Et les grenouilles enfanteront des éléphants

Magali Gasnault

« Je suis l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin »


 Voilà un bon quart d'heure qu'il l'observait depuis son comptoir. Tapi, presque en embuscade, Hilarion Pompougnac ne la quittait pas d'un poil. Il faisait mine de scruter l'écran de son ordinateur, donnant l'impression de mettre à jour ses dernières commandes. Il attrapa vivement un stylo noir. Il venait de se souvenir qu'il devait remplir la fiche d'évaluation de compétences de la stagiaire, venue dans sa boutique, il y avait une quinzaine de jours. Très dynamique, cette jeune fille. Hilarion releva la tête. Il chassa s'un mouvement brusque la mèche qui lui tombait sur le front. Bientôt 18h30. C'était une cliente comme une autre. C'est ce qu'il se répétait mentalement. La quarantaine un peu tassée. A force de l ‘observer, une image s'imposa à son esprit ; elle ressemblait tout à la fois à une marquise hautaine, manipulatrice, style Mme de Merteuil et à un professeur acerbe, rigide, façon Dolorès Ombrage. Il secoua à nouveau la tête pour chasser ces images. Balivernes ! Elle était juste à la recherche du livre qui attirerait son attention. Pour un cadeau ou pour elle-même. Ce qui l'agaçait, c'est qu'elle mettait le bazar dans son savant agencement de bouquins. Tiens, elle s'empare du roman La Conjuration des imbéciles, observe la jaquette, plisse le front, lit la quatrième de couverture et le repose au petit bonheur la chance. En plein milieu des Harry Potter ! Maintenant, elle attrape Complètement cramé de Gilles Legardinier pour finalement le laisser choir parmi les Agatha Christie. Il fallait reconnaître que cette femme avait le chic pour repérer les romans aux titres évocateurs. Pour être cramée, elle l'était aux yeux d'Hilarion. Et imbécile, sans aucun doute. N'y tenant plus, Hilarion se leva. Ou plus exactement, il déplia sa longue silhouette. Il colla sur son visage un sourire en toc et se dirigea vers la perturbatrice d'un pas de félin.

« Je peux vous aider, peut-être ? » demanda-t-il poliment.

Sans lever le visage vers le libraire, et tout en scrutant la première de couverture du roman La douce empoisonneuse d'Arto Pasaalina, la cliente murmura :

- Auriez-vous quelque part, l'essai de Philippine d'Arc, Souvenez-vous, c'était si bien ! J'ai eu beau faire le tour de votre librairie, pas trouvé. 

Hilarion Pompougnac crispa ses mâchoires tout en réussissant à conserver son abominable sourire. Deux bosses apparaissaient rendant son visage encore plus anguleux. Cela doit me faire une drôle de tronche, se dit-il. Gardons notre calme, après tout, le client est roi, ou presque, s'ajouta-t-il à lui-même. Il allait devoir faire preuve d'une patience exemplaire pour expliquer à sa charmante cliente que ce livre, et bien oui, il n'en possédait aucun exemplaire. Il refusait tout bonnement de vendre ce prétendu pamphlet, ce catalogue de pseudo vérité sur un pouvoir fort, cette litanie à propos d'un passé idéalisé. Le plus simple était d'élider la question.

« Je vois que vous êtes amatrice de lecture forte, de critiques acerbes délivrants des polémiques bien senties. Aussi je vous conseillerai la lecture des Châtiments de Victor Hugo ou encore, plus actuel, les 50 ans de dessins du Canard Enchaîné ? »

L'interlocutrice d'Hilarion lui planta un regard assassin. Elle avait très bien perçu le ton fielleux du libraire. Il  la prenait pour une pintade arriérée mais cela ne sa passerait pas ainsi !

-  Monsieur, vous savez aussi bien que moi que l'essai de Philippine d'Arc se vend comme des petits pains. Au dernier Salon du livre de Brive, elle a fait un carton. Pourquoi ? s'échauffa-t-elle. Elle écrit ce que tout le monde désire savoir, ce que tout bon Français est impatient de savoir. Notre époque décadente a besoin d'une telle plume.

