Éperdue et Perdue
Stéphane Rougeot
Acte 1
Scène 1
La scène est plongée dans le noir.
Murielle — Aaaaaaaaaah !
La lumière éclaire progressivement la scène.
Un drap recouvre le corps de Murielle a l'exception de la tête, qui est entièrement bandée, sauf deux trous pour les yeux et un troisième pour la bouche.
Les équipements médicaux sont silencieux, mais affichent des informations en temps réel, avec entre autres des courbes qui s'affolent.
Murielle — Aaaaaaah !
Le corps de Murielle remue violemment.
Murielle se redresse jusqu'à se retrouver assise dans le lit. Elle porte une main à sa tête, puis tombe à la renverse sur l'oreiller, inconsciente.
Quelques secondes plus tard, elle revient à elle, porte à nouveau la main à sa tête, palpe le bandage, tente de l'enlever sans succès, puis se tient la tête comme si elle était douloureuse.
Murielle remarque alors les fils qui la relient aux machines, puis tente de les retirer avec fébrilité et agacement, là aussi sans succès.
Murielle — Aaaah !
Scène 2
La porte s'ouvre et l'infirmière entre précipitamment.
Infirmière — Oh mon-Dieu-mon-Dieu-mon-Dieu-mon-Dieu !
L'infirmière s'approche des instruments, vérifie les branchements, puis suit les fils jusqu'au corps de Murielle qui s'agite et tente à nouveau de se défaire de ce qu'elle voit comme des liens.
Infirmière — Non, ne bougez pas, il faut garder tout ça. C'est pour votre bien !
Murielle — Quoi ?
Infirmière — Quoi quoi ?
Murielle — T'es qui, toi ?
L'infirmière prend son plus beau sourire.
Infirmière — Je suis votre infirmière. Enfin, plutôt l'infirmière du service de réanimation neurochirurgicale, en charge de surveiller les patients en coma de longue durée. Vous venez tout juste de vous réveiller après un sommeil de plusieurs mois à la suite d'un grave traumatisme.
Murielle — Quoi ?
Infirmière — Quoi quoi ?
Murielle — J'étais dans le coma ? Il m'est arrivé quoi ? Un accident ? Je me souviens de rien, c'est le trou noir.
Infirmière — Vous avez été retrouvée dans un bâtiment en feu. Votre visage a d'ailleurs été partiellement brûlé, et plusieurs opérations ont été nécessaires pour vous le reconstruire.
Murielle touche son bandage.
Infirmière — Je peux vous assurer que le chirurgien a fait du bon boulot, c'est un vrai cordon-bleu !
Murielle — Quoi ?
Infirmière — Quoi quoi ?
Murielle — Un cordon bleu ?
L'infirmière actionne la commande électrique qui remonte le haut du lit afin que Murielle soit plus à l'aise.
Infirmière — Oui, il est doué avec ses doigts pour recoudre, tout ça.
Murielle — On dit pas plutôt qu'il a des doigts de fée ?
L'infirmière ajuste l'oreiller dans le dos de Murielle.
Infirmière — Ah ben, j'en sais rien. Des doigts bleus, un cordon de fée, j'ai pas fait des études scientifiques, moi !
L'infirmière regarde les bandages.
Infirmière — On vous a pas retiré ça parce que votre identité n'a jamais été déterminée. Personne n'est venu s'inquiéter de vous ni vous reconnaître. Enfin si, quelques-uns, mais c'était compliqué, et la police ne les a pas retenus en final.
Murielle — Et qui a gagné ?
Infirmière — Où ça ?
Murielle — En finale.
Infirmière — Personne, je vous l'ai dit. Si… Si vous avez du mal à rassembler vos souvenirs, en particulier ceux juste avant le drame, c'est tout à fait normal. Ça reviendra plus tard. Ou pas.
Murielle — Ou pas ? Ça veut dire quoi ? Que ça peut ne jamais revenir, c'est ça ?
L'infirmière prend un air désolé.
Infirmière — Oui, en effet. Potentiellement, ça reviendra jamais. Certaines personnes ne se souviennent jamais des instants précédant leur accident. Comme si leur cerveau occultait volontairement les instants tragiques.
Murielle — Ah, c'est donc ça.
Infirmière — C'est ça quoi ?
Murielle — Ma vie entière a sûrement été tragique, alors.
Infirmière — Mais non, pourquoi vous dites ça ?
Murielle regarde l'infirmière en plissant les yeux, attendant une réaction.
L'infirmière hausse les épaules d'incompréhension.
Murielle — Parce que je ne me souviens de rien du tout.
Infirmière — Ah bon ? De rien ?
Murielle — Absolument rien.
Infirmière — Vous voulez dire du jour de votre trauma ? Des fois, ça arrive.
Murielle — Je veux dire de rien depuis l'instant de ma naissance jusqu'à mon réveil.
Infirmière — Ah oui, ça fait beaucoup, holalalala ! Mais avant votre naissance, vous vous souvenez quoi ? Parce que moi, j'ai pas eu de coma, mais mes souvenirs les plus anciens remontent pas si loin…
Murielle soupire.
Murielle — C'est une expression. Je voulais vous faire comprendre que je n'ai plus le moindre souvenir !
Infirmière — Ah, d'accord ! Oui, des amnésies totales, je crois que ça peut arriver. Mais faudra attendre le docteur, il saura mieux vous en parler.
