Escamotage

Alexandre Lard

Escamotage
Des pas dans un long couloir blanc. Des pas qui claquent. Sourds et déterminés. Les
portes défilent les unes après les autres.
313, 314, 315, 316, …, 322, 323
« Voilà »
L’homme hésite à entrer. Il regarde par la vitre allongée de la porte et voit une masse informe
couverte d’un drap jusqu’aux épaules. Il saisit fermement la poignée et pousse la porte.
Une femme est allongée dans le lit et tourne difficilement la tête dans sa direction.
« Je m’attendais à trouver ma femme ici, dit l’homme »
La femme ne répondit pas.
« A la place… »


***


« Monsieur Thead ? Matthew Thead ?
- Oui c’est bien moi.
- Je suis le Dr. Kuls.
- C’est vous que j’ai eu au téléphone ?
- Oui. C’est bien cela. Je suis le médecin qui s’occupe de votre femme.
- Ma femme…
- Je tenais à vous prévenir avant que vous ne la voyiez.
- Oui ?
- Votre femme est atteinte d’une maladie que nous n’avons pas encore pu réellement
identifier.
- C'est-à-dire ? Vous allez la soigner ?
- Difficile à dire, Monsieur Thead. »
Il y eut un silence pendant lequel les deux hommes se dévisagèrent. Puis le médecin baissa les
yeux, impuissant.
« Et ? continua Matt. Vous allez la soigner, oui ou non ?
- J’en doute, répondit Kuls. Nous sommes face à un cas extrêmement rare.
- Rare comment ?
- A vrai dire le seul cas de la sorte auquel j’ai jamais été confronté. »
Matt restait totalement calme. D’une froideur extrême. Il écoutait les vaines justifications du
médecin d’un air détaché. Le médecin continua :
« J’ai contacté des confrères. Le plus possible. A vrai dire aucun d’eux n’a jamais rencontré
ce genre de symptômes ni n’en a entendu parler. C’est plutôt…
- Atypique ? demanda Matt.
- Inquiétant, répondit Kuls. Très inquiétant. Nous sommes véritablement impuissants face au
cas de votre femme. Vous devez vous préparer si vous voulez la voir. Cela peut être
choquant…
- Qu’est ce qu’elle a exactement ? demanda Matt avec toujours le même détachement.
- Et bien…

***

Matt se tenait debout devant sa femme, la regardant avec un air à la fois de dégoût et
de défi. Il ne dit rien pendant de longues minutes, faisant les cent pas dans la pièce.
« Ca fait des semaines que je te cherche, Sarah, finit-il par dire. »
Elle articula difficilement :
« Ne me dis pas que tu t’es inquiété.
- Non, effectivement. Je ne dirais pas ça, répondit Matt. Mais je t’ai cherché tout de même.
- Pourquoi ?
- Parce que tu es ma femme. Tu es à moi.
- Ca t’aurait ennuyé de me voir partir.
- En quelque sorte.
- Tu tiens à moi ?
- Non. »
Silence. Matt regardait froidement le corps de Sarah, de long en large. Il lui semblait plus gros
par endroits, légèrement déformé. Sarah essayait de se retenir de pleurer sans réel succès.
Quelques larmes commencèrent à couler le long de ses joues bouffies.
« On te drogue ?
- Non, on ne me donne rien du tout. A vrai dire ils ne savent pas vraiment ce qui m’arrive. Et
je n’ai aucune douleur.
- On m’en a vaguement parlé. Le Dr. Kuls ne sait pas quoi faire de ton cas. »
Ils se regardèrent droit dans les yeux. Matt fixant sa femme, allongée sur le lit d’hôpital, d’un
regard noir. Elle, les yeux perdus, rouges, au fond de son visage bouffi. Sans traits distinctifs.
Gonflé et lisse. Aucune ride, aucun poil, aucune tâche. Pas de sourcils ni de comédons. Juste
de la peau lisse gonflée et tendue. Une absence de visage.
« Maintenant je sais où tu te trouves, dit Matt. Je reviendrai probablement dans quelques
jours. Peut-être plus tard.
- Je ne risque pas de bouger, répondit Sarah sèchement.
- Comment ça ?
- Plus de pieds.
- Amputée ?
- Non. Atrophiée. »
Matt ne dit rien et sortit.