- Je ne vends pas ce genre de livre, bougonna Hilarion au bord de la rupture d'anévrisme. On peut être commerçant et avoir des principes.

- Grand bien vous fasse ! Ce ne sont pas les librairies qui manquent ! »

Elle pivota d'un mouvement sec faisant crisser ses talons sur le plancher lustré. Le bruit fit grimacer Hilarion. Mais pourquoi cette folle était passée par la Place Rouaix. Pourquoi avait-elle choisi sa librairie pour déverser sa bile, pour étaler sin étroitesse d'esprit. Jamais, non, jamais ! Jamais, il ne vendrait la prose réductrice de Philippine d'Arc. Son crédo était d'une simplicité affligeante : avant, c'était mieux. Avant, on avait le sens des valeurs, avant, du temps où l'ordre moral régnait.

La porte d'entrée avait claqué, la cliente avait désormais disparu, laissant derrière elle, les effluves d'un parfum délicat. Hilarion s'avança en direction de la porte. Il remarqua qu'elle était très légèrement entrebâillée. L'air froid s'infiltra. Le libraire soupira. Cette mégère venait de lui pourrir cette journée du 31 Octobre. Il ouvrit plus grand la porte vitrée et se cala contre le chambranle. Il ferma les yeux.

La journée avait pourtant si bien commencé. Comme tous les matins, après une douche vivifiante, un café bien noir, un petit tour sur le site de Médiapart, la lecture d'un poème du recueil Les Contemplations, Hilarion quittait son appartement deux pièces perché au-dessus du Monoprix, au 39 rue Alsace Lorraine. Même s'il n'ouvrait sa librairie qu'à 9h30, même s'il ne lui fallait que sept minutes pour atteindre la place Rouaix, Hilarion aimait arpenter le bitume de bonne heure. Il goûtait le réveil de cette rue devenue entièrement piétonne. Il accomplissait son petit rituel : acheter une chocolatine sortie du four, la déguster devant un succulent ristretto concocté par Guido, son ami torréfacteur. Hilarion sa laissait envelopper par les arômes de café grillé, le flot de paroles de Guido dissertant sue l'art de la torréfaction. Ce Vénitien installé à l'angle de la rue Alsace Lorraine et de la rue de Metz était toujours d'un enthousiasme communicatif. Et quand il lui arrivait, parfois, de se plaindre, comme ce matin : « Hilarion, encore deux tasses qui m'ont été volées ! », il gardait le sourire. Et  Hilarion souriait aussi. Il quittait Guido, non sans avoir lancé un habituel « Arrivederci ! ». Il se promettait une fois de plus d'aller passer quelques jours à Venise, promesse qu'il se faisait à chaque fois qu'il sortait du magasin de Guido, I Due Dogi.

Plus que deux cents mètres. Il apercevait déjà la fontaine trônant au centre de la place Rouaix. Deux filets d'eau s'écoulaient dans le bassin en pierre auprès duquel un homme aux cheveux hirsutes, vêtu de noir, avait élu domicile depuis une bonne semaine. Du matin au soir, sans s'interrompre, ou si peu, l'individu alpaguait les passants en leur hurlant : « Je suis l'alpha et l'oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin », « Voici il vient au milieu des nuées, et tout œil le verra. » ou « C'était un grand dragon rouge feu. Il avait sept têtes et dix cornes. » Hilarion avait dans un premier temps trouvé la situation assez cocasse. Entendre ainsi l'homme débiter des passages de l'Apocalypse de Jean tel un prédicateur échappé du Moyen Age, voir les mines effarées des passants qui quasiment sursautaient au son des accents frénétiques de l'hurluberlu, l'amusait. Cependant, quand Hilarion avait constaté que le prédicateur demeurait jour après jour près de la fontaine derrière laquelle se nichait sa librairie, l'énervement avait supplanté l'amusement.

