un rendez-vous à l'extérieur.

GÉRARD – Un rendez-vous. Je commence à me demander ce qu'elle peut bien avoir à faire tout ce temps dehors.

GILBERT – Probablement revoir d'anciennes amies. Que Monsieur ne s'inquiète pas, Madame lui est très attachée.

GÉRARD – Vous avez raison. Sauf qu'il semblerait qu'elle soit plus attachée à mon capital qu'à ma personne. N'est-ce pas, Gilbert ?

GILBERT – Oh, que Monsieur veuille bien m'excuser, mais je ne me permettrais pas de juger de ces choses-là. L'un n'empêche pas forcément l'autre. Quant à moi, je reste fidèle à mes principes et me tiens pour l'instant à la disposition de Monsieur.

GÉRARD – Justement, mon vieux Gilbert. Cela m'arrange que ma femme ne soit pas là car je désirais vous parler seul à seul.

GILBERT – Comme Monsieur voudra.

GÉRARD – Le coup du garage ! Vous ne m'aviez pas prévenu !

GILBERT – J'aurais dû ?

GÉRARD – C'était donc encore un de vos sales coups ! Vous savez que j'ai été à deux doigts d'y laisser la peau, moi. Une seconde de plus et le maçon et moi étions ensevelis sous des tonnes de ciment !

GILBERT – C'est bien ce qui était prévu, Monsieur. Et je me permets de féliciter bien sincèrement Monsieur pour ses réflexes et sa chance.

GÉRARD – Pas d'ironie, s'il vous plaît ! Je ne plaisante pas.

GILBERT – Mais je suis sincère, Monsieur;

GÉRARD – Alors si vous êtes sincère, pourquoi ne pas m'avoir prévenu, comme pour la voiture sabotée ? Hein ?

GILBERT – J'avais prévenu Monsieur pour la voiture car j'avais fait une proposition à Monsieur. En attendant la réponse de Monsieur, c'était une sorte de gage de garan­tie, de trêve, de preuve de ma bonne foi.

GÉRARD – Votre bonne foi !

GILBERT – Oui, Monsieur. Une suspension de mon contrat en attendant la réponse de Monsieur. Car je me suis attaché à Monsieur et, malgré mon engagement auprès de Madame, je suis près à renégocier avec l'une ou l'autre un nouveau contrat.

GÉRARD – J'avoue que vous êtes parfois difficile à suivre.

GILBERT – Je termine. Monsieur m'a dit qu'il continuait de faire confiance à Madame et ne souhaitait pas s'engager avec moi. C'est pourquoi je n'ai rien dit à Monsieur pour le sabotage du garage. Mais que Monsieur se souvienne, je me suis tout de même permis de lui souhaiter bonne chance...

GÉRARD – C'est trop de prévenance ! Heureusement, j'ai eu de la chance.

GILBERT – C'est presque une faute professionnelle de ma part. Je le signale à Mon­sieur. Mais ma bonté me perdra.

GÉRARD – Votre bonté ! Il vaut parfois mieux être sourd que d'entendre certaines choses.

GILBERT – Maintenant, si Monsieur veut bien me permettre, j'ai quelques disposi­tions à prendre pour la soirée.

GÉRARD – Non, non. Restez là. Je n'en ai pas terminé avec vous. Et puis vous me faites frémir quand je vous entends parler de dispositions à prendre. Je me sens visé. Au moins, quand vous êtes là, vous ne préparez pas un sale coup.

GILBERT – Oh, Monsieur. Je travaille également tout de même un peu dans la mai­son. Que Monsieur se rassure. Je ne pense pas tout le temps à lui.

GÉRARD – Mais bien assez à mon goût. Je me demande vraiment si je ne devrais pas appeler la police.

GILBERT – Je l'ai déjà déconseillé à Monsieur et maintenant il est bien trop tard. Monsieur est complice du décès du voleur de voiture.

GÉRARD – Complice ? Mais je n'ai rien fait ! Et j'aurais pu en mourir si je ne vous avais pas cru et avais pris la voiture.

GILBERT – Monsieur était informé, j'en ai conservé un enregistrement... grâce à ce petit appareil très discret mais très efficace. (il montre un enregistreur)

GÉRARD – Enfoiré !

GILBERT – Très efficace, il enregistre également les grossièretés.

GÉRARD – Si vous croyez qu'au point où j'en suis cela me gêne.

GILBERT – C'était de l'humour, Monsieur.

GÉRARD – Et il a le cœur à plaisanter. Mais, concrètement, Gilbert, quelle solution ai-je pour me débarrasser de vous ?

GILBERT – Cela me semble difficile, Monsieur.

GÉRARD – Mais je n'ai pas envie d'attendre gentiment que vous me fassiez mourir de mort naturelle, voyez-vous ! J'ai envie de vivre, moi.

GILBERT – C'est un sentiment que je partage avec Monsieur.

GÉRARD – Vous m'en voyez ragaillardi.

GILBERT – Monsieur souhaitait me demander autre chose ?

GÉRARD – Euh... oui. Peut-être une solution. Et si je vous payais plus cher que ma femme, qu'est-ce que vous feriez ?

GILBERT – Plus cher pourquoi faire ?

GÉRARD – Pour ne pas me tuer, bien sûr ! A quoi pensiez-vous ?

GILBERT – A tuer Madame. C'est assez courant comme demande dans ce genre de situation.

GÉRARD – Quel monde ! Quand je pense à la vie simple que je menais auparavant ! Savez-vous que, parfois, j'en viens à regretter ma richesse ? Je ne vois pratiquement plus tous mes anciens amis. Et quand je les revois, ce n'est plus pareil. Je sens qu'ils voudraient que je les aide financièrement, mais si je le fais je les humilie et si je ne le fais pas je suis un salaud. Alors nous faisons semblant d'être comme avant, mais de moins en moins. On ne triche pas avec la vie.

