Eva m'attend
Sophie Poussineau Sanchez
Eva m’attend
D’après « Femme nue assise dans un fauteuil rouge »
Le bruit me réveilla. Le bal des voitures qui glissent sur le bitume mouillé me tira brusquement du sommeil. L’orchestre des klaxons, le grincement des pneus au feu tricolore, les accélérations nerveuses soufflaient à mes oreilles comme un réveil insistant. Le bourdonnement des piétons affairés et les cris des écoliers envahissaient ma chambre. Il était tard. Trop tard. Elle ne m’avait pas réveillée. Tant pis, je n’irai pas à l’école. Je n’avais pas envie d’arriver encore en retard, de me faire remarquer, de devoir m’excuser auprès de ma maîtresse en avalant les rires et pouffements des élèves aux yeux brillants de méchanceté satisfaite. J’ouvris péniblement les yeux. Les lances de lumière perçaient les volets en bois, trop vieux pour résister aux rayons du soleil matinal. Je ne voulais pas me lever. Rester là des heures sous l’épaisseur de mes couvertures et écouter les bruits de la rue. Etre bercée par l’agitation des vies et suspendre la mienne. La rêverie ne pouvait durer. L’angoisse avec ses grands sabots revenait au galop et me forçait à quitter mon nid. Je remis mes vêtement de la veille, regroupé approximativement ma crinière bouclée avec un élastique détendu, et quittai ma chambre. Un pas puis un autre, comme la marche hésitante d’un caméléon, je progressai lentement dans le couloir. Je ne portais plus attention à son décor : la peinture jaunie et cloquée, quelques reproductions se balançant maladroitement sur des clous, une bibliothèque encombrée de livres hétéroclites et une photo sépia, un portrait de papa et moi. Le couloir me semblait terriblement long et étroit. Le parquet engourdi du couloir râlait sous mon poids. Je voulais qu’il se taise. Arrivée au bout du couloir, j’ouvris discrètement la porte du salon comme une mère qui ne veut pas réveiller son bébé. L’éclat de la pièce aux murs verts m’éclaboussa. Je commençai par regarder tout alentour, pour vérifier si rien n’avait bougé pendant la nuit. Maman était là endormie, nue, sur l’élégant fauteuil rouge comme une enfant exténuée, comme un papillon blanc immobile dans un champ de coquelicots, comme un magnifique fantôme. Ses jambes aux genoux ronds et généreux étaient recroquevillées. Ses pieds ridiculement petits étaient crispés comme s’ils avaient peur de quitter la barque et de toucher la moquette sang rouge. Où la folie t’a-t-elle emportée maman ? Le sol cache-t-il des créatures épouvantables prêtes à te déchiqueter ? Sa main droite tombant au bout de son bras musclé semblait se refermer sur des insectes vicieux et cruels. L’autre bras était caché englouti dans la gorge du fauteuil. Aux membres anguleux et tendus par la violence du combat s’opposait la mollesse des seins, deux gourdes asséchées et abandonnées, au sommet d’un ventre jeune, rond et rempli de promesse. Il se bombait pour accompagner un souffle profond puis se repliait tel un animal apeuré. Sa tête inclinée sur l’épaule solide du fauteuil était si calme, que l’on ne devinait pas la tempête qui venait de la secouer. Son nez cherchait le refuge du velours caressant. Ses minces narines, tel des petites mouches au repos, crachaient des brises chaudes et légères. Ses yeux émeraude avaient disparus sous le rideau de paupières ourlées par la fatigue et la barrière noire de ses cils courbes. Ses cheveux qui partaient d’un front timide, presque inexistant, étaient regroupés par-derrière en un chignon brun et onduleux, comme les paysages sombres et épais de sa campagne normande. Elle ne disait pas grand-chose de son enfance. Je savais juste qu’elle était née à quelques kilomètres de Thiberville dans une ferme, avec une cour plantée de pommiers, une mare en contrebas, et des haies vives. Une peinture de paysage, accroché sur le grand mur vert du salon, témoignait de cette enfance passée dans le bocage normand. Je n’aimais pas ce tableau menaçant dont la marie-louise blanchâtre était plus grande que le dessin même. Ce vide blanc, une avalanche dévastatrice, semblait vouloir engloutir la petite maison normande. Seul le mince cadre en bois laqué noir paraissait équilibrer l’ensemble. Notre vie était comme ce tableau : maintenue à de légères lignes. Maman dessinait parfois. C’était un immense plaisir que de rester là, assise en face d’elle, à la regarder la tête penchée sur la feuille de canson, tirant la langue de côté pour s’appliquer ou soupirant fort au point d’élargir les ailes de son nez. Elle était si belle en artiste. Elle avait alors la beauté qui résulte de la passion et du bonheur simple. J’aimais la douceur de ces moments silencieux où j’étais bercée par le monologue du crayon assombrissant la feuille vierge. Ces pauses merveilleuses se faisaient de plus en plus rares. Maman se plaignait d’étourdissements et de bourdonnements féroces. Elle rêvait encore, mais ses rêves étaient terrifiants et survenaient aussi pendant la journée. Pétillante et enjouée jadis, Eva était devenue nerveuse et tourmentée. Elle restait néanmoins élégante. Je regardai sa coiffure impeccable. Sa nuque fine laissait juste gambader quelques petits cheveux follets, collés, comme pris au piège, par l’humidité de sa peau. Sa chevelure ainsi tirée laissait voir son oreille peinte en carmin par l’afflux brulant du sang. Une rougeur, plus légère, couvrait comme une fumée rose ses joues que voulait dévorer la coccinelle de sa bouche aux ailes charnues. Ces couleurs de vie, ajoutées au bouton bonbon de son téton, éclairaient le corps blafard, presque morbide de cette statue. Je la laissai là immobile comme un modèle devant un peintre. Comme parfois, je refermai doucement la porte sa chambre où elle restait couchée tout le long du jour, à peine vêtue. Je n’avais pas les outils pour changer les scènes et corriger le jeu de l’actrice. Alors je la laissais mener son histoire. Je quittai soudainement la scène en prenant soin de ne pas faire de bruit. Je ne pensai à rien. Je descendis calmement les étages et marchai dans les rues qui s’alourdissaient de brouillard. C’était un de ces jours du mois de novembre brumeux, où le soleil tente de respirer dans un ciel chargé de fumées aux dessins inquiétants. Les enfants avaient gagné leurs écoles. Les mamans préparaient le déjeuner. Les papas travaillaient. Je longeai les bords de Seine. Le sol était couvert de feuilles rousses plaquées par les pluies boueuses. Je m’assis sur un banc et restai là à regarder l’eau dérouler ses rubans verts, la tête vide. Une ou deux heures. Mes dents se sont mises à claquer. Il était temps de rentrer. Eva m’attendait.