Exils
soumar
Ma très chère Isa.
Je t’écris pour te dire que je vais bien. J’imagine que tu as dû te faire un sang d’encre en apprenant mon départ précipité, mais je t’assure qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Je tiens aussi à m’excuser pour cette lettre (très) tardive. Mais je vais tout t’expliquer.
La veille de notre rendez-vous au Café Rouge, je suis tombée par hasard sur un panneau publicitaire qui vantait les mérites de la thalasso à Saint-Malo. Je n’étais jamais allée en Bretagne, et je me suis dit qu’un peu d’air pur et iodé me ferait le plus grand bien. J’ai donc réservé une chambre dans cette thalasso et le soir même je sautais dans le train. Je te vois sourire derrière tes lunettes vert pomme. Tu dois penser que je me lâche, enfin. Tu n’es pas au bout de tes surprises.
J’ai détesté la thalasso. En plein mois de novembre, se balader en peignoir sur la digue avec Mme Alberte, l’octogénaire habituée de la maison, n’a décidément rien de palpitant. Surtout quand ladite vieille dame est persuadée que me montrer les photos de sa merveilleuse et foisonnante progéniture est un passe-temps qui m’enchante.
Au bout de deux jours, j’étais déjà lasse de mes bains à répétition, et les rues pavées de la vieille ville corsaire, loin d’être rassurantes et exotiques, m’ont paru oppressantes, presque menaçantes. Puis j’ai découvert que le port de Saint-Malo reliait les îles anglo-normandes en ferry. Lorsque je me renseignai sur l’île de Jersey, la réceptionniste de l’hôtel fit la moue et m’orienta vers Guernesey, plus au large : « D’habitude nos clients passent une journée à Jersey, ils font le tour de l’île en bus et reviennent aussi sec. Pour ma part, Guernesey est nettement plus intéressante. Si vous recherchez la tranquillité (elle me coula un regard lourd de sens, elle m’avait reconnue et avait compris le but de mon séjour, la petite maligne), c’est là qu’il faut aller. Moins de touristes, plus de belles balades avec des paysages magnifiques… »
Il ne m’en fallut pas plus pour me convaincre. Le soir même j’écourtai mon séjour malouin et bouclai ma valise pour la grande traversée du lendemain. Après deux heures de mal de mer, je suis enfin arrivée à destination. Et je n’ai pas été déçue. Une fois arrivée dans la petite chambre de l’auberge minuscule, mais charmante de Mrs White, je déballai mes affaires et entrepris de faire la connaissance de cette île mystérieuse. J’avais pris soin de ne collecter aucune documentation, afin d’explorer ce petit bout de terre sans but précis, à l’aventure. J’écoutai cependant le conseil Mrs White, qui m’orienta vers Hauteville House, la maison dans laquelle Victor Hugo s’était exilé sous le règne de Napoléon III. Ne connaissant rien de son œuvre et encore moins de sa vie, je décidai d’aller voir, sans grande conviction.
Ma chère Isa, non seulement cette maison est fabuleuse, mais celui qui l’a aménagée et décorée était un véritable artiste. Tout a été pensé, calculé, mesuré afin que le propriétaire des lieux y soit le plus à son aise tant pour vivre que pour travailler. La chambre de Victor Hugo est un temple. Sombre, austère avec ses objets récupérés dans une église, mais adoucie par la lumière du jour filtrant par les fenêtres et la petite véranda privatisée. Oui, le maître des lieux avait des goûts de luxe. Et pourtant, il n’a jamais utilisé cette chambre, préférant une petite pièce modestement aménagée au dernier étage de la maison, à côté d’une verrière où il écrivait, debout à un pupitre face à la mer.
Mais là où son histoire m’a touchée au cœur, c’est quand la guide m’indiqua que l’écrivain avait vu mourir presque tous ses enfants.
Vois-tu où je veux en venir ? Je t’imagine, la bouche ouverte, les yeux écarquillés devant ma lettre, te demandant si c’est bien moi qui l’ai écrite.
