Evasion
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Devant son écran, Suzanne se décomposa. Elle ne pouvait croire à ce qu'elle venait de lire dans le mail qu'elle avait ouvert, emplie d'entrain, quelques minutes à peine auparavant. Depuis dix ans, enfin, neuf ans huit mois et treize jours exactement, sa vie quotidienne était ponctuée des mails tantôt drôles, tantôt rageurs, tantôt légers, tantôt d'une brûlante intimité, d'Emma. Elles s'étaient rencontrées alors qu'elles étaient toutes deux enceintes de leur premier enfant, dans la salle d'attente de la maternité. Un coup de foudre. Suzanne ne se souvenait plus qui d'elle ou d'Emma avait engagé la conversation mais, ce qu'elle savait, c'est que les rituels échanges de banalités n'avaient pas duré longtemps. Très vite s'était nouée entre elles une relation plus intense qu'elle n'en avait jamais connue. Par mail ou au cours d'un de leurs dîners hebdomadaires, elle lui en avait confié des choses à Emma. Des choses que, parfois,elle ne s'avouait même pas à elle-même. Elles avaient tout partagé au cours de ces dix ans. Leurs trois grossesses respectives et simultanées, leurs tracas de mères de famille et d'épouses, les aléas de leur vie professionnelle. Mais aussi des deuils un peu trop nombreux et quelques raisons d'exulter. Tout, sauf le poids du quotidien. Pas de dîners en famille, pas d'après midi avec les enfants. Rien qu'elles deux. Emma était la seule personne face à qui Suzanne ne subissait pas le morcellement d'être ou mère ou fille ou épouse ou agent économique. Avec Emma, elle était tout à la fois. Simplement une femme avec son lot de doutes et de contradictions. Et elle avait toujours tenu pour acquis qu'Emma ressentait le même abandon à son égard. Son mail venait de violemment lui signifier le contraire. Emma lui y reprochait son manque d'empathie, son exigence si extrême qu'elle ne s'autorisait jamais à lui confier ses faiblesses par crainte de son jugement toujours sans appel, son manque d'ouverture à l'opinion des autres et son irrespect le plus complet de sa vie privée. Il était soudainement apparu à Emma que la relation quotidienne qu'elle entretenait avec Suzanne depuis bientôt dix ans lui était néfaste. Elle avait exactement employé le mot « toxique ». Comme quelque chose qui empoisonne. Comment Suzanne pouvait elle se prétendre son amie alors qu'elle n'avait de cesse de l'étouffer de ses exigences et de la juger lorsque, immanquablement, elle faillissait ? Emma ne voulait plus d'une amie comme Suzanne et elle lui enjoignait de ne plus jamais chercher à entrer en contact avec elle. Elle était certaine que Suzanne comprendrait. Le choc fut rude pour Suzanne. Elle reconnaissait bien volontiers qu'elle plaçait souvent la barre un peu haut. Ses collègues de bureau s'en plaignaient parfois. Jamais directement. Mais elle entendait les rumeurs courir. Ses enfants aussi du reste pleurnichaient souvent qu'elle leurs en demandait trop. Qu'entre l'école, la musique et le sport, elle ne leurs laissait pas le temps de se rêver. Et puis il y avait ces disputes incessantes avec son mari qui ne parvenait jamais à faire correctement ce qu'elle lui demandait. Peut être qu'Emma avait raison et que Suzanne était trop exigeante. Mais pourquoi ne jamais le lui avoir dit? Minute après minute, le monde de Suzanne se fissurait. Si elle n'avait rien pressenti du désamour de cette amie à qui elle s'était livrée corps et âme, était il possible que les autres aspects de sa vie soient tout aussi proches de l'abîme sans qu'elle s'en soit aperçue? Peut être que son équipe se plaignait d'elle à ses supérieurs et que son courrier de licenciement l'attendait dans sa boite aux lettres? Peut être que son mari avait une maîtresse et que ce soir, quand elle rentrerait, il allait lui annoncer qu'il partait vivre avec elle? Peut être que ses propres enfants avaient déjà décidé de suivre leur père et que si elle rentrait maintenant, elle les trouverait tous debout dans l'entrée, leur valise à la main, l'air vaguement penaud, mais guère plus, de ce qu'ils s'apprêtaient à lui infliger? Avec ce mail, tout devenait possible. La vie de Suzanne était peut être à un cheveu de basculer sans qu'elle se soit aperçu de rien. Elle ne se sentait plus capable de rentrer chez elle. La perspective de vivre dans la même journée la perte de sa meilleure amie, son licenciement et l'explosion de sa famille lui paraissait tout à la fois inéluctable et impossible à affronter. Une angoisse diffuse la saisit à la gorge. Une sueur froide et âcre coulait