Erreur de composition

matteo--2

« On m’a faite ainsi. On a malaxé mon esprit et mon corps jusqu'à ce qu'ils s'imprègnent de l'idée de justesse, qu'ils se parent des contours de l'Art. Je ne nie pas l'importance de ma contribution, on m'a donné les premières esquisses et j'ai achevé le travail mais il faut reconnaître que je ne suis pas le fruit de ma simple évolution. Cela ne vous est pas nouveau, et si vous le savez, vous savez aussi que certaines choses sont incontrôlables, qu'elles ne demandent qu’à vous précipiter dans la tourmente.

» J'ai commencé à dégriser – quelle ironie que ce mot alors que sur mes iris s'était gravé l'éclat du pourpre – en sortant du château de la Voulte-Fontaine. J'en poussai les lourdes portes car plus personne ne subsistait pour le faire à ma place. Les gonds huilés ont facilement coulissé, m'épargnant des efforts que mon corps abattu n'était plus capable de fournir. D'une bouffée d'air nocturne chargée de parfums, le parc floral m'a accueillie alors même que mon nez saturait de l’odeur de corps ouverts et de rouille sanguine. Les roses embaumaient sous la lune et je n’ai eu qu’à suivre les flambeaux qui achevaient de se consumer pour retrouver mon chemin dans le labyrinthe de treilles.

» Couverte d’un sang qui n’était pas mien, je suis sortie de ce petit palais des horreurs, de cette expérience vile et noble. Je crois que je me sentais puissante.

» J'ai retrouvé ma voiture et mon téléphone portable. J’ai appelé la police. Puis, trop exténuée pour faire autre chose – à cause de la drogue ? Du stress ? De cette épreuve qui modelait déjà mon esprit à grands coups de burin suintant d'intentions sanglantes – je me suis endormie sur le siège avant.

» Vous savez, je ressens, au plus profond de moi, cette expérience de l’art ; celle que l’on ne peut connaître que si l’on devient soi-même le support de l'œuvre. Il a fallu un artiste pour me faire, vous comprenez. C’est pour cela que je vous demande d'approuver le diagnostic du Docteur Sidih et de certifier que je suis sujette à des troubles post-traumatiques. Je ne sais pas si on me laissera diffuser mes toiles après ce que j’ai vécu et, si on le fait, ce sera le fait d'un voyeurisme morbide qui ne m'intéresse pas. Cependant, ce que je dois exprimer ne peut être tu. Le monde doit savoir le sens caché des actes de Thomas Ilfin ; il doit apprendre qu’il ne s’agissait pas d’un fait divers à l’évocation duquel on retrousse les narines par dégoût ou tourne avidement une page pour en apprendre davantage. »

Le docteur Lartignier se redressa sur son fauteuil. L'attitude ouverte et attentive qu'il dégageait depuis que sa patiente était entrée dans le bureau le collait comme une seconde peau en pleine canicule. Moiteur dérangeante. Ses yeux fixèrent longuement la jeune femme devant lui. Claire Mallet ne semblait pas choquée par les atrocités commises au château de la Voulte-Fontaine. Bien au contraire, elle avait l’air déterminé de ceux qui sont prêts à jurer leur bonne foi sur leur santé mentale. Sa force d’être et sa résilience étonnaient le praticien. Lartignier avait vu nombre d’esprits s’effondrer après des traumatismes. Sur le visage frêle de Claire ne planait aucune incertitude. Son corps maigre flottait dans un pull vert bouteille aux manches trop longues et aux mailles trop lâches. Lorsqu'elle se leva et désigna au psychologue une toile abstraite accrochée non loin des diplômes, sa longue main fut happée par le tissu, dissimulant des ongles coupés à ras. Peut-être rongés.

« Vous savez, cete toile respire la violence.

— C’est un patient qui me l’a donnée.

— Il y a le coup de pinceau d’un meurtrier dans ces traits.

— Je n'y avais pas vraiment prêté attention. Pas sous cet angle-là, du moins.

— Je ne vise rien de très différent, docteur. Je veux seulement que ma voix atteigne le monde. Mon expérience doit se partager non seulement par le langage, mais aussi par la sensation que procure l’art. Par ce vertige qui happe le public lorsqu'il saisit enfin le message du créateur.»

Sa voix posée coupait avec l'ardeur qu'irradiait son visage, avec cette implacable certitude qu’ont les artistes. D'un geste de la main, le psychiatre l’invita à se rasseoir et à commencer son histoire de désir et de mort.

 « C’est pour toi, pour le grain de sable dans l’engrenage, pour le chaos créateur. Ce sont ses dernières paroles avant de se laisser tomber du balcon. Thomas Ilfin me regardait en disant cela, il me regardait avant de prendre l’essor d’Icare. Je ne l'ai pas bien connu. Je n'étais qu'une pièce rapportée, qu'une ombre floue qui brouille la composition d'une photographie. C'est à cela que l'on reconnaît les plus grands artistes : ils détournent les pièges à leur faveur, utilisent les imprévus pour sublimer leur œuvre. Thomas Ilfin a usé de son art sur moi pour me faire. »

*

La silhouette émaciée d'un homme se dressait sur le pas de la porte de la salle de bal du château. Malingre, faible et pourtant animé d’une force de vie manifeste. Celui que nous attendions tous, qui se faisait désirer depuis le début de la soirée. Thomas Ilfin. Derrière lui, les hurlements se mêlent aux grognements, aux bruits de succion et d'os qui se brisent. Avant ce soir, Claire ne s'était jamais interrogée sur la consistance de la chair humaine. À présent, l'image des dents blanches de Fleur Deslandes, peinant à percer un bras rose et pulpeux, ne cesse de danser dans son esprit, se mêlant à d'autres plus terribles encore.

Une coupe de champagne à la main, il se déplaça dans la foule ensanglantée, captivant les regards, accrochant la moindre parcelle d’attention. Tout le monde cessa de manger sa viande pour tendre son visage vers l’artiste à l’origine de cet évènement. Arrivé au balcon, il se tourna vers nous après un rapide regard vers la roseraie. D’une main, il ajusta son col mais finit par ouvrir un bouton de sa chemise trop blanche. Encore immaculée. Claire s’essuya la bouche du revers de sa manche, déglutit.

« Il n’y a pas de septième ciel, annonça-t-il, triomphant. »

Signaler ce texte