Après avoir lancé un regard torve à Apocalypse man, Hilarion avait relevé le rideau de fer qui fermait la porte d'entrée de sa boutique. Il avait franchi le seuil de La Petite Marchande de Prose en poussant un léger soupir de satisfaction. Voilà, il était dans son royaume, là où il se sentait à l'abri, invincible. Il avait machinalement allumé son ordinateur, jeté un coup d'œil à ses commandes en cours, à ses mails professionnels et c'était parti ! Une nouvelle journée s'était offerte à lui.

«  Une journée de plus, une journée de moins, » se dit-il en rouvrant les yeux. Une petite pluie fine crachotait, Hilarion se rendit compte qu'il frissonnait. Inutile de tomber malade ! Et inutile aussi de se laisser perturber par une Merteuil de seconde zone ou par le prédicateur de l'an 2000 s'époumonant à répéter : « Et les grenouilles enfanteront des éléphants ! »

Il revint à l'intérieur de sa librairie, attrapa son manteau, son écharpe, ses clés et s'échappa direction rue des Filatiers. Une soudaine envie de poissons crus l'avait saisi. Hilarion se voyait déjà savourant en guise d'apéritif les délicieux sushis de son ami Akira  Vô Tham tout en visionnant un film de Stanley Kubrick, Docteur Folamour, par exemple. Alors qu'il poussait vigoureusement la porte de l'échoppe, il se souvint qu'il ne pourrait régler son achat par carte bancaire. Pour une raison qu'Hilarion avait du mal à comprendre, Akira n'acceptait que les paiements en espèce ou en chèque. Or Hilarion avait oublié son chéquier chez lui. « Je reviens ! »cria-t-il à Akira et il exécuta un demi-tour à cause duquel il faillit emboutir une jeune étudiante s'engouffrant elle aussi dans Le Dragon rêveur.

A toute allure, il engloutit la rue des Filatiers. Il atteignit la Place Esquirol où il savait qu'il trouverait un distributeur de billets qui le sauverait. Bingo ! Coincée entre un bureau de tabac et une pharmacie dont la croix verte clignotait de façon aléatoire, l'agence du Crédit Lyonnais lui tendait les bras. Hilarion se plaça derrière un papa qui avait forte affaire avec sa progéniture gesticulant et braillant. Déguisé en zombie plus vrai que nature, l'enfant faisait mine de vouloir mordre les personnes sortants de la pharmacie. « C'est vrai, pensa Hilarion, c'est Halloween. Monstres et farfadets vont pouvoir avaler des tonnes de bonbons. Moi, je vais carburer aux sushis. » Le temps que le père de famille eut récupéré argent, carte bancaire et marmot, Hilarion se retourna machinalement. L'espace d'une demi-seconde, il crut distinguer, adossé contre un abribus, le prédicateur. «  Bizarre, marmonna le libraire tout en se munissant de sa carte Visa. Vraiment bizarre. » Songeur, il tendit son bras droit, inséra la carte dans la fente. Il avait naïvement cru qu'Apocalypse man s'était enraciné place Rouaix. « Au diable, ce prêcheur des quatre jeudis ! s dit Hilarion. Pour la peine, je vais m'offrit un bon saké, une de ces bouteilles qu'Akira cache dans son arrière-boutique. »

Toulouse vrombissait de mille et un bruits : discussions éparses, véhicules freinants, accélérants, piétons traversants la rue de Metz. Les feux tricolores se reflétaient dans les vitrines des magasins, coloraient l'obscurité de cette fin d'octobre. Hilarion pianota avec maestria son code confidentiel : « Je vais retirer 50 euros. » Et il enfonça la touche verte. Se tenant prêt à réceptionner les billets, Hilarion fut surpris de ne plus rien y voir ! L'écran du distributeur s'était totalement éteint et un noir d'encre avait dégringolé sur la place Esquirol, la rue de Metz, les rues adjacentes.

