Epiphanie dans le tunnel du sans repos

Vincent Vigneron

voyage à bord du Transsibérien

La dame en tailleur bleu ressemble à Lady Gaga, avec des pommettes délicieusement arquées et un chignon aux complications horlogères. Elle parle russe et anglais. En souhaitant la bienvenue à bord du Transsibérien elle guide toujours le mouvement des voyageurs de manière à éviter le marchepied au tranchant meurtrier. добро пожаловать / welcome ! Bienvenue à bord du train mythique, l'au-delà du train. Comme Concorde, il incarne la quintessence de son espèce. Sur le quai soumis aux bourrasques et aux confetti d'outre-tombe, la dame fait le pied de grue, elle attend les vagues successives qui rempliront le vaisseau amiral. Aujourd'hui, elle voit passer des enfants gothiques, un monsieur avec un canari encagé, des retraités amoureusement lovés l'un contre l'autre dans des survêtements identiques, quatre filiformes et blondes Natasha (elle nomme d'un générique Natasha toutes les danseuses qu'elle rencontre) wannabe étoiles du Bolchoï, un scientifique coiffé d'un bonnet de laine grise, une jeune fille telle un pop-up surgissant d'un livre de Perrault, des citadins, des gens de la campagne, certains endimanchés, d'autres en mode flânerie sur les berges herbeuses, si bien que l'apparence vestimentaire s'amuse à démentir l'origine présumée, en bref toute une foule bariolée, chatoyante, murmurant les faits d'armes encadrés par une banale fenêtre de train et qui saturent d'avance leurs yeux d'émerveillement et de fête, elle les voit se bousculer parfois, se prendre la tête, elle reste imperturbable, renseigne et salue, compile dans sa mémoire des statistiques imaginaires, elle les laisse fermer la marche comme toujours avant qu'un bruit herculéen retentisse et que paraisse, à travers la brume mécanique des grands départs, un hidalgo dans un tableau de Monet sur la Gare Saint-Lazare, le contrôleur en chef Dimitri, l'inaccessible, celui qui secrètement fait battre son cœur.

Le moteur Prometheus aux turbines d'acier envoie des limailles dans toutes les directions de l'espace, sa masse manquant de s'étouffer au lancement, vrombit longtemps, trente minutes avant le départ il tressaute et posté comme un cerbère devant le puits sans fond, fait remonter ses vibrations dans la poitrine de chacun des occupants. Dimitri boit un café avec le conducteur et s'amuse de son infortune au jeu. Les chevaux qui le font perdre deviennent des canassons. Son bar pmu, une chapelle ardente. C'est avec autant d'hyperbole dans la voix qu'il se plaint du manque de chauffage dans la cabine qui finira par le tuer après l'avoir blanchi avant l'heure. Le contrôleur pose une tape amicale sur son épaule puis se dirige en sifflant vers la salle de repos. Il prend la vie comme elle vient, il est simple et positif, sourit devant l'adversité et les aléas autant qu'il le peut. Si l'alcool diminue dans le flacon, il n'accuse pas les mauvaises fées ou les buveurs clandestins mais il y voit la part des anges. Siffler fait donc partie de cette ‘'positive attitude''. Souhaiter bon voyage, se laisser surprendre par la beauté d'une clairière ombragée, caresser la tête des enfants chahutant dans cette crèche ambulante.

Avant chaque départ, il a un rituel. Il ouvre un coffret acajou consigné dans son vestiaire. Une myriade de dominos offerte à sa fantaisie. Il en pose un (Moscou) sur la console de jeux en formica sur laquelle les gens normaux déjeunent et à chaque gare – il y en a près d'un millier – il en ajoute un, jusqu'au dernier (Vladivostok). Parvenu au terminus, c'est une féerie pour les yeux, une symphonie pour un doigt. Le parcours entier du Transsibérien, ses 7 fuseaux horaires, sont follement condensés dans une sorte de timelapse symbolique, de cascade horizontale à laquelle il convie un cénacle de voyageurs privilégiés et de collègues. Il les ordonne amoureusement, en colimaçon, pour optimiser l'espace. Ses dominos rappellent le spiral jetty, un art du paysage en quelque sorte, ou la coquille d'un ammonite. Quand ils sont tous tombés, phalanges disjointes dans un son cristallin, c'est qu'il est temps de rentrer, de ranger la boîte dans le casier comme un souvenir dans la mémoire.

Il retourne à Moscou dans un avion. Depuis le hublot il aperçoit parfois des bribes du tronçon. Vu du ciel on dirait une cicatrice étirée sur le permafrost, avec des points de suture que sont des stations microscopiques. Une cicatrice semblable à celle qui barrait son ventre après la péritonite foudroyante de ses 9 ans. Il se souvient que la douleur et la fièvre avaient interrompu la cérémonie de sa première communion. Longtemps ce souvenir le traumatisa, il imaginait son abdomen devenir dur comme le marbre. Il était un enfant anxieux, il a dû attendre l'âge d'homme pour devenir insouciant. Si aujourd'hui il y repense, c'est avec détachement. Il siffle le chant du ramoneur et regarde les manches à air se gonfler et confirmer la fin d'un interminable vol.