Murielle — Oui, justement, il est où, ce docteur ?
Infirmière — Ah, oui, faudrait peut-être que je le prévienne que vous êtes réveillée. Ça va lui faire plaisir !
Murielle — Ah bon ? Pourquoi ça ? Il a un faible pour moi ?
Infirmière — Non, mais on a un nouvel arrivé depuis une semaine, et on n'a plus de chambre. Il traîne à la morgue où on l'a laissé en attendant.
Murielle — À la… morgue ?
Infirmière — Oui, on manque de place dans beaucoup de services. Y a que là-bas qu'on a pu lui dégager un tiroir.
Murielle — Ah, comme ça il peut y mettre ses petites affaires.
Infirmière — Où ça ?
Murielle — Dans le tiroir.
Infirmière — Mais non, c'est pour son corps, le tiroir !
Murielle prend un air faussement naïf.
Murielle — Aaaah !
Infirmière — Je vous emmènerai, une fois, vous faire visiter. J'aime bien, c'est frais, c'est tranquille. Sauf après un décès suspect, parce qu'il y a la police qui vient, tout ça. Comme à la télé !
Murielle — Et vous comptez le prévenir quand, votre docteur ? Quand je serai à la morgue ?
Infirmière — Dites pas de bêtises : maintenant que vous êtes réveillée, vous allez pouvoir sortir et rentrer chez vous ! C'est le type de la morgue qui va venir prendre votre place ici.
Murielle — Mais pas avant que le docteur me donne son accord.
Infirmière — Bien entendu.
Murielle — Dès que vous l'aurez prévenu.
Infirmière — C'est ça, vous comprenez vite, vous.
Murielle — Oui, je remonte le niveau.
Infirmière — Le niveau au-dessus, c'est l'oncologie, je vous souhaite pas de vous y retrouver.
Infirmière (chuchote à Murielle) — C'est vraiment pas un service marrant, je vous assure.
Murielle — Vous attendez quoi ?
Infirmière — J'attends quoi quoi ?
Murielle — Pour le prévenir ?
Infirmière — Prévenir qui ? De quoi ?
Murielle — Le docteur !
Infirmière — Ah oui !
L'infirmière sort un téléphone DECT de sa poche, compose un numéro, et très vite se met à parler.
Infirmière (au téléphone) — Allô ? Docteur Monchéri ?
Murielle — Docteur Monchéri ?
L'infirmière l'arrête d'un doigt levé, et poursuit sa conversation.
Infirmière (au téléphone) — Oui, ça va, je vous remercie. Et vous ? Ah, oui, je vous réveille, bien sûr. Excusez-moi. On se voit tout à l… Pourquoi je vous appelle ? Parce qu'une de nos pensionnaires vient à l'instant de nous rejoindre… Non, pas celui de la morgue, il s'agit d'un réveil !... Qui ça ? La douze… Oui… Très bien… Entendu. Bonne nuit, docteur ! Enfin, pour ce qu'il en reste.
L'infirmière raccroche.
Murielle — Il s'appelle vraiment Monchéri ?
L'infirmière éclate de rire.
Infirmière — Non, du tout. C'est le docteur Dumochel. Mais c'est un petit jeu, entre nous. Uniquement quand sa femme n'est pas là, bien sûr. Sinon, dans l'intimité, je l'appelle « monsieur le professeur » ou parfois « monsieur le directeur », ça le stimule…
Murielle est agacée.
Murielle — Et il sera là bientôt ?
Infirmière — Oui, il fera son petit tour dans l'après-midi, comme chaque jour. Vous savez, c'est plutôt tranquille, ici. Il vient une petite heure, fait sa tournée des patients en cinq minutes, puis s'enferme avec une infirmière dans une chambre pour les cinquante-cinq qui restent.
Murielle — Et il a dit quoi pour…
Murielle pointe sa tête de son index.
Murielle — Pour ça ?
Infirmière — Je préfère qu'il s'en occupe lui-même, ça sera plus…
Murielle ne tient plus, et commence à retirer le bandage elle-même.
Infirmière — Ou alors on peut aussi le faire tout de suite, si vous préférez.
Murielle — Vous pourriez aller me chercher un miroir, s'il vous plaît ?
L'infirmière sursaute.
Infirmière — Ah, mais j'ai beaucoup mieux !
L'infirmière sort son portable d'une autre poche, puis tapote dessus quelques instants, avant de tendre l'appareil en direction de Murielle, toute fière.
Infirmière — J'ai mon application à selfies !
Murielle s'immobilise, et regarde l'infirmière.
Murielle — Quoi ?
Infirmière — Quoi quoi ?
Murielle — Votre appli-quoi ?
L'infirmière contrôle l'écran de son téléphone.
Infirmière — Mon application pour prendre des selfies de moi-même !
Lorsque Murielle voit apparaître sa tête bandée sur l'écran, elle réalise alors que l'objet peut avoir la même utilité qu'un miroir.
Murielle — Ah, oui. Déjà comme ça, j'ai une tête à faire peur.
Infirmière — J'ai vu le modèle du chirurgien, vous allez être superbe, en dessous…
L'infirmière est hésitante.
Infirmière — À condition que ça ressemble.
Murielle se dépêche d'enlever le reste du bandage, puis approche le téléphone de son visage.
