Erin

Michael Ramalho

secret de famille


-Erin. Tu n'es pas jolie. Quand tu seras grande, trouve un homme gentil qui acceptera de faire sa vie avec toi.  »

Rejetant une engeance qu'elle aurait voulu plus brillante, la mère exprimait ainsi l'amour malingre qu'elle éprouvait envers sa fille. Son éducation, au lieu de lui inculquer la confiance nécessaire pour l'aider à s'épanouir, avait rempli son âme de complexes et de conceptions erronées sur sa future vie d'adulte.

-Soit une femme aimante. Embrasse les défauts de ton mari même si lui n'accepte pas le quart des tiens. Choie-le. Vénère-le. Demeure en retrait. Presque transparente. Ne pense qu'à une chose : le garder. Tiens-le par la nourriture. Tu n'es pas jolie Erin. Ton salut est dans la bonne chair. Fais-toi faire des enfants. Beaucoup ! Cinq! Six! Tes hanches sont larges, tu enfanteras sans problème. Il partira mais un jour, lié à toi par sa progéniture, il reviendra. Alors, tu recevras la monnaie de la fortune qu'il devra débourser pour eux. Je brosse un tableau obscur mais n'espère pas davantage, crois-moi.  »

Ces paroles furent comme sa naissance à la douleur. Les phrases acides prononcées par sa mère s'insinuèrent profondément dans son être. Au début de l'enfance, Erin prenait conscience de sa singularité, éreintait le miroir à scruter un visage devenu étranger. Son regard se couvrit d'un voile gris. A l'adolescence, l'inquiétude s'étendit à son corps. La contemplation de sa poitrine minuscule et de son fessier aplati résonnait comme la confirmation de son appartenance à la caste des sans rêves. Devenue adulte, elle arborait des tenues noires et larges dans le but évident de brandir l'étendard de sa mélancolie. Dans cet amas de chair et de sang, elle ne supportait que ses yeux. L'azur lumineux avait ployé sous les coups des angoisses mais n'avait pas disparu. Il s'était même enrichit d'une flamme couronnant sa pupille. Dissimulé derrière un crépuscule d'émotions, son âme rougeoyante se tenait fière, au milieu de son ciel intérieur.


La mère d'Erin mourut seule. Des années qu'elle avait coupé les ponts avec le monde. Sa fille, avait emménagé dans un appartement à l'autre bout de la ville. Il s'en fallut de peu que Loraine ne fut enterrée dans l'indifférence générale lorsque des parents éloignés déclarèrent qu'ils viendraient aux funérailles. Erin fut désignée pour prononcer l'oraison funèbre. Elle passa la nuit à penser aux mots qu'elle allait prononcer. Elle savait que la mort lavait les défunts de leurs péchés. Peu importait qu'ils fussent les pires ordures, leurs mauvaises actions finissaient rongées par les vers. Les heures s'égrenaient sans qu'elle ne parvienne à lui trouver une seule qualité. A l'aube, elle déchira sa feuille immaculée.

Fardée et poudrée, Erin avançait d'un pas leste vers l'église en soulevant un nuage de cheveux qui exhalait un parfum de pomme. Elle portait une robe courte qui peinait à cacher sa pudeur. Après que le prêtre eut accompli son office, elle prit place à côté du cercueil. Goguenarde, elle observa chaque membre de l'assistance approcher, un air outré sur la figure et le goupillon dans la main. En s'approchant du pupitre, elle sentait les regards acides s'abattre sur elle.

-Loraine. Il y a longtemps que j'ai cessé de t'appeler maman. Entre nous, ce n'était plus que l'histoire ancienne remontant aux neufs mois passés dans ton utérus. Aujourd'hui, je ne ressens rien. Nous n'avons jamais été proches. Trop différentes. Toi, l'ancienne starlette, la femme sublime qui plaisait tellement aux hommes. Tu ne pouvais souffrir d'avoir une fille telle que moi. Une «pas jolie» comme tu disais. Cette nuit, tandis que je m'arrachai les cheveux pour trouver un souvenir heureux, une question a surgi. M'as-tu rejeté parce que je ne correspondais pas à tes attentes esthétiques ou parce que papa était parti ? La réponse importe peu puisque j'ai éprouvé sa conséquence. Cette prison invisible dans laquelle tu m'as enfermée, en ne me nourrissant que de mépris et de solitude. Quelle femme cruelle tu étais Loraine… » Un brouhaha s'éleva. A cet instant, un rayon doré émanant d'un vitrail qui représentait la vierge, se déposa sur son front en un baiser suave et chaud.

-Loraine. La mort n'est qu'une extinction des feux éternelle mais si je me trompais et qu'au bout du tunnel, Dieu t'attende. Aime le au moins un peu.»

Des manifestations scandalisées explosèrent dans les travées. En se rasseyant, Erin écarta les cuisses plus que nécessaire.


