Éternel recommencement
David Charlier
L'ordre vient de tomber de la direction : accélération de la cadence. Figé dans un « garde à vous », le machiniste acquiesce et actionne quelques manettes pour faire gagner de la vitesse à la chaîne de montage. De l'autre côté de l'usine, l'ouvrier ne se rend même pas compte du changement de rythme. Armé de deux énormes clés, il serre les boulons posés sur des platines qui défilent sur un tapis. Juste après son intervention, deux hommes martèlent les têtes, avant que leur montage ne disparaisse dans les entrailles d'une gueule métallique. Les gestes de l'homme sont saccadés, devenus automatismes, après des milliers de tours de clé. A peine se rend-il compte de son environnement, seule compte son avance sur les autres. Et sur la machine. Parfois réduite à peau de chagrin, pour peu qu'un insecte vienne lui chatouiller la moustache et détourner son attention. Le chasser d'un revers de la main ? Hors de question. Il prendrait du retard sur la chaîne. Et la sanction tomberait : brimades, coups de pied aux fesses, menaces de licenciement. Les contremaitres ne plaisantent pas. Gare à celui qui oblige à stopper les engins. Alors, il boulonne. Sans réfléchir. Sans respirer. Sans se laisser distraire, il boulonne. Trop vite pour les compter. Trop longtemps pour que son corps n'en porte pas les séquelles. Il boulonne. Ses mains semblent ne plus lui appartenir. Comme si elles ne pouvaient plus effectuer qu'un geste de rotation autour de ces morceaux d'acier. Au point de poursuivre leur sarabande après que la relève soit arrivée. Sans clés, loin de la chaine et pourtant libéré, il boulonne encore. Jusqu'à la crise de nerfs.
Eric éjecte le DVD en souriant. Depuis l'enfance, il adore les vieux Charlot. « Les Temps modernes » est sorti en 1936. Chaplin avait voulu réveiller les consciences sur les méfaits du travail à la chaîne et sur l'impact du chômage sur la société. Par bonheur, en 2014, on n'en est plus là. Personne ne peut se plaindre de cadences infernales et de travaux répétitifs aujourd'hui. Depuis, entre les congés payés, les semaines de 35 heures et les avancées sociales, les salariés ne sont plus tant à plaindre. Même si rien n'est parfait, bien sûr. Il se couche en pensant à son job administratif bien pépère.
La réunion de reporting d'activité vient de se terminer. Eric regarde sa montre : presque treize heures. Avec les questions diverses et les digressions des uns et des autres, ils ont fini en retard sur l'horaire prévu. Il soupire. Sa pause repas va une nouvelle fois être amputée très largement. Pas le choix, il doit encore rédiger le compte-rendu de la dernière séance du groupe de travail qu'il anime, envoyer une dizaine de courriers à des fournisseurs et créer un diaporama de synthèse du mois écoulé avant son rendez-vous de quatorze heures avec Michelet, son Chef de Secteur. Tant pis, il prendra une barre chocolatée au distributeur de la salle de pause avec un soda et enchaînera sur son PC. Il pourra toujours s'offrir un vrai repas ce soir. Arrivé dans son box de l'open space, il rallume son portable en cliquant sur l'icône de sa messagerie et fronce les sourcils : douze mails en trois heures. Pas le temps de regarder les objets ou les expéditeurs que son téléphone bipe à plusieurs reprises : sept messages vocaux. Il décide de les écouter en consultant ses mails. Le premier provient de la compta : il manque un tampon sur l'une des factures qu'il a traitées, une différence de deux euros avec un de ses engagements pour une autre (une commande pour plus de dix mille euros, il s'en souvient) et un libellé de commande imprécis pour une dernière. Avant de raccrocher, sa collègue indique qu'elle renvoie le dernier paquet complet par la navette interne pour qu'il contrôle l'ensemble. Il supprime le message d'un geste rageur et passe au suivant, du chef de la compta qui le met en garde contre un relâchement dans le traitement de ses factures ; et qui subit le sort du précédent. Suivent des demandes diverses et variées qu'il n'a ni le courage, ni le temps de traiter dans l'immédiat. Il a à peine raccroché qu'un nouvel appel vient l'assaillir. Son supérieur direct, Philippe.