Après de longues secondes d'observation, Murielle lâche ses premiers mots.
Murielle — C'est qui, ça ?
Infirmière — Ben, c'est vous. Enfin, votre nouveau vous. Ça vous plaît ?
Murielle — J'en sais rien, en fait. Je me souviens pas à quoi je ressemblais avant.
Infirmière — C'est pas grave, vous êtes bien mieux comme ça, croyez-moi.
Murielle — Non, je voulais dire avant l'accident.
Infirmière — Ah, ça. Ben je peux pas vous dire. Mais ça vous plaît quand même, comme vous êtes maintenant ?
Baissant l'appareil, Murielle se palpe les seins.
Murielle — On m'a refait que le visage ? J'ai l'air assez canon, comme ça. D'ailleurs… Je sais même pas si je suis un homme, oui bien une lesbienne, mais ça me plaît, de tripoter tout ce matos !
Infirmière — Non, le corps, on n'y a pas touché. En tout cas pas tout le temps que vous avez passé dans le coma.
Murielle revient sur son visage.
Murielle — Et si j'en veux pas, que ça me plaît pas, j'ai le droit de me plaindre ? On peut me rembourser ? Ou bien me remettre l'ancien ?
Infirmière — Non, je crois pas. En fait, faudrait que je me renseigne. Mais je vous trouve très jolie, comme ça.
Murielle — Jolie ? Je suis fripée, froissée, bouffie et sûrement d'autres choses encore, les mots me manquent.
Infirmière — Si, je vous assure. Si vous vous étiez vue en arrivant, vous vous trouveriez vraiment très jolie !
Murielle — Je suis arrivée défigurée, le visage brûlé, non ?
Infirmière — Ben oui, justement. Vous êtes vraiment plus jolie comme ça que brûlée.
Murielle s'observe minutieusement dans le téléphone.
Murielle — Et comment elle s'appelle, cette femme, que je vois dans le miroir ?
Infirmière — Vous n'aviez aucun papier sur vous, et personne n'a été en mesure de vous identifier. Il a fallu qu'on fasse avec les moyens d'abord, alors on a inscrit Anne dans votre dossier, en attendant mieux.
Murielle — En attendant qui ?
Infirmière — Quoi ?
Murielle — Quoi quoi ?
Infirmière — Je comprends rien.
Murielle — Ah, vous voyez que c'est agaçant ! Et pourquoi Anne, d'abord ?
Infirmière — Anne, comme dans Anne Onime.
Murielle — Et c'est qui ? Une actrice célèbre ?
Infirmière — Non, c'est un jeu de mots.
Murielle — Vous croyez vraiment que je m'amuse avec tout ça, moi ?
Infirmière — Un jeu de mots avec anonyme.
Murielle — Ah.
Infirmière — Ça vous plaît pas ?
Murielle — Non, pas vraiment. Je pense que je devais avoir un autre nom.
Infirmière — Bien sûr, puisque c'est un… Vous avez une préférence ? On peut toujours changer. Enfin, je crois. C'est une copine qui est à l'administration, je vais m'arranger avec elle. Parce que c'est vous, hein.
Murielle — Oui, justement : c'est qui, moi ?
Infirmière — Vous êtes ma première patiente qui se réveille cette année !
Murielle — C'est comment, votre nom ?
Infirmière — Mon nom ? À moi ? Le mien ?
Murielle — oui.
Infirmière — Murielle Passion.
Murielle — Ça me plaît, ça. On va dire que c'est mon nom, à partir de maintenant.
Infirmière — Mais…
Murielle — Quoi ? Vous voulez m'enlever la première chose qui me plaît…
Murielle se passe la main sur les seins.
Murielle — La deuxième chose qui me plaît de la journée ?
Infirmière — Non, bien sûr…
Murielle — Vous n'êtes pas fière que votre nom me plaise et que j'aie envie de l'avoir ?
Infirmière — Si…
Murielle — Vous n'êtes pas là pour vous occuper de moi et faire que j'aille mieux ?
Infirmière — Si…
Murielle — Alors rayez cette Anne Bonnemine ou je sais quoi de vos tablettes et remplacez-la par Murielle. C'est compris ?
Infirmière — Bon, si vous insistez. Mais vous savez, on n'est pas encore très moderne, ici, on n'a pas de tablette. On en est encore au papier et au crayon.
Murielle — J'insiste.
Infirmière — Très bien. Je m'en occupe dès que les bureaux sont ouverts.
Murielle — Et le toubib, il arrive ? Ou bien faut que j'aille le chercher à son golf ou chez sa pouf ?
Infirmière — Mais non, je suis là… Euh, je m'en occupe aussi !
Murielle réfléchit un instant.
Murielle — On est quand, aujourd'hui ?
Infirmière — C'est la nuit de Pâques. La résurrection du Christ !
Murielle — Ah… Mais… C'était bien un homme, Jésus, hein ?
Murielle se touche à nouveau les formes féminines.
Infirmière — Oui, oui. Enfin, je crois. Faudrait que je me renseigne, mais il me semble bien.
Murielle — Et je suis là depuis quand ?
Infirmière — Votre accident est arrivé la nuit de Noël. J'étais de garde aux urgences. C'est mieux payé, surtout les jours fériés, alors il m'arrive d'y aller. Je m'en souviens très bien.