GILBERT – Monsieur va se faire de nouveaux amis.

GÉRARD – De nouveaux amis ? Chez les riches ? Vous rêvez. Pour eux je suis un parvenu, un nouveau riche. Sans éducation, sans passé. Et puis quel milieu ! C'est une véritable mafia. Ils sont tous solidaires pour bien se garder leurs fortunes et surtout ne rien en perdre. Ils ont même complètement suborné le monde politique, de droite comme de gauche. Non vraiment, ce n'est pas fait pour moi.

GILBERT – Il reste Madame...

GÉRARD – Ma femme ? Vous plaisantez. Depuis que vous m'avez expliqué qu'elle n'a épousé que mon portefeuille et vous paye pour devenir veuve... je suis descendu de haut, vous savez.

GILBERT – J'avais pourtant cru comprendre que Monsieur ne voulait pas me croire et souhaitait continuer à faire confiance à Madame...

GÉRARD – Je sais, Gilbert. Mais parfois, voyez-vous, recevoir un garage sur la tête peut aider à réfléchir. Et vite.

GILBERT – J'oubliais ce détail.

GÉRARD – Vous avez une façon de vous exprimer. Je vous rappelle que le détail pesait plusieurs tonnes !

GILBERT – Que Monsieur m'excuse. L'habitude du métier.

GÉRARD – Bref, pour en revenir à ce que je vous disais tout à l'heure. Je vous pro­pose de vous payer plus cher que ma femme pour que vous ne me tuiez pas. Tout simplement. Qu'est-ce que vous en dites ?

GILBERT – J'y vois deux obstacles, Monsieur. Tout d'abord, il s'agirait d'un contrat par défaut. Être payé pour ne rien faire, ce qui est tout à fait contraire à l'étique de la profession. Et si un contrat traditionnel échoit au décès de la victime, sans aucun litige possible avec le client, dans ce cas inverse, ce serait un contrat sans fin définie ce qui est toujours risqué. Je pourrais changer d'avis.

GÉRARD – Vous n'êtes pas un homme de parole ?

GILBERT – Si. Mais un tueur. Pas un non-tueur. D'autre part, il faudrait par obligation professionnelle que j'informe Madame de la rupture de notre contrat et que je lui rende les arrhes qu'elle m'a versées.

GÉRARD – Elle vous a déjà versé des arrhes ?

GILBERT – Ce sont les usages du métier, Monsieur. Je crains donc que Madame ne renchérisse. Que ferai-je dans ce cas-là ?

GÉRARD – Je rêve ! Ma femme se sert de l'argent que je lui donne pour payer quel­qu'un pour me tuer. Et si je veux payer mon tueur pour ne pas me tuer, ma chère épouse risque de me prendre encore plus d'argent pour renchérir encore !

GILBERT – Monsieur a tout compris.

GÉRARD – Mais alors, quelle solution ?

GILBERT – Selon mon expérience, il n'y en a pas sans décès de l'un ou de l'autre.

GÉRARD – Super...

GILBERT – Après, ce n'est qu'une question d'argent... et de rapidité.

GÉRARD – J'ai peut-être une idée.

GILBERT – Monsieur peut toujours me la soumettre.

GÉRARD – Imaginons que je vous paye, non pas pour m'épargner, vous m'avez ex­pliqué que ce serait une fausse solution, ni pour tuer ma femme, elle est capable de renchérir et l'on ne saura jamais qui aura le dernier mot... mais imaginons, donc, que je vous paye pour faire peur à ma femme.

GILBERT – Peur ?

GÉRARD – Oui, Gilbert. L'intimider. Faire semblant de vouloir la tuer. Lui faire croire qu'un contrat est sur sa tête et qu'elle s'en aille d'elle-même de peur de mourir.

GILBERT – Cela demande réflexion.

GÉRARD – Vous suspendez mon contrat quelques jours sans l'annuler, comme cela vous conservez les arrhes que mon épouse vous a versées, et vous bénéficiez de celles, plus importantes, que je m'apprête à vous verser.

GILBERT – Pourquoi pas ? J'ai déjà prévenu Madame que, après quatre tentatives de meurtre en deux jours il était prudent que je suspende quelque temps mes activi­tés professionnelles en direction de Monsieur. Rien ne m'empêche, professionnelle­ment parlant, d'accepter une autre mission de quelques jours durant cette... suspen­sion de contrat. Hélas, bien sûr, au tarif urgence... (il griffonne une somme sur un pa­pier)

GÉRARD – Le tarif urgence ? Oups ? Quand même !

GILBERT – Monsieur doit bien comprendre que dans le cas qu'il me propose, il me faut tout improviser dans l'urgence. Ce qui représente un travail intellectuel non négli­geable, ainsi qu'une organisation infaillible. Il est parfois plus difficile de faire semblant de tuer que de tuer. Monsieur désire que je réussisse, je sup­pose...

GÉRARD – Soit. J'accepte. Je vous donne votre enveloppe demain à la première heure, le temps d'aller à la banque. Des espèces, j'imagine bien sûr. Vous me faites confiance d'ici là ?

GILBERT – Mais avec plaisir, Monsieur. Je vais même me mettre aux préparatifs de cette nouvelle mission le plus vite possible. J'accorde trois jours à Monsieur pour que nous parvenions à faire peur à Madame et qu'elle renonce à son contrat sur Mon­sieur.

GÉRARD – J'espère que cela suffira. Mais cela dépendra aussi de votre efficacité. Dites, vous ne me la tuez pas, quand même.

GILBERT – Monsieur peut me faire confiance.

GÉRARD – Justement, vous m'avez raté quatre fois, alors si vous ratez avec elle un faux meurtre, vous êtes capable d'en commettre un vrai !