Le cercueil reflétait sur sa surface d'ébène une lumière amène. L'imposant crucifix brillait comme une étoile annonciatrice d'une nouvelle grandiose. Assis dans la pénombre, se tenait l'unique survivant de la cérémonie. Un cousin qu'Erin n'avait vu qu'une fois. Le préposé à la crémation appuya sur le bouton fixé au mur. Un grondement se mit en route. La trappe métallique s'ouvrit et le tapis se mit en branle. Erin ne put s'empêcher de penser qu'il était regrettable de gâcher un bois si précieux. Lorsque les flammes grondèrent, elle jeta un regard à travers l'œilleton pour voir si Loraine hurlait de douleur. Dehors, un délicieux parfum floral porté par une bise printanière, emplissait l'air. Elle alluma une cigarette. D'autres réjouissances arrivaient. Il restait à disperser ses cendres dans la mer. Loraine voulait qu'ils fussent dispersés sur l'île de Porquerolles. Erin avait loué une chambre dans un hôtel à Berck. A la place du bleu chaud, elle aurait du marron glacé. Réfrénant un rire gras, elle vit s'approcher le cousin à travers un rond de fumée.

-Bonjour Erin, je m'appelle Emilien, dit-il presque en chuchotant.

Je n'ai pas eu l'occasion de vous présenter mes condoléances. La fin de la cérémonie a été, disons... agitée. Vous vous souvenez de moi ? Je suis votre cousin, le fils de votre oncle Jean.

-Votre visage me dit vaguement quelque chose, mentit-elle. Un anniversaire ou un diner...

-Réveillon de Noël 2008. C'est normal que vous ne vous en souveniez plus, cela a été le seul passé avec vos parents. Après ça, Tante Loraine ne nous a plus invité.

Le vague souvenir d'un réveillon de noël houleux lui revint. Des éclats de voix, du verre brisé.

-Oui. Loraine ne se fatiguait pas entretenir de bonnes relations familiales. Je vous rassure, il n'y avait là rien de personnel. Elle agissait ainsi avec tout le monde.

-Et maintenant ?

-Quoi maintenant ?

-La suite. Qu'allez-vous faire ?

-Rien. J'attends l'urne. Je vais aller disperser les cendres et je continuerai ma vie.

-Vous êtes seule pour faire ça.

-Quoi, ça ?

-Disperser les cendres.

Erin le regarda interloquée. Elle était partagée entre l'envie de l'envoyer sur les roses et la nécessité de savoir où mènerait la conversation.

-Je suis une grande fille. Je me débrouille, mentit-elle une deuxième fois. Merci.

-Si vous voulez, je vous accompagne. Nous pourrions utiliser mon véhicule. Cela sera plus commode.

Elle faillit lui tourner le dos mais se ravisa.

-Je ne saisis pas bien votre insistance. Notre infime pourcentage de sang en commun ne signifie pas que nous nous connaissions. Ne me dites pas que vous êtes tombés amoureux de votre cousine…Suis-je bête ! C'était Loraine. Petit coquin va ! Inutile de m'accompagner. Si vous voulez, je vous donne un peu des cendres. Vous pourrez vous palucher en pensant à elle.

Les yeux d'Emilien se firent tout rond. La veine située à la base de son coup se gonfla, prête à exploser.

-Vous n'êtes qu'une…

Il leva la main. Erin le regarda droit dans les yeux, prête à affronter la douleur qui s'annonçait. Au moment ou sa paume allait s'abattre, il stoppa son mouvement et lui caressa la joue. Elle le regarda s'éloigner. Pourquoi se sentait-il si concerné par le décès de sa tante? Après l'esclandre, il aurait dû partir sans demander son reste. Pourquoi tenait-il à l'accompagner ? Une légère pression sur ses épaules la ramena à la réalité. Le préposé lui remit l'urne. L'objet à la forme oblongue, présentait deux liserais dorés sur un pourtour aussi sombre qu'une nuit sans lune. Erin fouilla dans son sac et en sortit un emballage plastique contenant l'autocollant "connasse à bord". Elle décolla en riant, installa l'urne à place du mort et démarra.