Une bourrade dans le dos le déstabilisa.  Avant même qu'il eût le temps de se ressaisir, il sentit une main agripper son bras gauche, s'y enrouler mode anaconda. Une voix rauque, masculine, lui souffla : « Pas une seconde à perdre ! On y va ! » Et le voilà en train de détaler comme un lapin, tracté par un homme dont il ne distinguait pas les traits. Tout en courant vers la rue Alsace Lorraine, il entendait les rugissements anarchiques de nombreux klaxons, les cris des automobilistes : « Qu'est-ce qui passe ? », « Tu vas la pousser ta charrette ! », «  Bon sang ! Quel souk ! ». Le centre-ville prenait des allures de western. Hilarion eut soudain le sentiment de se retrouver au cœur de Marrakech. Il y avait passé quelques jours en Septembre et il se souvenait encore de la difficulté qui avait été la sienne pour traverser les rues encombrées de mobylettes sauvages, de taxis bien trop véloces, d'autocars monstrueux. Sa course venait de prendre fin. Devant le Monoprix. Au 39 de la rue Alsace Lorraine. « Mais, c'est chez moi !lança Hilarion. C'est quoi, cette limonade ? » « Discute pas et monte ! » répondit l'inconnu qui poussa sans ménagement le pauvre libraire dans l'étroite cage d'escalier.

Le craquement des marches en bois résonnait de manière sinistre. Malgré l'obscurité, les deux hommes atteignirent le deux pièces. A trois reprises, Hilarion se trompa de clé. Distinguer dans le noir, entre celle de la cave, celle de sa librairie et celle de sa petite maison dans le Lot, la bonne clé, représentait un sacré défi. D'autant plus qu'il percevait l'énervement de son…Comment le qualifier, d'ailleurs ? A tâtons, ils avaient enfin pu pénétrer à l'intérieur de l'appartement. « Merde ! » grommela l'inconnu qui venait de heurter la bibliothèque se trouvant dans le couloir d'entrée. Un gros livre lui était tombé sur la tête. « Sûrement Guerre et Paix ! » pensa Hilarion.

Mains en avant, tel un aveugle sans son chien, Hilarion se dirigea vers sa petite chambre où il savait trouver une lampe de poche. L'inconnu ne le lâchait pas d'une semelle. Le libraire sentait son souffle court contre sa nuque. « Un peu trop près ! Tu vas voir, mon coco ! » pensa Pompougnac. Attrapant la lampe de poche, il dirigea le faisceau lumineux sur les yeux du mystérieux énergumène en criant : «  Non mais, c'est quoi ces manières ? Pourquoi vous me collez ainsi ? » Et alors qu'Hilarion allait hurler : «  Mon p'tit bonhomme, vous êtes qui d'ailleurs ? », l'homme, d'un geste brusque, fit valdinguer la lampe de poche.

« Ne sortez pas de chez vous ! ordonna l'inconnu. Fermez bien derrière vous et ne laissez rentrer personne. A part moi. Je reviens demain.

- Comment je saurai que c'est vous ?

- Je frapperai deux fois à votre porte et je glisserai un papier sur lequel sera écrit cette phrase. »

L'inconnu murmura quelques mots à l'oreille du libraire qui, de surprise, se laissa choir sur son lit. Les ressorts du sommier grincèrent. Pompougnac semblait tétanisé et répétait doucement les paroles soufflées à son oreille : « Et les grenouilles enfanteront des éléphants. »

 

Le sommeil s'était longtemps refusé au pauvre Hilarion. Quelque soit la position adoptée, sur le côté droit, la tête enfoncée dans l'oreiller, sur le dos, le libraire n'arrivait pas à s'endormir. Son cerveau bouillonnait, ses pensées s'entrechoquaient brutalement. Ce ne fut que lorsque les premières lueurs du jour apparurent qu'il piqua enfin du nez. Aussi, quand une voix de fausset lui vociféra : « Pompougnac Hilarion ! Debout ! », Hilarion se contenta de grogner tout en tirant la couverture sur son visage. C'était si bon de dormir. Il devait rêver. Deux claques bien senties l'obligèrent à ouvrir les yeux. Un homme, plutôt jeune, le tira hors du lit brandissant une carte dont l'angle supérieur était barré de trois couleurs.