— Eric, ça urge ! Tu es prêt pour le point avec Michelet ?
— Pas encore. Ecoute, je…
— Mais tu fais quoi, bon sang ? le coupe Philippe d'un ton aigre. Je t'ai demandé la semaine dernière de me faire ce PowerPoint ASAP[1].
Eric sent ses restes de patience se disperser comme du pollen sous le vent. Il respire un grand coup pour tenter de contrôler la tempête qui vient de se déclencher sous son crane. Mais dans le téléphone, son chef va lui offrir le détail de trop. Celui dont Eric se souviendra des années plus tard comme étant à l'origine de tout ce qui suivra dans sa vie. Bien que désagréable, ce genre de phrase anodine dans un contexte normal ne pourrait pas avoir pour conséquences celles qui feront d'Eric un diable enragé. Mais accolée à une série de frustrations, de pressions incessantes, de reproches permanents, d'une charge inhumaine de travail, d'un sentiment de solitude au cœur du chaos, cette petite phrase sera teintée du vernis de l'injustice. Surtout prononcée sur un ton dédaigneux :
— Au fait, ta demande de congés pour le mariage de ta fille est refusée… Trop de boulot ici pour que l'on te laisse faire la fête.
Deux heures plus tard, le visage tuméfié, Philippe parlera de démence dans les yeux de son subordonné lorsque celui-ci surgira dans son bureau sans prévenir, une minute après lui avoir raccroché au nez. Il frissonnera en affirmant aux pompiers avoir cru sa dernière heure arrivée. Honteux, il passera sous silence l'endroit où Eric comptait lui introduire son portable. Effaré, il jettera un regard circulaire sur les meubles brisés et les papiers dispersés dans son bureau. A peine entendra-t-il le psy urgentiste lui parler de burn-out. Pour ce cadre dévoué à sa mission, ces histoires relèvent de la légende urbaine. Du fantasme, presque.
Eric, lui, en entendra parler pendant des mois. Au cours de son hospitalisation d'abord. Au tribunal ensuite. Quand il sera suffisamment rétabli pour affronter la justice et rendre des comptes à son ancien employeur. Mais pour l'heure, il est encore à cent lieux de tout ceci. Des infirmiers peinent à le faire entrer dans une ambulance. L'image se coupe au moment où un pompier parvient à refermer les deux portes du fourgon sur le forcené.
François-Xavier éclate de rire devant l'écran. Il commande d'un geste de la main l'extinction de son cinéma personnel. En quelques secondes, les sièges rembourrés, la toile sur le mur et l'hologramme d'une ouvreuse pulpeuse disparaissent pour laisser la place aux meubles de la configuration séjour. Une boisson fraiche l'attend déjà sur la table. Pensif, il s'en empare et pense à ce vieux film : « Burn-out ». A l'époque, ils étaient légion, ces salariés harassés de travail. Par bonheur, en 2086, on n'en est plus là. Personne ne peut se plaindre de charges infernales ou de pression hiérarchique. Déjà, le papier, remplacé par le tout-écran, n'est plus un frein pour la société : plus de stockage, de manipulations, d'archivage fastidieux, de pertes de documents. Connecté sur le réseau, il suffit de penser à un courrier pour qu'il apparaisse. Et puis, selon le terme à la mode c'est écolonomique (économique autant qu'écologique). Et puis, tout le monde travaille à la maison désormais. Plus de frais de transport pour les salariés, ni de peur du retard. Et plus de loyers hors de prix à débourser pour les employeurs. Même les unités de production sont entièrement automatisées, sans présence humaine. Seul inconvénient : on est désormais disponible 24 heures sur 24. Mais ça reste vivable, pense-t-il en se dirigeant vers la chambre. Il stoppe net et grimace en entendant la sirène de l'autocom qui annonce un appel de son patron.
— Agent X02754, nous avons besoin de vous.
— Tout de suite, grommelle-t-il.
Et dire qu'il est complètement épuisé…
[1] ASAP : acronyme de As Soon As Possible (Aussi vite que possible).