Et puis la nuit vient : Nox.
poulet
Fuir.
Il fit ce qu'il avait toujours voulu faire. Il fuit ce qu'il avait toujours redouté de vivre. Il regarda une dernière fois en arrière. Ses yeux se posèrent sur sa chambre une dernière fois. Sa chambre. Un bureau d'un bleu passé, un lit d'un vert sombre et une grande armoire collée contre le mur devenu théâtre des ombres. Le vent doux s'engouffrait par la fenêtre, caressait doucement les objets qui restaient là, immobiles. Tandis qu'elles, elles volaient.
Voler.
Voler, transportées par le vent. Ce n'étaient que des feuilles, des simples copies rectangulaires. Des cours s'y imposaient, suivant les lignes tant bien que mal. C'était ce qu'il s'était toujours efforcé de faire. Suivre les lignes, lui aussi. Les lettres s’enchaînaient, puis les mots. Et le vent les faisait voler. Tourbillonner. Se reposer. Lui aussi, voulait s'envoler, tourbillonner. Sans repos, sans relâche. Jusqu'à l'épuisement, jusqu'à ce qu'il n'existe plus. Les phrases étaient là, sur ces lignes tortionnaires qui tachaient les feuilles de violet, comme un bleu tâche un bras. Comme le bleu tâchait son bras.
Suivre.
Suivre la ligne, il n'en pouvait plus. Il rêvait de liberté. Il ne voulait pas de la liberté qu'il lisait, il n'en pouvait plus. A quoi bon rêver de ce qu'on n'a pas ? Peut-être rêvait-il trop. Les rêves se font la nuit, la liberté se rêve la nuit. Peut-être était-ce pour ça qu'il voulait vivre son rêve de liberté cette nuit-là. Pour qu'il devienne réel. Pour qu'il s'échappe de sa tête, pour qu'il s'échappe de ses feuilles, de ses cours. Pour qu'il s'échappe de la réalité et qu'il puisse apprendre à rêver d'elle.
Laisser.
Laisser une feuille. Juste une feuille et quelques mots. Juste quelques mots, alors qu'il voulait dire tellement plus. Mais sur la feuille, il disaient qu'il partait. Qu'il rêvait de liberté. Qu'il ne voulait plus subir. Subir les reproches. Les insultes. Les reproches insensés dont l'accablent les personnes sans cœur . On lui reprochait de se laisser faire. Il regarda le vent, ferma les yeux, et posa son stylo sur la feuille. Sinon, le vent l'aurait emportée. Et il se laisserait emporter.
Partir.
Partir était plus facile qu'il ne l'aurait pensé. Il était prêt. L'air ondulait autour de lui quand il s'approcha de la fenêtre. Il la regarda un instant. Il s'y glisserait, et s'enfoncerait dans la nuit. S'enfoncerait dans le rêve. La lune brillait au loin. Un nuage passa. Il sortit de sa poche un petit objet qui lui était cher. Un simple porte-clé, un simple symbole. Un lien. Qu'il serra au fond de sa main. Pour ne pas oublier. Pour ne pas les oublier. Il ouvrit ses yeux, deux grands yeux bleus. Il ouvrit ses mains. Deux petites mains trapues. Et il le laissa tomber. Il rebondit sur le sol dans un tintement métallique. Il éteignit la lumière. La lune, dehors, lui montrerait le chemin.
Attendre.
Attendre un simple moment, pour profiter de ce qu'il était, appréhender ce qu'il sera. Il s'assit sur le rebord de la fenêtre, ses cheveux blonds bougeant à peine avec le vent. Au fond de lui, un grand tumulte le secouait. Peut-être était-il temps de changer d'avis. De se laisser avoir, de se laisser faire. Peut-être devait-il se retourner, se trouver pathétique, s'endormir, se réveiller, frotter ses grands yeux et son grand nez, esquisser un sourire et puis croiser les bras. Peut-être devait-il se mettre des brides, aller dans le sens du vent, écrire sur les lignes. Peut-être devait-il oublier qui il était pendant un instant et s'effacer. D'un coup de gomme. Comme on gomme une erreur, un trait qui a dépassé.
Dessiner.
Dessiner quelques mots, dessiner quelques pensées. Il aurait pu le faire. Dessiner un avenir qui lui aurait été tout tracé. Rester dans les limites, ne pas colorier à côté. Rester neutre, rester blanc, rester simplement un autre trait de crayon. Un trait de crayon comme tous les autres. Lui ne voulait pas de ça. Il voulait être rouge, être jaune, être vert. Aller vers. Aller vers les autres en restant aussi unique. Aussi vert. Quelques fois, il déteignait sur les autres. De ces Autres là, il ne voulait garder qu'une lettre et en faire des Amis. Qui avaient en eux une part de couleur dans un monde qui pour eux était trop noir, trop blanc. Trop gris. Des fois, il s'amusait à être en noir et blanc. Mais d'autres fois, ce n'était plus un jeu. C'était une contrainte qu'il s'imposait pour que les gens comprennent qu'être coloré, c'est juste vouloir vivre. C'est juste se sentir en relief. Avoir des creux, des bosses. Peut-être trop. Peut-être pas assez. Mais c'est ne pas se sentir tout lisse. C'est se sentir quelqu'un. Et ne plus faire partie des autres.