« M. Pompougnac, je suis le lieutenant Fazzoletti. Vous devez nous suivre ! »

Toute discussion était de manière impossible. L'acolyte du lieutenant avait de sa grosse paluche broyé l'épaule du libraire et l'avait propulsé direction la petite cage d'escaliers. Cage d'escaliers qu'ils avaient dévalée.

A peine le temps de penser «  c ‘est quoi ce délire ? » que Pompougnac, le lieutenant Fazzoletti, son collègue slalomaient, à bord d'une voiture, entre les véhicules abandonnés sur la chaussée.

« C'est votre carte bleue qui nous a permis de vous retrouver, lâcha le lieutenant en se retournant vers Hilarion. Je ne vous dirai pas comment mais il vaut mieux pour vous que ce soit nous qui vous ayons localisé. »

La voiture freina brutalement et s'arrêta au pied de l'Hôtel de Police. Le canal du midi miroitait, indifférent à l'ambiance sordide qui enveloppait les trois hommes. Hilarion ne régit pas au propos du policier. Il était encore sous le coup de ce qu'il avait vu durant le court trajet qui les avait menés de la rue Alsace Lorraine au boulevard de l'Embouchure : des magasins pillés, des vitrines brisées, des groupes d'individus braillants, menaçants.

« En l'espace d'une nuit, M. Pompougnac, le chaos a fondu sur la ville ! Mais pas que ! Tout cela à cause de vous ! confia le lieutenant Fazzoletti. Un café ? »

Sans attendre la réponse du libraire, il lui tendit une tasse fumante tout en lui faisant signe de s'installer sur la chaise que son collègue poussait d'un coup de pied énergique.

« Merci Arnaud dit Fazzoletti à son collègue. Avec votre carte bleue, Pompougnac, vous avez bousillé notre système informatique. Vous êtes à l'origine d'un bug sans précédent ! Plus d'électricité ! Les systèmes de sécurité, à plat ! Les borne wifi, cuites ! Internet, évanoui ! Et tout cela dans l'ensemble du territoire ! Maintenant, à table, monsieur le libraire - terroriste ! »

Le lieutenant avait jeté l'accusation d'une voix douce mais ferme. Pompougnac se contentait de murmurer, entre deux gorgées de café, que c'était à cause des sushis, qu'il ne comprenait pas.

« J'y suis pour rien, articula Hilarion en posant la tasse sur le bureau du lieutenant. C'est une malheureuse coïncidence. D'ailleurs, imaginez, lieutenant, que tout cela soit arrivé à cause d'une autre carte bancaire, la vôtre par exemple ? Ou celle de votre collègue ? Ou de je ne sais qui ? Après tout, c'est une piste à creuser.

- Avec quoi, Sherlock ? Les ordinateurs sont inutilisables. Comme déco, on a trouvé mieux !

- Evitez de jouer au petit malin, susurra Arnaud de sa voix de baryton. Depuis tôt ce matin, des tracts circulent. A l'ancienne. Et vous en êtes l'inspirateur. »

D'un geste sec, le lieutenant Arnaud Morel jeta sur les genoux du libraire deux rectangles de papier. Le premier était bordé d'un liseré bleu blanc rouge avec au centre une francisque ; le second attirait le regard par son cadre bleu à l'intérieur duquel jaillissaient en noir les lettres NNS.

- Voulez-vous que j'éclaire votre lanterne, M. Pompougnac ?  demanda le lieutenant Fazzoletti. Pour les Philippiques, vous n'appartenez pas à la société qu'ils veulent ériger.

- Les Philippiques, c'est quoi  ça ?

- Un nouveau part dont le livre de chevet, la référence est Souvenez-vous, c'était si bien !

- Ah oui ! Le torchon de Philippine d'Arc, cracha Hilarion entre ses dents.

