Etenos

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Etenos

 

 

 

-          La lame de ton sabre est émoussée, me dis Kelis.

-          Je sais…

Je hais ce monde. Je hais le destin. Partout où je vais je ne croise que peine et désolation. Le monde que je connaissais a disparu. L'espoir aussi a disparu. Aujourd'hui les armes blanches remplacent les armes à feu, mais il en reste quelques unes sur lesquelles il vaut mieux tomber avant les autres.

Nous marchons depuis des jours. Nous n'avons pas dormi depuis des jours. Je ne vois presque plus rien, ma vue est trouble. Les restes des bâtiments détruits par la guerre ne sont que formes grisâtres à mes yeux. Je commence à entendre des voix : ma femme m'appelle quelques fois pour le repas, mais ces illusions ne durent que quelques secondes. Ma femme est morte. Je ne dois jamais l'oublier.

Nous passons devant une armurerie. Nous nous y arrêtons. Le vendeur est un vieil homme. Parmi les articles qu'il vend je reconnais un authentique Smith et Wesson. Nous ne pouvons pas laisser passer l'occasion d'obtenir une arme à feu. Le vieil homme m'indique le prix : la tête d'un homme qui n'a pas payé sa dette. Mon regard croise celui de Kelis. Nous avons pris notre décision.

 

Nous avançons dans une rue peuplée de carcasses de voitures. Notre cible traîne dans le coin d'après le vendeur. Nous tombons dessus dans une impasse, après quelques minutes de recherche. Je m'approche de lui.

-          Krught ? lancé-je.

L'homme adossé au mur lève la tête. Il me regarde. Il est plus grand que moi. A vrai dire c'est une masse de muscles.

-          Qui es-tu ? me demande-t-il d'une voix rauque.

-          Le vieil Orsson nous envoie récupérer ce qui lui appartient, lui dis-je en soulevant du pouce la garde de mon sabre encore rangé dans son fourreau.

Krught me regarde dans le blanc des yeux, puis regarde Kelis.

D'un geste il dégaine un revolver qu'il cachait dans son dos.

D'un geste mon sabre tranche sa main et menace son cou.

Un filet de sang coule. Il hurle de douleur mais ne bouge pas.

-          Que me voulez-vous ?!?

J'entends enfin dans sa voix ce qui aurait dû être depuis le début : la peur.

-          Je te l'ai déjà dit, rétorqué-je.

-          Oui, oui ! Ma main ! Il est dans ma main ! crie-t-il.

Kelis se penche et la ramasse. Il sort son couteau et coupe délicatement les doigts prostrés sur l'arme les faisant tomber un à un sur le sol écarlate. Enfin, il l'essuie avec un morceau de tissu rouge qu'il tire de sa poche, l'y enfouit et range le tout dans sa large sacoche.

-          Encore une chose, dis-je.

-          Oui ? Quoi ?!?

-          Comment se fait-il qu'Orsson ait des armes à feu ?

Il me regarde avec surprise.

-          Il a assassiné deux soldats de la république qui se rendaient à Erfen il y a quelques temps ! finit-il par dire. Je vous en prie ne me tuez pas !

Je retire la lame de son cou, effectue un geste ample pour la débarrasser du sang qu'elle porte et la rengaine dans son fourreau. Nous repartons vers le magasin tandis que Krught s'effondre de peur et de douleur. Si le destin est clément avec lui, il passera la nuit.

Nuit qui commence à tomber lorsque nous arrivons à l'enseigne d'Orsson. Nous entrons.

-          Il est mort ? demande le vendeur.

Je fais signe à Kelis qui montre le revolver que nous avons récupéré. Orsson s'approche de l'objet, comme attiré par un aimant. Il tend les mains pour le prendre mais Kelis le met hors de portée.

-          Qu'est-ce que cela signifie ?!? s'exclame le vieil homme.

-          Il ne vous appartient pas, déclaré-je.

-          Comment… ?

Sa tête se détache de son corps et roule sur le sol. Son corps s'effondre. Le sang se répand sur le vinyle. Nous récupérons les armes dont nous avons besoin et surtout le Smith et Wesson. C'est un neuf coups. Il est en bon état. Nous emportons toutes les munitions que nous trouvons.