le long de son dos et sur sa poitrine. Elle puait la peur. Quelqu'un allait finir par se rendre compte de son état. Il fallait qu'elle réagisse. Il lui sembla ridicule de prendre une chambre d'hôtel à deux pas de chez elle pour se ressaisir et, peut-être, voir ses craintes s'évanouir après quelques appels inquiets d'un époux aimant. Une telle décision aurait transformé sa détresse en pur caprice. Non. La situation méritait qu'elle mette quelques kilomètres entre elle et tous ceux qui se prétendaient ses intimes et ne la connaissaient pourtant pas. Elle était peut être exigeante Suzanne, mais personne ne s'en plaignait quand elle menait de front les conduites à l'école, l'accompagnement aux activités extra-scolaires, la tenue de la maison, le maintien d'une vie sociale, l'entretien de son corps de quarantenaire et une carrière qui contribuait plus que largement au train de vie de sa famille. Personne ne se plaignait qu'elle soit exigeante Suzanne, lorsqu'elle dormait cinq heures par nuit pour pouvoir faire tout ça. Emma elle même ne se plaignait pas quand Suzanne prenait du temps au bureau, pendant le bain des enfants ou même au milieu de la nuit pour lui répondre et apaiser ses angoisses. Elle ne paraissait pas si froide et exigeante que ça dans ces cas là, Suzanne. Et pourtant, la vie n'était pas plus douce avec elle qu'avec les autres et si elle était exigeante, elle l'était en premier lieu avec elle même. L'angoisse et la sidération étaient en train de se muer en colère. Suzanne tapa « séjour à la mer départ immédiat » dans son moteur de recherche. Elle cliqua sur le premier site de voyages à proposer des départs le soir même. Elle dégaina sa carte bleue et paya, éteignit son ordinateur et sortit en trombe de son bureau, soudain exaspérée par l'injustice dont le monde entier semblait faire preuve à son encontre. Elle avait des défauts, certainement nombreux. Mais elle estimait qu'elle était quelqu'un sur qui on peut compter. Elle s'efforçait toujours de trouver du temps pour ceux qu'elle aimait, d'avoir de petites attentions pour eux, d'être à l'écoute et disponible. Et ce soir plus que jamais, elle n'avait pas l'impression que la réciproque fût vraie. Comment était il possible que les personnes qui comptent le plus dans sa vie aient le droit de la déserter, sans préavis, sans se soucier du malheur qu'ils laissaient derrière eux ? Ils ne l'avaient certainement pas aimée tant qu'ils l'avaient prétendu. Pas autant qu'elle les aimait. Ce voyage impromptu devenait dans son esprit une absolue nécessité. Elle savourait déjà la lenteur du trajet en car. Elle se laisserait bercer par le roulis de l'autobus et ne penserait plus à rien jusqu'à ce qu'elle puisse sentir les embruns sur sa peau. Ces deux jours seraient à elle. Elle prendrait le temps de rêver et de ne plus penser. Les autres se débrouilleraient très bien de son absence.
Ereintée par sa journée de travail et un peu coupable de prendre le risque d'inquiéter ceux qu'elle aimait pour s'offrir cette bouffée d'oxygène, Suzanne ne prêta aucune attention à ceux qui attendaient à la gare routière avec elle. Elle gardait les yeux fixés sur la route, attentive à l'arrivée du véhicule qui rendrait sa décision un peu folle irréversible.
Quand, enfin, l'heure de partir arriva, il faisait déjà nuit et ce ne furent que les phares du car que Suzanne aperçut au loin.
Comme elle n'était pas encombrée de bagages, elle fut la première à monter à bord. Elle s'installa au milieu de l'habitacle, espérant ainsi, si ses souvenirs de lycée ne la trahissaient pas, éviter les pipelettes de l'avant et les fêtards du fond. Elle s'assit côté couloir et, musique dans les oreilles, elle ferma aussitôt les yeux pour dissuader toutes velléités de sympathiser de ses compagnons de route. Elle n'avait pas besoin de nouvelle amie. C'est le calme et l'apaisement qu'elle recherchait.
Elle s'assoupit rapidement et la nuit était profonde lorsqu'elle rouvrit les yeux. Le car était stationné sur une aire d'autoroute déserte et, en dépit de l'air glacé qu'elle sentait pénétrer jusqu'à son siège, tous les participants au voyage se tenaient debout sur le bitume. Suzanne pouvait voir la buée se former à la sortie de leurs bouches lorsqu'ils parlaient. Elle les observa longuement se dandiner sur place, taper des pieds et se frotter vainement les mains rougies par le froid pour se réchauffer.
Elle ne comprenait pas pourquoi cette pause durait si longtemps. Le chauffeur était dehors lui aussi et rien ne semblait devoir empêcher qu'ils reprennent la route.
