Errances sous la Lune
luvian
I
Un hurlement ! Sous la sauvage lumière de l’astre lunaire, un loup chante son amour. La nuit établit son règne sous le regard perçant de mes yeux de prédateurs. Du haut de mon balcon, je vois le vol du rapace nocturne traquant sa proie, je vois la course effrénée du mulot apeuré. Majestueuses sont les bêtes de la nuit. La déesse me murmure, dans un langage inconnu des mortels, l’invitation ancestrale. Je déploie mes ailes sans un seul fracas et m’élance dans le vide.
Je me laisse bercer par le vent et atterris silencieusement sur le sol. Je me relève avec lenteur, à l’écoute des moindres bruits qui peuplent le paysage. Le silence qui impose sa présence n’est qu’une illusion cachant un monde débordant de vie. Au-delà du domaine s’étend la forêt noire où s’abritent les loups. Ils ne viennent que rarement dans l’enceinte du château, ma propriété. Ils savent ce qu’elle renferme. Ils savent ce que je garde. Ils entendent ses plaintes lascives les nuits sans lune.
La prudence est de mise. La belle ne doit pas savoir.
Je me faufile dans les allées du jardin. Le doux parfum des roses m’oblige à m’arrêter. Je saisis une fleur et l’observe avec passion. La rose doit être saisie avec talent, tout comme l’amour si l’on n’y veut perdre son sang. Un soudain éclat de lumière me force à détourner mon regard. Je lève mes yeux vers le balcon, dissimulé parmi la flore qui m’entoure. Elle est là, dans sa robe blanche, les cheveux longs, le regard brulant. Les formes de son corps si peu dissimulées. Brièvement, elle tourne sa tête dans ma direction. Je retiens ma respiration. Elle pousse un soupir, se dénude et fièrement touche son sexe, les yeux plongés dans ceux de la grande Lune. Abruti par ce geste, je me détourne et m’élance à corps perdu à la poursuite de la liberté. Hors de ces murs, loin de la tentation.
Mes pas me portent vers le portail. Un grand portail de fer protégé par des symboles murmurés par la brume. Je grimpe par dessus et retombe sur le sol mousseux de la forêt. L’obscurité s’étend devant mes pas. La lumière du ciel descend avec peine à travers les hautes branches des arbres qui forment un toit opaque. Ici règne la nature sauvage. Des créatures de mal s’y sont abritées. Qui sait ce que cache l’ombre derrière l’épaisse couche de ténèbres. Qui sait quel croc brille avant de faire couler le sang.
Mon sang a coulé. De nombreuses créatures m‘ont traqué. Leur sang a coulé. J’ai beaucoup traqué. Les crocs dans le noir déchirent la peau, lacèrent le corps quand ce n’est pas l’âme. Les blessures se mêlent à l’écume des sens. La danse se perpétue. Loin du corps d’albâtre de la belle. Loin de la volupté de ses traits et de ses caresses assoiffées. Mon cœur persiste à l’admirer. Mes sens ne cessent de la désirer. Elle que j’appelle Lune Étoilée.
Mon cœur bat et mon corps s’excite à sa pensée. Le craquement d’une brindille dans mon dos me fait subitement tournoyer sur moi-même. Griffes armées, prêt à attaquer, je reste pantois devant l’attitude dédaigneuse du lièvre qui vient de me surprendre. J’éponge de ma main la goutte de sueur qui vient d’apparaître sur mon front et dépose dans un coin de mon esprit la déjà douloureuse sensation de consternation qui s’empare de moi. La belle n’a décidemment pas cessé d’instiller en moi des sentiments qui me sont étrangers et dont la connaissance me rend toute chose.
Je me relève et me détourne du portail couleur or pour m’engouffrer dans le sombre de la forêt. J’écarte les branches de l’autre monde et pénètre dans une atmosphère étouffante. La brume recouvre mes pas et dissimule mes traces. L’ombre me borde de sa sagesse. Et des pas feutrés se rapprochent de moi. Il apparait, dans son pelage blanc, prêt à chasser à mes côtés les âmes qui hantent ces lieux. Je m’élance alors, suivi par le loup, vers le dernier lieu où les bêtes furent aperçues.
II
Nous arrivons dans une clairière où un chêne se dresse au beau centre. Il nous toise du haut de ses dix mètres. Il nous salue d’un bruissement de ses feuilles. Il nous invite à nous approcher. Il a des choses à nous raconter. Dix jours plus tôt, écoutant l’élégie chantée par le ciel étoilé, il a senti une ombre, qui a interrompu ses plus belles pensées. Le corps d’une femme, couleur nacrée, reposait sur ses racines, la face livrée à la mort. Son âme respirait avec peine, son corps souffrait avec hargne. Un filet de sang coulait de ses narines, dessinant des arabesques oubliées. L’ombre se rapprochait d’elle et dans des soubresauts effroyables, elle expira, lâchant un petit cri, en guise d’au revoir et de pardon.
