Et à la fin coule une rivière

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The Endless River ou comment Pink Floyd remonte le cours de son histoire à travers ce sublime chant du cygne issu des sessions de 1993
Alors, c'est cette direction-là que Langley, le rameur de Signs of Life, prenait ? Lorsqu'on l'entendait pagayer paisiblement dans l'ouverture de A Momentary Lapse of Reason, premier album du Floyd post Roger Waters, l'homme ne s'apprêtait donc pas à emprunter la rivière de lits qui orne la pochette du millésime 1987 ?
Personne n'y avait alors prêté cas mais il existait une autre voie fluviale. Plus lointaine et aux décors sans doute plus beaux que cette plage de Saunton Sands où quelque 700 plumards avaient été soigneusement disposés.
Cette rivière qu'on dit sans fin, le rameur l'atteindrait en un peu moins de sept ans, puisque découverte lors des sessions de l'opus suivant, The Division Bell. Nous autres, commun des mortels, devrions, sans le savoir, en attendre vingt de plus.
Au moins jusqu'au 5 juillet dernier, date à laquelle Polly Samson, épouse du guitariste David Gilmour et auteur des textes du groupe depuis le début des années 90, lâchait une bombe via Twitter : « Au fait, l'album que sort Pink Floyd en octobre s'appelle The Endless River. Basé sur les sessions de Division Bell, c'est le chant du cygne de Rick Wright et il est très beau. »
74 000 retweets plus tard et autant de « Mais quoi ??? Mais qu'est-ce ?! », la lumière était faite sur le secret le mieux gardé depuis The Next Day de David Bowie.
Pink Floyd était de retour. Mais le géant, réduit au seul duo David Gilmour-Nick Mason depuis que cette saloperie de crabe a contraint, en 2008, le claviériste Rick Wright d'aller jouer son great gig in the sky, est revenu pour mieux annoncer sa propre fin. Vingt ans après les ultimes sons de cloches de High Hopes. Vingt ans après ce « Forever and ever », dernier vers de ce désormais classique (« The endless river » étant l'avant dernier), dont on avait fini par admettre qu'il ponctuait avec classe la carrière discographique du groupe.
Après quoi, le floydien, comme on appelle communément le fan du groupe, a vu la diode du double live Pulse cesser de clignoter. On savait que du matériel inédit avait été mis de côté, à commencer par le fameux Big Spliff dont Nick Mason devait confirmer l'existence dans sa biographie, Inside Out. Mais à la place, projets solo, best of et autres coffrets de rééditions ont vu le jour.
Les années 2000 ont, par ailleurs, été celles de toutes les émotions : après les espoirs, d'abord grands puis déçus, de la reformation du Live 8 de 2005 avec Roger Waters (moment de grâce hélas sans lendemain), deux tristes nouvelles ont noirci le tableau : les décès de Syd Barrett, l'âme déchue des premières heures du groupe, en 2006, et surtout celui de Wright. L'auteur de Remember a Day emportait dans la tombe tout espoir de retour. Dès lors, Pink Floyd se conjuguerait à l'imparfait. Irrémédiablement. Définitivement.


Voyage dans le temps
Et puis vint le tweet de Samson. Plus tard, dans un communiqué, David Gilmour détaillait le projet : « Nous avons écouté plus de 20 heures de musique sur laquelle nous jouons tous les trois  puis nous avons sélectionné le matériel destiné à ce nouvel album. Au cours de l'an dernier, nous avons ajouté de nouvelles parties, nous en avons réenregistré d'autres et nous avons utilisé les nouvelles techniques de studio pour faire sonner cet album comme un album de Pink Floyd du XXIe siècle. Rick n'étant plus là et comme nous n'aurons plus l'occasion de jouer avec lui, il nous a semblé juste d'intégrer ces morceaux revisités et retravaillés à notre répertoire. »
Le résultat de ce travail d'orfèvre se décline en quatre parties, sobrement intitulées Side 1, 2, 3 et 4. Quatre mouvements instrumentaux, à l'exception de Talkin' Hawkin et Louder Than Words, liés les uns aux autres et d'où ressortent des arômes si souvent humés que la remontée de la rivière nous semble instantanément familière.
Dès les premières secondes de la Side 1 et Things Left Unsaid, on navigue au rythme feutré d'un Shine On You Crazy Diamond de poche à la sauce Division Bell.
Et si l'orgue de Saucerful of Secrets nous sort furtivement de cette douceur (It's What We Do), c'est pour mieux se replonger dans l'ambiance d'un Wish You Were Here puisque s'entremêlent les climats à la fois célestes et oppressants des Shine On et autres Welcome To the Machine avant que Ebb & Flow, au minimalisme digne d'un Cluster One, ne vienne clore cette ouverture qui résonne comme un dialogue musical entre les claviers de Wright et la guitare de Gilmour, les deux complices, les voix de Let There Be More Light, Echoes ou encore de Time, une nouvelle fois réunis par-delà les mondes.
Avec la Side 2, le voyage paisible entre dans une zone de turbulences (Sum). Les claviers se font pesants, comme tout droit sortis d'Another Brick in the Wall part 3. L'entrée en scène des percussions redéfinit l'ambiance générale qui flirte désormais avec les trames tumultueuses d'un One of These Days.
Les éléments se déchaînent, une sorte de On the Run aquatique fait le lien avec ce Skins carrément tribal où l'on retrouve non seulement le Nick Mason de la fameuse Syncopated Pendemonium de A Saucerful of Secrets mais également la slide torturée de The Narrow Way (Ummagumma).