***


« Votre femme a eu un accident de voiture, dit le Docteur Kuls. Elle a, semble-t-il, perdu
connaissance alors qu’elle conduisait sur l’autoroute. D’après des témoins, son véhicule se
serait déporté subitement sur la bande d’arrêt d’urgence, a percuté la rambarde et a rebondi en
direction de la route où il est entré en collision avec un autre véhicule, ce qui a entraîné un
carambolage impliquant quatre véhicules dont un poids lourd.
- Elle avait bu ? demanda Matt. Elle a pris l’habitude de boire ces derniers mois.
- Négatif. Elle n’avait aucune goutte d’alcool dans le sang quand on l’a retrouvée.
- Ce sera bien la première fois depuis longtemps. »
Le médecin interrompit son exposé visiblement choqué par les propos de Matt. C’était la
première fois qu’un homme restait aussi froid face au récit de l’accident de voiture de sa
femme. Certains restaient calmes mais aucun ne restait impassible. Certains s’effondraient en
larmes, d’autres s’essoufflaient dans de longs cris éplorés et vains mais dans le cas de Matt,
tout cela ne semblait rien lui faire. Ni le réjouir, ni l’accabler. Pire, il prenait le temps de
l’accuser froidement d’ivresse.
Le médecin reprit :
« Le choc a été extrêmement violent. Toutes les personnes impliquées dans l’accident sont
mortes, sur le coup ou des suites de leurs blessures.
- Toutes ?
- Sauf votre femme.
- Peut-on inculquer une quelconque responsabilité à ma femme.
- Pour le moment, l’enquête n’a rien donné qui puisse permettre d’accuser votre femme,
Monsieur Thead.
- Très bien. »
Kuls se servit un verre d’eau et le but d’un trait puis reprit, sur un ton plus ferme.
« J’ai l’impression, Monsieur Thead, que vous ne comprenez pas la gravité de la situation. Je
mettrai cela sur le compte du choc que vous venez de subir.
- Docteur ? l’interrompit Matt.
- Oui ?
- Vous ai-je semblé choqué à un quelconque moment de notre discussion ?
- Votre femme va avoir besoin de vous, Monsieur Thead. Réellement Votre seule présence
devrait lui être d’un grand réconfort.
- Permettez moi d’en douter. »
Le docteur Kuls se cala au fond de son fauteuil, faisant grincer le cuir neuf, les mains croisées
et le regard pensif. Il contemplait les petits bibelots amassés sur son bureau. Un petit ours en
argent. Un coupe papier. Quelques feuilles éparpillées nonchalamment. Son regard se posa sur
le cadre qui contenait une photo de sa famille.
« Vous avez des enfants, Monsieur Thead ?
- Non.
- Vous en voulez ?
- Non. Pas avec cette femme.
Le médecin se tut encore quelques instants.
« Je vais être très clair avec vous, Monsieur Thead. Je me fiche de votre vie privée. Cela ne
me regarde pas. Mais cette femme est votre épouse et si je dis qu’elle va avoir besoin de vous,
c’est qu’elle va avoir réellement besoin de vous. Pourtant dieu sait que je n’ai aucune envie de
la laisser entre les mains d’un homme tel que vous mais il semblerait que vous êtes la dernière
personne qu’il lui reste. Votre femme, monsieur Thead, est actuellement atteinte d’une
maladie nous ne connaissons ni l’origine ni le traitement et dont l’issue pourrait très bien être
la mort de votre femme. Votre femme, comme je vous l’ai dit, était la seule rescapée de
l’accident. Elle n’avait miraculeusement pas été blessée. Toutefois, elle n’avait tout
simplement plus de visage.