GILBERT – Je doute que Madame possède le même capital chance que Monsieur. Monsieur peut se vanter d'être un cas particulier.

GÉRARD – Vous m'en voyez flatté.

GILBERT – Mais Monsieur aura également sa part de travail psychologique dans ce que je vais entreprendre. Il lui faudra faire comprendre à Madame, sans en avoir l'air, ce qui est en train de se passer pour amener Madame à m'interroger et à rompre le contrat avec moi.

GÉRARD – Vous avez raison, Gilbert. Je m'en occuperai dès que vous aurez agi. Al­lez, cette fois, je vous libère.

ACTE IV

Scène 1 : Le matin, un grand cri de femme hors plateau.

XAVIÈRE (arrive en courant) – Aaaaaaaah ! Mon Dieu ! Au secours, vite, il y a un serpent dans ma chambre !

GILBERT (arrive aussitôt) – Un serpent dans votre chambre ? J'y cours voir, Madame, je m'en occupe.

GÉRARD (qui arrive aussi) – Ma chérie, un serpent dans ta chambre ? Mais com­ment cela ? Un gros ? Il t'a mordue ?

XAVIÈRE – Par chance non ! Heureusement que je l'ai vu se déplacer au beau mi­lieu de la pièce. Mon Dieu, quand j'y repense, quelle horreur !

GÉRARD – Allez, cela arrive, que les serpents entrent dans les maisons. Celle-ci a été inoccupée deux ans, ils ont pris confiance, mais cela ne va pas durer. Et puis je vais faire mettre du poison partout au jardinier pour cela ne se reproduise pas.

GILBERT (qui revient) – Je rassure Madame. J'ai tué le serpent et regardé partout dans la chambre sans rien trouver d'autre.

GÉRARD – C'était quoi comme serpent, Gilbert ? Une couleuvre ?

GILBERT – Non, Monsieur, une vipère.

GÉRARD – Tiens ? En général, ce sont plutôt les couleuvres qui entrent dans les maisons. Une couleuvre, cela peut faire peur, mais c'est sans danger. Tandis qu'une vipère...

GILBERT – D'autant plus que la fenêtre était fermée. Je me demande bien par où elle est entrée...

GÉRARD – Il faut nous faire une raison, c'est la maison des mystères. Du cham­pagne qui troue les parquets, des murs et des garages qui s'écroulent, des voitures qui ne freinent plus...

XAVIÈRE – Qu'est-ce que vous entendez par là, cher ?

GÉRARD – Que je commence à ne plus m'étonner de rien ici. Je sens que nous al­lons avoir une vie mouvementée et pleine d'imprévus dans cette maison, c'est tout.

XAVIÈRE (inquiète) – Ah ?

GÉRARD – Mais oui. Allez, ne t'inquiète pas, mon amour. Ce brave Gilbert, ta fidèle recrue, a tout ré­glé, tu peux retourner t'occuper de ta beauté en toute quiétude. A tout à l'heure.

Bref noir

Scène 2 : Gérard lit le journal dans un fauteuil

Grand bruit de chute dans un escalier, cris d'homme. Gérard ne s'émeut pas et sou­rit. Gilbert arrive, tout contusionné.

GÉRARD – Eh bien mon vieux Gilbert ? En voilà du bruit, de si bon matin ?

GILBERT – Le vieux creux cueille un député, les vrais culs miser sans décaler sur les mites du début.

GÉRARD – Je n'ai encore rien compris, Gilbert, vous devriez vous mettre au yoga, je vous assure, cela vous ferait du bien. Respirez un grand coup et recom­mencez !

GILBERT – Que Monsieur veuille bien m'excuser, mais j'ai dû glisser sur le haut de mon escalier et l'ai descendu plus vite que prévu.

GÉRARD – Heureusement, rien de cassé ?

GILBERT – Non, je rassure Monsieur. Juste quelques contusions qui seront vite oubliées. Mais ce n'est vraiment pas de chance. Je suppose que la femme de ménage aura ciré l'escalier le jour où l'éclairage du palier est tombé en panne. Et j'ai eu la chance de ne pas m'embrocher sur la surprenante sculpture en fer forgé que Monsieur a déposée au pied de l'escalier.

GÉRARD – C'est vrai que c'est une fâcheuse coïncidence. Je vais faire réparer dès aujourd'hui. J'ignorais complètement cette panne, je monte si rarement là-haut. Mais bon, pas de casse, tout va bien. N'est-ce pas ?

GILBERT – Tout va bien, mais j'aurais pu y rester...

GÉRARD – Vous dites cela pour me faire plaisir, ne me tentez pas. Cela dit, bienvenue au club des rescapés. Et pour ma femme ? Vous continuez à penser à moi ?

GILBERT – C'est en route, Monsieur. C'est au moment du bain de Madame. Il faudra que je surveille discrètement Madame pour déclencher ma fausse tentative de meurtre au bon moment.

GÉRARD – Sans danger, bien sûr...

GILBERT – Tout est calculé, Monsieur. Ce sera moins dangereux que de faire cirer un escalier.

GÉRARD – Ne soyez pas rancunier, Gilbert. Ce n'est qu'un fâcheux concours de cir­constance. Vous pouvez me faire confiance.

GILBERT – J'en suis persuadé, Monsieur; Mais dans mon métier, on a le défaut de toujours chercher des causes au moindre incident.

GÉRARD – La différence est que je suis pas membre de votre profession. Bien, il est temps que j'aille au bureau. En taxi bien sûr, je n'ai pas encore ma nouvelle voiture. A ce soir, Gilbert, et travaillez bien.

GILBERT – Je n'y manquerai pas, Monsieur peut me faire confiance.

GÉRARD – Confiance... C'est un mot qui prend une signification très particulière, de­puis quelques jours.

GILBERT – La confiance, c'est le ciment de la société, Monsieur.