Dès qu'Erin entra dans la gare, son euphorie cessa. La descente, brusque et violente commença à la ronger de l'intérieur. La série d'évènements survenue ces derniers jours se bousculait dans sa tête. Le décès de sa mère dont la réalité concrète la rattrapait enfin, le mépris de ses dernières volontés, l'ombre de la solitude qui continuait de s'allonger, son cousin qui s'intéressait de trop près à leur couple infernal, sa laideur enfin dans le reflet de la vitre. Au dernier moment, elle se ravisa et acheta un billet pour Toulon. Elle passa la nuit à l'hôtel et monta dans le train de 10h05. A la sortie des quais, le feu d'artifice de rails formaient un entrelacs de peurs et de doutes en adéquation parfaite avec l'humeur de ses sentiments. Honteuse, elle arracha l'autocollant de l'urne. A Hyères, Erin arriva près de la Tour de la Fondue au moment où poignait un crépuscule superbe. Une toile kleinienne ornée de perles cotonneuses aux contours orangés se développait à l'horizon. Sur l'île, la douceur du soir avait attiré du monde. Les discussions traversées d'éclats de rire formaient un air joyeux générant chez Erin, un frisson de solitude. Elle pressa le pas pour arriver plus vite à son hôtel. Elle venait pour la première fois à Porquerolles. Dans ses bons jours, sa mère lui en rebattait les oreilles mais jamais elle n'avait songé à l'y emmener. Elle savait qu'avant sa naissance ses parents y venaient souvent avec son oncle et sa tante. Elle avait trouvé une photo les montrant tous les quatre sur la plage. Au premier plan, les deux femmes se tenaient joues contre joues, un sourire éclatant au visage. Les mèches de cheveux, délicatement ensauvagées par l'eau de la baignade, tombaient sur l'arrondi de leurs épaules. Derrière elles, les deux frères regardaient l'objectif, impassibles, durs même. Dans le hall de l'hôtel, Erin fut ébahi d'apercevoir Emilien en train de boire dans le bar jouxtant la réception. Luttant contre sa honte, elle se dirigea vers lui.

-Cousine Erin. Incroyable! Il essaya de dissimuler son verre. Ne sachant que faire, il se leva précipitamment, bousculant la table au passage, pour tirer un siège. Un long silence s'installa. Erin perçut son haleine chargée.

-Emilien! Vous trouvez ici. Quelle coïncidence! Je…Je voulais vous présenter mes excuses pour mon comportement d'hier. C'était parfaitement déplacé. Je…J'étais bouleversée…

-N'en parlons plus. Puis-je vous demander ce que vous faîtes ici ? Ses traits tirés indiquaient une fatigue extrême.

-Je suis là pour disperser les cendres de ma mère.

-Ici à Porquerolles ?

- Telle était sa volonté. Un autre silence pesant se réinstalla.

-Et vous? Puis-je vous demander la raison de votre présence ici ?

-Je suis un habitué de l'endroit. J'y viens depuis l'âge de deux ans.

Erin regarda attentivement son visage et nota un air de ressemblance avec son père.

-Si vous voulez, demain je vais...

-Je suis désolé mais c'est impossible.

Il se leva et sortit en chancelant.

A son réveil, Erin tâcha de faire abstraction de l'épisode de la veille. En passant devant le réceptionniste, l'homme lui tendit une enveloppe.

Les bords du pli coupaient comme une lame de rasoir. Elle la décacheta en proie à une angoisse d'autant plus forte qu'elle en ignorait l'origine. Elle déplia une feuille grisâtre sur laquelle une écriture minuscule et droite, presque dressée, formait un texte à l'allure brouillonne.

«  Ma chère Erin,

Aujourd'hui, l'écriture d'une lettre semble surannée mais la lâcheté m'oblige à user de ce vecteur. Je suis votre frère, né d'un amour interdit entre votre tante et notre père. J'ignore les circonstances qui aboutirent à ma naissance. Suis-je le fruit d'une ardente passion ou le résultat honteux d'un accident? Ma mère, vous l'imaginez, n'aborda jamais le sujet. Votre oncle Jean, confronté à cette situation fit de son mieux mais il maintint toujours une certaine distance avec nous deux. Je ne lui en veux pas. J'appris la nouvelle le jour du réveillon, le seul que nous passâmes ensemble. Une affreuse dispute éclata et pour nous épargner, notre père nous enferma dans une chambre. Sur le chemin du retour, ma mère m'annonça la terrible nouvelle. Je scrutai le profil de celui que je croyais être mon père. Cela ne changeait rien.

Hier, j'ai voulu tout vous révéler mais votre réaction m'a troublée. Je suis peiné de voir la relation délétère entre vous et votre mère. Pardonnez lui. Votre mère était une femme bafouée et la noblesse n'est pas l'apanage de tous. A la fin, si vous voulez bien, vous gagnez un frère fidèle qui vous accompagnera toute dans votre vie.

Bien à vous.

Votre frère Emilien.»

Il avait inscrit au bas de la feuille, son adresse et son numéro de téléphone.

A l'extérieur, un ciel immonde s'abattit. Elle trouva un coin tranquille. Le bruit du ressac mêlé à celui du vent constituait une bulle qui l'isolait du réel. Elle sortit l'urne avec délicatesse puis avança dans les vagues agonisantes. Elle plongea une main dans l'écume. Elle ôta le couvercle et inclina le réceptacle. Sa surface, rendue glissante par l'eau, faillit lui échapper. Les mains d'Emilien se posèrent sur les siennes et l'aidèrent à la soutenir. Ensemble, il regardèrent le nuage de cendres se disperser et disparaître dans la grisaille. A la fin, ils s'enlacèrent. Désormais, elle n'était plus seule. Elle avait un frère.




Signaler ce texte