Le cours de l'histoire
Si la Side 1 nous ramenait en 1975, la 2, du moins en partie, remonte plus loin, quelque part entre 1968 et 1973. Après quoi, Unsung annonce l'accalmie. L'orage est passé, le rameur poursuit son périple. Soulagé. Tout ce qu'il voit et entend lui paraît beau. Sans doute trop car si Anisina possède une jolie mélodie, elle n'est pas sans tomber dans la facilité, notamment avec son saxophone futile.
L'orage gronde encore mais au loin, c'est bien la lumière qui pointe. La troisième partie du disque, dominée par Rick Wright, démarre sur une note jazzy (The Lost Art of Conversation et On Noodle Street), passe à l'ambient (Night Light) avant de se muscler avec les deux parties de Allons-Y, réminiscences du Run Like Hell de The Wall. Deux parties dopées au flanger, entrecoupées par le magistral Autumn ‘68, suite (?) du Summer 68 d'Atom Heart Mother, et dont l'orgue aurait été enregistré en juin 1969 au Royal Albert Hall, à Londres.
Talkin' Hawkin' termine la Side 3. Comme sur son aîné Keep Talking, en 1994, le morceau contient un sample vocal du physicien Stephen Hawking. Entre les deux pièces jumelles dans l'esprit, un vers commun : « All we need to do is make sure we keep talking ».
La communication, qui était le thème central de The Division Bell, occupe encore dans The Endless River une large place. Jusque-là, elle était subtile, purement musicale. Mais dans le quatrième et dernier mouvement de l'album, sans doute le plus éthéré (Calling que n'aurait pas renié un compositeur comme James Newton Howard et Eyes to Pearls), au fur et à mesure que le rameur s'approche de son but, elle se fait vocale. Les chœurs de Surfacing à peine estompés, un son nous ramène à nouveau vingt ans en arrière : les fameuses cloches de High Hopes.
Mais cette fois, un arpège cristallin remplace les célèbres notes de piano. Louder Than Words, seule chanson de l'album, évoque la manière dont Polly Samson, auteur du texte, percevait la communication au sein du groupe et en était venue au constat que la musique y était la principale forme d'échange.
« Ce qu'on fait… La somme de nos parties… Le battement de nos cœurs… » C'est sans doute « plus fort que les mots » mais, sans remettre en cause joliesse de la mélodie, High Hopes reste tout de même un point final bien plus chargé de sens.
Mais qu'importe. Loin du format chansons de The Division Bell, Pink Floyd s'est offert avec The Endless River une sortie anticommerciale au possible.
Aussi, qu'il se dirige vers le Royaume des morts, vers les portes de l'aube*, comme cela a été judicieusement souligné ça et là, ou qu'il remonte tout simplement le cours de l'histoire du Floyd, le rameur, et Pink Floyd à travers lui, a atteint son but.
Cette rivière sans fin, au propre comme au figuré puisqu'à l'instar de The Wall, le disque débute et se termine sur les mêmes notes, illustre de fort belle manière ces adieux. The Endless River est un somptueux chant du cygne. Celui d'un des plus grands groupes de l'histoire, si ce n'est le plus grand. Forever and ever.


* Référence à The Piper at the Gates of Dawn, le premier album du groupe sorti en 1967.
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