GÉRARD – Ciment qui sert aussi à faire les caveaux... Assez philosophé, je vous laisse. (il sort)

GILBERT – Maintenant, à moi de jouer. La vieille est dans son bain. (il sort)

Scène 3 : plateau vide

Un hurlement féminin. Presque aussitôt Gilbert entre rapidement et fait semblant d'être très occupé à faire quelque chose. Peu après Xavière entre en peignoir, tout affolée.

GILBERT – Madame m'a appelé ? Je peux être utile à Madame ?

XAVIÈRE – Gilbert ! Quelle horreur ! J'ai cru mourir ! Électrocutée, comme Claude François !

GILBERT – Ah, Claude François, je n'y suis pour rien. Mais je connais bien le collègue qui s'est occupé de l'affaire, commandité par une association de mélomanes qui ne supportaient plus les bêlements du chanteur. Un vrai succès, à l'époque, l'honneur de la profession, on en rit encore lors de notre banquet annuel. Mais que Madame se calme... Tout va bien.

XAVIÈRE – Oh, mon bon Gilbert, rassurez-moi. Je ne suis pas morte, n'est-ce pas ? (elle se fait collante)

GILBERT – Je rassure Madame, elle est bien vivante. Mais que s'est-il passé ?

XAVIÈRE (toujours collante, Gilbert essayant de s'en libérer) – L'accident bête. La lampe s'est décrochée et est tombée dans la baignoire. Par chance, le fil s'est coincé et elle s'est arrêtée à peine deux centimètres de la surface de l'eau... Deux centi­mètres auxquels je dois la vie.

GILBERT – Ma peluche ?

XAVIÈRE – Votre peluche ?

GILBERT – Que Madame m'excuse, c'est le trouble de Madame qui doit me gagner. Je voulais dire « pas plus » ?

XAVIÈRE – Pas plus ? Je ne vois pas ce que cela change. C'est très peu au contraire. Vous imaginez !

GILBERT (troublé car visiblement il avait calculé un peu juste et a faillé tuer sans le vouloir) – Euh... Je boulais cire meuglement hébreu trottinette. Mais des rides.

XAVIÈRE – Et voilà que ça le reprend. Respirez un coup, Gilbert ! C'est moi qui ai failli mourir, pas vous !

GILBERT – Eclusez-bois, ma vache, vais les trognons. Sémaphore.

XAVIÈRE – Je ne comprends rien, Gilbert.

GILBERT (qui respire un grand coup) – Je voulais dire, excusez-moi, Madame, c'est l'émotion.

XAVIÈRE (se méprenant sur la cause de l'émotion) – L'émotion ? Mais alors, mon bon Gilbert, je ne vous laisse pas complètement indifférente ? Approchez que je vous rassure. Toutes les femmes sont quelque part des mères, vous le savez, n'est-ce pas ?

GILBERT – Hum... Tout va mieux, je rassure Madame. L'émotion est passée. Je... je vais peut-être aller arranger cette histoire de lampe dans la salle de bains, je ne voudrais pas qu'une prochaine fois Madame n'y survive pas.

XAVIÈRE – Soit. Allez, Gilbert. A plus tard. (Gilbert sort) Quelle histoire ! Je vais finir par croire Gérard quand il dit que c'est la maison qui veut ça... Sauf que Gérard se base sans le savoir, sur les tentatives ratées de cet incapable de Gilbert. (un temps) Mais alors... Oh ! Je n'ose imaginer... Le salaud ! L'ordure ! Si c'est lui, il va m'entendre ! (elle crie) Gilbert ! Gilbert !

GILBERT – Madame m'a appelé ? J'espère qu'il n'est rien arrivé de fâcheux à Ma­dame...

XAVIÈRE – Non, et pas grâce à vous, espèce d'enfoiré ! Je viens de tout com­prendre. Mon imbécile de mari a fini par tout deviner, a fait monter les enchères et main­tenant c'est vous qui essayez de me tuer. C'est cela, n'est-ce pas ?

GILBERT – Je rassure Madame, je donne ma parole d'honneur à Madame que je n'ai en aucune manière essayé de tuer Madame. Un contrat est un contrat, et je m'y tiens.

XAVIÈRE – Votre parole d'honneur ! La parole de quelqu'un qui gagne sa vie en tuant son prochain ! Quelle confiance puis-je avoir en vous ?

GILBERT – Que Madame se souvienne que je suis un professionnel, justement. Si je venais à ne pas tenir ma parole, je serais vite rayé de la profession. Et je confirme à Madame que je n'ai pas essayé de tuer Madame. Il ne peut s'agir que d'un accident.

XAVIÈRE – Deux. Deux accidents : le serpent d'abord, puis la lampe. Et je trouve que, dans le contexte, cela fait beaucoup.

GILBERT – Je ne puis cependant rien dire d'autre à Madame que ce que je viens de lui dire... Je n'ai pas essayé de tuer Madame.

XAVIÈRE – Alors si ce n'est vous... ce serait donc cet abruti de Gérard... Je n'y crois pas.

GILBERT – Je laisse à Madame la responsabilité de ses déductions.

XAVIÈRE – Qu'il ait eu des doutes, je veux bien. Il m'en avait parlé, et vous avez eu raison de suspendre les hostilités. Mais qu'il ait sauté le pas jusqu'à essayer de me tuer, et de le mettre lui-même à exécution... Là, j'ai vraiment du mal à le croire.

GILBERT – Si Madame le permet, je vais laisser Madame à ses réflexions et aller va­quer à mes occupations.

XAVIÈRE – Vaquez, Gilbert, vaquez. Et envoyez-moi mon mari si vous le croisez.

GILBERT – Que Madame me fasse confiance, je demande à Monsieur de rejoindre Madame.

Scène 4 : Gérard rejoint Xavière

GÉRARD – Tu m'as demandé, ma chérie ?

