Et de ses sabots jaillissernt des constellations.

miro

New York

Cette année-là, au cours de sa ronde de nuit, un gardien du Modern Art Muséum  de New York découvrit la disparition du Cheval au galop de Brancusi. Seul le socle était demeuré, moitié bois moitié pierre et, sur celle-ci, gravée,  l’injonction de l’artiste : «  Regardez mes sculptures jusqu’à ce que vous les voyez. »  De fait, le petit bronze poli n’attirait guère les regards et - oubli, négligence ? – il ne figurait même pas au catalogue. Eclipsé par la notoriété de la Maiàstra  ou  l’évidence du Grand coq,  il s’était jusque là laissé oublier dans l’ombre de  l’Oiseau dans l’espace. La police se révéla incapable d’expliquer cette disparition : les systèmes de protection furent vérifiés et l’on étouffa une affaire qui, de toute, façon, n’intéressait personne.

 

 Bucarest  

Cette année-là – cette  même année de la disparition du Cheval de Brancusi et sans doute ce même jour -  les promeneurs du jardin public de Tirgu-Jiu, province d’Olténie, en République Socialiste roumaine, s’étonnèrent d’une étrange sculpture qu’il n’avaient jamais vue jusqu’ici. Elle était comme posée au beau milieu d’un massif de bégonias mais, quand on voulut la soulever, il s’avéra qu’elle était solidement ancrée au sol. La  forme n’en était pas  à proprement parler figurative  et pourtant, quand on leur demanda ce qu’elle représentait, tous les passants sans exception répondirent : un cheval au galop ! Les plus avertis reconnurent la même inspiration qui avait engendré voilà plus d’un demi siècle  La  Porte du baiser, La Table du silence et cette colonne sans fin à laquelle ils ne s’étaient jamais tout à fait habitués, cette flèche rhomboïdale lancée vers le ciel et sur laquelle les nuages venaient crever.

Les Autorités, incapables d’expliquer la présence de la statue et subodorant quelque acte anti patriotique, dépêchèrent des ouvriers qui, armés de pelles et de pioches, parvinrent non sans mal à la desceller, laissant un trou béant au milieu des bégonias. Le lendemain matin, pourtant, elle trônait un peu plus loin, insolente parmi les reines-marguerites, bientôt contemplée et commentée  par des curieux toujours plus nombreux  au fil des heures. A midi, le Pouvoir triomphait à nouveau et rétablissait l’ordre,  aussi bien dans les plates-bandes que dans les allées, laissant un sillage de fleurs saccagées.

Le même scénario se reproduisit les jours suivants, bien que la  sculpture  ait été successivement enfermée dans une salle de la mairie, dans un placard et, enfin, dans un coffre,   qu’elle ait été envoyée à Bucarest, soumise à maints examens et analyses puis, en dernier recours, fondue comme vil plomb. Brisant ses chaînes ou renaissant de ses cendres, le Cheval au galop réapparaissait toujours, au milieu des pétunias, des pensées, des roses ou des géraniums. Chaque fois, les équipes intervenaient et, au bout d’une semaine, le jardin de Tirgu-Jiu ressemblait à un champ de bataille, creusé de tranchées, des brèches ouvertes qui laissaient apparaître les canalisations. Des milices se relayèrent  jour et nuit pour quadriller le terrain, de puissants projecteurs furent installés, signalant à la ville plongée dans l’obscurité, qu’en ce lieu irradiant s’accomplissait des miracles.