Sentir.
Sentir. Sentir le vent contre sa peau. Il lui faisait face. Il faisait face à la lune. Face à ce qu'il deviendrait, face à son avenir. Face à la pente douce qui menait à la rue. Face aux lumières oranges, aux ombres marrons et aux lumières rouges et jaunes des voitures qui scintillaient au loin. Le vent lui apportait des odeurs et des saveurs marines. La mer était là. Proche. Elle se fracassait sur les rochers. Un jour, il serait une vague. Il saurait secouer la mer dont il faisait partie, et puis se détacher doucement d'elle. Le vent lui apportait des bruits sourds et un roulement continu. Le vrombissement monotone d'une voiture en crescendo puis décrescendo. Une musique douce semblait s'échapper d'une maison voisine, et un chat miaulait de temps à autre. Ces bruits et ces odeurs l'attiraient. C'était une invitation, une invitation à partir. Une invitation au voyage. Le vent lui apportait tout ça. Mais le vent le repoussait. Le forçait à rester là, assis près de la lune, sur la fenêtre, faisant dos à des feuilles qui volaient.
Sauter.
Sauter dans le vide. Sauter dans le vent. Il sauta. Le pied droit en avant, comme s'il ne s'agissait que d'une marelle. Le vent fouettait ses oreilles, compressait son cœur, stoppa sa respiration. Il s'envolait, finalement. Il n'était plus vraiment humain. Il était un oiseau vert, un oiseau incapable de respirer, qui s'écartait des lignes et se rapprochait de la lune. Il atterrit sur le sol avec fracas. Avec dureté. La ligne était-elle un cocon qu'il était dur de quitter ? Sûrement. Mais il avait sauté. Vers la lune. Loin des lignes, des mots, des phrases. Vers les étoiles qui brillaient soudainement dans le ciel. Qu'il vit en ouvrant les yeux. Pour la première fois, depuis son saut. Depuis sa chute. Depuis qu'il avait décidé de changer ce qu'il était.
Marcher.
Marcher le long de la route. C'était dur. Il n'avait pas l'habitude d'avoir aussi mal. Mal comme jamais. Mal à la jambe, mal au dos. Mal au cœur, mal à l'âme. Un mal qui lui faisait du bien, un ma qui n'était qu'un soulagement qui peinait à sortir. Et qui coula dans le creux de ses joues. Il continua de marcher. De marcher tant bien que mal, son œil bleu tourné vers quelque chose qu'il ne connaissait pas. Qu'il ne connaissait plus.
Regarder.
Regarder la beauté. Admirer de ses yeux bleus un paysage peu commun, un paysage qu'il n'avait pas l'habitude de voir. Une émotion nouvelle naquit en lui. Une boule, près de sa gorge, qui lui serrait le torse. Une émotion qui tournait comme une feuille sans lignes. Les ombres, autour de lui, dansaient. Elles s’étalaient sur les murs, bruissaient avec le vent, cachaient le sol à ses pieds. C'était plus que des ombres. C'étaient des lignes, elles aussi. Des lignes libres. Des lignes uniques qui se mouvaient avec grâce, agitées par le vent. Des lignes qui erraient dans la nuit. Qui dansaient dans la nuit. Des lignes qui cherchaient la lumière pour s'en nourrir et vivre avec elle. Il regardait les lumières oranges, les contre-jours provoqués par les feux des voitures, les silhouettes qui se découpaient dans le papier de la nuit.
S'arrêter.
S'arrêter un instant, les mains dans les poches, le cœur dans les yeux, son âme sur les lèvres. Il murmurait timidement, afin de pas réveiller ceux qui dormaient. Il murmura ce qu'il voulait au vent qui faisait onduler les feuilles. Il s'arrêta, s'assit, et murmura. Il dit tout bas ce qu'il pensait au plus profond de lui-même. Il raconta à la lune ce qui lui était arrivé, et la lune lâcha une larme. Il raconta aux nuages pourquoi il était là, et le nuage lâcha une larme. Et l'arbre pleura à son tour. Et les larmes le trempèrent jusqu'à l'os. Jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus de parler, jusqu'à ce qu'il sente que la pression qu'il avait en lui s’apaise. Il voulait s'allonger là, sur le bord de la route, sur le peu d'herbe qu'il avait trouvé, et s'endormir. Se laisser bercer par le roulement de la mer, par le clapotis de la pluie, par le vrombissement des voitures. Par le fil clair de ses pensées. Il se sentait apaisé. Calme. Reposé. Il ferma les yeux.