XAVIÈRE – Effectivement.

GÉRARD – Je t'ai entendue crier, tout à l'heure. J'espère qu'il ne t'est rien arrivé de fâcheux...

XAVIÈRE – Je vous rassure, très cher. J'ai failli mourir, c'est tout.

GÉRARD – Mourir ? Mon Dieu... Tu dis cela pour rire, ou bien...

XAVIÈRE – Et cessez de vous foutre de ma gueule ! Espèce d'enfoiré ! J'ai tout com­pris !

GÉRARD – Ma biche ! Quel langage, tout à coup ! Je ne te reconnais pas. Mais qu'est-ce que j'ai fait ?

XAVIÈRE – Qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Il ose le demander ! J'ai tout compris. Et vous avez intérêt à cesser immédiatement ce petit jeu. Vous ne ga­gnerez pas. C'est compris ?

GÉRARD – Compris quoi ? Quel petit jeu ? Vraiment, mon amour, je ne comprends pas...

XAVIÈRE – Je vais vous expliquer. Vous sembliez persuadé que Gilbert essaye de vous tuer. Vrai ou faux ?

GÉRARD – Je dois avouer que j'ai des doutes à ce sujet.

XAVIÈRE – Et vous avez supposé que c'est moi qui lui ai demandé de le faire ! Avouez ! Avec tout l'amour que je vous donne ! Vous savez que vous êtes un monstre d'ingratitude !

GÉRARD – Mais je t'assure, ma biche...

XAVIÈRE – Cessez de m'assurer, assassin ! A ce propos, avez-vous renvoyé à l'as­sureur la révision du contrat d'assurance vie sur votre tête ? Je parie que vous n'auriez aucun scrupule à mourir et à me laisser dans le besoin ! Espèce de sans-cœur !

GÉRARD – C'est presque prêt, mon amour. Mais l'assureur me suggérait de faire la même chose dans l'autre sens. C'est ce qui se fait en général, tu sais.

XAVIÈRE – Il avoue ! Vous voyez, que vous manœuvrez pour vous débarrasser de moi et toucher de l'assurance vie ! Assassin ! Vous êtes démasqué !

GÉRARD – Mais enfin cela suffit, Xavière ! Je te donne ma parole d'homme que ce n'est pas moi qui ai mis un serpent dans ta chambre ni qui ai fait tomber cette lampe au-dessus de la baignoire !

XAVIÈRE – La lampe au-dessus de la baignoire ! Comment le saviez-vous ? Vous venez de vous trahir !

GÉRARD – Heu... Mais absolument pas ! C'est Gilbert qui me l'a raconté lorsque je l'ai croisé tout à l'heure...

XAVIÈRE – Admettons... En tout cas je vous préviens, à la prochaine tentative, c'est la police ! C'est compris ?

Bruit d'explosion

GÉRARD – Hein ? Mais qu'est-ce que c'est encore ?

Scène 5 : Gilbert arrive couvert de poussière

XAVIÈRE – Gilbert ! Mais qu'est-ce qu'il vous arrive ? Et qu'est-ce que c'est que cette tenue ?

GILBERT – J'ai un constable, la suzette éméchée va crotter sa silure !

XAVIÈRE – Gilbert calmez-vous, je vous en prie. Détendez-vous... Lààààà. Tout va bien. Expliquez-nous, maintenant.

GILBERT – Que Madame veuille bien pardonner ma tenue. Je crois que je viens d'échapper à un attentat.

GÉRARD – Un attentat ? Vous êtes Basque ? Corse ?

GILBERT – Je loge simplement chez Madame et Monsieur... où le climat semble quelque peu explosif depuis quelque temps.

XAVIÈRE – Mais non, ce ne peut être qu'un accident. D'ailleurs nous étions là tous les deux, mon mari et moi. Personne d'autre n'est à la maison ce matin. Qui aurait pu faire cela ?

GILBERT – Je ne sais pas. En tout cas, une chasse d'eau qui explose toute seule, c'est quand même rare comme accident ! J'ai eu une sacrée chance de ne pas être blessé.

GÉRARD – La chasse d'eau qui explose ?

XAVIÈRE – C'est vrai que c'est bizarre. C'est rare qu'une chasse d'eau explose toute seule...

GÉRARD – Je vais aller voir cela de plus près. Je reviens dans quelques minutes. Et puis il faudra que j'appelle le plombier.

Gérard sort

GILBERT – Alors, c'est vous ou c'est lui ?

XAVIÈRE – Moi ou lui ? Pourquoi ?

GILBERT – La chasse d'eau. L'un de vous deux a cherché à me tuer.

XAVIÈRE – Je peux vous garantir que ce n'est pas moi. Vous savez bien que j'ai be­soin de vous pour me débarrasser de mon mari !

GILBERT – Sauf si vous avez changé d'avis et que vous ne voulez pas me régler ce que vous me devez...

XAVIÈRE – Et quel serait mon intérêt ?

GILBERT – Je ne sais pas, mais comme vous me semblez aussi cinglés l'un que l'autre...

XAVIÈRE – Je vous remercie. Et je vous prie de changer de ton. N'oubliez pas que vous êtes mon majordome.

GILBERT – Je prie Madame de m'excuser, mais cette histoire de chasse d'eau m'a indisposé. Je n'ai pas pour habitude d'être la cible, et je ne tiens pas à m'y habituer.

XAVIÈRE – Bon. Eh bien je vous laisse, je sors. Le climat de cette maison devient tellement malsain que je me sentirai mieux ailleurs.

GILBERT – Je comprends Madame. Au revoir Madame.

Scène 6 : Sortie de Xavière, retour de Gérard

GÉRARD – Je ne vous félicite pas, mon vieux ! Vous avez complètement détruit la chasse d'eau ! Elle est irrécupérable. Mais comment avez-vous fait votre compte ?