***


« Tu es revenu ?
- Oui. Je passais par là alors j’ai fait le détour.
- Je pensais que tu venais pour me voir.
- Je passais pour voir ce que tu es devenue. »
Matt fixait sa femme qui, elle, ne parvenait pas à soutenir son regard.
« Ce que je suis devenu, dit-elle. Je me ratatine comme une vieille pomme blette. Je vieillis
avant l’âge.
- Non. Ce n’est pas exactement ça. Tu ne vieilliras plus jamais.
- Qu’est ce que c’est alors ?
- Je ne sais pas encore.
- Personne ne sait. »
Matt eut un sourire puis il murmura :
« Toi tu le sais. A l’intérieur de toi, tu le sais. »


***


Kuls était ratatiné dans son fauteuil de cuir. Les traits tirés et les yeux hagards, il se
tournait les pouces, anxieux. Des gouttes de sueur perlaient de son front et son crâne
légèrement dégarni. De temps à autre, il examinait les notes éparpillées sur son bureau, les
déformant du bout de ses doigts.
« Son état empire. Nous ne savons plus quoi faire.
- Vous n’avez jamais su quoi faire. Ne dramatisez pas. Ne faites pas comme si la situation
vous échappez. Vous ne l’avez jamais eu en mains.
- Certes. Mais nous ne pensions pas que les choses prendraient cette tournure. Du moins, nous
le craignions.
- C'est-à-dire ?
- Ses membres ont continué à s’atrophier. Vous savez déjà que, lorsque nous l’avons extraite
de son véhicule, votre femme n’avait plus de visage.
- Oui.
- Quand vous êtes venu la voir, ses pieds s’étaient atrophiés. C’est un processus étrange. Ses
os se sont rapprochés puis ont fusionnés. Les orteils se sont rassemblés, collés les uns aux
autres, se sont soudés. Finalement les os ont régressés jusqu’à disparaître. Les pieds, à ce
moment là, ne formaient plus qu’un petit amas de chair, une petite excroissance de muscle et
de graisse qui a fini par disparaître elle aussi.
- D’accord.
- C’est tout ce que ça vous fait ? demanda Kuls en tapant du poing sur la table.
- Oui.
- Vous êtes ignobles, monsieur Thead. Permettez-moi de vous le dire.
- Et vous ? Vous croyez certainement qu’avoir de la compassion permettrait de sauver ma
femme ?
- Je n’en sais rien. Au point où nous en sommes…
- Vous tenez des propos étranges pour un homme de science.
- Votre femme est un cas étrange, monsieur Thead.
- Certes.
- Vous aimez votre femme, Thead ?
- Non. Et vous, Kuls, vous aimez votre métier ?
- De moins en moins. »


***


Matt pénétra dans la chambre d’hôpital et, sans un regard, se dirigea vers la grande
baie vitrée. La chambre surplombait la ville. Le ciel était gris et les nuages gorgés de pluie.
Pourtant il faisait chaud. Très chaud. Toute la ville était sombre et l’on ne voyait que des
ombres se déplacer dans les rues. Il n’y avait aucun bruit dans la chambre.
« Des fois, je me demande ce que je t’ai trouvé la première fois. Je t’ai aimé au premier coup
d’oeil. Aucune hésitation. Les histoires d’amour, les coups de foudre m’ont toujours parus
clichés. Mais ce jour là… Je me dis que j’aurais sûrement mieux fait de me prendre un bus. »
Sarah ne répondit rien. Matt détourna son regard de la ville et regarda le ciel.
« Je me souviens parfaitement de ce jour. Il faut dire que depuis ces images me hantent. J’ai
vu tes longs cheveux blonds et bouclés. Ils brillaient. Ils faisaient claquer les ombres autour de
toi. »
Matt se détourna de la fenêtre et s’approcha de sa femme. En souriant, il passa une main sur
son crâne nu.
« Dis ? demanda-t-il l’air faussement intrigué. Comment te nourrissent-ils ? »
Il l’embrassa sur son absence de bouche et se mit à rire à gorge déployée. Il débrancha ensuite
la perfusion plantée solidement dans le bras graisseux de sa femme. Il n’y avait déjà plus de
muscle mais les veines, la graisse et la peau subsistaient toujours. Pour combien de temps ?
Les mains et les poignets avaient déjà disparus depuis un moment. Matt retourna près de la
fenêtre.
« J’ai aimé ton visage, ton sourire. J’ai aimé ta façon de te tenir et tes manies. Tes sales
manies de gamine capricieuse… J’ai aimé ton corps. Je t’ai sautée avec beaucoup de plaisir
pendant de nombreuses nuits. Bien avant que ne vienne le dégoût. Je ne te ferai pas l’affront
de venir faire semblant de te caresser. Ils m’ont déjà dit que tu n’avais plus de sexe. De toute
façon le plaisir t’a quitté depuis longtemps déjà. Et moi aussi. »
Matt s’assit au bord du lit.
« Oui, je me souviens très bien de tout cela. Et toi ? T’en souviens-tu ? »
Silence.
« Oui. Bien sûr, répondit Matt à la place de sa femme. »