Enfin, quand il  parut évident que rien ne viendrait à bout du cheval diabolique, on ferma le parc au public et le nom de l’artiste disparut des manuels scolaires. De ce jour, contre vents et marées, bravant la peur et les interdits, des villes et  des campagnes , des plaines de Moldavie, du delta du Danube et des monts des Carpates  affluèrent des vagues de gens aux épaules voûtées,  venus regarder, toucher et parfois prier le Cheval au galop - bronze poli de Brancusi, 1918. Don anonyme et non daté au  Modern Art Muséum de New York.Johannesburg

 

Johannesburg

Cette année-là, en plein centre de Johannesburg, on vit un étalon noir saillir une jument blanche. Les bêtes se séparèrent dans un hennissement glorieux sans que nul dans la foule songeât à lancer une pierre ou une invective. Les spectateurs regagnèrent leur logis en proie en un désir violent et, dans les heures torrides de l’après midi, des gémissements s’échappèrent des persiennes closes.

 

Kaboul

Cette année-là, au beau milieu du grand Bouzkachi d’Afghanistan, le plus vaillant pur sang du tournoi déclara forfait. Lui qui, jusque là, avait participé aux pires assauts, aux plus rudes engagements, décida tout soudain ne plus répondre aux encouragements, aux éperons et  à la cravache. Quelques instants il demeura immobile, contemplant d’un œil doux ses frères luisants de sueur, certains blessés et portant de longues entailles sanglantes où la poussière s’agglutinait. Les cavaliers, soudés à leur monture,  avaient perdu visage humain. Plus rien n’existait que le tournoi, cette dépouille de bouc puante et déjà déchiquetée que l’un des  tchopendoz brandissait maintenant au-dessus des toques brunes, dans un paroxysme de fureur et de cris. L’étalon, tout à coup, sentit la douleur des éperons qui cisaillaient sa chair, la brûlure de la cravache qui zébrait ses flancs. D’une ruade vigoureuse il jeta bas le cavalier et, fendant la mêlée, les nuages de poussière et les hurlements de la foule enturbannée, il s’élança vers les montagnes.

 

Varsovie

Cette année-là, la Pologne s’éveilla aux accents fougueux d’une Mazurka Cavaliera, œuvre de jeunesse de Chopin et  jusque là considérée comme mineure et essentiellement exploitée par les professeurs de piano pour dégourdir les doigts inexpérimentés. Il avait  suffi qu’à l’occasion d’une fête locale dans une ville de province, un pianiste de second ordre l’exécutât  pour que, le lendemain, le pays entier eût aux lèvres la petite mélodie.

L’enfant Frédéric l’avait composé en ces temps où Varsovie se relevait de ses ruines mais pratiquait encore un art de vivre cosmopolite, mêlant les styles, les races, les costumes et les langues : montreurs d’ours et riches marchands, danseuses maures et jeunes filles auréolées de tresses d’or, soldats russes pleins de morgue et paysans loqueteux. Et toujours, rythmant la vie des places et des rues, ce leit motiv de quatre notes que sifflaient maintenant les ouvriers sur les chantiers, fredonnaient les ménagères dans les interminables files d’attente et chantaient à pleins poumons les écoliers dans les cours.

Une adaptation fut écrite pour les offices religieux et, à leur tour, les églises résonnèrent de la fière cavalcade tandis que les processions s’envolaient  sur les accords guillerets ! La Mazurka Cavaliera prit tous les chemins, s’emballant ici, se retenant là, osant des pirouettes et des cabrioles, piaffant et se cabrant, emportant les foules sur un rythmes de plus en plus syncopé, jusqu’à la chevauchée finale, dans un éclaboussement de notes débridées.

 

Pnom-Pen

Cette année-là et tout un jour, une misérable rosse déambula dans les rues de Pnom-Pen. Une haridelle décharnée, les flancs creusés, la crinière brûlée et qui dégageait un souffle pestilentiel. De son sabot, elle fouillait les décombres puis, tournant vers le ciel ses yeux aveugles, lançait un hennissement  de fin du monde. On dit qu’en écho se lamentaient les femmes et que les enfants lançaient des fleurs sous ses pas. On dit aussi que, effleurés par l’haleine fétide, de jeunes soldats jetèrent leur fusil.