GILBERT (ironique) – Je prie Monsieur de bien vouloir m'excuser, je m'efforcerai d'être moins maladroit la prochaine fois...

GÉRARD – J'y compte bien !

GILBERT – Cependant, je m'interroge sur cet incident. Et je n'ose imaginer que Mon­sieur, malgré notre accord, jouerait double jeu et tenterait, maladroitement, de se dé­barrasser de moi...

GÉRARD – Gilbert... Mais comment pouvez-vous imaginer une chose pareille...

GILBERT – L'expérience, Monsieur. Une chasse d'eau explose rarement toute seule.

GÉRARD – Vous croyez ?

GILBERT – C'est statistiquement prouvé. Et je me permets de rappeler notre accord à Monsieur. S'il advenait à Monsieur de rompre notre contrat, je me verrais dans l'obligation de faire la même chose de mon côté.

GÉRARD – Et ?

GILBERT – Je redoute alors le pire pour Monsieur. Madame est très déterminée.

Retour de Xavière, décoiffée, toute retournée...

XAVIÈRE – Mon Dieu ! Si vous saviez ce qui vient de m'arriver !

GÉRARD – Ma biche ! Tu as eu un accident ?

XAVIÈRE – Oh vous, ça va !

GÉRARD – Xavière !

XAVIÈRE – Oui, ça va ! La jardinière de géraniums du premier étage s'est détachée au moment précis où je sortais et vous faites l'étonné !

GÉRARD – La jardinière de géraniums ! Mais alors, il va falloir acheter d'autres géra­niums !

XAVIÈRE – Mais c'est qu'il se moque de moi, en plus ! Gilbert, vous pouvez nous laisser seuls, s'il vous plaît ? Je crois que je dois avoir une explication seul à seul avec mon mari.

GILBERT – Comme Madame voudra. Je demanderai simplement à Madame un en­tretien en particulier un peu plus tard...

XAVIÈRE – C'est entendu, Gilbert. Je vous appellerai.

Gilbert sort.

XAVIÈRE – Alors ?

GÉRARD – Alors quoi ?

XAVIÈRE – Qu'est-ce que vous en pensez ?

GÉRARD – De quoi ?

XAVIÈRE – Je sais que penser ne fait pas partie de vos habitudes, mais je vous de­mande, exceptionnellement, de faire un effort. Récapitulons : hier soir, un serpent dans ma chambre. Ce matin, je frôle l'électrocution. Et maintenant, je passe à deux doigts du crâne fracassé.

GÉRARD – Tu as consulté ton horoscope ?

XAVIÈRE – Et il se fout de ma gueule, en plus !

GÉRARD – Mais enfin, mon amour, je ne te reconnais pas. Quel langage ! Ces émo­tions t'ont perturbée, cela se comprend. Mais quand même.

XAVIÈRE – Foutez-moi la paix avec mon langage. C'est vous ou ce n'est pas vous ?

GÉRARD – Moi quoi ?

XAVIÈRE – Qui êtes à l'origine de ces... « incidents fâcheux » !

GÉRARD – Mais comment peux-tu imaginer ? Et pourquoi ? Si tu avais toi-même es­sayé de me tuer, peut-être pourrait-on imaginer... éventuellement, que je veuille me venger... Mais ce n'est pas le cas. N'est-ce pas ?

XAVIÈRE (désarçonnée) – Mais... bien évidemment que non ! Moi ? Vous imagine­riez que j'aurais pu avoir l'idée d'essayer de vous tuer ? Moi une faible femme ?

GÉRARD – On en vu d'autres, tu sais. Mais je ne doute pas un instant de ton amour...

XAVIÈRE – Et dans quel but ? Qu'est-ce que j'aurais à y gagner ?

GÉRARD – A part ma fortune, franchement, je ne vois pas.

XAVIÈRE – Ah ! Vous voyez que je n'ai aucun intérêt à vous tuer. Que ce n'est que le fruit de votre imagination.

GÉRARD – Me voilà pleinement rassuré. Nous sommes donc toujours follement amoureux l'un de l'autre et l'idée d'un meurtre n'effleurerait même pas l'un d'entre nous. Tout cela n'est donc que pure imagination, comme le mur de la cave effondré, le garage écroulé et la voiture sabotée. En conséquence je vous laisse aller vous changer et retourner à vos occupations. A tout à l'heure, mon amour.

XAVIÈRE – Euh... Vous avez sans doute raison. A tout à l'heure, très cher.

Xavière sort. Gérard reste seul quelques instants. Il se met à renifler fort, perd un peu l'équilibre, va ouvrir la fenêtre et respire un grand coup.

GÉRARD – Ouf ! C'était moins une ! Mais lequel des deux a essayé de m'intoxiquer ? (il appelle) Gilbert !

Entrée de Gilbert avec un masque...

GILBERT – Monsieur m'a appelé ?

GÉRARD – Ah, Gilbert. Vous voici. Vous portez un masque ? C'est carnaval ou une nouvelle mode ?

GILBERT – Que Monsieur veuille bien m'excuser, je ne veux pas risquer de commu­niquer à Monsieur ou à Madame un virus dont je me trouve porteur depuis ce matin. Probablement ai-je pris froid lors de l'explosion – accidentelle – de la chasse d'eau.

GÉRARD – Et vous imaginez que je vais vous croire... Alors ça y est, vous avez rompu notre contrat !

GILBERT – Que Monsieur me permette de me retrancher derrière le secret profes­sionnel. Je laisse Monsieur apprécier la situation. J'ai été moi-même victime d'une tentative de meurtre, ce qui pourrait m'inciter à rompre le contrat avec Monsieur... mais je n'ai pas la preuve que c'est Monsieur qui a attenté à mes jours. Et je sais que Madame est une personne très capable et très énergique. J'ai donc pu décider de re­prendre les hostilités, tout comme Madame est aussi susceptible d'avoir voulu prendre les choses en main elle-même. Ce qui serait assez vexant pour moi, soit dit en passant.