Murielle — Bon, on va arrêter là les questions, sinon je vais finir par croire… On n'est pas en l'an trente-trois, rassurez-moi ?
Infirmière — Non, non. On est environ deux mille ans plus tard.
Murielle — Bon, ça va, je suis soulagée.
Un Adan résonne dans la chambre.
Murielle — C'est quoi ça ?
L'infirmière reprend son téléphone.
Infirmière — Le patient de la chambre voisine est musulman, et sa famille a demandé qu'on fasse sonner tous les appels à la prière. Si ça vous dérange, je peux baisser le son.
Murielle — Bon, au moins, ça confirme bien qu'on n'est pas au temps de Jésus, c'est déjà ça.
Murielle observe l'infirmière.
Murielle — Dites, c'est pas trop dur à porter, comme nom, « passion » ?
Infirmière — Y a de bons et de mauvais côtés. Entre les jeux de mots et l'aspect romantique, j'y trouve mon compte.
Murielle — Des jeux de mots ?
Infirmière — Certains sont subtils, d'autres moins.
Murielle — Par exemple ?
Infirmière — Quand le docteur dit qu'il fait sa visite des patients avec passion, je sais qu'il faut que je retire ma culotte au plus vite.
Murielle reste de marbre.
Infirmière — « On y va, passion veut pas »...
Murielle — J'ai pas compris.
Infirmière — On y va pas, si on veut pas !
Murielle — Non, toujours pas.
Infirmière — Je me demande si avec votre mémoire, vous n'avez pas également perdu votre sens de l'orientation.
Murielle — Quoi ?
Infirmière — Quoi quoi ?
Murielle — Mon sens de l'orientation ?
Infirmière — Oui, vous ne riez plus du tout.
Murielle se force à procéder à un éclat de rire.
Murielle — Ah !
Murielle réfléchit.
Murielle — Vous avez peut-être raison. Je suis désorientée. Qu'est-ce que vous savez d'autre sur moi ?
Infirmière — Je vais vous chercher tout le dossier, on sait jamais, peut-être qu'un détail vous aidera.
Murielle — Parce que vous avez tout un dossier sur moi ?
Infirmière — Vous savez, on est dans un hôpital.
L'infirmière sort.
Scène 3
Murielle — Qu'est-ce qu'elle croit, cette pétasse ? Que je vais m'appeler Anne ? C'est quoi, c'est même pas un prénom ! C'est tellement court que même les diminutifs sont plus longs ! D'ailleurs, y a quoi, comme diminutif ?
Murielle enroule son bandage autour de sa main puis lance la boule obtenue en l'air.
Murielle — Il me faut un vrai prénom. Je peux pas vivre comme ça, avec un patronyme anonyme qui serait synonyme de déprime !
Murielle continue de lancer la boule de bandage en l'air.
Murielle — Murielle, c'est bien. Mu-mu. Ri-ri. Elle-elle. Faudra que je trouve encore d'autres diminutifs qui sonnent encore mieux. Pourquoi pas Zaza ? Ça fait célébrité, et en même temps intime.
Murielle prend la boule de bandage, et la regarde intensément.
Murielle prend une voix grave.
Murielle — Je t'aime, Zaza. Enfuyons-nous loin de ce monde dépravé et qui ne nous mérite pas, afin de pouvoir profiter l'un de l'autre.
Murielle prend une voix plus aiguë.
Murielle — Oui, moi aussi, je t'aime, mon Paulo…
Murielle reprend sa voix normale.
Murielle — Non, Paulo, c'est con. Ça fait ouvrier portugais. Pourquoi pas Pédro, tant que j'y suis ? C'est bien la peine de me choisir un nom aux petits oignons si c'est pour sortir avec un plouc ! Bon, j'ai rien contre les Portugais, mais il y a des associations qu'on peut pas se permettre.
Murielle fixe à nouveau la boule de bandage.
Murielle reprend sa voix grave.
Murielle — Oh, oui ! Tripote-moi le boule… la boule… Je t'aime, ma Zaza !
Murielle reprend sa voix aiguë.
Murielle lance la boule de bandage en l'air à plusieurs reprises.
Murielle — Oh, oui ! Fais-moi sauter… Fais-moi grimper le septième rideau jusqu'au ciel !
Murielle reprend sa voix grave.
Murielle — Continue, tu m'excites, je suis tendue comme une bande d'âge…
Murielle reprend sa voix normale.
Murielle — Oui, d'ailleurs, j'ai quel âge ? Dans le miroir téléphonique de l'autre, j'avais l'air assez jeune, mais c'est trompeur vu qu'on m'a tirée… on m'a tout tiré le visage. Impossible de savoir comment c'est en dessous, à part un peu cramé, bien sûr.
Murielle se touche le visage.
Murielle — En tout cas, il m'a vraiment réussie, le chirurgien. J'ai un magnifique visage. Peut-être que j'étais moche, avant ? Ou bien que j'étais encore plus belle, et qu'il aurait à peine rattrapé ce que le feu a détruit pour me laisser pas trop horrible, mais loin de la beauté absolue que je pouvais détenir ?
Murielle laisse tomber ses bras sur le lit en soupirant.
Murielle — Comment savoir ? Faudrait que je trouve des gens qui me connaissent, pour qu'ils puissent me dire si je suis encore plus belle et…
Murielle baisse son regard jusqu'à sa poitrine.