Le loup et moi écoutons son histoire, toute inscrite sur ses bois. Nos cœurs battent sans peur à l’énoncé des crimes perpétrés. Les feuilles de l’arbre prennent des teintes bleues. Quelques unes tombent, laissant sur leur passage des spirales de poussière ailée. L’arbre exhale l’odeur de la forêt. Il trône tel un doyen dans ce coin de territoire éloigné de toute humanité. Les yeux du loup se tournent vers moi. Ils flamboient de flammes soudainement réveillées. Une cicatrice en forme de croissant de lune entoure son œil droit. Sa rage vengeresse réveillée me pousse à déployer mes ailes d’ombre. Et à invoquer l’âme blessée de la dame martyrisée.
Le vent se lève, les branches craquent, les feuilles tourbillonnent dans une symphonie pleine de fureur latente. Un bourdonnement silencieux monte vers les cieux, le tonnerre gronde et frappe le sol de sa colère. Un froissement de vêtements pince nos oreilles de sa brutalité et la dame qui était morte apparaît devant nous, le sourire voilé et le corps recouvert d’une robe déchirée. Ses yeux nous parlent. Elle s’approche de nous et nous tend la main. Pardon, souffla-t-elle dans l’air nimbé d’ombre. Sa main dépose une caresse sur ma joue, une caresse spectrale, savoureuse, funèbre. Que ton toucher semble lointain dame de noblesse. Pourquoi es-tu là, affalée derrière le voile de ton échec ? Pourquoi es-tu restée douce aimée…
Une fumée noire monte depuis les racines de la terre, elle agrippe les pieds de la belle, prends possession de ses jambes et tandis qu’elle l’environne, nous essayons en vain de la repousser. Tel un poison virulent, elle s’insinue en elle et la maintient prisonnière, tendue à l’extrême. Ses larmes ne coulent plus, son âme est comme pétrifiée dans une horreur que nous ne pouvons pas empêcher. Le ciel déjà noir, s’obscurcit à vue d’œil. Les nuages s’amoncellent tandis que grogne le tonnerre. Un hymne antique est chanté à nos oreilles mais aucun de nous deux ne sait mettre une image à celui-ci, comme si ce souvenir nous avait été enlevé. Quelle est cette magie ? Quel est ce maléfice ? Pourquoi s’en est-il pris à toi ?
Le loup jette un regard vers les profondeurs de la forêt. Viens, me dit-il, je sens l’odeur du sang. Le sang d’une des nôtres… Je caresse vivement la forme fantomatique et lui promet de revenir, avant de m’élancer à la suite du loup blanc, vers le sang et les conflits ardents.
III
Le vent siffle à mes oreilles. Mes pas frôlent la terre de la forêt. Je saute au-dessus d’un tronc d’arbre tombé sur un drap de fougères et me réceptionne, titubant de la fièvre nocturne. Mon corps devenu réceptacle, réclame le sang de la créature. Le sang du châtiment et du plaisir. Que le sang coule, raconte le regard du loup blanc m’accompagnant dans cette course vers notre sœur. Que le sang s’effondre et touche l’ombre. La fièvre grandit sous la Lune, sous le baiser de ses lèvres, sous la caresse de sa lumière. Que le sang coule et que les crocs frappent, hurle-t-il ! Symphonie du sang, exacerbé par l’enivrante odeur d’une proie qui se sait traquée et d’une sœur qui se sait blessée.
La course fait rage, la proie se fait proche. Nous pouvons sentir son odeur, son parfum de chasse s’infiltrant à travers les arbres et les fougères. Un cri retentit. Le silence se fait dans la forêt obscure. Qui ne l’a pas entendu ? Tous se taisent. Tous se pressent. Bientôt, ceux qui sont terrés se lèveront de leurs cachettes et poursuivront cet appel festif. Bientôt, ce n’est plus à une proie que nous devrons nous mesurer mais aux créatures que nous devrons échapper. Tel un écho à mes pensées, un grognement émerge des Terriers, ces habitats faits de pierre, d’arbre et de terre qui abritent tant et tant de peuples. J’entends un sifflement sur ma droite. J’esquive la lame de métal en me baissant brusquement puis pose mon regard sur l’étranger. Je ravale ma surprise alors que je découvre une silhouette familière, la chevelure longue et rousse, les yeux d’ambre, acérés comme des dents.
Ses yeux me fixent et me rappellent les paroles d’amour que je prononçais sur son corps certaines nuits. Des nuits noires et sauvages où les grognements habituels faisaient place aux gémissements lascifs de plaisir. Une bouffée de chaleur monte en moi. Sa poitrine se soulève. Elle détourne le regard, salue le loup blanc et lame en main nous suit dans notre rage.
