éructissimo (quand tu rotes, est-ce que ça sent le saucisson?)
sunderland
Nous nous projetons, une fois encore, vers le passé. Le chronogyre nous débarque en 1984, en plein cours de physique-chimie, dans un lycée compiégnois où je suis censé penser à ma réussite et à la méthode Bernard Tapie. J'y suis scolarisé en classe de Seconde dite « tronc commun ». La future élite des tapiens s'y forme déjà, en vue des deux années à boucler pour compléter le cycle. Ils livreront une fausse guerre sans merci contre les scientifiques. Je serai littéraire. Tout le monde le sait déjà, même moi. J'ai déjà perdu. Filière A2, refuge des nases ? Amen.
La prof de physique-chimie, je la connais depuis la Quatrième. Grâce à cette hystérique dont le timbre relève plus du piaillement que de la voix humaine, je sais que je serai désormais un walking dead des mathématiques (et des sciences dures), traînant ma carcasse vague dans ces cours d'où je repartirai sans cesse apatride mais admiratif devant l'utilitarisme de mes condisciples tapiens.
Tout ça pour dire que l'autre, elle piaillait, comme d'habitude. « Je vûs rinppelle ke l'euxygène est un gaiiinz ! » Certains l'appelaient « la Sorcière », d'autres « la Refoulée Sexuelle ».
Le chronogyre nous amène pile à l'instant où, au beau milieu d'une phrase (ils 'agit d'un cours, pas d'une séance de travaux pratiques), le Refoulée Sexuelle lâche un rot bien gras.
Invisible, je regarde la version plus jeune de moi-même regarder la prof tandis que les proto-sapiens-tapiens et les néanderthaliens proto-A2 commencent, les yeux écarquillés, à pouffer de rire devant l'autre connasse qui se met à rougir comme une tomate, tente comme elle peut de se raccrocher à sa phrase à finir, l'air de rien, tout en marchant lentement à reculons. Elle fera le reste des deux heures assise derrière le bureau de la salle, devant des rangées de tables vides (tout le monde, bien sûr, est assis au fond). Ma version jeune esquisse un sourire, mais pas plus. En réalité, elle observe tout comme un prédateur et conserve tout en mémoire, comme si elle avait l'intuition que ça me servirait un jour. Puisque c'était moi.
Mais putain, moi aussi une fois ça m'est déjà arrivé de roter en cours, quand j'étais prof de lycée, et j'en ai pas fait un plat au point de me cacher en évidence derrière un meuble.
Je sais plus qui j'avais devant moi... En tout cas, pareil, je parlais d'un truc quelconque (peut-être même était-ce un contenu de cours!), et puis j'en ai lâché un ; ou plutôt : il m'a échappé bien malgré moi. Tout le monde l'a entendu, dans cette petite pièce du premier étage, avec ses murs blancs et sa vue imprenable sur la Plaine d'Alsace. Ils ont cru que j'allais me taper la honte. Pas du tout. Je les ai balayés du regard et calmement j'ai dit : « Je n'encourage pas la pratique publique de ce genre de chose, pour des raisons que vous devez en principe comprendre. Mais dites-vous bien que là où il va, il aura plus de place que là d'où il vient. » Ils ont rigolé, toute moquerie désamorcée. Je m'étonne juste qu'on ne l'ait pas retenu à charge dans mon (par ailleurs) mirifico-merdique dossier administratif.
J'en ai connu une autre, dans la catégorie roteuses. Le chronogyre, cette fois, nous transporte en 1988, dans une université cradingue au nord de Paris. J'assiste à un td d'allemand qui n'a rien d'un td puisque la passivité du public y est extrême devant une enseignante décharnée, immense, âgée ou vieillie, les cheveux longs et d'un noir de chimio. Tout le monde se fout de sa gueule avant, pendant, après. Il faut dire qu'on se fait bien chier avec son baratin surAnsichten eines Clowns. C'était pourtant en français. On lisait la traduction française (La Grimace). Je n'arrivais pas avancer dans cette lecture, moi qui pourtant, hein. Grâce à elle, à ce jour (je veux dire: en 2012) je n'ai pas lu un seul roman de Heinrich Böll. Elle a un truc spécial aussi, elle. Elle rote au beau milieu de ses phrases, ses longs monologues, ses trips qui nous passent en boucle au-dessus des neurones. De petites éructations nerveuses qui ne ralentissent quasiment pas son débit. Blablabla(rot)blablabla. Souvent aussi, elle s'essuie le nez avec la main, puis dans la foulée se passe la même main dans les cheveux. Tout en continuant de parler de Böll. Finalement, c'est mieux que de s'entraîner à dire les voyelles après une canette de coca ou de bière. Personnellement, je préfère imiter Darth Sidious/Palpatine au moment où ce trou du cul d'Anakin lui fait serment d'allégeance. Sidious lui dit de se relever, dans la version originale ça donne rise, mais c'est prononcé d'une façon très particulière, c'est censé exsuder le mal absolu et je trouve que ça ressemble à un long rot articulé, peut-être mouliné au synthétiseur dans les studios de Lucas, je ne sais pas. UUHHRRRIIIIIIIIISE.
Bon, si le chronogyre ne change pas trop de période, je peux vous aussi vous parler d'un autre germaniste, aujourd'hui décédé et que j'appréciais beaucoup. Lui aussi se prénommait Paul. Il arrivait bourré à ses td de version allemande. Enfin, bourré, pas bourré à se rouler par terre et à gerber partout, mais chaud, quoi. Rubicond, face taillée à coups de serpe, menton carré mais expression gentiment hilare. Sculpteur-plasticien-poète, plus de première jeunesse, il nous regardait, disait solennellement je vais écrire au tableau, se tournait, se mettait à écrire, le bras levé bien haut ; son blouson de cuir fermé, tendu sur sa bedaine, embarquait sa chemise et découvrait la hanche rembourrée. Un style, en somme. Il était adorable. En revanche, lui n'a jamais roté devant nous.