Entre Chien et Loup

sylvertia

Elle s'élança dans l'air doux du début de soirée, la bise glissant à travers les mèches de cheveux qui lui collaient au visage. Elle marchait d'un pas décidé, le nez en l'air, ne prenant garde où elle mettait les pieds. Elle sentit bientôt l'eau des flaques pénétrer le tissu délavé et abîmé de ses Converse. Un léger bruit de succion commença dès lors à accompagner ses pas, dernière emprise de sa personne sur le monde extérieur où son ombre déjà n'imprimait plus le sol. Elle pouvait cependant observer les dernières lueurs du jour à l'horizon, une lumière discrète et blême en ce début de printemps. C'était comme admirer le déclin des couleurs sur une photographie, comme écouter la décadence qui soufflait du fond de son âme. Elle se sentait entre chien et loup, mi-domestiquée, mi-sauvage, à moitié jolie et à demi laide.


Elle trottinait sur la bordure pavée du trottoir étroit qui longeait les rues sinueuses. Elle avait encore chaud sous sa veste mais la fraîcheur de l'air lui glaçait les mains. Elle essayait d'échapper à l'angoisse qui rôdait tel un prédateur dans son dos, affamée de la moindre de ses petites failles. Le monde était gris désormais, ni sombre ni lumineux. Il avait perdu l'éclat de cette agréable journée écoulée et n'avait pas encore gagné la profondeur des abîmes nocturnes. Vacillant au bord du gouffre, elle contenait ses larmes en se disant qu'il n'était question que de temps. Mais sa gorge se serrait si fort qu'elle en revenait toujours au point de départ. Elle allait s'évanouir dans la fadeur ambiante, toute engloutie par sa propre médiocrité, avant même d'avoir pu voir la clarté des premières étoiles. Elle avait beau essayer de contenir quelque chose d'elle à l'intérieur, tout s'évaporait déjà dans l'atmosphère. Et chien et loup tout au fond de son cœur menaient un rude combat, les crocs de l'un déchirant sans pitié la chair de l'autre. Elle avait beau le dire, elle pouvait bien le crier au monde entier, qui devinerait que la folie s'agrippait chaque soir aux pans de son esprit, en arrachait des lambeaux entiers, et essayait de le tirer plus bas que terre ? Et qui pouvait bien la voir autrement que ce qu'elle voulait bien laisser paraître ? Juste disparaître, se faire oublier. Tout le monde aime l'invisible qui tel un miracle fait tourner les rouages du monde, un peu à la manière des domestiques d'une grande maisonnée.


Mais toi qui en fais les frais, toi pour qui elle est bien visible et vivante, sache que seuls ceux à qui elle donne son entière confiance en voient le tourment le plus intime. Douce cruauté qui lève le voile sur les pires aspérités de sa personnalité, toi qui marches à ses côtés, seul tu en connaîtras l'aigreur. Elle ne pourrait te promettre douceur bien méritée, tu sais, elle n'a pas appris que les bontés pouvaient apporter plus que les apitoiements. Elle s'en voit si désolée, cheveux tournoyant dans le vent froid qui se lève autour d'elle. Toujours figée sur la pointe des pieds, elle rouvre les yeux alors qu'enfin le Soleil s'est profondément endormi. Le sang coule au fond de sa poitrine, la dernière plainte du chien obéissant s'élevant des profondeurs de sa gorge avant que le loup triomphant ne jaillisse de son for intérieur.


Sous la lune ronde, babines retroussées, elle se remet en route à l'affût. Elle ne fuit plus, elle court vaincre sa destinée. Une nuit durant, soulagée par la noirceur ambiante, elle sera capable de revenir à elle, de tenir à distance ces maudites voix qui lui enseignent la peur la plus stupide qui puisse exister : la peur de soi.

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