Le froid de l'extérieur commençait à s'insinuer dans le car et Suzanne regretta d'être si peu couverte. Elle aurait du prendre le temps de passer au centre commercial s'acheter une écharpe avant de partir. Mais elle n'y avait même pas songé.
L'inconfort qu'elle ressentait à présent la rendait impatiente. Elle avait envie de descendre du véhicule pour intimer au chauffeur l'ordre de reprendre le travail sur le champ. Mais ses directives ne valaient rien ici. Elle n'était rien pour ces gens qui riaient entre eux comme s'ils se connaissaient depuis toujours. Personne d'autre que la femme qui n'avait voulu parler à personne.
Peut être pensaient ils qu'elle s'imaginait supérieure à eux et que c'était pour cette raison qu'elle n'avait pas souhaité se mêler au groupe?
Elle se rendit compte que son allure détonait. Alors que tous arboraient de confortables tenues de voyage, elle portait encore le tailleur jupe et les talons hauts que lui imposait sa hiérarchie. Si elle descendait rejoindre les autres maintenant, elle allait encore une fois attirer l'attention. Peut être que, comme il lui arrivait régulièrement de le cauchemarder depuis qu'elle était enfant, peut être qu'ils se retourneraient tous pour se moquer d'elle. Elle entendait déjà leur rire gras lorsqu'ils la montreraient tous du doigt, encore juchée sur la dernière marche du car.
Ou peut être se contenteraient ils de l'ignorer? Elle essaierait de se joindre à leur conversation, elle poserait quelques questions pour comprendre de quoi il retourne, pourquoi ce fichu bus reste planté en rase campagne au lieu de rejoindre la mer, comme prévu. Mais elle s'agiterait en vain, tout le monde ignorant si ostensiblement sa présence qu'elle finirait par se demander si elle existait vraiment.
Pour toutes ces raisons, Suzanne décida de ne pas quitter sa place. Elle resserra le col de sa veste et s'enfonça un peu plus dans l'assise de son fauteuil pour y trouver un reste de sa chaleur. Elle monta un peu le son de son téléphone. La musique était douce, parfaite à écouter sur une plage déserte un matin d'hiver. Elle se rendormit.
Quelques minutes plus tard, ou était-ce des heures?, Suzanne sursauta, tirée de sa torpeur par un bruit familier qui, sans qu'elle sache pourquoi, incita son coeur à battre à tout rompre. Les phares qui éclairaient l'instant d'avant le parking étaient éteints et la musique avait entièrement épuisé la batterie de son téléphone. Elle était dans le noir et le silence les plus absolus. Et seule. Plus personne ne discutait au pied du car. Plus aucun ronronnement de conversations. Plus aucun éclat de rire pour réchauffer la nuit. Ils étaient partis sans elle.
Tout à l'heure, elle n'avait pas osé se mêler à ses compagnons de crainte de se sentir différente. Elle avait même effleuré l'idée qu'elle puisse être le centre de leurs conversations. La belle dame en tailleur qui ne parlait à personne. La réalité était bien plus triste et banale que ça. Personne ne l'avait même remarquée. Elle n'était importante pour personne et ne le paraissait même pas. Elle était si peu de choses qu'on pouvait continuer à rire en la laissant derrière soi sans même s'en apercevoir.
Prise de panique, Suzanne attrapa son sac à main et se rua sur la portière pour sortir. Elle était verrouillée.
C'était donc ça le bruit familier qui l'avait fait sursauter: la fermeture centralisée des portes. Le car avait dû subir une avarie. Les passagers ne restaient pas stupidement dans le froid pour le seul plaisir de parler hors de sa présence. Ils attendaient un véhicule de remplacement.
Suzanne ne savait définir si c'était sa timidité ou son orgueil qui l'avait tenue à l'écart des autres mais elle sentait dores et déjà qu'elle pouvait renoncer à sa glorieuse escapade. Même dans la fuite, elle avait échoué. Aucun souvenir d'embruns, de caresse du vent sur son visage, de cris de mouettes et de bruit du ressac des vagues ne l'accompagnerait lorsqu'elle devrait expliquer à sa famille pourquoi elle n'était pas rentrée ce soir. Rien de romantique à l'horizon. La seule perspective qu'il lui restait était d'égrainer les heures, sûrement nombreuses, qui la séparaient de son sauvetage et d'anticiper la honte qu'elle ressentirait à être ainsi découverte, seule, comme quelqu'un qui ne compte pour personne.
Votre texte reflète bien la solitude qu'un être peut éprouver devant la foule. Et puis la fin d'une belle amitié. L'on se confie et tout s'envole ...en fumée. C'est aussi le désarroi complet d'une femme qui donne beaucoup autour d'elle et qui ne récolte que critiques ou désintérêt.
· Il y a plus de 8 ans ·Louve
...Et Suzanne ne peut même pas briser le cycle infernal ...
· Il y a plus de 8 ans ·Louve