Entretien avec un artiste

apophis

Anne, journaliste pour une revue d'art, conduit l'interview de Monsieur Gousat, artiste à la grande renommée mais méconnu du public.

“Ces Dieux que je forme à mon image, seuls, froids et intangibles, au cœur desquels règne une grandeur cosmique, une bouillonnante force créant ce qu'elle ne peut atteindre et détruisant ce qui l'approche ; sans patrimoine génétique à transmettre, ils seront mes enfants, mon legs."


Une larme emporta quelques traces de mascara alors que la journaliste rédigeait les dernières notes de cette entrevue. Les idées qui parcouraient Anne face à l'homme mourant la terrifiait. Comment pouvait-on atteindre une telle renommée et rester si obscur ? Comment de tels concepts ont-ils pu amener autant de reconnaissance ? Comment un homme si talentueux pouvait-il rester si seul ? Cela allait à l'encontre de tout ce qu'elle s'était efforcée d'apprendre pour progresser dans sa carrière. Maintenir une bonne image, rester souriante et agréable, entretenir son cercle relationnel, … Mais ce n'était là que la surface consciente de ce qui lui évoquait tant d'horreur. Elle se reprit et annonça :
“Merci Monsieur Gousat, cette interview fut très enrichissante pour moi et je vous promet trois pages bien fournies. J'aimerais malgré tout poursuivre cet échange sur un ton plus personnel, seriez-vous d'accord pour que nous dinions ensemble ? Je pensais manger dans ce petit restaurant de l'autre côté de la rue.”
Une étincelle sembla surgir du plus profond des yeux de l'homme. S'agissait-il de l'espoir ou de son contraire ? Peut-être de l'étonnement, ou était-ce un présage ? Sous la peau ridée, les muscles se détendirent puis l'artiste forma un sourire tel qu'elle n'avait pu en observer au cours de ces heures d'échanges. L'expression désormais pleine d'assurance, la proposition fut acceptée.


C'est une toute autre personne qui l'accompagna jusqu'au rez-de-chaussée. Souriant et éloquent, les troubles du passé et l'inquiétude du futur ne semblaient plus ternir ses traits. Sur le pas de la porte se mélangeait dans l'air l'odeur des légumes frits et celle des gaz lacrymogène. La rue était étroite, l'homme n'hésita pas à la franchir tandis qu'Anne s'accorda quelques secondes de soleil. Baissant le regard elle découvrit une attitude qui, plutôt que celle d'un septuagénaire, lui évoquait ses premiers amants. Amusée, elle fit un premier pas en direction de l'établissement et, rapidement, franchit la frontière d'ombre tandis que Monsieur Gousat poussait la porte.
Le repas fut pour tous deux agréable. Deux fois ils prirent le digestif. Derrière les traits de l'âge, l'homme était charmant et d'une profondeur d'âme qu'elle n'avait que peu rencontrée. Ses traits d'humour rompaient avec la figure de l'artiste ténébreux qu'elle avait interrogé plus tôt. Son esprit la guida vers les mots que ne prononcent pas les femmes de son âge. En face, il lui sembla percevoir une subtile transformation qu'il s'empressa d'ignorer, il préférait préserver l'innocence de ce moment.


Après avoir payé l'addition, la rue était noyée dans l'ombre jusqu'en haut des fenêtres du troisième étage. Depuis le seuil du restaurant, le soleil se reflétait dans la fenêtre de l'appartement de Monsieur Gousat avant de plonger dans le regard de ce dernier. Elle n'avait pas pour habitude de s'offrir à des hommes de deux fois son âge, ce fut pourtant là ce que tout son corps lui dictait de faire. Elle sentit la frayeur survenir du plus profond de la main qu'elle venait tout juste d'effleurer, et c'est une troisième personne qu'elle découvrit. Les yeux fuyant, les gesticulations embarrassées, les épaules en avant et le cou vers le sol. La femme n'aurait su décrire ce qu'elle ressenti en cet instant. Les joues grisées de deux traits de larmes, elle prit l'homme dans ses bras et s'empressa de le rassurer : “Tout ira bien. N'ayez crainte, tout ira bien.”

L'article qu'elle rédigea par la suite fut accueilli avec un fort enthousiasme au sein de la rédaction. Le jour de sa publication dans la revue, le nom de l'artiste apparut également dans les colonnes nécrologiques. Anne fut fortement touchée par la nouvelle, et ne put retenir ses émotions lorsque sa directrice de rédaction lui amena une nouvelle mission, confiée directement par la maison d'édition. Il lui fallait maintenant rédiger la biographie de Monsieur Gousat. Mettant de côté sa peine, elle accepta la proposition.

Sept mois plus tard, la journaliste avait rendez-vous à l'hôpital pour une échographie. Dans les transports publics les affiches publicitaires vantaient la qualité des 458 pages qui venaient d'être publiées. Elle était fière de porter l'héritage de cet homme, ils s'étaient peu connus mais avaient beaucoup fait l'un pour l'autre. Elle était déjà emplie d'un amour inconditionnel qu'elle portera pour l'éternité. Rien n'infléchirait le bonheur qu'elle ressentait en cet instant, si bien que seule une douce larme et un sourire imperturbable accompagnèrent l'annonce du médecin : “Je regrette d'avoir à vous l'annoncer, Madame, mais cet enfant naîtra orphelin.”
Elle se tourna vers l'écran et regarda l'être déjà bien formé en elle et, plein d'une éternelle conscience, le bébé ouvrit les yeux.

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