-          C'est une aubaine, me dit Kelis.

-          En effet… Nous devons le remercier d'avoir assassiné ces soldats.

Kelis et moi avons un rire amer. Ce n'est jamais facile d'apprendre la mort de frères d'armes.

-          Excuse-moi, lui dis-je. Je vais profiter du répit pour aiguiser mon sabre. Profites-en pour te reposer un peu.

Pendant que la pierre façonne l'acier, je plonge dans mes pensées. Je repense à tout ce qui nous a amené là. La guerre est arrivée si brusquement. Si seulement le gouvernement avait prévenu la population. Si seulement ils avaient pu se mettre à l'abri, le monde aurait été tout autre. Je n'aurais pas été obligé de tuer chaque jour. De vivre avec pour seule compagnie mon artilleur. De vivre avec le souvenir de mon ancienne vie. Je mourrai bientôt, je le sais. Je souhaite juste que cette mort soit rapide…

Kelis s'assoit en face de moi, m'extirpant de mon songe. Il sort le Smith et Wesson qu'il avait rangé dans l'un de ses holster et l'examine. C'est un spécialiste des armes à feu. Pendant que je contourne ou fends les lignes ennemies il balance des salves pour me couvrir. C'est comme ça que ça se passe, en général…

 

La nuit s'est installée. La lune brille haut dans le ciel. Du moins je le suppose, des nuages noirs cachent le ciel et présagent d'une pluie glaciale. Nous marchons. Encore. Les cadavres d'hommes et de voitures jonchent les rues que nous empruntons. Nous croisons parfois quelque feu allumé autour duquel des survivants se sont rassemblés. A notre vue ils se cachent, chuchotent, lancent des encouragements ou des injures. Nous marchons.

Le tonnerre gronde. La pluie commence à tomber. Le silence est brisé par l'orage et le clapotis de l'eau sur les armatures métalliques. Le tonnerre gronde. Nous devrions nous mettre à l'abri. Je me retourne vers Kelis. Il gît par terre sur le dos, en plein milieu de la rue. Je me rus vers lui. « Sni… Sniper… » me souffle-t-il à l'oreille. D'un geste, je l'agrippe et le traîne sur le trottoir derrière une carcasse de voiture. Ce n'était pas un coup de tonnerre mais une détonation.

Il faut que je découvre la position de l'ennemi.

-          Kelis, tu l'as vu ?

-          …

Il est mort.

J'enlève mon manteau et m'équipe de ses armes de poings. Je prends dans chaque main une de ses mitraillettes longue portée modifiées par ses soins et me prépare à faire une sortie.

 

Je traverse la rue et me cache derrière une autre carcasse de voiture.

Je hais ce monde.

Je repère le sniper. Il se planque au septième étage d'un immeuble, à une centaine de mètres de moi.

Je hais le destin.

Je cours, en plein milieu de la rue, mitraillettes pointées sur lui. J'arrose la zone. Sa tête explose.

Partout où je vais…

Je repère d'autres ennemis droit devant moi. Ils me tirent dessus. Je me mets à couvert.

... je ne croise que peine et désolation.

Les détonations cessent. J'entends mon cœur battre à tout rompre. La pluie coule sur mon visage et refroidit mon corps.

Le monde que j'ai connu a disparu.

Je me rus sur mes ennemis et en abats trois. Je n'ai plus de munitions.

L'espoir aussi a disparu.

Je lâche les mitraillettes et dégaine mon sabre. La lame brille à la lumière fugace des éclairs.

Je tranche les carotides et les membres de mes ennemis. Des cris d'agonie retentissent dans le chaos. Le sang jaillit de toute part et se mêle à la pluie. Mon souffle court peine à se faire entendre. Je les ai vaincus. Il ne reste plus rien d'eux.

Mes rêves se sont envolés.

La pluie ne cesse de tomber. Elle me lave du sang qui me recouvre. Je suis debout, au milieu de la rue. Au milieu de cadavres. Je suis seul. Terriblement seul. Le tonnerre gronde. Le sol se rapproche. Je sens sa froideur et son humidité sous mon visage. Du sang envahit ma bouche. Ce n'était pas le tonnerre.

Ma vie s'est envolée…

 

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