Esther et la nuit

Möly Mö

Nouvelle écrite en 2014, adaptée en court-métrage en 2015. Lien vers le film: https://www.youtube.com/watch?v=hLH8iQ7CIO8&t=4s

Les lumières clignotaient comme de vieux néons sur la fin, la musique était saccadée dans ma tête et mon pouls se régulait au rythme des notes et de la lumière, mon corps fluctuait entre les corps des autres. J'avais un verre dans la main droite et un autre dans la main gauche, le visage aussi moite que l'intérieur de mes cuisses. Ma petite robe rouge annonçait la couleur. Il était bientôt minuit, j'avais rendez vous avec Nelson, il avait certes un prénom à la con et un visage de beau gosse à deux balles, un corps de Ken en plastique, un sourire blanc comme son cul qu'il n'osait pas bronzer sur la côte d'azur mais il avait surtout pleins de thunes et il courait les jupons. J'avais soif et envie de baiser. On s'accordait bien, non?


Il était arrivé, je me trouvais au bar à savourer un Cosmopolitan en allumant le serveur. Je l'ai vu, vêtu comme un connard avec sa montre clinquante et son jeans à 300 euros qui moulait ses jolies petites fesses. J'avais hésité à lui cracher à la gueule ma gorgée d'alcool ou bien l'embrasser sauvagement. L'erreur aurait été de gaspiller mon cocktail qui avait ruiné mon porte monnaie. Je l'avais donc embrassé, il avait été surpris car il ne s'attendait pas à ce que ce fut aussi simple.

Et bien si, désolée, pauvre con si tu voulais que je te vende du rêve, que je te fasse courir, que je t'offre un bout de jambe, un bout d'oreille puis un bout de mon cul tu avais du être déçu. Mais j'en avais marre de faire semblant, de jouer les lolitas effarouchées, nous attendions et voulions la même chose, et j'avais envie de brûler les étapes car ces étapes ne m'excitaient guère, je voulais aller droit au but.


Bruit sourd de verres qui tombaient et s'éclataient au sol, des mains qui claquaient, des rires, des amis qui se déclaraient leur tendre amitié, des amoureux qui s'aimaient. Les serveurs éreintés et le bruit du liquide dans les verres «c'est ma tournée et on finit chez Jojo.» Et derrière tout ça, mes gémissements, mes cuisses écartées sur le lavabo des toilettes, ses yeux à demi clos et ses râles de mâle dégueulasse. Sa peau rugueuse contre ma peau sale, ma robe rouge remontée au dessus de mon bassin et mes escarpins se balançant au bout de mes pieds. Son jeans à peiné baissé.

Et son sexe en moi, sa chaire dans la mienne. Quelle jouissance en tirer? Il s'était écoulé en moi et je lui avais vomi ma soirée sur l'épaule.


Je rentrais chez moi, seule, pieds nus et la tête détruite. Les yeux dans le vague de ma vie, mon rouge à lèvres sur la joue, ma robe plissée. Encore saoule d'alcool et ivre de dégoût, je traînais mes pieds sur les trottoirs en attendant de pouvoir m'affaler sur mon lit.

Nelson s'était cassé sans me regarder, la braguette encore ouverte. Je lui avais dit que c'était de la merde, il m'avait fixé d'un air bovin et avait juste eu un rictus méprisant aux lèvres.

J'avais vomi une seconde fois, juste après, dans un recoin de rue. J'avais pleuré toutes les larmes de mon corps et je m'en étais allée loin de cette agitation dégoulinante d'ivresse et de volupté.


Je fredonnais une vieille chanson, déambulant devant les vitrines illuminées, devant ces photos de jeunes femmes souriantes, solaires, heureuses; tout ça pour vendre une paire de chaussures à la con.

Je m'arrêtai pour fixer une robe, elle était magnifique, le symbole même de l'élégance et de la gaieté. Une robe peut-être magique qui rendait la vie plus belle quand on la portait? J'avais du fabuler là-dessus quelques minutes et avais repris ma route.

Tout c'était alors accéléré. Mon cœur avait failli exploser dans ma poitrine. C'était à ce croisement de rue, à cette minute près, je sentis derrière moi une présence m'emboîtant le pas, j'entendais sa respiration et ses talons qui tapaient contre le sol. J'avançais calmement mais mon cœur remplissait mes artères à une allure trop rapide pour mon cerveau au ralenti. J'approchai de mon quartier, la personne me suivait, j'en étais maintenant certaine.