Murielle — Et plus femme. Je dois avoir un souci. Peut-être que je suis pas dans le bon corps ? C'est comme si j'étais excitée par mes propres nénés ! Si ça se trouve, j'étais un homme, avant. Et soit quelqu'un s'est trompé en me renvoyant ici bas, soit le chirurgien a modifié un peu plus que seulement mon visage…
Scène 4
L'infirmière revient, portant un dossier.
Murielle (à elle-même) — Non, pourtant, elle est pas mal, elle aussi, mais je ressens rien du tout. C'est seulement envers moi-même. Tout ça est bien étrange.
Infirmière — Bonjour Murielle ! C'est moi, votre infirmière ! Vous vous souvenez ?
Murielle (à elle-même) — Elle est plutôt pas mal, physiquement, mais intellectuellement, c'est malheureusement pas à la hauteur.
Murielle (à l'infirmière) — Oui, oui. Depuis mon réveil, je me souviens de tout.
Infirmière — De tout ? Mais c'est merveilleux ! Félicitations !
Murielle — Euh… De tout ce qui s'est passé depuis mon réveil, seulement.
Infirmière — Ah. Mais c'est déjà mieux que rien.
Murielle — Dites-moi, franchement…
Infirmière — Vous vous demandez si vous allez retrouver vos souvenirs ?
Murielle — Pour l'instant, je cherche plutôt à savoir quel est mon passé, et à quoi je pouvais bien ressembler.
Infirmière — Très sincèrement, vous êtes des milliers de fois plus jolie qu'en arrivant aux urgences.
Murielle — Ah, merci, c'est très gentil. Et… par rapport à vous, comment vous me trouvez ?
Infirmière — Par rapport à moi ? Bof, je me trouve toujours trop grosse, trop grande, trop banale, alors vous, à côté, vous faites forcément penser à l'idéal féminin, auquel tous les hommes rêves, et que toutes les femmes jalousent.
Murielle — Vous dites pas ça seulement pour me réconforter, n'est-ce pas ? C'est bien le fond de votre pensée… Enfin, c'est bien ce que vous…
Infirmière — Ce que je quoi ?
Murielle — J'arrive pas à trouver une expression qui soit à la fois honnête et qui ne vous porte pas préjudice, mais je trouve pas.
Infirmière — Alors je vais vous aider : oui, c'est bien la vérité de mon point de vue.
Murielle — Ça me fait vraiment plaisir. Merci beaucoup, Anne.
Infirmière — Euh…
Murielle — Quoi ?
Infirmière — Quoi quoi ?
Murielle — Il y a un problème ?
Infirmière — Je ne m'appelle pas Anne, c'est…
Murielle (coupant l'infirmière) — Je sais ! Mais on ne peut pas être deux à s'appeler Murielle, sinon ça va devenir compliqué à gérer. Pas tant qu'on est que toutes les deux, mais plus tard. Alors autant prendre les devants.
Infirmière — Oui, c'est vrai. Vous avez raison. Mais je préfèrerais…
Murielle (coupant l'infirmière) — C'est plus simple, Anne. C'est court, c'est facile à mémoriser, et puis j'arrive à m'en souvenir.
L'infirmière touche le badge qu'elle porte sur le revers de sa blouse et sur lequel est écrit son prénom.
Infirmière — Quand j'irai voir ma copine de l'administration, tout à l'heure, je lui demanderai qu'elle me donne un autre badge. Et puis qu'elle modifie aussi ma fiche sur l'ordinateur.
Murielle — Oui, voilà, vous n'aurez qu'à faire ça.
Murielle pointe le menton vers le dossier que porte l'infirmière.
Murielle — C'est quoi, ça ?
Infirmière — C'est votre dossier. Tout ce qu'on a sur vous.
Murielle — Ah ! On va enfin en apprendre un peu plus.
Infirmière — Mais pour l'instant, il y a surtout des informations médicales. Les résultats des analyses, écho, scan, et tous les bilans.
Murielle — Donc on va tout savoir de ma beauté intérieure, sans aucune idée du reste ?
Infirmière — Ben… Le reste, je vous ai déjà dit que c'était très bien !
Murielle — Je parle de mon cerveau.
Infirmière — Ah, oui, on a fait un scanner détaillé, pour voir s'il y avait des lésions…
L'infirmière cherche dans le dossier.
Murielle — Et ça va me dire quel genre de personne j'étais avant ?
L'infirmière s'arrête de chercher.
Infirmière — Ah, non, la médecine en est pas encore là, je suis vraiment désolée. Mais on va pouvoir mettre à jour certaines choses, maintenant que vous pouvez répondre.
L'infirmière s'assied sur le pied du lit, ce qui a pour effet de faire brutalement retomber la tête du lit jusqu'à l'horizontale.
Murielle se retrouve allongée.
Infirmière — Oh, pardon !
L'infirmière se précipite sur la commande électrique pour remonter le haut du lit jusqu'à la position précédente.
Infirmière — Faudra que j'appelle la maintenance, c'est pas la première fois qu'on a ce genre de soucis sur des lits. Un petit problème mécanique.
Murielle — C'est plutôt désagréable, et ça surprend !
Infirmière — Oui, j'imagine.