 

Santiago

Cette année-là, un petit troupeau de mustangs noirs s’échappa d’une estancia d’Argentine, sans qu’il fût possible  aux gauchos lancés à ses trousses de le rattraper. Les crinières ondulant au-dessus des champs de blés, il traversa les immenses plaines, effarouchant les moutons et les bœufs qui brisèrent les clôtures des orgueilleuses latifundias et s’égaillèrent dans toute la Pampa.  Poursuivant sa route à travers la Patagonie et la mythique Terre de feu, il parvint au cap Horn et, d’un saut, se posa sur les îles Malouines. D’un autre, il regagna le continent où le martèlement de ses sabots jeta les habitants de Montevideo dans les rues. Sans se laisser tenter par les herbages du Rio grande, l’indomptable troupeau remonta vers le nord, soulevant des nuages de poussière aux abords des cités, investissant les favelas, acclamé par des vieillards faméliques et des enfants lumineux. Remontant le fleuve, il entrevit quelques seringueiros  misérables et des Indiens mélancoliques qui vidaient des canettes de bière. Mais d’Amazones, point.

A Caracas, Haïti, La Havane, Bogota, Quito ou Lima, il croisa les mêmes détresses, les mêmes peuples asservis qui se pressaient le long des routes pour applaudir les fiers petits chevaux noirs. Ceux-ci franchirent enfin la barrière des Hauts Plateaux et, sans ralentir leur course, s’engouffrèrent entre Cordillère et Pacifique.  Des militaires étaient postés le long de l’étroit couloir et ils firent feu, sans toutefois parvenir  à tous les abattre. Les bêtes mortes rejoignirent à la décharge  les cadavres de tous ceux, notables et anonymes, qui avaient en leur temps cru pouvoir faire du Chili une terre de justice et de liberté. Des bêtes rescapées, on ne retrouva pas la trace mais depuis ce jour, dans les taudis de Bahia, les bouges de la Paz ou les cabanes de Port-au-Prince, chaque matin les enfants déposent un peu d’eau et d’avoine sur le seuil.

 

 Riyadh

Cette année-là,  sous un  soleil sans merci, un fier alezan désarçonna le maître qui l’avait contraint. Abandonnant la piste et sans plus se soucier des djellabas immaculées qui s’agitaient dans les tribunes,  il partit vers le désert sous les yoyos des femmes. Il essaima dans chaque oasis de robustes poulains, tous à lui semblables et qui jamais ne se soumirent.

 

 Prague

Cette année-là, un professeur de l’université de Prague découvrit une nouvelle inédite de Kafka. Elle faisait partie des manuscrits secrètement conservés par Dora, sa dernière compagne, et saisis en 1933 par la gestapo. Ce texte, fort court et d’un intérêt littéraire mineur, constitua toutefois un sujet d’étonnement, de réflexion et d’étude pour les critiques. En effet, ces quelques pages se distinguaient singulièrement du reste de l’œuvre de l’écrivain et pouvaient en quelque sorte être considéré comme la version positive de La métamorphose. L’homme, là encore, subissait une transformation mais, au lieu de régresser jusqu’à l’insecte, il grandissait et se muait en un cheval fougueux, prêt à tous les parcours, toutes les luttes et toutes les rencontres. Pour la première fois dans l’œuvre de Kafka, l’individu n’était plus cet être de solitude acculé à l’échec, ce condamné voué au regret mais une force active, une énergie enfin libérée.  