Comment ne pas faire le rapprochement avec ma vie ? Tout comme Hugo, je m’exile à Guernesey, loin de Paris et de son rythme effréné, démesuré, hystérique. Je vais t’avouer une chose que tu sais sans doute déjà : je déteste ma vie parisienne. Les dîners en ville, les brunchs, les vernissages et autres inaugurations aussitôt relayés, et commentés sur Twitter… Je m’y suis jetée à corps perdu, sans comprendre que ces gens, ce monde ne m’attirent pas. Une photo avec moi postée sur les réseaux sociaux augmente la popularité de Monsieur Toulemonde. Formidable. Monsieur Toulemonde qui décide de me raconter une anecdote qu’il trouve fort drôle, originale, cocasse, et il en rit à gorge déployée pour signifier à tout le gotha présent qu’il est ami avec l’auteure à succès du moment. Et moi de me soûler de champagne en priant qu’il s’en aille, tandis qu’il me tend sa carte avec un regard entendu : « Je sais que vous n’avez pas l’inspiration en ce moment, avec ce qui vous est arrivé, ma pauvre… Mais si vous pouviez recaser quelque part la super-vanne que je viens de vous faire, ce serait génial. »
Je me suis trompée, Isa. Je voulais oublier, mais on me l’a constamment rappelé. Une absence peut être bruyante. Celle de ma petite Olivia fait un vacarme à m’en crever les tympans. Je la vois partout, tous les jours. Elle jouait sur la plage de Saint-Malo, pendant que je la couvais du regard tout en écoutant Mme Alberte. Elle était dans le bateau pour aller à Guernesey, à se moquer de moi parce que j’avais le mal de mer. Elle était avec moi dans la maison de Victor Hugo, à me demander ce qu’il écrit le monsieur, et pourquoi il est venu là ?
J’espère que tu ne pleures pas, Isa. Tu dois être contente, au contraire, j’ai enfin « pété les plombs ». A la fin de ma visite de Hauteville House, j’ai appris que le musée manquait de guides. Après avoir jeté un œil à mon CV estampillé Histoire de l’art, le conservateur du musée m’a engagée pour la semaine. Jugeant mes débuts très convaincants, il a décidé que je ferais l’affaire.
Ma vie à Guernesey était parfaite. Je jonglais entre mon emploi du temps de guide touristique, les longues promenades dans les landes sauvages et verdoyantes de l’île et les escapades en bateau avec Dan White, le fils de la gérante de l’auberge. Maintenant, je pense que tu dois sourire de toutes tes dents. Et tu peux, Dan est exceptionnel. Il connaît son île comme sa poche et m’a fait voir des paysages à couper le souffle. C’est également grâce à lui (et à son bateau) que je suis allée sur Herm, petite île rejetée au large de Guernesey, et où s’étire une magnifique plage léchée par les roulis de la mer émeraude.
La veille de mon départ, Dan m’a organisé une fête surprise dans notre pub fétiche, avec tous nos amis. Pour la première fois depuis la mort d’Olivia, j’ai pleuré. Dan m’a serrée dans ses bras, et alors qu’il plongeait ses yeux de charbon dans les miens je sus qu’il me disait « I’m so sorry you’re leaving tomorrow. »
Mais je devais regagner le continent, retrouver ma vie d’avant. La mort dans l’âme, j’ai tendu billet et passeport à la préposée aux bagages de la compagnie maritime. Après deux secondes d’hésitation, la jeune femme a relevé la tête et m’a dit : « Je regrette, madame, mais vous ne pouvez pas embarquer : votre passeport est périmé depuis quatre jours. » J’arrêtai de respirer. Mon cœur dansait la polka quand j’articulais enfin : « Périmé ? Vous… vous êtes sûre ? » Elle eut à peine le temps de répondre par l’affirmative que j’avais déjà repris bagages, billet et passeport, m’élançant sur le port pour rattraper Dan.
Je n’ai aucune idée des démarches à faire pour renouveler son passeport de l’étranger, et je m’en contrefiche. Pour l’instant je n’ai pas envie de rentrer. J’ai un bon travail, qui me permet de payer un loyer que je partage avec Dan (nous avons trouvé une petite maison dans la campagne), j’ai des amis qui aiment prendre un café avec moi sans immortaliser l’instant sur Twitter, et surtout, j’ai recommencé à écrire. Est-ce la bonne étoile d’un auteur exilé, ou celle de ma petite fille chérie qui me permet d’être aussi heureuse aujourd’hui ? Je ne sais pas. Je suis heureuse, c’est tout.
Je t’embrasse Isa. A bientôt…
une jolie histoire, toute en simplicité, vous m avez emmenée à Saint Malo, à Guernesey, j aime qu on me fasse voyager :-)
· Il y a presque 11 ans ·marjo-laine
Merci Marjolaine :)
· Il y a presque 11 ans ·soumar