« - Excusez moi, mademoiselle mais je n'arrive plus à vous suivre…Accepteriez vous de me montrer votre visage? »


J‘émis un rire discret, mi craintive mi apaisée par la douceur de sa voix, et je finis par me dévoiler. Je découvris un homme, d'une trentaine d'année passée, charmant, vêtue élégamment, un sourire et un regard emplis de délicatesse. Nous discutâmes quelques instants, il comprit vite que j'étais ivre et refusa de me laisser rentrer seule. J'acceptai qu'il me raccompagne. Il passa sa main autour de ma taille, comme un tuteur, pour me tenir droite et éviter que je ne tombe. *


J'étais sous le charme, je l'avoue, j'étais rassurée par sa présence, j'étais en sécurité dans ses bras. Et puis, nous arrivâmes devant mon immeuble, je le saluai, lui laissant même mon numéro de téléphone mais cela ne lui suffit pas. Il insista pour monter avec moi, je m'en agaçai, jouant les pimbêches mais je déchantai vite devant son regard. Il était passé d'une délicatesse bienveillante à la monstruosité même. Il agrippa mon bras, le serrant avec une force massive, et me fit comprendre qu'il me suivrait que je sois d'accord ou non.


Je me mis à hurler, il me décolla une droite en plein visage, un choc qui m'assomma complètement, je n'étais déjà pas très vive après tous ces litres d'alcool; ce coup me fit perdre mes moyens. Il me traîna de force jusqu'à la porte de l'immeuble, enfourna la clé dans la serrure. Je tentai de me débattre, tout en contenant ma douleur, il m'introduisit dans la bouche un mouchoir en tissu et tint mes deux bras derrière mon dos afin que je ne bouge pas. J'espérais qu'il abandonne, mais manque de bol, le numéro de mon appartement était écrit sur le porte-clés.


À son bras, si je puis dire, j'arrivai devant la porte de mon petit appartement, le cœur au bord d'un gouffre, la peur au ventre se mélangeant à une forte envie de vomir, de vomir ma vie, Nelson, cet homme et moi-même. Mes yeux ne se désembuaient pas, ma joue droite me faisait un mal de chien et je comprenais tellement ce qui allait se passer que mon être tout entier semblait capitulé dans la douleur et l'effroi, mes pleurs se fondaient dans un silence pesant, mes membres tremblaient à en faire frémir les murs.


Il me jeta chez moi, y pénétra comme chez lui.


Pour éviter que je reprenne trop mes esprits, il m'enchaîna un second coup de poing en pleine face; la chute au sol fut d'une violence rare. J'entendis la porte se fermer à double tour, ses pas sur le sol. Je sentis l'odeur du sang me dégoulinant du nez, l'odeur de la mort. Quand j'essayai de me relever, il écrasa son pied sur mon dos faisant craquer ma colonne vertébrale et me laissant choir une énième fois au sol.

Mon estomac avait déjà fait des milliers de tour sur lui-même, mon cœur fondait, se tordait, hurlait, s'écrasait sous le poids de la peur. Dans ma tête c'était un tourbillon de choses incohérentes, dominées par la crainte et le dégoût. Par l'angoisse de ne pas savoir quoi, et pourtant, de tout savoir à la fois. Et le doute, qui planait, le doute qui s'insinuait, sournois, et te donnais cette lueur d'espoir, pour te détruire aussi sec car au vue de la situation je n'avais plus grand espoir. J'étais déjà éteinte dans ma tête, j'aurais voulu boire un litre de vodka comme pour anesthésier ce qui allait arriver, comme pour anticiper l'horreur.


Seule une question restait encore en suspens « allais-je mourir ou non? »


Il me retourna, lia mes poignets en les serrant si fort que ma peau se coupa sous le fil rugueux, il enfourna dans ma bouche une fiole de whisky; l'alcool se répandit aux alentours de mes lèvres jusque dans mon cou; il me la vida dans la bouche à m'en faire m'étouffer. Je sentais son odeur, cette odeur de mâle qui me faisait mal, il portait ce parfum fruité et doux qui contredisait ses gestes. Il avait les yeux verts clairs et des traits fins, son physique était beau, il dégageait un charme fou. Mais là, assis sur mon bassin, les yeux révulsés de colère et de haine, les veines de ses bras gonflés et sa brutalité me paralysaient. Il venait de me faire ingérer une dose d'alcool probablement mélangé à n'importe quelle merde de drogue, je ne voyais qu'en flou mais je voyais toujours, je ne ressentais qu'à peine mais je ressentais toujours, mes sens étaient détraqués, saturés, brouillés mais ils étaient présents. Ma conscience n'était pas entière, et j'aurais préféré le contraire quand commença l'agonie de moi-même.