En cette matinée frileuse, le chauffage tourne à plein régime dans les compartiments. Le confort empêche de tracer des dessins de buée sur la vitre. Dimitri commence à vérifier les titres de transport. La banlieue moscovite défile devant le verre sécurit, un tiers plus épais que celui qui équipe les trains européens. Une banlieue de jardins ouvriers, de voitures antédiluviennes garées ou abandonnées le long des friches, des murs d'usine iconisés représentant des Saint Georges et des dragons dans un corps à corps où l'on ne sait pas clairement qui terrasse qui et sous des franges de textes en cyrillique aux jambages de feu.

L'ambiance est bon enfant. Parmi ces gens qui s'ignoreraient dans la rue, des passerelles verbales et gestuelles s'édifient, les coïncidences sociales, les villes natales en commun, les grandes rasades prélevées sur un samovar circulant entre les sièges décuplent la joie spontanée d'être ici, de se sentir embarqué dans un voyage d'exception, surdimensionné, initiatique. Bigger than life. Il n'y a pas d'équivalent. Seuls peut-être les coursiers du Pony Express en leur temps pouvaient ressentir l'extravagance d'un trajet physique et mental libre et infini, dans un horizon désamarré. Ce sentiment, Dimitri le perçoit lui aussi et bien qu'encadrant le voyage, n'ayant que peu le loisir de goûter la position contemplative de ses ‘'paroissiens'' comme il les appelle parfois, il ne s'en lasse pas, rien de banal dans le chenal, il s'en nourrit de cette vibration reliant tous à chacun, il la propage tant qu'il peut.

Débouchant en queue du train, il aperçoit deux silhouettes improbables assises sur le linéaire réservé aux « voyageurs réglant à bord », une rangée de fauteuils ostracisée par son jaune criard rappelant qu'on est là à un doigt du délit.

Un homme d'une quarantaine d'années aux sourcils très blonds, une arcade de chaume sous le belvédère aux mailles tenues d'un bonnet arctique. À ses côtés, une jeune femme vêtue d'un caban noir dont les pans retombent amplement sur un panier d'osier, son seul bagage. Ils suspendent leur conversation en voyant Dimitri approcher, inquiets, bien que de bonne foi, devant l'imprévisible rigidité du personnel ferroviaire. Mais il leur sourit et désarme la crispation sur leurs visages. Au moment de leur adresser la parole, le train passe dans un tunnel, le noir se fait, et aussi bref soit-il, il déteint comme un aplat de Soulages sur l'ensemble du tableau qui va suivre. L'espace et le temps recouvrent le volume de dé à coudre qui fut leur lot à l'aube de l'histoire cosmologique. La suite des événements n'est pas avérée. Les témoins oculaires certifient n'avoir pas revu ces trois personnages : Dimitri-Le-Contrôleur-En-Chef, le commandant Cousteau et le petit chaperon rouge. Nous n'avons en notre possession qu'un courrier du jeune homme, posté d'Irkoutsk et adressé à son frère. Cette relique épistolaire ne contient aucun élément susceptible de localiser Dimitri, à ce jour considéré comme disparu.

Cette lettre, la voici :

 

Mon cher Pavel,

Te souviens-tu de l'impression tenace qu'il m'arrive de te confier ? D'être à bord d'un train incapable de s'arrêter sous peine de mourir ? Tu plaisantes en y voyant le Transperceneige. Mais pour moi, ce n'est pas une vision apocalyptique, bien au contraire. C'est plutôt une transe romantique. Quoi qu'il en soit, de cette citadelle inexpugnable jusqu'à son terminus, je suis descendu. Ne me demande pas comment. Je ne le sais pas moi-même. Ou je n'ose croire ce que je sais. La nuit nous a recouverts et n'a laissé derrière elle qu'un contour indéfinissable. Je ne me souviens que d'une chose précédant l'incident : ma rencontre avec deux spécimens hypnotiques, installés sur la banquette des insolvables. L'homme s'appelle Leif Kullman, scientifique suédois, il a découvert le plus vieil arbre vivant en 2004. Il y a des épines de conifères sur son bonnet. Il m'a proposé de l'accompagner vers un groupe de mélèzes possiblement plus anciens encore, quelque part dans la taïga.

La femme s'appelle Apollinariya mais ses proches disent ‘'Apo''. Elle semble appartenir au panthéon nordique. Elle vient visiter sa grand-mère alitée et dans son panier une tourte de cocagne enrubannée par un foulard parfumé à la bergamote. Le même parfum nous enveloppe. Elle l'a remarqué et m'a questionné. Je lui ai dit qu'une vendeuse me le conseilla de guerre lasse après avoir cherché en vain une cologne idéale répondant à mon équation : Cyclades + mélancolie + coup de soleil.

Elle rit et chuchota à mon oreille quelque chose d'incompréhensible. Mais je préfère dire quelque chose d'ineffable.

En cet instant je t'écris d'Irkoutsk, à deux pas de l'Hôtel Amour, l'ancienne caserne des grognards où j'aurais aimé m'allonger et restaurer mes forces. Cependant les besoins physiologiques s'estompent peu à peu dans la lumière aveugle qui me baigne. Je cale mes pas sur ceux d'Apo et de Leif dans la taïga, nous progressons à bonne allure et au moment où tu recevras cette lettre nous devrions avoir touché au but.

 

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