GÉRARD – Bref, vous ne voulez pas me répondre.

GILBERT – J'aime bien laisser planer un certain suspense. Pas Monsieur ?

GÉRARD – Tout dépend de quel côté du suspense on se trouve. Je ne suis pas ab­solument certain d'être en état de l'apprécier à sa juste mesure dans les conditions actuelles.

GILBERT – Monsieur a tort de ne pas en profiter. Ce n'est pas tous les jours que l'on vit des moments aussi intenses et exaltants. Si Monsieur y survit, cela lui fera des souvenirs impérissables à raconter plus tard.

GÉRARD – Va pour vous qui êtes un professionnel. Vous appréciez à sa juste valeur et vous êtes habitué. Mais mettez-vous à ma place, cela me change des machines à laver...

GILBERT – J'en conviens. Je crois que Monsieur peut fermer la fenêtre, le gaz toxique est évacué.

GÉRARD – Je vais en profiter pour filer au bureau, cela me fera quelques vacances, je pense moins risquer ma vie là-bas qu'ici.

GILBERT – C'est Monsieur qui voit. Le destin nous attend parfois là où on ne l'attend pas.

GÉRARD – C'est une menace ?

GILBERT – Disons de la philosophie. Confortée par une longue expérience, quand même.

GÉRARD – Le crime élevé au rang de philosophie !

GILBERT – Quel mot vulgaire ! Je préfère parler d'éradication programmée. Il s'agit d'une prestation de service.

GÉRARD – Prestation de vice, oui, pas de service ! Allez, à plus tard, je file avant de recevoir une balle entre les deux yeux.

Chacun sort de son côté.

ACTE V

Scène 1 : Gilbert revient échevelé et couvert de poussière

GILBERT – Bon, cette fois-ci, ça suffit. Je me fais payer et je les laisse se débrouiller entre eux. (il appelle) Madame ? Monsieur ?

GÉRARD (arrive avec un costume en lambeaux, brûlé) – Vous faites bien de m'appe­ler, je vous cherchais, Gilbert ! C'est vous qui avez piégé le colis que j'ai reçu ce ma­tin à mon bureau ?

GILBERT – Question pour question, Monsieur savait-il que le plafond de ma chambre était sur le point de s'effondrer ? La maison de Monsieur n'est décidément pas très solide...

XAVIÈRE (arrive en titubant) – Les salauds ! Vous allez me le payer !

GÉRARD – Xavière ? Tu as bu, ma parole ! Que t'arrive-t-il ?

XAVIÈRE – Ah, ne vous moquez pas de moi, vous ! C'est vous qui avez mis du poi­son dans mon thé ! Avouez !

GÉRARD – Dans ton thé ? Mais absolument pas !

XAVIÈRE (à Gilbert) – Alors c'est vous !

GILBERT – Madame n'a pas le droit de m'accuser sans preuve. Je me verrais dans l'obligation d'en référer aux prudhommes...

XAVIÈRE – De toute façon, c'est forcément l'un de vous deux ! Voire les deux en­semble ! La solidarité masculine !

GILBERT – A moins que Madame ne simule pour détourner les soupçons...

XAVIÈRE – Les soupçons ? Quels soupçons ?

GÉRARD – Sur ce qui nous est arrivé. Si tu étais un peu plus observatrice, tu verrais que notre élégance naturelle a souffert... Il nous est aussi arrivé des bricoles.

XAVIÈRE – C'est vrai, sous le coup de mon émotion, je ne m'en étais pas aperçue.

GILBERT – Puis-je, au point où en sont arrivées les choses, faire une suggestion à Madame et Monsieur ?

GÉRARD – Dites toujours.

GILBERT – Je suggère à Madame et Monsieur de jouer cartes sur table.

XAVIÈRE – Vous croyez vraiment ?

GILBERT – J'en suis persuadé. Je pense que chacun a compris le rôle que jouent les autres dans cette histoire. Pour l'instant, il n'y a que des dégâts matériels, mais je crains qu'à un moment ou à un autre les choses ne deviennent plus sérieuses... et difficile de dire qui en sortira indemne.

XAVIÈRE – Pas moyen de faire autrement ?

GÉRARD – Ma « chérie », tu as toi même deviné que j'avais découvert le contrat passé entre toi et Gilbert...

XAVIÈRE – Pour une fois que vous comprenez quelque chose !

GÉRARD – Xavière, cela commence à suffire. J'ai été très amoureux, je suis passé sur bon nombre de choses, j'ai accepté tes escapades quotidiennes, ton ironie...

XAVIÈRE – Si je comprends bien, vous vous êtes moqué de moi !

GÉRARD – Je te demande de ne pas inverser les rôles ! Je ne crois pas m'être spé­cialement moqué de toi. J'ai simplement été patient, je pensais gagner, sinon ton amour, du moins ton affection, au pire, ta reconnaissance.

XAVIÈRE – Beau programme...

GÉRARD – Mais rien ! En remerciement, je n'ai obtenu qu'une condamnation à mort. Avoue que si je suis un peu désagréable, il y a de quoi.

GILBERT – Je ne peux pas vous blâmer. Pour ma part, il y a longtemps que j'aurais réglé le problème.

XAVIÈRE – Vous, ça va ! On sait comment vous les réglez les problèmes ! Sauf que dans mon cas vous avez été en dessous de tout. A ce propos, si l'on joue vraiment cartes sur tables, vous n'avez plus qu'à me rembourser.

GILBERT – Cela n'est pas mon intention. Je n'ai pas le sentiment d'avoir échoué dans ma mission.

XAVIÈRE – Pas échoué ? Et le grand imbécile, là, qui n'est même pas mort ? Vous appelez ça un succès, peut-être ?