Des recoupements permirent de dater le manuscrit : il avait été écrit en juillet 1920, après la rencontre de Franz et de Milèna Jesenska à Vienne. A son retour à Prague, il lui  écrivait : «  Je pense parfois que si l’on peut mourir de bonheur, c’est à moi que la chose arrivera. Et que si un homme voué à la mort peut rester en vie par bonheur, alors je resterai en vie. » Et plus tard : «  Vous rappelez-vous ce cheval gris qui tirait notre fiacre ? Comme il trottait librement et joyeusement malgré son attelage ! » 

 

Odessa

Cette année-là, en Ukraine, à l’occasion d’une exposition sur l’art des steppes, on vit débouler en plein discours inaugural un escadron multicolore de jeunes hommes en tuniques et bonnets richement brodés, montés à cru sur de puissants  destriers. Les dignitaires assis en rang d’oignons à la tribune n’eurent pas le temps d’esquiver un geste de repli que déjà une volée de flèches transperçait les feutres lustrés, les toques bouclées et les taupés brossés. Le Président qui, dans l’affaire, avait perdu sa dignité et sa moumoute, fit interdiction à la presse de rapporter l’incident et l’exposition dut fermer ses portes. Pourtant, de ce jour, le peuple se reprit de goût pour ses lointains ancêtres scythes  et retrouva la passion  des chevaux, des costumes bigarrés, des arcs et des flèches.

 

Belfast

Cette année-là, en Irlande, un robuste cheval de labour quitta son enclos et partit sur la lande, rameutant derrière lui une marmaille tachée de son. Au rythme des Te deum et d’anciennes ballades celtes, ils traversèrent les campagnes et sans cesse de nouveaux enfants se joignaient à eux : les plus jeunes se juchaient sur le dos généreux de l’animal tandis que les grands garçons taillaient des oriflammes dans les draps mis à sécher sur les haies et que les fillettes tressaient des couronnes de chardons en guise de licol. Aux portes de Belfast, le percheron s’arrêta et la foule  enfantine se resserra autour de lui, portant plus haut ses chants et laissant claquer au vent du soir ses bannières multicolores. Bientôt, des faubourgs, arriva un enfant, puis un autre ,  et d’autres encore  en uniforme de collégien et d’autres presque en haillons et d’autres le front doré sous la mèche blonde et d’autres le teint si pâle et d’autres dans d’épaisses robes de chambre galonnées et d’autres grelottant sous la chemise trop fine et d’autres,  jusqu’à ce qu’il devienne  impossible de les dénombrer. Quand il parut que la ville entière s’était vidée de sa progéniture, le cortège bigarré reprit sa route derrière le cheval empanaché de fleurs rustiques, tandis que les cloches se mettaient   à sonner à la volée.

Le lendemain, les enfants avaient regagné leur couche et l’animal son enclos mais, depuis cette nuit que tous dire avoir rêvée, fleurissent entre les pavés de Belfast des genêts, des ajoncs et des bruyères.

 

Berlin

Cette année-là, sur le mur de Berlin apparurent de petits pochoirs représentant un cheval rouge à la crinière démesurée. En frise, en cercle ou dispersés, ilsoccupèrent bientôt toute la surface, volant la vedette aux graffitis colorés, aux bombages fluorescents, aux inscriptions poétiques, pornographiques ou révolutionnaires. On ne tarda pas à les retrouver sur des badges qui se mirent à  fleurir sur les chemisiers, vestes et manteaux, franchirent le mur et se retrouvèrent épinglés à l’Est, millions de petits chevaux à  crinière démesurée, millions de taches écarlates dans la grisaille de l’hiver.

 

Pékin

Cette année-là, le vieux, le très vieux Wang des bords du Yang Tsé Kiang,retrouva pour sa petite fille Tin la légende du Cheval Délivrance. Cette légende était enfouie au profond de sa mémoire car depuis longtemps le Magique et le Beau étaient formellement prohibés. Le vieillard estima toutefois que, parvenu au bout de son âge, il avait obéi assez longtemps  et que Tin, à son tour, avait le droit de connaître l’histoire qui avait illuminé sa si lointaine enfance

Au printemps, mourut l’ancêtre mais chaque nuit, désormais, l’Immortel Animal réveille de son galop les pierres millénaires de la Grande Muraille et, de ses sabots jaillissent des constellations.

 

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