***


Le Dr. Kuls avait les traits tirés. Il était assis en face de Matt, le visage planté entre ses
grandes mains aux doigts fins. Il se frotta la crâne quelques instants puis redressa la tête.
« Plus je vous vois, plus je pense que vous êtes un être abject, monsieur Thead, dit-il. »
Matt ne répondit rien.
« Voilà pour le plan humain. Toutefois, ma conscience professionnelle m’oblige à vous
renseigner sur le sort de votre femme qui, légalement, vous tient lieu d’épouse. Et dieu sait
que…
- Ecoutez-moi, Kuls, dit Matt. Je n’en ai rien à foutre de votre avis et de vos états d’âme. Je
n’ai jamais eu l’intention de vous plaire ou même de devenir votre ami, ce qui me serait
viscéralement impossible étant donné votre air dégueulasse. Alors maintenant cessez de me
casser les couilles avec vos conneries ; vous excuserez ma vulgarité ; et faites votre boulot de
médecin. Je suis venu pour en savoir plus alors dites-moi ce que vous pouvez. Point. »
Le médecin ne parut pas offusqué, s’attendant pertinemment à ce genre de discours de la part
de Matt.
« Très bien, commença-t-il. Nous ne pouvons strictement plus rien faire pour votre femme.
Elle est à un stade beaucoup trop avancé et nous pensons qu’elle vit actuellement ses derniers
jours, voire ses dernières heures.
- Vous voulez me demander si vous pouvez prélever ses organes ? demanda Matt en souriant.
- Non, répondit Kuls sèchement. Elle n’en aura bientôt plus. Nous ne comprenons toujours
pas d’où vient cet état, cette maladie… Nous n’avons pu que constater.
- Et ?
- Vous savez comment se déroule le développement du corps humain depuis la fécondation ?
L’embryon se divise puis se divise encore jusqu’à devenir foetus. Toutes les cellules se
divisent. Les membres, les organes résultent de ces divisions cellulaires. Les cellules se
spécialisent par la suite et remplissent leur rôle sagement. Le corps entier dépend de ces
divisions cellulaires.
- Je sais tout cela, l’interrompit Matt. Où voulez-vous en venir ?


***

« Je me souviens parfaitement de tout, mon amour. De comment tout s’est passé. Puis j’ai
ensuite appris le désamour. Comment tout cela s’en est allé. »
Il se tut un instant. Le visage grave.
« De jour en jour tout cela, toutes ces choses qui me rattachaient à toi se sont défaites. Je
n’avais plus envie de te voir, plus envie de t’entendre, plus envie de te parler, de te toucher.
Plus envie de toi tout simplement. Tout ce qui était arrivé si vite s’est effondré de soi-même
comme c’était venu. Tout simplement évanoui. »
Il se tut encore et écrasa une larme sur sa joue.
***
« Votre femme subit exactement le processus inverse, dit Kuls. Une sorte de division
cellulaire à l’envers. Au lieu de se diviser, ses cellules fusionnent progressivement. Ses
membres s’atrophient puis disparaissent. Cela a commencé par les extrémités. Le plus visible
mais le moins vital. Le nez, les orteils, les doigts… puis ça s’est étendu : Le visage, les pieds,
les mains, etc. Tout cela s’en est allé, s’est effondré de soi-même comme c’était venu.
Maintenant ça a commencé à atteindre l’intérieur de son corps, à la ronger. Ses organes sont
en train de disparaître… Nous la maintenons en vie pour l’instant mais cela ne durera plus très
longtemps. Bientôt, son coeur aura disparu. »
Matt ne répondit rien pendant un moment, visiblement affecté pour la première fois depuis
que le médecin et lui s’étaient rencontrés.
« Je vais la voir une dernière fois, finit-il par dire. »


***


« Non… Je ne t’aime plus, Sarah. »
Matt sortit en fermant délicatement la porte.

Signaler ce texte