GÉRARD – Tu sais ce qu'il te dit, le grand imbécile ? Excuse-moi de ne pas être mort. Je suis tellement maladroit que je suis encore là. Décidément, j'aurai gâché ta vie !

GILBERT – Quant à moi, pour avoir échoué dans ma mission, il aurait fallu que je re­nonce de moi-même. Hors c'est d'un commun accord que nous rompons le contrat.

XAVIÈRE – Pas du mien, en tout cas. Moi je veux continuer jusqu'au bout.

GILBERT – Vous oubliez déjà les quelques incidents qui ont émaillé votre vie depuis hier ?

XAVIÈRE – Non, mais vous allez arrêter de chercher à me tuer.

GILBERT – Qui vous dit que c'est moi ?

XAVIÈRE – Hein ? Ce serait cette andouille de Gérard ?

GÉRARD – Merci pour l'andouille, mais c'est partiellement l'andouille qui s'est occu­pée de ton destin, sans succès malheureusement.

GILBERT – Je dois préciser que monsieur Pignon dit « partiellement » parce qu'au début c'était moi. Et pour défendre la vérité et mon honneur professionnel, le but était uni­quement de vous faire peur et non pas de vous tuer. Je vous ai donc ratée volontai­rement deux fois.

XAVIÈRE – Je dois vous remercier ?

GILBERT – La suite est due à monsieur Pignon qui, si j'ai bien compris, a également essayé de se débarrasser de moi. Pour faire des économies, je suppose.

XAVIÈRE – Radin comme il est !

GÉRARD – Même pas. Mais en vous éliminant, je réglais deux contrats d'un coup. Il ne me restait plus qu'à divorcer vite fait et repartir à zéro.

XAVIÈRE – Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ?

GÉRARD – Permettez à l'ancien commerçant que je suis de vous suggérer une sor­tie consensuelle.

GILBERT – Dites toujours.

GÉRARD – En ce qui vous concerne, monsieur Larose, je vous propose de vous ré­gler le solde des deux contrats en cours.

XAVIÈRE – Mais ? Il n'a pas fini son boulot !

GILBERT – Vous préférez que je le finisse avant ?

XAVIÈRE – Oui ! Enfin non ! Pas les deux !

GÉRARD – Nous sommes donc d'accord, nous réglons ce que nous devons à mon­sieur Larose et celui-ci disparaît de notre vie avant que ce soit notre vie qui dispa­raisse devant lui.

GILBERT – Cette solution me convient. Je suis prêt à tout oublier. Mais vous me promettez de ne pas en toucher pas un mot à l'extérieur. Je ne tiens pas à me faire moquer de moi par mes confrères.

XAVIÈRE – Et nous ?

GÉRARD – Tu conviendras, ma belle, que je peux difficilement envisager de conti­nuer à vivre avec toi. Et comme j'ai accumulé assez d'éléments pour envisager un divorce où tu aurais tous les torts...

XAVIÈRE – Enfoiré !

GÉRARD – Les masques tombent... Mais je n'ai pas envie de faire traîner les choses. Et il faut dire que tu m'as bien amusé et distrait durant les premiers mois. Cela mérite bien une récompense.

XAVIÈRE – Merci quand même !

GÉRARD – Nous allons donc nous séparer à l'amiable, au plus vite, et je te laisse de quoi vivre pendant un an.

GILBERT – Vous avez de la chance, madame Pignon, profitez-en...

XAVIÈRE – C'est tout ?

GÉRARD – Je ne suis pas inquiet. Cela te laissera le temps de trouver une autre vic­time. Pas vrai ?

XAVIÈRE – C'est malin !

GÉRARD – Alors, tout le monde est d'accord ?

GILBERT – Pour moi, pas de problème.

XAVIÈRE – Bon. C'est d'accord, je cède. D'ailleurs, je crois que je vais prendre ma retraite matrimoniale. Cela devient trop fatigant.

GÉRARD – Enfin une parole pleine de sagesse.

XAVIÈRE – Vous savez, Gérard, je dois vous avouer que ce n'est pas mon coup d'essai, et que j'ai déjà un petit pécule qui me permettra de vivre, avec votre généro­sité également, les années qui me restent sans me soucier du lendemain.

GILBERT – Je peux vous le confirmer, monsieur Pignon. Madame l'avait déjà envisa­gé après cette dernière... opération.

XAVIÈRE – Et puis je suis lasse. Des rapports plus sains, sans argent me feront du bien. Je vais pouvoir rencontrer des gens juste pour le plaisir.

GÉRARD – Évitez quand même de me croiser, je pense que je ne pourrai pas m'em­pêcher de rester méfiant.

XAVIÈRE – Vous avez tort, Gérard ! Allez, pour me faire pardonner, je vais chercher du champagne. Nous allons trinquer. (elle sort)

GÉRARD – Excellente idée. Gilbert, vous pouvez nous rendre un dernier service et aller chercher les verres ?

GILBERT – Avec plaisir. (il sort)

Retour de Xavière et Gilbert

XAVIÈRE (elle débouche la bouteille et remplit les verres) – Je lève mon verre à l'heureux dénouement de cette situation qui aurait pu si mal finir...

GÉRARD – A ta retraite bien méritée, chère Xavière ! Et à votre succès profession­nel, mais le plus loin possible de moi, cher Gilbert !

GILBERT – A vos santés, chers amis, santé et longévité, c'est le mieux que je puisse vous souhaiter.

XAVIÈRE – A votre bonne santé également à tous les deux... Que ce champagne vous apporte le meilleur de ce que je vous souhaite...

Ils trinquent. Les hommes boivent. La lumière s'éteint sur eux et se concentre sur Xavière qui sourit et pose son verre sans le boire, ou le renverse dans un vase.

NOIR

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