Un chant de chasse vibre sur notre passage.
Un chant où Eros a déjà pris sa place.
Mes pensées s’entrechoquent tandis que mes pieds frappent le sol humide des bois. Nous sommes trois à courir sous le vent nocturne, trois chasseurs assoiffés de liberté et de sang. Que sommes-nous dans ce royaume ? Sa chevelure de feu me conte toutes les paroles et les caresses que nous avons échangées. Nous avions faits l’amour comme des bêtes. Une fois, puis une autre et encore une fois. Et nous avions recommencés, jusqu’à ce jour où Lune Etoilée était arrivée sur le palier de ma porte. Elle qui parlait comme elle chantait, divinement.
Nous sommes là, les muscles tendus par l’effort, les sens alertes et je me questionne. Que sommes-nous dans ce royaume ?
Je tremble tant l’envie grandit en moi. Elle m’appelle tout contre elle. Elle, si majestueuse, traqueuse hors pair qui s’en va quérir la chair.
Un loup hurle. Le loup blanc s’arrête et tend l’oreille puis hurle à son tour. La meute est en marche. Ils ont entendu le cri de leur sœur. Une branche craque derrière nous. Je me retourne et vois une créature les babines retroussées, la peau sombre, presque bleue. Elle nous dévisage et quête un signe de rébellion. Mais nous ne faisons rien. Ici, c’est lui le roi. Le maître. L’invaincu. Les cheveux noirs comme la prunelle de ses yeux, le regard prédateur, il est l’âme de la forêt. Peu le rencontrent, encore moins survivent. Sa présence nous est étrange et nous fait sensiblement peur. Après une courte pause, il reprend sa marche et avance vers nous. Sans un regard, il passe entre nos rangs et se dirige, décidé, vers un point que lui seul perçoit.
Nous le suivons du regard et apercevons, comble du hasard, notre sœur fuyant à grandes enjambées. Sa joue est éraflée. Elle nous aperçoit et nous rejoint à vives foulées. Elle s’arrête devant nous le souffle haletant. Elle allait ouvrir la bouche quand trois créatures apparurent bruyamment dans notre champ de vision. Je pousse la femelle de mon champ de vision et attrape le regard des créatures. Je les défis en silence de s’approcher plus près. Mais un sourire narquois peint alors leurs visages et sans plus faire attention à mes menaces, ils brisèrent la ligne de territoire pour revendiquer de nouvelles proies. Je ne compris pas tout de suite leur soudaine assurance, mais un regard de ma sulfureuse amante me fit comprendre qu’ils n’étaient pas tout seuls. Nous étions encerclés, mais notre sœur avait été retrouvée. En mon for intérieur, j’estime qu’il n’y a pas meilleure nuit de pleine lune. Je replonge mon regard dans celui des trois créatures et bondit vers elles, en rugissant sauvagement.
Je reçois en guise de bienvenue un coup de griffe qui me lacère la poitrine. Je contiens ma rage et riposte avec rapidité. Je saisis son bras, le plie et le cogne contre une buche d’arbre. Je le repousse d’un coup de pied et plaque l’un de ses compagnons au sol. Je plante mes griffes dans sa gorge, entend ses gargouillements et roule sur le côté, évitant de justesse l’attaque d’un autre. Ma main tombe sur un bout de bois que je saisis. Avant de me relever, je frappe les jambes de celui que j’aperçois. Qui tombe à genoux. Et que j’achève d’un grand coup à la tête. La vitesse du combat fait battre mon cœur. Mon sang circule, renforcé, dans les veines de mon corps. Mes muscles se bandent tandis que je fais face à mon prochain ennemi. Il me regarde étrangement, comme s’il savait que son heure était venue. Il rit sous cape et se lance dans l’attaque. Je saute dans les airs, m’accroche à sa gorge et plonge mes dents dans sa chair. Un flot de sang inonde mes crocs et mon visage, pénètre dans ma gorge, assèche ses chairs et vivifie les miennes. Nous tombons tous les deux au sol, lui comme un cadavre, moi, comme un ange crépusculaire.
Je vois ses yeux me fixer tandis qu’ils s’éteignent. Ultime affront à un Seigneur enragé. Je passe ma main sur mon visage et essuie avec mal le sang qui coule sur ma peau et qui délivre l’odeur de la victime. Je détourne le regard du corps sans vie et scrute la scène du combat. Ma rousse fait tournoyer sa lame dans le vent et déchiquète dans son sillage la chair des malheureux. Mes compagnons se battent tous avec autant d’ardeur et repoussent autant qu’ils le peuvent les assaillants qui se font de plus en plus nombreux. Je ne prends pas le temps de réfléchir et me lance aussitôt dans la mêlée, tailladant et frappant sans même prendre le temps d’examiner qui tombe sous mes coups. Je me sens prêt à saigner la forêt entière, prêt à laisser sur mon passage un bain de sang afin de retrouver l’ombre qui nous a échappé. Et qui nous nargue avec tant de facilité.