L'infirmière s'assied à nouveau, mais plus délicatement. La tête du lit retombe aussi brutalement.
Infirmière — Oh zut !
L'infirmière utilise la télécommande et remonte la tête du lit, puis s'assied au milieu du lit, presque sur Murielle, en surveillant bien le mécanisme.
Infirmière — Bon, cette fois, ça a l'air de tenir.
L'infirmière reprend son dossier, et sort un stylo de sa blouse.
Murielle — Si vous voulez, je vous laisse ma place ?
Infirmière — C'est plutôt vous qui prenez la mienne, mais bon. Non, ça ira comme ça.
L'infirmière se plonge dans la lecture du dossier à voix haute, avec le stylo dans la main.
Infirmière — Alors, on va commencer par votre nom.
Murielle — Ben on a dit que je prenais le vôtre.
Infirmière — Oui, c'est bien ce que je disais. Et comment vous écrivez « Murielle Passion » ? Comme le fruit ?
Murielle — Le fruit ? Y a un fruit qui s'appelle « Murielle » ?
Infirmière — Mais non : le fruit de la passion !
Murielle — J'en sais rien, moi. Comment vous l'écrivez, vous ?
Infirmière — Ben comme le fruit.
Murielle — Alors moi pas ! Mettez deux « s », plutôt, pour changer.
L'infirmière écrit.
Infirmière — Comme vous voulez. Et pour le reste, je mets comme moi aussi ? Ou bien vous voulez déménager ailleurs ?
Murielle — Je sais pas, vous habitez où ?
Infirmière — En banlieue, on est pas bien payées, nous, les infirmières, vous savez. C'est pas comme les doct…
Murielle (coupant l'infirmière) — Alors oui, je préfère aller ailleurs. N'importe où, mais ailleurs.
Infirmière — Qu'est-ce que vous dites de Saint-Denis ?
Murielle — Oui, c'est très bien, ça.
Murielle regarde sa propre poitrine.
Murielle — Sein-Denis. J'adore les seins.
L'infirmière écrit.
Infirmière — Pas de téléphone ?
Murielle — Mettez le numéro de ma chambre, pour l'instant j'ai pas mieux.
Infirmière — Alors, le douze.
Murielle — Mais non ! Le numéro de téléphone de ma chambre, pas celui de la porte ! Pfff
Infirmière — Non, c'est pas possible !
Murielle — Pourquoi ça ?
Infirmière — C'est des chambres pour gens dans le coma. Qu'est-ce que vous voulez qu'ils fassent avec un téléphone ? On n'en met pas dans ce service !
Murielle — Ah, oui, pas bête. Alors laissez le douze, tant pis.
L'infirmière écrit.
Infirmière — Bon. Voilà. Ensuite, personne à prévenir en cas d'urgence, de don d'organe, ou pour préparer les obsèques ?
Murielle — Je sais pas… Vous ?
L'infirmière est émue.
Infirmière — Moi ? Oh, merci. C'est la première fois qu'on me dit quelque chose d'aussi gentil.
Murielle — De rien. Je connais personne d'autre, encore, alors on pourrait même dire que vous êtes la personne la plus proche de moi. Ma meilleure amie !
L'infirmière pose son dossier, et serre Murielle dans ses bras.
Infirmière — Merci-merci-merci ! C'est la première fois que je suis la meilleure amie de quelqu'un ! D'habitude, les mecs songent qu'à me sauter et les filles à me fuir. Je me sens enfin appréciée à ma juste valeur ! Merci beaucoup, Murielle !
Murielle — C'est rien, vraiment. Et puis, c'est tellement sincère.
L'infirmière s'essuie les yeux, puis reprend son dossier et son stylo.
Infirmière — Alors je mets moi !
L'infirmière sourit de fierté, mais s'immobilise.
Infirmière — Je mets… mon nom ?
Murielle — Ben oui !
Infirmière — Mais… je l'ai déjà mis pour vous. Ça risque pas de faire doublon ? De perturber la secrétaire médicale qui le lira plus tard ?
Murielle — Ben non, pourquoi ça ?
Infirmière — Je sais pas. Ça va faire bizarre !
Murielle — Vous prenez les secrétaires médicales pour des demeurées ?
Infirmière — Non. Enfin pas toutes. Certaines ont fait au moins un peu de la première année de médecine avant d'abandonner et se diriger vers une filière moins difficile, plus à leur portée.
Murielle — comme une école d'infirmière ?
Infirmière — Ben non, sinon elle serait pas secrétaire médicale, mais infirmière !
Murielle — Ah, excusez-moi. J'ai pas du faire d'étude dans ce domaine, moi. J'y connais rien.
Infirmière — C'est pas grave, on peut pas tout savoir. Vous faites quoi, comme profession ?
Murielle — J'en sais rien du tout. J'ai pas retrouvé la mémoire, encore.
Infirmière — Ah, oui, c'est vrai. Pas de numéro de sécu non plus, alors ?
Murielle — Ah, si, ça, c'est facile, je le connais par cœur !
Infirmière — C'est vrai ? Vous voyez que…
Murielle (coupant l'infirmière) — Mais non, c'est pas vrai : je viens de vous dire à l'instant que j'avais pas retrouvé la mémoire !
Infirmière — Vous seriez pas en train de vous moquer de moi ? C'est parce que je suis blonde, et vous non, c'est ça ?