Reprendre.
Reprendre son chemin, la route, longer à nouveau ces arbres bruissant, ces lumières mouvantes, ces ombres qui dansaient à ses côtés. Son grand nez tourné vers le ciel, un sourire heureux traversant son visage, il se sentait bien. Il avait les mains dans ses poches pour se réchauffer, et marchait d'un pas marqué. Le bruit de la mer s’intensifiait à mesure qu'il s'en approchait. C'était la première fois qu'il s'en approchait, la nuit.
Écouter.
Écouter le son de la lune. En fermant les yeux. Doucement. Il l'entendait. Distinctement. Un tintement métallique mêlé à un souffle continu, une corde soupirante pincée comme s'il s'agissait de caresser la nuit sans qu'elle ne le sente. Il sourit à nouveau, heureux d'avoir pu sortir et d'avoir entendu la lune. Les étoiles chantaient. La grande ourse chantait haut, clair. Comme une petite goutte de gel, en bas d'un stalactite. D'une voix engourdie par l'hiver. Puis, la constellation de la Vierge s'installe sur la voix de la Grande Ourse, un ton en dessous. Un souffle de vent continu. Le Cancer accompagne la Vierge, feuilles mortes qui dansent avec le vent. Et le Centaure est là, puissante basse, et les étoiles chantes, soutenues par de gros flocons qui tombent, qui tourbillonnent. La nuit se pare de couleurs glacées. Il fait sortir de sa bouche un souffle opaque. Et continue son chemin.
Tourner.
Tourner le nez en l'air. Tourner son nez vers la lumière, celle qui tourne. Il marche, et tourne peu à peu sur lui. Au fond de son regard, le fond bleu nuit est couvert de lumières qui l'éblouissent un peu. Des étoiles. Qui s'animent. Qui deviennent des perles, au creux de sa main. Qu'il partage avec la lune. Qu'il fait danser du bout de ses doigts, qu'il lance. Et il tourne avec elles. Leur chant est entraînant, et bien qu'il ait l'air triste, il ne peut s'empêcher de rire. Parce qu'il tourne, seul, sur une route, la nuit. Et que cette nuit n'est pas comme il l'imaginait. Pour lui, la nuit était sombre, dangereuse. Silencieuse. Figée. La nuit était un murmure continue qui ne s'arrête qu'au matin. Mais la nuit tourne. Elle danse avec les lumières et les ombres, avec les bruits et les odeurs. Elle s'installe dans le vent, et fait bruisser les feuilles. Elle joue. Elle rit d'un rire cristallin, d'un rire qui ne lui ressemble pas. Les apparences sont parfois trompeuses. Il le sait.
Trembler.
Trembler d'un coup. Il n'a pas peur, pourtant. Il n'a pas l'impression d'avoir froid. Il se sent bien, mais il tremble. Comme un dément, comme une feuille accrochée à un arbre mais secouée par le vent. Il tremble comme la mer tremble devant la Lune, et comme la lune tremble devant le soleil. Comme le soleil tremble devant le temps. Il tremble, là, face au Temps, et se regarde trembler. Il ne se sent pas plus inquiet que ça. Il se dit que c'est normal. Que c'est la nuit qui fait ça.Mais il tremble, encore. Il entend la mer, bien distinctement, et, au loin, il voit les lumières des îles qui se reflètent sur l'eau qui tremble. Elle aussi.
S'asseoir.
S'asseoir sur un rebord de pierre, là, face à l'océan de ténèbres, face aux petites lumières tremblotantes. Il se sent malheureux, en fait. Il est là, bloqué, tremblant, abasourdi par la musique de la nuit, pétrifié par les ténèbres, oubliant un instant qui il est. Peut-être que ça n'a plus d'importance. Peut-être que sa quête était vaine dès le départ, que ce départ était vain. Il ne pouvait plus faire machine arrière. Dans sa tête, une cloche sonnait. Lui cognait contre les tempes. Et lui déchirait l'esprit. Il se sentait tout d'un coup agressé par une douleur qu'il n'avait jamais désiré, pendant une nuit dont il avait toujours rêvé.
Crier.
Crier et se déchirer la gorge. Il tenait sa tête entre ses mains, mais ses mains n'étaient plus qu'ombres. Effrayé, il secoua sa main, qui n'était plus qu'un souffle qui finit par s'étioler puis disparaître. Comme la douleur. Et comme ses pieds, et ses bras, et ses jambes, et son torse. Et son cœur. Il cria une dernière fois, un cri qui aurait pu résonner au loin. Qui aurait pu faire écho à sa souffrance, à sa douleur. A sa peur. Et puis ses yeux, finalement, disparurent peu à peu, happés par l'oubli. Tout en lui avait disparu, dévoré par ce qu'il croyait être la nuit.
Peut-être que s'il s'était retourné avant de s'engouffrer dans la nuit, il aurait vu son corps s'échapper de la vie.
Mourir.