Il enleva délicatement ma robe rouge, laissant traîner sa langue humide sur mon corps mou, dégrafa mon soutien gorge et fit glisser ma culotte lentement. Il mit ses doigts sales d'inconnu partout où il put, pendant que mes yeux ne pouvaient plus rien pleurer, pendant que mon cerveau se déconnectait de toute réalité, pendant que son whisky dégueulasse d'enculé parcourait mon sang et me rendait poupée de chiffon, il planta ses yeux dans les miens, sans jamais les lâcher par provocation et par mépris. Il écarta mes jambes doucement, prit un malin plaisir à tout faire en douceur, ses grands yeux verts fixés sur moi. Ses doigts entrèrent en moi délicatement, mais la violence fut telle que mon corps se referma, mes yeux, ma bouche, mes poings attachés. Je ne me souvins plus réellement de ces mimiques faciales, des bruits, des mots peut-être, j'avais un vague souvenir, mais je me rappelai exactement l'intensité des faits. Cette douceur qu'il gardait, qui me faisait gerber, il me dégoûtait, je sentais le côté pervers de son attitude; la répulsion était si forte que je vomis à plusieurs reprises, manquant de mourir étouffée.

Vint le moment où il se dévêtit, où il exhiba son corps bien fait, l'instant où je serrais les dents à m'en mordre les lèvres, à les faire saigner. Ce moment que je redoutais, auquel je ne pouvais échapper. Il laissa un silence pesant s'installer, m'observant agoniser dans mes hallucinations et ma demi inconscience; il me laissa sentir sur mon bas ventre son sexe durcir après un va et vient sur mes cuisses froides, sa main enserrait maintenant son membre et ses yeux dégueulasses, son regard d'enfoiré de mâle dominant immonde. Ses deux putains d'yeux qui ne cessaient de me fixer emplis de désir interdit; me firent sombrer dans une agonie lente et atroce. Il frotta une dernière fois son corps contre le mien avant de me saccager, avant de me broyer de l'intérieur, avant de me voler mon être.

Il me pénétra très lentement, en silence, avec ce putain de rictus aux lèvres. Il me détruisit entièrement sans scrupules, il fit de moi une chose sans nom et sans intérêt, il laissa son sexe sale de mâle me faire tellement de mal. Les minutes qui suivirent furent occultées de ma mémoire car mon cerveau se mit en arrêt, voulant m'éviter la douleur du souvenir.

Il finit par se finir, un feu d'artifices d'horreur et de violence d'une délicatesse effroyable, il retira son membre humide de moi et laissa sa semence dégouliner de mon corps de femme en expirant un soupir qui me glaça le sang.

Il se rhabilla à toute vitesse, sa douceur se dissipa et la peur de la culpabilité retomba sur ses épaules, il ramassa tout ce qui lui appartenait, m'asséna d'une gifle violente pour me laisser dans le flou et quitta les lieux.



Quand la police et les pompiers sont arrivés, je n'étais plus vivante malgré le diagnostic médical. Je n'existais plus, j'étais partie et loin. Désintégrée. Ma famille, ma meilleure amie, ce fut un défilé de cris, de larmes, de pleurs que je regardais d'un œil hagard sur mon brancard, les yeux dans le vide perdu entre dégoût de moi et des hommes, les bras ballants, le corps mort, la femme que je venais à peine de devenir s'était éteinte, je n'étais qu'un ramassis de peau, de nerfs et de vaisseaux sanguins. Je ne savais si le pire était la honte d'avoir été découverte ainsi par une amie et ma mère ou si c'était que l'on venait d'abuser de moi. Le pire était-ce le regard de pitié de la moitié des gens qui te croisaient ou d'arriver à dire clairement « on m'a violé »? Je ne savais plus vraiment, je ne dissociais plus la fiction de la réalité.


Ma vie d'Esther, fille de la nuit, étoile ivre parmi les étoiles, jeune femme paumée aux allures de poupée, mon existence d'avant venait de prendre fin. Et le présent me terrorisait, car au présent j'étais détruite et dans mon esprit je ne savais pas si je voulais d'une deuxième vie ou bien mourir.


Signaler ce texte