- Leur signe de ralliement est la francisque, continua Fazzoletti imperturbable. Leur mot d'ordre : éliminer ceux qui ne partagent pas leurs idées, rétablir l'ordre, la patrie et j'en passe. Voilà pourquoi votre patronyme apparaît sur ce tract avec d'autres noms d'ennemis du peuple.

- Quant aux NNS, poursuivit le lieutenant Morel, ils prônent le retour à la nature. NNS signifie Néo Sapiens Sapiens, un ordre nouveau aussi mais basé sur le rejet de la technologie, sur le partage des compétences, des savoirs. Pour eux, vous êtes le nouveau  Messie. Grâce au bug que vous avez causé.

Quant on sait comment a fini Jésus, merci bien, très peu pour moi. Je n'ai ni l'âme d'un sauveur, ni d ‘un martyr », affirma le libraire en fixant les deux policiers.

 

Et merde ! Le libraire vient de se faire serrer. Il est méchamment encadré par deux gusses. Bordel ! Ils l'embarquent dans une voiture de flics. Moi le prédicateur, j'ai même pas été capable de me pointer avant les poulets ! Il faut absolument que je tire mon Hilarion des griffes de ces deux pieds-nickelés. Et aussi des Philippiques, ces réducteurs de pensées ! Tiens, j'en aperçois trois péquenots, près de la boutique I Due Dogi. Ils arborent fièrement un brassard orné d'une francisque. Pour une raison qui m'échappe, ils ont ravagé la boutique et secoue sans ménagement le pauvre commerçant. Ils me donnent la nausée, ces pantins ! Personne n'a voulu m'écouter quand je m'époumonais à répéter « Et les grenouilles enfanteront des éléphants ! » Elles coassent les grenouilles, elles répètent leur litanie, elles se regroupent, elles suintent la peur, le rejet et voilà, elles créent des troupeaux de décérébrés, d'avachis du bulbe. Personne n'a compris, personne n'a voulu voir ! J'ai voulu protéger le libraire tout simplement en m'installant devant son magasin. Prédicateur et ange gardien. Et quand j'ai vu, hier, entrer la vieille rombière, j'ai frémi. Car sur le revers du col de son manteau était épinglée une petite francisque en argent. Je sais où je dois me rendre. Chez les NNS.

 

 

La neige a enveloppé boulevards, rues, places. Je remonte le col de mon manteau. Dans quelques minutes, nous allons déménager. Comme  nous le faisons chaque nuit, depuis maintenant trois mois. Nous jouons un dangereux jeu de cache-cache. Contre les Philippiques. Même si leurs sbires ont raté leur coup d'état, le pays est à feu et à sang, sans gouvernement stable, sans électricité, sans technologie. Mes amis Néo Sapiens Sapiens veulent croire que de ce chaos naîtra une nouvelle ère, que les Philippiques, on les pulvérisera. Comme je regrette tellement ma librairie. Enfin, je dois avouer que je leur dois malgré tout une fière chandelle.

- Dans deux minutes, départ pour l'Hôtel Dieu, me murmure le Prédicateur, tiens-toi prêt. 

En fait, c'est surtout à Apocalypse man que je dois tout. C'est lui qui a averti les NNS, c'est avec lui qu'ils ont orchestré mon évasion. Et surtout, c'est lui qui m'a expliqué comment j'avais été à l'origine du Bug : «  A peine sortie de ta librairie, la vieille rombière a jeté dans la première poubelle venue, une paire de gants translucides. Pourquoi ? Une très légère poudre les recouvrait. Et cette poudre, elle l'a répandue sur les livres qu'elle a manipulés sous ton nez ; c'est bien que tu m'as dit ? » Et j'ai remis les livres à  leur place, et j'ai pris ma carte bleue, et j'ai déposé cette foutue poudre sur ma CB et j'ai mis hors service le pays. Cheval de Troie involontaire. Mais les Philippiques n'auront pas le dernier mot. Ils ont beau étouffer la pensée, brûlés les livres étiquetés immoraux, détruire les musiques décrétées antipatriotiques, ils ne passeront pas !

 

 

Et tout ça, pour des sushis……………

 

 

Signaler ce texte