Un appel sépulcral survient alors. Un chant qui glace le cœur de nos ennemis et réchauffe le nôtre. La meute est arrivée. Les loups sont là, prêts à terrasser tous ceux qui se dressent sur leur chemin. Les bêtes, affolées, paniquent et oublient de maîtriser leurs émotions. Certaines se reprennent et se concentrent à nouveau à nous arracher le cœur tandis que d’autres, trop lentes, se retrouvent la tête tranchée. Je me saisis d’une lame abandonnée par l’une d’entre elles, laissée sur le sol mousseux et après quelques vifs regards vers mes compagnons, m’éclipse du champ de bataille.
J’examine les traces encore fraiches laissées par l’âme de la forêt. Celui à la peau bleue. Je les distingue sans peine, moulées par l’humidité. Je laisse les fracas et les cris de la bataille derrière moi et m’engage à petites foulées sur le chemin tracé par la créature. Je sais que ce chemin n’est pas sans dessein. Et que sa destination est la clé de mes questions.
L’odeur de la peur assaille mes sens. Un terrible effroi est au bout du chemin. Un sourire traverse mes lèvres car je reconnais là la présence de l’ombre. Et c’est elle qui est effrayée. J’abandonne ma discrétion et m’élance en courant pour retrouver ma proie.
Je m’arrête après une demi-heure de course. Devant moi se tient la créature bleue. Elle porte dans ses bras l’âme libérée de ses chaines de la victime de l’ombre. La dame qui a soufflé sa vie près de l’arbre. Elle traîne dans son sillage le corps désarticulé de l’ombre. Voilé à mon regard, auréolé d’une fumée noire. La créature bleue jette sur moi un regard qui en dit long. Il semble me dire, tu n’aurais rien pu faire, avant de disparaître dans la brume, d’un pas lourd et mystérieux. Un sentiment de déception broie mes entrailles. J’avais eu l’espoir de me mesurer à l’ombre. Et avant même de la trouver, celle-ci avait été éliminée. Je souffle de dépit, heureux que tout finisse bien et fait chemin arrière, pour retrouver mes compagnons.
Lorsque j’arrive, je ne vois qu’un massacre achevé. Nous sommes victorieux. Les loups sont déjà repartis dans leurs grottes. Seul reste notre petit groupe. Je leur apprends les derniers événements. La traque est terminée. L’ombre est morte et l’âme de la morte est sauvée. La nuit touche à sa fin et l’aube dans quelques heures se lèvera. Chacun disparaît dans ses brumes. Il est l’heure pour moi aussi de repartir. Jusqu’à la prochaine lune… Je lève les yeux au ciel, cherchant la Lune à travers les branches des arbres. Je perçois l’un de ses rayons et avec celui-ci, l’assurance que quelqu’un est resté. Je ferme les yeux pendant que des mains se mettent à caresser mon torse. Elles ont la fraicheur de la neige et la chaleur de la passion. Elle me prend la main et me tire en avant. Nous n’allons tout de même pas faire ça à côté de ces cadavres. Pas vrai ?
Mes yeux se rouvrent sur la petite chaumière qui a abrité tant de fois nos ébats. Et qui les abritera encore… Son corps chaud tout contre moi éveille encore mes envies. Je plonge mes yeux dans les siens avant de caresser son ventre lisse. Je dépose un tendre baiser sur ses lèvres avant de me lever. J’ai encore du chemin à faire. Il nous faut quitter le royaume de la nuit. Je dois rejoindre ma demeure. Et Lune Étoilée, la mortelle qui a élue domicile dans mon château. Je jette un dernier regard à ma rousse qui s’est elle aussi levée. Sa nudité ensorcelle mes sens. Elle m’enlace une dernière fois avant de me souffler à l’oreille, à la prochaine Lune.
IV
Je franchis les grilles de ma propriété. Je porte la sueur de mes ébats sur moi. Les odeurs du combat, elles, se sont écoulées avec l’eau dont ma rousse s’est servie pour nettoyer mes chairs. Le regard sombre et ambré, je m’avance à travers les jardins de mon domaine. Quittant le royaume pour toute une Lune. Loin de l’euphorie de la traque et de la volupté de ses chairs. Prêt de la paix d’une vie simple et du bonheur qui fait battre mon cœur.
Les rêves, quand ils se meurent, deviennent des cauchemars.
Le mien, lui, n’en est qu’à ses premières heures.