Murielle — Mais non, pas du tout. Je ne me moquerais jamais de ma meilleure amie, voyons !
Infirmière — Ah, bon, je préfère ça. Vous… Vous me taquinez ?
Murielle — Oui, c'est ça : je vous taquine, comme deux amies se taquinent souvent !
L'infirmière est à nouveau émue.
Infirmière — Oh, c'est la première fois qu'on me taquine !
Murielle — Ah bon ? Ça m'étonne, une belle fille comme vous, intelligente et spirituelle, vous devez crouler sous les demandes d'amis, non ?
Infirmière — Aussi étonnant que ça paraisse, non, malheureusement pour moi. Vous êtes la première !
Murielle — Quel honneur !
L'infirmière retourne à son dossier.
Infirmière — Ah, zut.
Murielle — Quoi ?
Infirmière — J'arrive à la case « état du patient au moment de son réveil. » Je vais devoir attendre que le docteur ait le temps de passer dans le service.
Murielle — Mais s'il vient tard, ou pire, s'il vient seulement demain, ça ne sera plus vraiment mon état au moment de mon réveil ?
Infirmière — Oui, vous avez raison, Murielle. Comment on fait, alors ? Je sais pas procéder à une auscultation, j'ai fait à peine un mois de médecine.
Murielle — Vous n'avez jamais suivi le docteur pendant une auscultation ?
Infirmière — Si, souvent, quand il fait son tour avec passion !
Murielle — Et qu'est-ce qu'il fait, dans ce cas ?
Infirmière — Ben il expédie les patients, et puis on s'enferme dans l'une des chambres, on enlève nos vêtements, on…
Murielle (interrompant l'infirmière) — Dans l'une des chambres ? Vous voulez dire une qui n'est pas occupée ?
Infirmière — Non, non, n'importe quelle chambre. De toute façon, elles sont toutes occupées, la preuve, on attend un réveil pour ramener le type qui est provisoirement dans la morgue !
Murielle — Vous… vous l'avez déjà fait… ici ? En ma présence ?
Infirmière — Bien sûr. Souvent, même !
Murielle — Alors, c'est peut-être pour ça que je me sens si… émoustillée.
Infirmière — Donc je fais comme avec le docteur ? J'enlève tous mes vêtements, et je m'allonge à côté de vous ?
Murielle — À côté de… Dites, il est beau garçon, votre docteur ?
Infirmière — Mon docteur ? Vous voulez dire celui chez qui je consulte ?
Murielle — Non, le mien, celui qui… Celui avec qui vous jouez au docteur !
Infirmière — Ah, lui ! Ben… c'est un docteur, quoi. La cinquantaine, bedonnant, une Porsches et un mas provençal.
Murielle — Je vois. Ce qui est le plus intéressant chez lui, c'est sa bourse, c'est ça ?
Infirmière — Non, non, il en a deux, je peux vous l'assurer !
Murielle — Oui, je vous crois sur parole. Donc, pour en revenir à l'auscultation, vous ne pouvez pas vous passer de lui ?
Infirmière — Ben… Des fois, si, quand je suis toute seule dans mon lit. Mais là, j'ai pas mon petit canard vibrant, donc ça va être…
Murielle — Je veux dire pour remplir le dossier : estimer mon état au réveil !
Infirmière — Ah, ça ! Non, je sais pas ce qu'il faut regarder, ni ce qu'il faut en conclure.
Murielle — Bon, alors on va trouver autre chose. Il n'y a pas le moindre autre médecin dans l'hôpital qui pourrait juste faire ça ?
L'infirmière réfléchit.
Infirmière — À cette heure, non, probablement pas. Ceux qui sont de garde toute la nuit sont sûrement chez eux, et ceux qui ne sont pas de garde sont sûrement chez eux aussi. Enfin, chacun chez soi, hein, pas tous chez ceux qui sont de garde…
Murielle — Oui, merci, j'avais compris.
L'infirmière sursaute.
Infirmière — Ah, mais, j'ai une idée !
L'infirmière sort son portable de sa poche et le brandit devant le visage de Murielle.
Murielle — Quoi ? Votre téléphone ? Vous avez déjà essayé de l'appeler, ça ne l'a pas beaucoup motivé à venir en toute urgence.
Infirmière — Oui, mais non, pas pour ça !
L'infirmière pointe son doigt vers un petit point en haut de l'écran du téléphone.
Murielle — Qu'est-ce qu'il y a ?
Infirmière — La caméra ! Le docteur va pouvoir vous ausculter à distance, grâce à la caméra de mon téléphone !
Murielle — vous croyez qu'il saura vous expliquer comment faire une visioconférence avec votre téléphone ? Parce que moi, je ne m'en sens pas capable.
Infirmière — C'est facile, je l'ai déjà fait !
Murielle — Vous avez déjà fait une auscultation de cette manière ?
Infirmière — Non, pas ça, mais une vision-qui-fait-rance, oui ! Un jour où le docteur était bloqué à un séminaire, il m'a demandé de m'enfermer seule dans une chambre, et de faire comme s'il était là, avec mon téléphone dans la main, caméra allumée, et en mode vibreur…
Murielle — Non, non ! Je veux pas en savoir plus !
L'infirmière tapote sur son téléphone, puis le porte à son oreille.
