Entre deux rives (extrait, la lettre)

François Vieil De Born

Je pourrais lui écrire quelque chose comme çà.

«J'ai décidé de t'écrire.  Et de te parler de ce que j'écoute en ce moment ayant fermé plusieurs fenêtres sur l'écran et mis un terme à ma navigation de désoeuvré.

J'écoute Big Bill Broonzy, il chante seul sur sa guitare, il dormait et quelque chose le réveille, il demande le silence “Hush Somebody Calling Me Now Hush (and it sounds just like the voice of My Lord)”, c'est une révélation et un appel, et cette Voix qu'il entend condamne les voleurs, les hypocrites, on peut presque entendre cette Voix dans le silence que produit le «Hush» de Big Bill Broonzy, les intervalles. https://www.youtube.com/watch?v=vDpzWHag6do

Tu me liras peut-être parce que nous aimions nous parler. Il est possible qu'au delà de l'envie que nous avions l'un de l'autre, que nous n'ayons fait l'amour (pour nous c'était également un dialogue) que pour pouvoir nous parler de plus près.

Une autre voix, celle des anges, deux cents ans plus tôt, appelle et réveille les vierges sages https://www.youtube.com/watch?v=3sj-NKqR0tw. Une promesse est faite, celle d'oublier dans l'union mystique la peur et la douleur : «Vergiß, o Seele, nun die Angst, den Schmerz, den du erdulden müssen»  et d'entrer ensemble dans la joie : «Ich will mit dir -du sollst mit mir- im Himmels Rosen weiden, da Freude die Fülle, da Wonne wird sein.»

Une sorte de glaise te prend ma belle amie, tes mouvements sont plus raides et les mouvements de ton cœur ralentissent, c'est toi qui le dis, tu parles de froid. Nous vieillissons. Mais ne crois tu pas que nous pouvons encore insulter la mort, orgasmes partagés ou, de manière plus crédible, encore une fois, nos mains simplement tenues  et des regards mêlés ? Il y a eu nos corps nus au repos, il y a eu nos voix qui se sont répondues, presque indistinctes, mais la tienne, faite d'eau, d'ombre et de métaux alliés.

Il est tentant de succomber à l'appel de ces voix, celle du blues, celle de Bach et Celle rêvée ou révélée derrière. Mais je crois que j'aime trop penser ou penser à toi pour croire et je préfère peut-être la sagesse de Lisa Stanfield dans «Change» https://www.youtube.com/watch?v=7nnSkfjGrLE ou le paganisme  de Morley, l'annonce de l'arrivée d'Oriana qui réveille les dormeurs «Arise, Awake, Awake» et bannit les songes où l'on pleurait : «By mirth to banish weeping» comme tu sais que l'on pleure parfois en rêvant. https://www.youtube.com/watch?v=KCNXkEwXBtM&nohtml5

Ou le tragique mineur et doux de Manhã de Carnaval (https://www.youtube.com/watch?v=2kAU62k5QPM  ou https://www.youtube.com/watch?v=nVkDfnGobmI)

Je rêve et tu m'apparais dans une rue obscure, ma belle amie, ville fortifiée de bord de mer, ton beau visage inquiet, les bras tendus, mon visage dans le miroir d'une vitrine est marqué de cendres  et de larmes. Je sais que tu ne veux pas que je prenne tes mains parce qu'alors tu te sentirais à nouveau comme quand nos mains se tenaient au dessus de la table et ne pouvaient se lâcher et que nous parlions sans pouvoir nous arrêter. Tu regardes derrière toi, même dans mon rêve, tu te sens coupable d'être là.

J'ai du mal à accepter de mourir sans t'avoir à nouveau vue et écoutée.

Je devrais t'avoir oubliée, ou au moins t'avoir rangée au rayon des histoires  poussiéreuses, ou intégrée à une sorte de compte atroce des pertes et profits amoureux. Je sais que mes aptitudes de comptable et d'archiviste ont toujours été contestables. Je te reste fidèle et m'a-t-on dit, ce n'est ni normal ni raisonnable. Qu'est-ce qu'être normal ou raisonnable ? J'ai toujours ignoré la «normalité» ou l'ai définie selon ma perspective.

«Raisonnable» c'est dans ce contexte, une autre manière de dire «normal» mais on peut en profiter pour parler de «Raison».  Que penser de la «Raison» ? en philosophie classique, ce serait ce qui sépare l'homme du reste de la «Création» ou de l'univers.  Je crois qu'il y a là un vrai problème de perspective et qu'en réalité, quand nous pensons, c'est l'univers qui pense. Nous n'avons aucun degré de séparation par rapport à ce qui nous contient, il n'y a pas d'espace (qu'il s'agisse de pensée, de matière, ou de langage) entre le ciel et nous, nous sommes de la poussière d'étoile temporairement organisée pour créer, vivre et penser.

J'ai du mal à vivre comme çà.

Je ne me pose pas la question de l'absurdité de la vie (ou celle de la mort) parce que je pense que nous sommes des parties de la réponse que l'univers, avec tous les accidents possibles liés à son incurie, cherche à son propre fonctionnement. Et comme une bille de bois sur un boulier pour un calcul en cours n'imagine pas la question posée ou la réponse apportée, nous participons inconsciemment et à tous les instants à un calcul, à l'évolution d'une réflexion de l'univers sur lui même et à l'exploration par l'univers, «ce monde», dont nous sommes encore une fois partie intégrante, de tous les possibles, rejetés dans la mort après que nous avons occupé un espace possible (ma normalité douteuse en est un, je suppose) et que notre capacité de participation devient physiologiquement impertinente ou insuffisante. Nous sommes, peut-être plus exactement, des boules sur un boulier, effectuant des calculs et donnant des solutions partielles, à ce jour insuffisantes, mais souvent belles.. Des subroutines d'audit interne?

Est-ce vivre ainsi vivre ?

Comme ne pas regarder «Liz en Septembre» avec toi et ne pas pleurer avec toi,  ou ne pas rire avec toi sur Woody Allen «Whatever works», et ne pas discuter de «500 jours ensemble» -quand Zooey Deschanel s'endort sur l'épaule de Joseph Gordon Levitt dans le bus- . Ou ne pas marcher en short et tennis autour de Saint Jean Cap Ferrat très tôt en mai.. Ou ne pas cuisiner ma joue de veau confite pour toi. Ou ne pas me glisser sous les draps alors que tu dors encore et ne pas ouvrir tes jambes avec mes lèvres, et n'être pas pris dans ton odeur affolante et qui appelle. Ne pas te dire qu'après toi la plus belle femme du monde est Ali Mc Graw dans «Love Story» ou Marpessa Dawn dans «Orfeu Negro».

Viendras tu ? ou puis je venir ? m'asseoir sur un banc au jardin remarquable proche où tu me trouverais ? » 

Je n'ai pas encore posté ma lettre. Je ne vois pas qu'elle puisse changer quoi que ce soit, elle a renoncé, pourquoi pas moi, je suis aussi vieux qu'elle, j'ai mal partout en me réveillant et puis je ne crois pas qu'une lettre puisse vaincre ce froid dont elle parle.

 

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