Entre deux chaises

Kazan Fuurin

Une pensée, en attendant que les proches arrivent pour boire notre fameux verre.

J'ai contemplé le niveau maximum du café dans ma tasse. Dix millimètres de la ligne de flottaison actuelle, depuis cinq minutes. L'écume noire a disparu ; la nuit liquide se rafraîchit. A côté, repose le livre qui me tourne le dos et prend le soleil : je l'ai boudé dès le premier chapitre. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais entre les secousses, les bousculades et les portes du métro qui délivrent un courant en flux et en reflux, impossible de rentrer dans l'histoire au beau milieu du mal de mer. Distraitement je lis le tatouage sur la quatrième de couverture, une prière qui va me faire replonger dedans. Mais je n'entends qu'entre les lignes le chant lointain d'une chimère ; mon regard défile dessus comme si je lisais un annuaire

Je me souviens des messages dans des bouteilles expédiés par mail ou par texto à l'heure où les enfants sortent de l'école : « c'est vendredi, on se fait une petite terrasse ? ». Les jours aussi se succèdent à rebours. Cela marchait aussi avec le jeudi, le mercredi, le mardi, le lundi. Invariablement les réponses fusent sur tous les ponts, enchérissant sur qui le premier apparaîtra. A 17h55, on partageait déjà les cacahuètes et les pintes ressemblaient à des demis. On voguait dans la nuit jusqu'à la route blanche que la lune produisait sur les ondes écailleuses. On rêvait des sirènes et des trésors.

Puis petit à petit les voyageurs descendent au gré des escales de la vie. Certains ont trouvé des places sédentaires dans les comptoirs, à scribouiller à la lueur de la bougie. Adieu l'indépendance, ils commandent aux ouvriers de porter les marchandises. D'autres ont décidé qu'une femme dans chaque ville était de trop.

Aujourd'hui j'attends comme chaque semaine cette dernière heure, où nous racontons comme de vieux loups de mers gâteux les mêmes contes que nous connaissons par cœur comme des chansons paillardes, alors que nous avons soigneusement évité le scorbut et les accidents. Seul, à 18h30 en terrasse, j'attends que la nuit tombe pour les retrouver, eux qui sont retranchés dans leur vie. Qu'est-ce qu'une heure et demie encore à perdre, pour perpétuer les souvenirs d'un voyage qui nous a séparés. Je suis encore jeune matelot, à souffler mes trente bougies un verre de maracuja.

Un SMS, un mail.

« Je vais avoir du retard, j'ai eu une réunion surprise ».

« La baby-sitter a des problèmes de métro. On décolle quand elle arrive».

« Y avait des embouteillages à la sortie de Chartres, j'espère que je vais pas trop tourner pour trouver une place ».

J'hésite à aller me faire un film au cinéma, dénicher une petite pièce de théâtre, traîner devant les magasins qui ferment leur rideau de fer. Continuer à perdre une heure et demie qu'ils n'ont pas. Je ne cours pas forcément derrière les femmes, ni les places au chaud derrière les bureaux et les plumes. J'ai encore les fesses entre deux chaises, incapable de savoir si je dois décoller, ou si je dois commander un deuxième café.

On rêvait d'îles paradisiaques, de femmes aux teints hâlés qui, il paraît, portent des colliers de fleurs autour de leurs seines nues. De trésors enfouis, de mélanges de fruits que l'on ne connaissait pas, de monstres qui nous poursuivent dans des forêts, de pirates qui nous assiégeaient.

Aujourd'hui je rêve des moments où nous faisions ces rêves.

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