Infirmière — (au téléphone) Allô, docteur ? Oui, c'est encore moi… Non, non, pas d'autre réveil. C'est toujours à propos du dernier… Si, tout va bien, elle est bien lucide. Trop, même, parfois, je trouve… Ah, je crois que c'est trop tard, elle l'a déjà retiré. Mais tout a l'air de bien aller. Moi je la trouve très jolie. Pas de cicatrice, très mignonne, vous allez l'aimer, vous aussi, j'en suis sûre… Ah, ça, je sais pas, faudra lui proposer directement à elle… Non, en fait je suis en train de mettre son dossier à jour, et il faudrait procéder à un examen de réveil… Oui, j'imagine que vous vous êtes bien examiné quand je vous ai réveillé, mais je parle d'elle…
L'infirmière sourit à Murielle.
Murielle interroge l'infirmière du regard.
L'infirmière la rassure avec un hochement de tête.
Infirmière — (au téléphone) Je pourrais vous proposer de faire ça directement avec la caméra de mon téléphone ? Comme ça… Comme ça vous n'auriez pas à vous déplacer… Ah, vous auriez bien apprécié faire un tour du service avec passion ?... Mais l'un n'empêche pas l'autre, docteur. C'est juste pour vous avancer, et remplir un dossier dans les règles… Ah, non, pas les miennes, c'est pas encore… Très bien, je vais mettre le haut-parleur pour que vous puissiez… Ah, vous préférez que ça soit moi qui sois votre langue et vos oreilles ? Comme vous voulez, docteur.
L'infirmière met la main sur le micro de son téléphone.
Infirmière — (à Murielle) Donc on va procéder à la consultation comme je vous ai expliqué, avec ma caméra. Est-ce que cela vous convient ?
Murielle — Oui, oui. Faites votre travail. À la limite, je préfère qu'il soit loin, de la manière dont vous me le décrivez, votre docteur.
Infirmière — (au téléphone) — Voilà, nous sommes prêtes toutes les deux… Hein ? Non, elle n'est pas nue, enfin elle a sa… Et moi non plus ! Je vois pas pourquoi je devrais… Ah, oui, en effet, comme ça, c'est plus pratique, mais je ne vous ai jamais vu faire de cette… Quand c'est une femme qui ausculte, c'est différent ? Je reconnais que je ne suis pas allée très loin dans mes études de médecine, mais ça me semble… Comme vous voulez, docteur.
L'infirmière raccroche.
Murielle — Qu'est-ce qui s'est passé ?
Infirmière — Je crois qu'il voulait qu'on fasse des choses sexuelles toutes les deux, pour qu'il puisse nous voir dans ma caméra. Je vais remplir la case avec ce que je suis capable de voir, et on verra plus tard quand il sera là pour le reste.
Murielle — Quand il sera là ? Pour le reste ? Mais quel reste ?!
Infirmière — Ben, les autres cases !
Murielle — Ah, j'ai eu peur.
Infirmière — Et pour qu'il vous ausculte aussi, mais rassurez-vous, on ferme toujours la porte, hein.
Murielle — Je sais pas si j'ai envie de me faire examiner par votre pervers. On peut pas attendre un autre ?
Infirmière — Non, c'est le seul du service. Vous savez, on a que des gens dans le coma, ça demande pas plusieurs postes de médecin.
Murielle — Et si je m'enfuis en courant ? Ou que je demande à être mutée dans un autre service ? Après tout, maintenant que je suis réveillée, je ne dois plus avoir le droit de rester ici ?
Infirmière — Pour pouvoir sortir, et aller chez vous ou ailleurs, il faut avoir été vue par le médecin, Murielle !
L'infirmière se lève.
Infirmière — Bon, je vais finir ça dans mon bureau. On se revoit tout à l'heure, d'accord ?
Murielle — Si c'est nécessaire…
Infirmière — Quoi ?
Murielle — Quoi quoi ?
Infirmière — Non, rien. À tout à l'heure, ma meilleure amie !
L'infirmière sort avec un sourire.
Scène 5
Murielle — Qu'est-ce qui m'a pris de lui dire ça, moi ? Maintenant elle va me coller comme si j'étais vraiment sa meilleure amie ! Bon, OK, elle est un peu stupide, et ne risque pas de paraître mieux que moi, mais j'ai pas vraiment l'impression qu'on a beaucoup d'atomes crochus, toutes les deux.
Murielle regarde le plafond, pensive.
Murielle — Et pourquoi personne ne s'est inquiété de ma disparition ? Si ça fait bien quatre mois que je suis dans le coma, j'aurais dû manquer à quelqu'un !
Murielle regarde autour d'elle.
Murielle — Même pas un téléphone dont je pourrais éplucher les contacts. Pas de papiers, pas un sac à main. Mais quel genre de femme j'étais donc ? Quelqu'un d'horrible qui repoussait tout le monde ? Ou alors quelqu'un de tellement bien que tout le monde a profité de ce que j'ai laissé, y compris ma place ? Non, c'est pas logique. Il n'y a rien de cohérent. Rien de rationnel.
Murielle soupire.
Murielle — Espérons que cette journée nous apporte quelques réponses, à défaut de souvenirs. Sinon je vais finir…
Murielle fait la grimace.
Murielle — Coincée ici, entre une blonde délurée et un docteur obsédé !